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Archives pour 09/2008

CLS

29/09/2008 4 commentaires

Septembre 2008. Claude Levi-Strauss a presque cent ans. Je serais bien outrecuidant si je prétendais que l’oeuvre de ce grand savant m’a « influencé », et cependant comment le dire autrement ? Puisque je ne suis pas tout à fait le même que lorsque j’ignorais ce que je lui dois.

Ce que je lui dois ? D’abord, un inépuisable et perpétuellement délicieux vivier de connaissances, un vivier d’histoires, de mythes, d’imaginaires (Les « Mythologiques », néologisme à la fois limpide et à tiroirs). Mais plus que l’étendue du corpus, c’est la subtilité de la méthode qui m’a marqué à jamais : le regard qui change.

Je suivais un cours d’anthropologie le lundi soir, à la fac, il y a presque vingt ans. Je prenais des notes, énormément de notes, je ne voulais rien perdre, j’abrégeais son nom, « CLS », j’avais du CLS plein mes feuilles de cours. Je sortais de l’amphithéâtre la nuit tombée, à 20h, ébloui dans le noir, plein d’admiration et de gratitude pour CLS. Tant pis pour ceux qui trouveront ceci grandiloquent : je suis persuadé que l’anthropologie est la discipline intellectuelle la plus précieuse, la plus essentielle, la plus nécessaire, et qu’il conviendrait de l’enseigner dès l’école primaire. Oui, sans aucun doute dès le CP : savoir que chaque homme n’est qu’une possibilité de l’humanité, et que cette possibilité-là n’est a priori ni plus respectable, ni plus méprisable que la suivante ou que soi-même, est une information au moins aussi capitale que des rudiments d’arithmétique ou de géographie. (Du reste il ne faut négliger ni l’arithmétique ni la géographie : elles sont très utiles en anthropologie.)

Entre autres vertus, l’anthropologie structurale de Levi-Strauss déjoue le racisme élémentaire (élémentaire, lui aussi, dès les classes de CP) bien plus efficacement, plus calmement et plus scientifiquement, que les simples réflexes bien-pensants, ou que la bonne conscience mécanique.

De même qu’il convient de bien observer les autres espèces animales, voire végétales, pour se faire une idée de la vie en général, il faut sans relâche observer les autres hommes, les autres peuples, les autres cultures, les autres pays, les autres civilisations, afin d’apprendre d’eux ce que nous aurions pu être, afin de prendre du recul ( « le regard éloigné »), et espérer se figurer un jour, à force de juxtapositions, de comparaisons, de mises en relation ( « penser par les relations » étant la définition la plus pédagogique de la notion de « structuralisme »), ce qu’est au juste l’être humain. Ce que, au juste, je suis. Révélation « spirituelle » si l’on veut, et cependant rationnelle.

Claude Levi-Strauss aura peut-être cent ans, le 28 novembre prochain. Qu’il meure avant ou après cette date ne changera plus rien, je serai triste.

Mais alors… Tout ceci n’était qu’un rêve ?

28/09/2008 Aucun commentaire

Non-non, malgré le titre, le présent article n’est pas une énième réclame pour mon Echoppe (toujours en vente, ceci dit).

Je viens de lire Les rêves de Pauline, le dernier roman de Chris Donner. C’est très mauvais, et cela me fait de la peine. J’ai dit ailleurs ma dette envers les romans de Chris Donner qui, parmi d’autres, m’ont fait dans les années 90 prendre conscience que la « littérature jeunesse » existait – et par conséquent m’ont ouvert une fenêtre sur un champ esthétique où je pourrais un jour m’ébattre. C’est dire si je guettais avec curiosité cette première oeuvre « jeunesse » de Donner depuis des années. Annoncé comme très différent de ses anciens livres, c’est, hélas, surtout différent parce que totalement loupé, « ni fait ni à faire ».

Les déboires de Pauline l’abeille sans ailes (le postulat est loin d’être sans intérêt) sont, en fin de compte, plats et artificiels, cousus de fil blanc. On a l’impression que l’Ecole des loisirs, trop contente de recevoir un nouveau texte de Donner, n’a pas effectué le moindre travail éditorial sur ce texte sûrement bâclé, truffé de phrases mal fichues et d’incohérences (le médecin change de nom au bout de dix pages… Personne n’a donc relu ?). Surtout, ce n’est pas intéressant. La fonction « fantaisiste » des rêves de Pauline est désespérément convenue : Pauline à la fin du livre, se trouvant dans une situation très angoissante, prisonnière des fourmis, sur le point de se faire dévorer, s’en tire en se réveillant soudain, et en faisant un gros câlin à la reine des abeilles, présente à son chevet. Car tout ceci n’était qu’un rêve.

Qu’opposer à ce Donner consternant ? Un autre Donner, stimulant, exigeant, orgueilleux, écrit dix ans plus tôt :

« Un jour, ils ont organisé un concours de rédaction de toutes les sixièmes du collège. Je suis arrivé deuxième. Ce qui m’a mis en colère, c’est quand ils ont affiché la rédaction du vainqueur dans le préau. Le type avait terminé en disant « Tout ceci n’était qu’un rêve ». Alors j’ai compris comment il avait gagné : grâce à cette pirouette, à cette astuce de petit prétentieux. J’ai compris que ce qui plaisait aux professeurs c’était l’invention, l’imagination, et surtout pas la réalité, surtout pas la vie telle qu’on essaie de la raconter. Alors ce jour-là, j’ai décidé de devenir écrivain. » Chris Donner, Je suis le chef de la révolution, L’Ecole des loisirs, 1998, pp 73-74.

Dans la foulée de ce récit autobiographique et programmatique, et sur le même sujet, Donner avait publié un pamphlet qui lui valut quelques attaques, Contre l’imagination. J’avais trouvé ce brûlot un peu forcé, un peu pénible, un peu délayé, (du reste je trouve les livres pour adultes de Donner systématiquement plus délayés, pénibles et forcés que ses livres pour enfants), mais au moins la thèse méritait d’être posée – c’était l’époque où l’autofiction était à la mode et prétendait se théoriser comme quelque chose de nouveau et de radical.

Personnellement, l’imagination, je suis plutôt pour. Mais si c’est pour en arriver aux Rêves de Pauline, je suis tenté de m’affirmer « contre l’imagination de Chris Donner » (on devrait, parfois, lire d’une traite le titre et l’auteur… On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset… Je pourrais tout aussi bien essayer sur moi-même : Voulez-vous effacer archiver ces messages de Fabrice Vigne ?, ben voyons, Les Giètes de Fabrice Vigne, ouhlà !). Ou alors, je n’ai rien compris à ce petit bouquin. C’est possible. Je veux bien qu’on m’explique.

« No comment »

23/09/2008 Aucun commentaire

Voilà belle lurette que je n’avais pas lu autant de « littérature jeunesse ». Mon prix Rhône-Alpes 2008 du livre jeunesse m’a, effet secondaire, bombardé membre d’office pour le jury 2009. J’ai donc rejoint un distingué aréopage de critiques, bibliothécaires, libraires, directeurs de salons, a priori tous plus savants que moi, et nous discutons « littérature jeunesse ». On goûte le cru de l’année, son bouquet, sa robe et sa cuisse, et on recrache. Deux réunions ont déjà eu lieu, les livres circulent, 30 ou 40, ils diminueront au fil des semaines jusqu’à ce que l’on se mette d’accord sur celui qui mérite la timbale et la bise de la conseillère régionale déléguée à la culture. Tout ceci rigoureusement confidentiel, bien sûr : je ne donnerai pas de noms. No comment.

Je lis, donc. Souvent, c’est laborieux (oh la la, comme c’est mauvais, la « littérature jeunesse » ! Oh comme elle mérite sa sale réputation de sous-littérature normée et normative, pré-mâchée et fonctionnelle !), et de temps en temps c’est magnifique (oh la la, comme c’est riche et surprenant, la « littérature jeunesse » ! Que d’univers singuliers, que de pépites en liberté, que de merveilles insoupçonnées par les snobs qui auraient l’impression de déroger si par accident ils ouvraient un « livre pour enfants » !).

Les listes des ouvrages en lice sont à géométrie variable, on raye, on ajoute dans les marges. A un moment donné, je pose une question innocente :

– Tiens, pourquoi ce livre-ci est exclu ?
– Parce que c’est une BD.

Je poursuis, de plus en plus candide :

– Ah bon, être une bande dessinée constitue donc un vice de forme redhibitoire ? Et pourquoi ? Y’a-t-il une catégorie à part, une « catégorie bande dessinée » dans les prix Rhône-Alpes ?

Mes co-jurys me regardent avec un sourire indulgent. Une quoi ? Une… catégorie BD ? Ce Fabrice Vigne est un ingénu d’accord, un bizuth, un fauteuil tournant, mais est-il possible d’être si innocent ?

Voilà : la « littérature jeunesse » n’est pas le seul champ éditorial qui donnerait aux lecteurs sérieux, jurys ou non, la sensation de déroger. Si cette pauvre « littérature jeunesse » est la cinquième roue du char, nous avons identifié la sixième : la bande dessinée.

Pourtant, l’un des livres les plus forts que j’ai lus cette année (comme chaque année, si je réfléchis bien) est une bande dessinée. Mieux : elle est signée par un auteur rhonalpin (il habite Lyon, que je sache). No comment, par Ivan Brun, éditions Drugstore (filiale de Glénat). Je me permets de le citer sans scrupules, ce n’est pas confidentiel, il n’est sur aucune liste (et d’ailleurs ce n’est pas particulièrement « jeunesse »). Voilà un livre choquant, subversif, formellement original, qui dit quelque chose d’important sur notre époque, sur sa « jeunesse », sur vous et moi, et qui le fait en inventant à chaque page son propre langage, à la fois virtuose et expérimental. Bref, très précisément ce que l’on peut attendre d’un livre, d’un bon livre. Hélas pour lui, ce n’est pas un livre, c’est une BD. Par conséquent Ivan Brun et son oeuvre resteront ignorés des prix Rhône-Alpes du livre.

Allez, j’y retourne, j’ai un « roman jeunesse » à lire.

La paix

21/09/2008 Aucun commentaire

(Cf aussi : La guerre.)

Aujourd’hui 21 septembre, le saviez-vous, en plus de l’automne nous célébrons la « journée internationale de la paix« . L’ONU a décrété en 2001 que « dorénavant, la Journée internationale de la paix sera observée comme une journée mondiale de cessez-le-feu et de non-violence, pendant la durée de laquelle toutes les nations et tous les peuples seront invités à cesser les hostilités ».

Pourquoi précisément le 21 septembre ? S’agit-il de quelque réminiscence d’un rite archaïque célébrant l’équinoxe, l’équilibre des forces entre le jour et la nuit ? Pas la moindre idée. Toujours est-il que désormais seuls 364 jours par an sont dévolus à la guerre, et ça, c’est une grande victoire, un indéniable progrès. Sauf, naturellement, si les belligérants ne sont pas fair-play, et ne respectent pas le cessez-le-feu ni la non-violence. Ce serait moche, de piétiner ainsi une directive de l’ONU. On pourra toujours faire le bilan ce soir.

Ou, à défaut, consacrer sa journée à comptabiliser tous les jeunes gens, filles et garçons, croisés dans le bus ou dans la rue, vivant dans un pays en paix, loin des lignes de front, et portant cependant des treillis, des tenues bariolées de camouflage, grises ou vertes paramilitaires, des randjos, des tenues prémilitaires, promilitaires, cryptomilitaires, et cheveux ras. J’en ai vu plein, ces derniers temps. Un peu écœuré de l’œil, mais intrigué, je repensais alors à ma propre année passée dans l’uniforme et sous les drapeaux, ou le contraire, n’y trouvant rien de désirable, et me demandant si leur nostalgie kaki était une conséquence de la fin du service militaire obligatoire, en 2001. Mais à quoi rêvent-ils donc, ces civils pioupious ?

Au charbon

09/09/2008 un commentaire

(Chevalet du puits de Susville, mines de La Mure)

Les affaires reprennent. Voici l’agenda de mes apparitions publiques de l’automne 2008.

Dimanche 14 septembre : festival Essayages, Les Vans.

Samedi 20 septembre de 10 à 13h : librairie Murmure des mots, Brignais.

Samedi 4 octobre : célébration des 30 ans de la librairie La Dérive, Grenoble. 15h, séance de dédicace à la Dérive ; 17h30 rencontre à la bibliothèque du Centre-Ville (en duo avec Jeanne Benameur).

Vendredi 17 octobre, 19h30 : Librairie nouvelle, Voiron.

Vendredi 7 novembre, 19h30 : Médiathèque de Tarentaize, Saint-Etienne.

Samedi 8 novembre, 16h : Librairie les Croquelinottes, Saint-Etienne.

Samedi 22, dimanche 23 novembre : salon Objectif lire, Pont-de-claix, avec lecture musicale des Giètes avec Christophe S. en clôture, le samedi 22 à 18h30.

Dimanche 30 novembre : salon Livres en Marches, Les Marches.

Dimanche 7 décembre : Fête du livre jeunesse, Brangues.

Quant à ce blog, après 12 articles successifs, il cesse sagement d’être quotidien pour redevenir hebdomadaire, ou mensuel, ou sporadique, selon les nécessités de l’actualité et de mon bon plaisir. Annuel, même, si j’ai envie.

Du plus profond de mon tiroir, mes meilleurs voeux pour la Rentrée

08/09/2008 Aucun commentaire

« Au ciel passaient des chevrons d’oies sauvages, comme des guillemets qu’on ouvre.

Les allées du parc ressemblaient à des ruisseaux charriant les feuilles mortes jusqu’à la mer. Le vent en remuait doucement la surface, pour donner l’illusion des vagues. J’avais les yeux noyés dans ce flot rouillé, et je venais de comprendre pourquoi l’automne est la saison la plus prodigue en sentiments mêlés, la plus mélancolifère pour ainsi dire. C’est une question de calendrier. C’est dû aux secousses des mouvements du temps. Le tremblement de cycle, la tectonique des dates.

Vous avez d’un côté le retour d’âge de l’hémisphère : de vieillesse les feuillages se meurent, de froid les horizons se racornissent, de sommeil les animaux les plus costauds capitulent pour de longs mois, fondu au gris, rideau. Et d’un autre côté, vous assistez à la société des hommes qui « rentre ». La « rentrée », c’est « l’activité » redécouverte à date fixe, l’automne transformée en quinzaine commerciale, les affaires re-prennent, les idées re-jaillissent, les écoliers re-cartablent, l’économie re-boume. Pendant que la Nature hurle « C’est fini ! Foutu jusqu’au printemps ! Rentrez chez vous ! Ne bougez plus ! Couvre-feu ! », les hommes pas gênés pour si peu s’exaltent : « Youpi c’est reparti ! Débordons d’activité, cher collègue la saison le réclame ! » Alors que la saison réclame le contraire.

Voilà ce que c’est, la mélancolie automnale, ni plus ni moins : un choc dialectique entre la nature et le social. Et nous autres individus, déchirés entre les deux parce que nous sommes à la fois animaux et de société. Forcément c’est propice aux affres, une contradiction pareille. De là, tristesse, frissons, penchant aux souvenirs, à la poésie ou bien au suicide. Tout l’automne en somme.

J’en étais là de mes réflexions, posé sur mon banc, dans l’ombre superflue, peau-de-chagrin criblée, d’un marronnier, au beau milieu du jardin de ville jaune et rouge. L’écharpe en bataille, une pomme dans la poche du manteau pour mon quatre-heures, coudes sur les cuisses et mains ballantes au milieu, bouche ouverte (nez bouché), et les pieds qui jouaient seuls à faire rouler des marrons sous les semelles. Le cerveau, pilote automatique, profitait de ce que personne ne surveillait pour carburer en roue libre, et décrypter l’univers : éclairs de lucidité, révélations fulgurantes et aussitôt oubliées, le fil des pensées déjà précipité ailleurs. À ce moment précis, j’avais donc sans payer de mine compris intégralement l’automne, sa vie son œuvre. Et, de la même manière qu’un réveil en sursaut nous force à regarder en face la fin d’un rêve, un beuglement retentit qui figea ma pensée sur mes trouvailles de saison, les préservant in extremis de la dispersion dans le flux ininterrompu de la conscience. »

Première page de la nouvelle « Ephéméride sous les marronniers » (1998), in Voulez-vous effacer/archiver ces messages ?

Sinon, sur le même sujet, Baudelaire, c’est pas dégueu, non plus (merci à RVB pour le tuyau).

Oh dis donc fais-moi voir le fond de ton tiroir !

07/09/2008 Aucun commentaire

Oui, c’est vrai, avec tout ça, on ne cause guère du Fond du tiroir, sa vie son oeuvre, sur ce blog. Ni du pain qui se trouve présentement sur ma planche. Or, voici ce qui constitue mon chantier du moment :

C’est joli, hein ? Ce « A » est la première planche d’un abécédaire gravé par Marilyne Mangione, à partir duquel j’écris peut-être un texte que j’espère bien assorti, méthodique et sensuel, et qui sera éventuellement publié, mais sans doute pas au Fond du Tiroir. Ce projet embryonnaire, confidentiel et disons-le sous réserves, est pour l’instant dépourvu de titre. A(h) ! L’existence est tissée de tant d’incertitudes !

Ravalement de façade

06/09/2008 Aucun commentaire

Je signale à votre attention que mon webmestre masqué (il préfère conserver l’anonymat, son nom de famille étant compromettant) vient de rafraîchir la page d’accueil du site. Vous allez voir, c’est en couleurs, désormais. C’est dingue ce qu’on peut faire, de nos jours, avec un ordinateur.

Moi non plus, je ne le répéterai pas

05/09/2008 un commentaire

Tiens, et si je “critiquais” un brin, moi aussi ? Mais, par mesure de précaution, ce sera une “critique” spéciale “FdT” : l’évocation d’une curiosité littéraire absolue dont à coup sûr personne d’autre ne vous aura causé, recension d’autant plus désintéressée, prescription d’autant plus désespérée que les probabilités que son objet croise votre chemin sont à peu près nulles.

Durant mon séjour au Québec en juillet dernier, je me suis arrêté quelques heures dans la charmante ville de Baie-Saint-Paul, dont les paysages, entre mer et montagne, attirent traditionnellement les villégiatures de peintres et artistes divers (des ateliers-galeries tous les dix mètres, comme dans certaines cités de Provence). Entre deux échoppes de rapins, je me suis vu interpeler en plein trottoir par un gars chevelu, lunetteux et affable, qui avait déployé devant lui un étal où s’empilaient les exemplaires d’un opuscule unique.

L’homme avait autopublié son œuvre, intitulée Je ne le répéterai pas, et désormais l’écoulait au culot, à la criée, aux badauds et au petit bonheur.

Son argument de vente, déclamé sans relâche : “Aimez-vous lire, par chance ? Alors voilà un roman extraordinaire, unique dans l’histoire de la littérature, né d’une contrainte originale : pas la moindre répétition. Chaque substantif, adjectif, verbe, adverbe n’apparaît qu’en une unique place du corpus. J’ai consacré plusieurs années de ma vie à l’achèvement de ce travail. Vous me semblez une personne tout à fait charmante et intéressante, j’ai été ravi de faire votre connaissance et je vous souhaite d’excellentes vacances au Canada. Prix : 20 dollars, taxes incluses“.

L’hurluberlu, nommé G. Levesque (pas de prénom) m’a ému par son bagout de camelot un rien désuet, son dévouement solitaire à une entreprise esthétique dérisoire, son investissement pathétique et sublime dans une tâche crypto-oulipienne « qui m’a rappelé quelqu’un » comme on dit, et j’ai déboursé la somme sans barguigner.

Or, voilà : le résultat ne constitue pas un chef d’oeuvre fracassant – l’intrigue, touffue, rocambolesque mais assez faible (et un chouia complaisante, avec sa mise en abyme où l’auteur se dépeint sous son propre patronyme, dans une version naïvement idéalisée, auréolé d’un immense succès de librairie – sic) ne justifierait sans doute pas à elle seule une lecture, et surtout ne « rejoint » pas in fine son principe de composition, comme il advient dans les réussites les plus spectaculaires de l’OuLiPo où fond et forme se corroborent subtilement. Néanmoins, on goûte ici avec plaisir une bizarrerie bienvenue et bien troussée, où la règle formelle de non-réitération, principe stylistique basique sinon scolaire, ainsi poussé à l’extrême, crée incontestablement un style étrange, riche et baroque.

La dégustation ne se révèle cependant pas exempte de scories : on butte sur de paradoxales redondances (jamais deux occurrences du même vocable, certes, mais à très peu de pages d’écart déboulent Foudre, Foudroyer et Foudroyant) ; des termes revenus de loin, rares et gouleyants (venusté) ; des canadianismes, charme exotique, léger décalage (Brassière pour soutien-gorge, Le type échappa ses outils pour lâcha, Elle magasinait pour Elle faisait des courses) ; des pléonasmes plutôt gauches (Il osa audacieusement, il lui susurra un chuchotement) ; des amusantes antilogies (Hé ho ! ténora-t-il comme un baryton) ; des absurdités, même, que magnanimement on supposera volontaires (Il renoua le lacet de son espadrille) ; surtout, des épuisantes circonvolutions de périphrases (La pénombre crépusculaire dévoilant l’astre céleste nimbé d’un halo sidéral qui majestueusement l’auréolait dans un firmament constellé par une myriade d’infimes lueurs stellaires – autrement traduit : Le ciel étoilé).

Le rendu, au final, a parfois un côté laborieux, genre « réécrit automatiquement par le dictionnaire de synonymes de Word ™ » ; pour autant, un tel projet linguistique (pourquoi ne pas oser : « poétique »), saugrenu et sympathique, chatouille, titille, et même stimule (la preuve, j’ai tenté à mon tour d’écrire le présent texte sans me répéter… N’hésitez pas à me signaler toute erreur…) et démontre que, sur les deux rives de l’Océan Atlantique, on s’amuse avec notre patrimoine commun, une langue française contrainte et féconde, on lui rend grâce en la jouant, on l’idéalise en élaborant soigneusement, et en secret, chaque phrase, « au fond du trop connu pour trouver du nouveau ». C’est attentivement, pour qui rédige comme pour qui déchiffre, que l’on avance dans le lexique et dans ces lignes – on redécouvre une pratique, mine de rien.

Cet OVNI, sans aucun doute introuvable en France, peut éventuellement se commander en devises autochtones sur Internet, via le site de l’auteur.

Quelques traits de craie blanche sur un tableau noir

04/09/2008 un commentaire

Le festival Essayages, en Ardèche, où je me donnerai en spectacle le dimanche 14 septembre, m’a demandé un texte inédit pour son prospectus. J’ai écrit une bricole, un souvenir d’enfance très certainement reconstitué entre-temps, et plus ou moins en fraude, qui a très lointainement à voir avec les Giètes (puisque c’est pour ce livre-ci qu’on m’invite), et tout à voir avec le B.A.-BA de l’écriture. Voici ce texte.

Mon premier mot est un gros mot

La langue maternelle de ma grand-mère est une langue morte. Elle s’appelle : le patois matheysin. Ma grand-mère eut le temps de m’en apprendre quelques vocables choisis, comme « une babelle » ou « les giètes », ainsi que des comptines et jeux de doigts qu’enfant je ne distinguais pas de leurs équivalents français : pour un enfant, il n’y a pas de langue étrangère. Je me souviens d’une chansonnette, « Le coucou faï so nid di n’herba, le coucou faï so nid pratout », dont j’ai retenu la morale : le coucou est un oiseau sournois, qui ne se gêne pas pour occuper le nid construit par autrui. Cette leçon d’histoire naturelle, à l’âge de 4 ou 5 ans, eut sur moi un prolongement inattendu quoique déterminant, puisque je me suis mis à écrire.

Dans la chambre que je partageais avec mon frère, un tableau noir en ardoise, sur chevalet, portait en frise l’alphabet, en deux séries de lettres, majuscules et minuscules. En l’observant, en le recopiant, en jouant, en imitant mon frère, en mélangeant, en inventant, j’ai appris à lire seul face à ce tableau, avant l’âge légal. J’ai des souvenirs flous, bien sûr, de cet épisode glorieux de la légende familiale, mais je me souviens très bien comment Je recopiais à la craie divers mots vus régulièrement, en commençant par « FIN », que j’avais repéré sur tant de génériques, que j’aimais énormément et que j’inscrivais partout (voilà qui est amusant pour une inauguration de pratique d’écriture : FIN). J’aimais tout autant son palindrome, « NIF », que je dessinais-scripturais partout également, peu préoccupé par son absence de signification.

Après avoir suffisamment recopié des lettres, une fois bien intégré le maniement de ces outils de mise en forme du monde, je me suis mis à écrire des phrases de mon cru. Or, la première phrase « inédite » que j’ai élaborée, en gardant à l’esprit la comptine enseignée par ma grand-mère, et la duplicité de l’oiseau squatteur, fut : « Le coucou est un con ». J’avais deviné l’orthographe d’un mot que je n’avais jamais vu, et voilà que c’était un gros mot. Mes parents, ainsi que ma maîtresse, s’ébaubirent du prodige (que j’expliquai pourtant le plus facilement du monde : il suffisait d’associer le [k] de coucou et le [ɔ̃] de maison) mais s’embarrassèrent de la grossièreté. Pour ma part, je ne la voyais même pas : je continue de croire, longtemps après cette phrase liminaire, qu’il nous faut trouver les mots justes plutôt que les mots policés, et que la justesse passe, en cas de besoin, par la grossièreté des signes sur le tableau.