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Regarder les gens vivre

08/10/2013 un commentaire

Et ainsi les idées s’associent (VI, et dernier).

* Lu l’excellent Des nouvelles d’Alain d’Emmanuel Guibert & C°. Ça ne parle ni de Guibert lui-même ni de son « autre » Alain Keler photographe dont on admire les clichés ; ça parle des Roms.

* Lu aussi ça : « Je suis frappé par le rejet dont les Roms font l’objet. (…) On observe une cristallisation de toutes les peurs de notre société sur cette population. Avant Noël, Le Parisien a fait un article sur ces Français détroussés devant l’Opéra à Paris. Et la photo montrait des enfants roms. Ce sont les nouveaux immigrés de la société française. Les élus se font l’écho de l’inquiétude des riverains. À de rares exceptions près, ils ne veulent pas de campements chez eux. On atteint des niveaux de rejet extrême : certains veulent les voir disparaître physiquement. (…) L’arrivée de Roms à côté de chez soi est vécue comme un tsunami. D’ici aux élections municipales, la pression risque de s’accroître. De toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un tel racisme ordinaire, autant de clichés, y compris dans nos entourages. La France n’est pas à part : la figure fantasmatique de l’invasion de l’étranger se développe aussi ailleurs en Europe, comme en Allemagne et en Angleterre. »
Alain Régnier, préfet délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées, surnommé « le préfet des Roms », dans une interview à Mediapart.

* Le temps est à la haine. On a beau garder en mémoire les précédents historiques, savoir par cœur comment les archaïques mécanismes du bouc-émissaire se huilent, ainsi que les bûchers, et les armes de poing… on constate tristement que le temps est à la crise ; donc à la haine.

* Phénomène imaginaire (j’entends : phénomène advenant dans les imaginations, par conséquent phénomène réel). De droite, comme d’extrême droite, comme du gouvernement (quant à la gauche, que dit-elle ?), les Roms ces jours-ci sont ceux que l’on est invité à détester, afin de retremper l’unité nationale et la fierté française. Après les Noirs, les Juifs, les Arabes (sous divers noms : ils ont été les Immigrés, les Maghrébins, les Musulmans…), les Polonais (surtout plombiers), les Boches, les Ritals, les Espingouins… Les Huns, les Sarrasins, les Ostrogoths, les Néandertaliens… En 2013, mettons-nous d’accord concitoyens, l’effet sera immédiat, on se sent mieux une fois qu’on est d’accord : les problèmes, c’est à cause (Stakose, comme chantent Mes aïeux) des Roms. Haro ! Harrom ! Tiens, tombe aujourd’hui cette information : pour la première fois, le FN est en tête des intentions de vote pour les prochaines élections.

* Les Roms sont une nuisance, une question, un symptôme, un phénomène social, une honte, une horde, une plaie, une urgence, un fléau, une statistique. Oui ?

* Eh bien, non.
Les Roms sont des gens.
Pour détester un épouvantail, il ne sert à rien de le connaître. Au contraire ! Moins on en saura et plus la détestation sera pure. En revanche, si ce que l’on vise est de savoir qui sont des gens, il est préférable d’en apprendre un peu plus long sur leur façon de vivre au quotidien, sur leurs histoires, leurs familles, leurs émotions ; ensuite seulement, on tentera d’en penser quelque chose. Ah, bien sûr, cette méthode demande plus de temps. Mais le temps est récompensé, quand s’installe dans la tête une lumière plutôt qu’une opinion.

* Le photojournaliste Yann Merlin a passé trois semaines dans un camp de Roms. Il en rapporte un reportage en images arrêtées confondant d’humanité. On y observe, surpris de la proximité, ému de notre propre fraternité, vivre des gens. Si l’on consacre le temps nécessaire à chacune de ces photos, chacun de ces regards, chacun de ses sourires, chaque grain de peau, je ne dis pas qu’on saura tout des Roms. On ne saura presque rien. Mais largement plus qu’en écoutant un discours de Manuel Valls ou en regardant le jité. Tentez l’expérience. Vous rencontrerez des gens.

* Remarquez, ça ne fonctionne pas à coup sûr, il y faut d’abord certaine bonne volonté… Contre-exemple à point nommé : une journaliste, Amandine Chambelland, a elle aussi passé trois semaines immergée en milieu exotique, dans la Villeneuve de Grenoble, à côté de chez moi, pour le compte d’Envoyé Spécial, la fameuse émission de TF2. Son reportage provoque un tollé. On ne parle que de ça, par ici. Je gage que Mme Chambelland n’aura pas très bien, pas très consciencieusement, pas très honnêtement, pas assez humblement, pas assez dénuée d’arrières et d’avant-pensées, regardé vivre les gens. Quelque chose lui a manqué. Alors les filmés, se sentant trahis, protestent, et pétitionnenent, et se réunissent et en appellent à la Justice et cherchent la riposte par tous les canaux imaginables. Un canal imaginable parmi d’autres : ce photo-reportage. Celui-ci est-il allé, mieux que l’autre, regarde les gens ?

* La sinistre émission s’intitule « Le rêve brisé ». Comme je ne regarde pas la télé en direct, c’est seulement suite aux remous que je l’ai jugée sur pièce et sur Internet, ce que l’on peut continuer de faire ici (juste à côté : « la réponse »).

* À dire vrai, je n’ai pas été aussi ulcéré que les premiers intéressés, c’est-à-dire les habitants, et j’ai même, contrairement à mes amis, trouvé certains mérites au reportage. Au moins celui de faire parler (euphémisme). Je pousse même l’audace jusqu’à sauver quelques plans – celui par exemple où le maraîcher maghrébin, intégré quoique barbu, serre la main à un Rom, ah tiens, longtemps qu’on n’avait pas parlé des Roms, dernière population en date à s’installer dans ces apparts, les moins chers de la ville, il est aimable ce plan, chacun fait comme il peut, on travaille, on vend des bricoles sur le marché, on accueille plus misérable que soi, allez, on lui serre la main, elle fait un bien fou cette poignée de main, résidu, souvenir de la convivialité qui était voulue dans ce grand ensemble de 14000 habitants, qui est peut-être encore possible si on fait des efforts, rêve. Bon. Une fois ces tentatives de nuance exprimées, je suis indigné comme tout un chacun par la putasserie globale du résultat.

* Le parti pris sensationnaliste de la journaliste est pétrifiant. Elle est venue ici avec certaines idées en tête (Villeneuve = enfer), elle les a mises en scène sur place. Jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’ineptie confusionniste et la manipulation. Elle venait, censément, faire le point un an après le meurtre de deux jeunes, Kevin et Sofiane, qui avait défrayé la chronique. Elle veut à tout prix faire parler sur ce sujet-là. Elle n’y parvient pas. Qu’à cela ne tienne, elle fait de cet échec la preuve irréfutable du malaise qu’elle est venue filmer. Le reste est à l’avenant. Tout doit confluer vers l’anathème en pré-notion, le sécuhèffedé : la vie dans la Villeneuve, et par extension dans toutes les cités de France, est une horreur de chaque instant, la dissolution cinglante de toute espoir d’intégration et de vie collective, l’explosion de la République, la conséquence funeste du laxisme socialiste et de l’accueil d’étrangers qui refusent de s’intégrer, le non-droit, l’état de guerre, allez vite un plan de voiture qui brûle, un autre de drogué qui caillasse, et encore un de voyou défouraillant un flingue à vendre 150 euros, pas cher, façon le Bon coin. Je ne nie pas que les voitures brûlent ni que les armes circulent, je me demande seulement si leur exhibition sur l’écran, qui occulte tout ce que le quartier peut recéler de positif, ou même de banal, et il y en a (je vous l’assure, j’ai vu aussi des choses très banales, dans ce quartier, ce n’est pas forcément haut en couleur, des gens qui vivent), si leur exhibition disais-je ne crée pas la psychose au lieu d’en rendre compte. La violence retient l’attention des cerveaux disponibles, air connu. Qu’attendrait-on de la télévision ?

* Le comble du dégueulasse est atteint avec la scène du médecin en visite dans les étages. Il tient le rôle du pansement sur la jambe de bois (en feu). La misère exposée de cette pauvre vieille patiente dépressive, seule, abandonnée par ses enfants, et cachetonnée jusqu’aux yeux, serait un sujet en soit (un vrai sujet, qui mériterait un autre traitement, et qui est loin de ne concerner que la Villeneuve), mais la scène est montée de façon à en faire une victime de plus de la cité hyper-violente, et, au fond, des utopies soixante-huitardes qui ont mal tourné, ce qui est débile en plus d’être malhonnête.

* Le sort de cette Villeneuve maudite (littéralement : dont on dit du mal) me titille. J’y ai effectué moi aussi une sorte de reportage autrefois, j’en ai parlé, tant d’autres en ont parlé et en quels termes honteux, tant de salive, tant de crachats… Me rappelle la préface que Céline avait écrite pour une histoire de Bezons (ouvrage qui, sans son préfacier, n’aurait peut-être intéressé que les Bezonnais) : « Pauvre banlieue, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. » (Première idée reçue à surmonter : la Villeneuve, qui ne ressemble à presque rien en France, n’est pas une banlieue, mais un quartier de Grenoble à part entière.)

* Qu’est-ce que la Villeneuve ? Avant tout, peut-être, un phénomène imaginaire. Une histoire de la représentation de la Villeneuve dans les médias, où l’histoire de la Villeneuve serait filtrée par celle des médias, et réciproquement, serait passionnante. Comment la Villeneuve a-t-elle été filmée, depuis 40 ans ? En voilà, des occasions de voir vivre les gens. De vivre avec eux, dans le meilleur des cas.

* On commencerait par rappeler, pour mémoire, que dès 1974, la Villeneuve a été pionnière en proposant l’une des premières télévisions de proximité (le mass media suprême réapproprié par les citoyens ? une révolution reste à faire) ; et on finirait par l’évocation de « VILL9« , série télé qui y est tournée aujourd’hui. Entre temps, on pourrait mentionner que Jean-Luc Godard, qui a habité là quelques années, y a réalisé ses premiers films en vidéo ; qu’un documentaire vintage diffusé en 1978 par TF1, frappe parce que que le mot « rêve » apparaît encore, décidément la Villeneuve est née d’un rêve, mais contesté, dénoncé presque immédiatement, et que déjà, on dit « la Villeneuve c’était mieux avant », en 1978 on regrette la Villeneuve de 1973, la Villeneuve est une nostalgie au long cours, le creuset et l’expédient de nos rêves (Phrase clef à la 39e minute du film : « L’échec est au niveau de la politique générale d’immigration. On ne fait rien pour que ces gens-là puissent se sentir un tout petit peu chez eux. (…) Mais je ne crois pas qu’on puisse imputer à la Villeneuve un échec qui est général ») ; qu’en 1981 on se demandait Faut-il détruire la Villeneuve ; et puis, pour la bonne bouche…

* … on savourerait enfin ce film euphorisant de la chorégraphe Julie Desprairies, intitulé Après un rêve (attention : pour voir l’intégralité du film, 27 minutes, et non un extrait de quelques secondes, la manœuvre est un peu retorse, il faut cliquer sur son titre dans la colonne à droite de l’écran) dont le titre lui-même sonne comme une réplique par anticipation, tourné deux ans avant Le rêve brisé. On lira avec profit la note d’intention de la chorégraphe, ici. Dans ce film, renversement invraisemblable, la Villeneuve est belle, et la beauté est un message politique en soi. Belle comme une comédie musicale, où l’on se mettrait à danser pour en finir avec la trivialité du monde.

* De toute façon j’adore les comédies musicales, je les prends sérieusement pour des métaphores de l’harmonie sociale possible (si l’on est utopiste) ou perdue (si l’on est mélancolique et désabusé). Il faut être méchamment cynique pour débiner La mélodie du bonheur (au hasard) au prétexte que oah c’est même pas possible regarde les gens ils chantent ensemble et ils chantent juste, ça se peut pas, c’est pas comme ça dans la vraie vie. La scène d’Après un rêve où la danseuse traverse un parvis où quatre jeunes tiennent le mur est un bon exemple. Mon dieu, quelle angoisse, quatre jeunes ! En plus ils ont des casquettes ! Va-t-elle se faire violer sous nos yeux, tuer, ou au moins proposer de la drogue ? Rien de tout ça : elle se met à danser avec eux. On le sait bien, que « ça se peut pas » ! C’est une métaphore. De l’art, quoi. Accéder à la vérité de la métaphore, c’est faire preuve d’un peu plus d’imagination que devant TF2. Imaginer que si on travaille avec ces teneurs de mur, ils cesseront de tenir le mur. Et, éventuellement, ils courront un tout petit peu moins le risque de violer ou de dealer de la drogue. Réaliste ? Bien sûr que non. Pas plus réaliste qu’Envoyé spécial, puisque nous sommes dans l’imaginaire, mais au moins la danseuse en a-t-elle conscience.

Double tranchant et son double

06/10/2013 Aucun commentaire

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Hier a eu lieu dans une menuiserie la première de la performance Double tranchant et son double, en trio avec Norbert Pignol, Christophe Sacchettini, et maillessèlphe. C’était bien. Vous auriez dû y être. Ci-dessous les photos, pour vous donner des regrets. Moi, j’en ai. Comme quand on jouait les Giètes, au début, sitôt sortis de scène, ah comme c’était bien, cette énergie spéciale, quand est-ce qu’on y retourne, vivement la prochaine date. L’instant qui vibre. Qui se révèle parce qu’il est à la fois très préparé, et très improvisé. M’a fait toucher du doigt mon grand fantasme, mon rêve secret, mon ambition frustrée : jazzman. Quand je pense à tout ce que je ne serai jamais, je me dis que je ferais mieux de n’y pas penser. Prochaine tentative : dimanche 10 novembre, 14h30, pendant le salon de la petite édition de Saint Priest, qui a le bon goût de compter parmi ses invités d’honneur Jean-Pierre Blanpain.

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Les Raboteries (salut les copeaux)

23/09/2013 Aucun commentaire

Je croise Olivier, menuisier de son état… Ah ben tiens il tombe bien, je lui fais remarquer que l’affiche des « Raboteries », dont il est l’un des maîtres d’oeuvre, comporte une malencontreuse coquille : il y est fait état de la meunuiserie, c’est du propre. Meunuisier tu dors, ton moulin ton moulin ? Olivier s’esclaffe : « Ah ! Super, parfait, tant mieux ! Comme ça, tout le monde saura qu’on n’est pas des intellectuels ! » Tu parles. Modeste, va. Intello incognito, lecteur refusant le coming-out. Justement ce jour-là Olivier porte sous le bras une pile de livres de plusieurs kilos, alors il repassera, le manuel illettré. Olivier est du genre à savoir construire une bibliothèque ET à lire chacun des volumes qu’on y range, mais il dissimule élégamment sa culture sous la sciure. Pourtant, une fois par an, il fait le ménage, pousse les outils au fond de la pièce, déplie des chaises, et transforme son atelier en salle de spectacle.

Après cinq années (qui l’eût dit ?) de Giètes, Christophe Sacchettini et moi-même réfléchissions à une autre proposition de happening littéraire et musical. Il y fallait l’occasion, le larron, le temps et l’endroit, l’idée. Tout est là, désormais.

Nous nous apprêtons à créer « Double tranchant et son double » qui, comme son nom l’indique, est inspiré du livre que j’ai commis l’an dernier avec Jean-Pierre Blanpain, Double tranchant, mais également d’un autre texte en vis à vis, en chien de faïence pour mieux dire.

Double tranchant se voulait éloge de la beauté du geste artisanal, et nous ne pouvions rêver meilleur écrin pour inaugurer ce spectacle qu’un authentique atelier. C’est ainsi que nous aurons la joie de nous produire à la menuiserie des Ruires (Eybens) lors du festival « Les raboteries » le samedi 5 octobre à 18h.

Le programme de ce festival est riche par ailleurs (matez un peu ça). Attention : si l’atelier présente l’avantage d’une acoustique remarquable, la jauge y est réduite, et il est pour ainsi dire obligatoire de réserver : 06 52 89 11 45.

Pour l’occasion, et pour l’excitation de l’expérience, Christophe et moi nous adjoignons un troisième larron, Norbert, muni de tout son appareillage électronique, parce qu’il ne faut pas croire, nous avons beau être artisans à l’ancienne, nous n’avons pas peur de jouer les équilibristes à la pointe de la technologie.

Distribution :

Fabrice Vigne : voix
Christophe Sacchettini : cornemuse, percussions, voix
Norbert Pignol : bidouillages sonores

PLUS ! Si tout se passe comme prévu une jeune fille mystère spechole guest star fera une brève intervention. (Non, il ne s’agit pas de Jessica Deboisat).

Défense et illustration de la maniaco-dépression

15/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (V).

Ce que j’ai, je n’en sais rien ! Et on n’en sait rien ! Le mot « névrose » exprimant à la fois un ensemble de phénomènes variés, et l’ignorance de messieurs les médecins.
Gustave Flaubert, lettre à Edma Roger des Genettes, 15 avril 1875

Un mot, s’il vous plaît. Un autre, puisque névrose est passé de mode.

* Un chapitre de Fables psychiatriques de Darryl Cunningham, bande dessinée au graphisme minimal mais au récit instructif et au témoignage in fine poignant, est consacré au trouble bipolaire. Voilà une expression trop en vogue, trop en suspension dans l’espace social, pour ne pas être un poil suspecte. J’espère puiser là des éléments circonstanciés me permettant d’accéder à une compréhension claire de ce phénomène psy-tarte-à-la-crème.

* J’ai placé le mot bipolaire dans la bouche d’un personnage de mon dernier roman, pour voir l’effet. En littérature, il vaut mieux éviter les clichés, mais on peut les utiliser comme matière première.

* On a (nous avons, vous avez, ils ont, la presse magazine aux abois multipliant désespérément les unes racoleuses a) tendance à qualifier de bipolaire tout comportement vaguement extravagant, inconvenant au sens propre (soit non convenable à l’aune des usages sociaux). Trop exalté ? Trop déprimé ? Bipolaire. Propos prononcés hors contexte ou au contraire silence gardé quand les circonstances exigent le bavardage ? Bipolaire. Sifflotement ? Tic nerveux ? Embrassade ou agression ? Eh, oh, il est pas bien celui-ci, embrasser ou agresser il y a des endroits pour ça. Va donc hé bipolaire. Bipolaire semble avoir remplacé fou dans la nosologie populaire, t’es fou ou quoi, ça veut tout dire, ça ne veut rien dire.

* La bande dessinée de Cunningham donne (p. 132) une définition précise de ce phénomène qui, lui, ne l’est pas : « Le trouble bipolaire, autrefois plus connu sous le nom de psychose maniaco-dépressive, est un trouble mental qui cause des sautes d’humeur inhabituelles. Un état de surexcitation succède à une profonde mélancolie. C’est une maladie complexe qui doit être envisagée comme un ensemble de troubles. Certains connaissent plus de phases dépressives que de phases maniaques, tandis que d’autres se trouvent plus souvent en phase haute. Certains individus évoluent d’un état à l’autre sur des cycles rapides. Pour beaucoup, il faut des semaines, ou des mois, pour passer d’une phase à l’autre. Ce spectre assez flou peut rendre le diagnostic difficile. » – euphémisme. S’en suit que nous sommes tous bipolaires en puissance, puisque chacun de nous a de bonnes chances de traverser un éclat de rire ET un coup de spleen entre le lever et le coucher, ou du moins entre le premier janvier et le 31 décembre.

* À quoi bon une notion aussi extensive, et d’où vient sa fortune ? Comment une maladie est-elle inventée (= mise à l’inventaire) ? Quels chemins emprunte un mot pour infuser notre lexique ? La réponse à ces questions étiologiques, comme à la plupart des autres je le crains les amis, est d’ordre économique. En farfouillant un peu dans les forums on dépote le pot aux roses, sous la forme d’un article de l’historien de la psychiatrie Mikkel Borch-Jacobsen, paru dans le magazine Sciences humainesDe la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire. On y découvre, et tant pis si vous puent au nez les effluves de théories du complot, que « le trouble bipolaire, né officiellement en 1980, est un concept attrape-tout utilisé de façon opportuniste par l’industrie pharmaceutique ». On apprend sidéré que « l’extension-dilution de l’ex-psychose maniacodépressive a permis d’y annexer la dépression et d’autres troubles de l’humeur, et de créer ainsi un vaste marché pour des médicaments qui n’avaient initialement été autorisés que pour le traitement des seuls états maniaques. (…) L’argument de vente a été qu’une majorité de patients à qui l’on donnait jusque-là des antidépresseurs n’étaient pas, en fait, des dépressifs unipolaires, mais des bipolaires mal diagnostiqués. Il convenait donc de leur prescrire des médicaments « thymorégulateurs » ou « stabilisateurs de l’humeur » (mood stabilizers) indiqués pour le traitement des épisodes maniaques, tels que l’antiépileptique Depakote du laboratoire Abbott, ou l’antipsychotique « atypique » Zyprexa de Lilly – et ce, même si leur état maniaque n’était pas apparent… »

* Et c’est ainsi que l’archaïque maniaco-dépressif, qui représentait au siècle de la psychanalyse 1 ou 2% de la population, s’est réincarné au siècle du traitement chimique à tout crin, en bipolaire, couvrant jusqu’à 50% de la (pourtant) même population, y compris jeunes enfants et vieillards. Je me demande si cette obsession collective ne révèle pas, outre l’emprise du marché (chiffre d’affaire des médicaments antipsychotiques en 2012 : 18 milliards de dollars), un conformisme monopolaire, une terreur aseptisée où toute bizarrerie est malvenue, tout grain de folie est condamné, où nulle humeur bonne ou mauvaise n’est plus admise, où chacun doit se plier sans manifestation particulière à l’ordre dominant. Qui est, comme on a vu, celui du marché économique. Pas de vague, et consomme. Roule droit et furtif jusqu’au supermarché. Monopolaire comme dans « pensée unique », en fait. Alors vive les bipolaires, tripolaires, décapolaires, hectapolaires, multi-poly-polaires, feudetouboipolaires. Nous sommes tous plus ou moins bipolaires est sans aucun doute une phrase simplificatrice – le binaire, zéro un, c’est juste bon pour les machines.

* La bipolarité, yoyo des humeurs, ne date évidemment pas d’hier. Des siècles avant la maniaco-dépression même, des théologiens des IVe et Ve siècle semblent inventer le concept de bipolarité lorsqu’ils décrivent l’acédie,

« torpeur spirituelle » caractérisant ceux qui, par découragement, ne s’empressent plus à prier Dieu. Ce qui pour autant ne signifie pas simplement le développement d’un abattement léthargique, d’un état de paresse ou de passivité prostrée, teintée de tristesse ; le mal décrit comprend au contraire également, paradoxalement, des états de suractivité, d’agitation, de fébrilité physique et mentale. Ambiguïté du tableau donc, pleinement assumée, qui ne fait que fidèlement refléter, selon Évagre, les contradictions de l’acédie – entrelacement complexe de dynamiques contraires : « l’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier languissant après ce qui ne l’est pas. » (source Wikipedia ; merci à Catherine Page)

* Moi j’étais bien tranquille jusqu’à présent. Je ne demandais rien à personne. Je couvais gentiment, depuis des années et sans médication, ma maniaco-dépression old school, mes « cycles Kondratiev » comme l’un de mes amis de jeunesse appelaient plaisamment ses propres variations intimes. J’alternais de manière caractéristique exaltations démentielles (je vais écrire un chef d’œuvre ! vite, du papier, un stylo ! Je brûle de l’intérieur, je me fous à poil et je danse dans le salon !) et abattements abyssaux (Je ne sais pas écrire. Je ne suis bon à rien. Tout est foutu. Laissez-moi crever. Je vais plutôt jouer à Bejeweled jusqu’à devenir totalement débile pour avoir enfin la paix.) Je me croyais 1% et, de fait, aristocratique. Mais non, j’étais plus vulgairement partie prenante du 50% cœur de cible mal du siècle, démocratisation des maladies par la stratégie marketing.

* Mais pour terminer, un exemple. Or là, justement, ces jours-ci, c’est la rentrée. Pour la littérature, pour la jeunesse, pour la littérature jeunesse.

1) Maniaco-dépressif phase Au-dessus-des-nuages : je reçois la newsletter de Lecture et loisirs (salut à Amélie, Michèle, etc… Mes amitiés si vous lisez toujours ce blog) qui me présente le programme du prochain et formidable salon du livre de Troyes. C’est bien. Je suis heureux. J’ai eu la chance de participer deux fois à ce salon (pour mémoire et sans quitter le thème montagnes-russes-Kondratiev : en 2011, durant ma résidence, alors que je me trouvais anxieux et tendu par mon surmoi d’auteur-en-bocal ; puis en 2012, d’humeur plus simple, plus à la fête, tout à la joie du livre achevé) et je peux témoigner que Troyes est un beau salon, foisonnant, chaleureux. Tout ce qu’on fait, et on en fait, pour permettre la rencontre des enfants et des livres, ça vous parfume le cœur et l’avenir.

2) Maniaco-dépressif phase Plus-bas-que-six-pieds-sous-terre : le même jour, je reçois également la newsletter du CRILJ, revue de presse hebdomadaire. Curieusement, celle-ci contient un article vieux d’un an intitulé Pour les enfants avant 11 ans, la lecture n’est pas cool. Alors là, il est trop tard. Le lien est coupé. Ce n’est plus la peine d’insister, la littérature c’est mort. Le plaisir de lire est survivance de temps révolus. Je retourne à Bejeweled.

* Pour prendre du recul, et se dire que de toute façon tout a toujours été trop tard, on lira plutôt La mort du livre (1932). Et puis on continuera à lire et à écrire. Bipolaire mon cul.

Actualité du spam

02/09/2013 un commentaire

Reçu ça.

Regarding « fonddutiroir »Asia, Cn, Hk domain name and Internet Keyword

Dear Manager,

(If you are not the person who is in charge of this, please forward this to your CEO,Thanks)

This email is from China domain name registration center, which mainly deal with the domain name registration and dispute internationally in China and Asia.
We received an application from Huafeng Ltd on September 2, 2013. They want to register  » fonddutiroir  » as their Internet Keyword and  » fonddutiroir .asia « 、 » fonddutiroir .cn « 、 » fonddutiroir .com.cn  » 、 » fonddutiroir .hk « 、 » fonddutiroir .com.hk  » domain names etc.., they are in Asia, China, Hong Kong domain names. But after checking it, we find « fonddutiroir  » conflicts with your company. In order to deal with this matter better, so we send you email and confirm whether this company is your distributor or business partner in China or not?

Best Regards,

Jim
General Manager
Shanghai Office (Head Office)
3002, Nanhai Building, No. 854 Nandan Road,
Xuhui District, Shanghai 200070, China
Tel: +86 216191 8696
Mobile: +86 1870199 4951
Fax: +86 216191 8697
Web: www.ygregistry.com.cn

Je me tâte. Je n’ignore pas, en tant que manager responsable, que l’avenir économique doit se conquérir (avec les dents) en Chine (non parce que la France c’est pu possible franchement avec tous ces impôts et ces charges on nous asphyxie en France on n’aime pas les winners on préfère les whiners je veux pas me la péter mais la France c’est trop petit pour moi oh oh bien trop petit trop mesquin j’ai des ambitions). L’expansion de ma petite entreprise bénéficierait sans aucun doute de parts du marché asiatique, le site fonddutiroir.cn serait une excellente vitrine et je ne peux décemment pas laisser des businessmen opportunistes sans scrupule me manger la laine sur le dos. D’un autre côté, j’ai un petit doute. Et s’il s’agissait d’un spam ? Se foutrait-on de moi ? Ce serait salaud.

(Sinon, pour de vrai : lisez Une vie chinoise, de Li Kunwu et P. Ôtié, c’est excellent, on en sort on a compris ce qu’est la Chine.)

D’un autre 11 septembre

01/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (IV).

* New York, city that never sleeps, coeur de la planète, nerf de la guerre, capitale de la crise partout-partout, et en outre « centre des échanges du monde » si l’on tente de traduire approximativement la locution vernaculaire bien connue : World Trade Center. C’est ainsi que le dernier jour de mon séjour à New York City, je suis allé me recueillir sur le site des deux tours fantômes, devenu à la fois chantier pharaonique et mémorial intimidant, lieu de tabou et de représentation, terreur sacrée et matuvu-dans-mon-joli-cercueil, comme un tombeau qui serait aussi un mall, sur cinq hectares. On peut, en payant un supplément, bénéficier d’une visite guidée du musée par un rescapé du 11 septembre garanti authentique. Puis on pénètre dans le monument à ciel ouvert.

* Par la grâce d’une anagramme simple et radicale, les tours sont devenues des trous. Idée de l’architecte : l’emplacement exact des deux tours est aujourd’hui occupé par deux gigantesques gouffres carrés, où l’eau cascade vers l’abîme. Sur les parapets des deux bassins courent les noms gravés des 2977 victimes des attentats du 11 septembre. Les lettres composant les noms sont profondes, on y peut déposer une fleur, la tige tient. Un peu en retrait, on trouve des bornes interactives qui permettent, en entrant un nom précis, de retrouver une brève biographie, une photo, et l’endroit exact où ce nom a été gravé sur la litanie de bronze. Je vois, de loin, de dos, une personne sangloter devant la borne.

* Ma fille me demande : « Et les noms des terroristes, ils y sont aussi ? » Elle me pose cette excellente question innocemment, sans intention de provoquer, mais bon sang, elle a raison. Leurs noms pourraient, ils devraient figurer. Ils sont morts aussi, ce même jour, victimes de la même folie, ils ne sont plus rien eux non plus. Un mort est un mort. 2977 morts ne sont plus que des noms, et des sanglots. Je cherche sur le parapet, j’ose à peine le toucher. Je lis des noms de toutes origines, c’est le principe américain, le principe new yorkais, y compris des noms arabes, mais je ne crois pas que ce soit ceux des terroristes, non, c’est impossible. Je ne sais pas quoi répondre à ma fille.

* Nous sommes tous américains, comme avait titré le patron d’un journal ce jour-là. Tous solidaires du traumatisme, alors ? Tous connectés en direct, conscients, témoins en deuil, les cendres chez soi tombent de l’écran, dans notre gueule les avions ? Peut-être, pour des raisons de suprématie US sur la globalisation des médias. Mais aussi pour une autre raison. Plutôt que tous américains, nous sommes en quelque sorte tous des « Américains », je veux dire des immigrés ou descendants d’immigrés (moi, c’est seulement deux générations au-dessus de ma tête), puisque le génie propre de cette grande nation est de se construire avec les étrangers débarqués du monde entier. Il en est peut-être du corps social comme de l’organisme physiologique : les plus costauds sont les métis. Ce n’est pas de la gnognote, la proclamation gravée en bronze sur le socle de la Statue de la liberté, il faut la lire, Vieux Monde, donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie-les moi, les déshérités (poème The New Colossus écrit par Emma Lazarus)

* Comme dans toutes les bonnes familles, j’ai moi aussi un oncle d’Amérique, branche mythique de l’arbre généalogique. Un dénommé Victorin Battail, ou peut-être Amblard, oncle de ma grand-mère qui, d’après les souvenirs de celle-ci, serait partie à la fin du XIXe siècle tenter sa chance en Amérique. Pour y faire quoi, pauvre diable ? Ici, il gardait les chèvres et il creusait la mine, deux talents certes exploitables dans le nouveau monde. Je crois qu’il est pourtant revenu au village à la fin de sa vie, il n’avait pas fait fortune là-bas, tant pis, on a l’oncle d’Amérique qu’on peut… Ça ne m’empêche pas d’être « Américain », ni de rêver que Victorin a peut-être essaimé sur place, laissant une descendance, des miens cousins, des vivants, des morts… J’ai eu une pensée pour lui en apercevant, au large, Ellis Island. Et une autre pour Perec aussi bien sûr.

* Tous américains ? Voire. Je me souviens d’un film collectif, intitulé 11’9″01 September 11, pour lequel un producteur visité par une l’idée géniale et le concept-qui-tue, invita une brochette de cinéastes réputés à tourner chacun un court-métrage de 11 minutes et 9 secondes (11’9 ») consacré aux attentats. Ken Loach se distingua en mangeant effrontément la consigne, traitant autre chose que le sujet imposé. Pour lui, la vigilance exigeait de ne pas laisser la date « 11 septembre » se faire confisquer, dans la mémoire collective mondiale, en tant que martyre des USA, légitimation de la politique du Département d’État américain à venir, pour le meilleur et pour le pire. Il a donc choisi de consacrer son film au 11 septembre 1973, autre jour funeste de violences politiques, mais où le brave mais sévère Oncle Sam n’a pas le beau rôle. Ce jour-là, le gouvernement du président du Chili Salvador Allende était renversé par le coup d’état du général Pinochet, dictateur durant les 27 années suivantes. La CIA était peut-être complice, ce n’est pas prouvé, sans aucun doute complaisante : une dictature militaire est un meilleur voisin qu’une démocratie qui porte à sa tête des communistes. Bilan : environ 3000 exécutions (tiens, score comparable – un mort est un mort), 38000 torturés, entre 250 000 et un million expulsés ou exilés.

* 40 ans plus tard, le Musée de la Résistance de Grenoble présente une exposition temporaire sur l’accueil des exiliados, ces réfugiés chiliens accueillis en France, notamment dans notre bonne vieille Villeneuve de Grenoble qui à peine sortie de terre  offrait à point nommé tout le confort urbain moderne à des malheureux déracinés. Ce volet de l’exposition résonne incidemment d’autres considérations politiques, amères : on se souvient soudain que ce fameux quartier de la Villeneuve, vilipendé depuis qu’un certain discours y fut prononcé, synonyme aujourd’hui de détresse dans le ghetto, d’explosion sociale, de stigmatisation, de chacun-pour-soi-misère-pour-tous, avait été inventé pour atteindre l’exact contraire, l’utopie d’un accueil, d’une convivialité, la joie d’un mode de vie nouveau à inventer ensemble… On écoute, attendri et triste, le témoignage d’un réfugié chilien : « Un appart grand comme un stade de foot, rien que pour nous ! Des chaînes de montagnes par toutes les fenêtres, trois Cordillères au lieu d’une ! Et en plus, une bouteille de Champagne dans le frigo ! Ah ça, ils savaient recevoir… Nous étions au paradis. » Souvenons-nous aussi de cela. Nous avons, nous aussi, été capables d’offrir un paradis pour les pauvres, les déshérités, les exténués, fuyant leurs rivages pour vivre libres...

* Quant à moi, j’apporterai ma modeste mais vibrante contribution à ces salutaires exercices de mémoire en prêtant ma voix à Salvador Allende. J’aurai l’honneur de lire le dernier discours du Président, prononcé à la radio nationale quelques instants avant sa mort, lors d’une soirée intitulée Chili : 1973-2013, un voyage en septembre, le samedi 28 septembre 2013 à 20h30, au Petit Théâtre, 4 rue Pierre Duclot à Grenoble, soirée au cours de laquelle on entendra en outre La Maison Bleue du Chili de Fernand Garnier, texte dit par Romano Garnier, des Bandos d’Efraín Barquero, des poèmes d’Arinda Ojeda Aravena…

* Nous sommes tous chiliens, aussi.

Le plaisir d’un monde de services et de saveur ouvert de 8h à 22h

25/08/2013 Aucun commentaire

Cet été j’ai fait du tourisme. Voyager est tellement enrichissant ! Rencontrer d’autres gens, contempler d’autres horizons, embrasser d’autres paysages, découvrir d’autres manières de vivre… Toutefois, certains lieux explorés ressemblaient pas mal à chez moi, finalement.

Aventures dans le monde de la grande distribution internationale : aujourd’hui, Rivière-des-Prairies (Montréal, Québec). Contribution possible à une série sur les « films de supermarché ».

Qui est le vrai ambassadeur ?

01/08/2013 3 commentaires

All I do is play the blues and meet the people face-to-face
I’ll explain and make it plain, I represent the human race
In my humble way I’m the USA
That’s what I stand for, I’m the real ambassador !

Et ainsi les idées s’associent (III).

* Je suis dans l’avion. Je lis dans le dernier numéro de Sofilm une interview de John Landis, très vive et dénuée de toute langue de bois promotionnelle, puisque Landis n’a pas sorti de film depuis des années et ne semble pas pressé de se remettre à l’ouvrage. Il cite Mark Twain : « En Europe, ce qui caractérise un artiste, c’est sa plus grande œuvre. En Amérique, c’est la plus récente. » Ensuite il se cite lui-même : « Mes amis européens ne comprennent pas ce qu’est l’Amérique. L’Amérique est un endroit fabriqué par des immigrants, ce qui veut dire qu’on a le meilleur et le pire du monde entier. Le problème, c’est que les Américains se pensent les meilleurs, et que le reste du monde pense qu’on est les pires. Alors qu’on est comme tout le monde. » Ah, bon.

* Papiers, New York, vitrines, you see what I mean ? Pompiers, trop tard, Madison Square, struggle for life et business show, salaud ! Lis ton journal, crise mondiale partout partout ! Je rêve tout éveillé à Paris New York, New York Paris comme si vous y étiez, comme si tu y es !

* Je retrouve dans mes archives l’incipit du film Poussières d’Amérique d’Arnaud des Pallières, entièrement composé d’images d’autres films : « L’Amérique, je n’y suis jamais allé. Aller pour de vrai en Amérique ne serait ni l’aventure ni la découverte mais l’occasion de vérifier à quel point ce que j’y vois est proche de ce que j’en sais déjà. Au fond, que l’Amérique soit un pays, rien n’est moins sûr…« 

* Je suis à New York pour de bon. T’imagines ? Le vrai moi dans le vrai New York, c’est dingue, la ville debout comme dit Ferdine, la ville par excellence, que j’ai tant vue au cinéma et tant rêvée, ce qui revient au même. New York capitale de la liberté et de la physiocratie, et un peu de la planète terre, de même que Paris était celle du XIXe siècle d’après Walter Benjamin, puisqu’on la reconnaît quand on la voit pour la première fois. On a beau raviver à chaque coin de rue un souvenir de film ou de livre ou de série (Dream on, du précité John Landis) ou de musique, ou de comics (dès l’âge de 7 ans, je savais ce qu’était New York : le terrain de jeu des super héros et notamment de mon préféré, Spiderman – puis, quelques années plus tard, quand je m’intéressais davantage aux auteurs qu’aux personnages, je reconnaissais en New York la matrice, à la fois écosystème et cosa mentale, de  l’œuvre de Will Eisner), l’émotion n’en est pas estompée, le coeur s’emballe pour de bon quand approche la skyline.

* Je visite la bibliothèque municipale, comme je fais systématiquement partout dans le monde. Et ça ne manque pas : celle de New York, je la reconnais instantanément, avec son escalier et ses deux grands lions, je l’ai déjà visitée dans Ghostbusters, dans Diamants sur canapé, j’ai sais ce qu’il en restera dans Les évadés de la planète des singes.

* Je traverse à pied le pont de Brooklyn, puis Broadway. Je croise un nombre ahurissant de t-shirts geeks, des Superman et des Batman en veux-tu. Moi-même, aussi pétri de culture US que le premier venu, j’arbore ce jour-là un t-shirt reproduisant la pochette de A love supreme de John Coltrane. Déambulant, j’ai les yeux forcément tirés vers le haut, mais une voix me rappelle vers le trottoir : « John Coltrane sucks ! » (John Coltrane c’est nase !) Je baisse la tête vers la source de l’agression verbale. Un jeune homme en tailleur fait la manche en insultant tous les passants, outrageant leurs signes extérieurs (T’as failli me marcher dessus, pas la peine d’avoir des lunettes ! T’as vraiment une casquette de merde !) ou, en l’absence de traits saillants, leur adressant des doigts d’honneur. Il tient à la main un carton où est écrit au feutre « Fuck you ! Pay me ! I need your money to buy my drugs ! » Le concept est original (et l’originalité est tout) : demander la charité par le cynisme grimaçant plutôt que le pathétique souriant, jouer sur l’humour et le Xième degré plutôt que sur la culpabilisation du touriste par définition plein aux as, au risque de se faire péter la gueule. Peut-être ce briseur d’ambiance est-il un comédien en plein exercice actors’ studio, je n’oublie pas que nous sommes dans Broadway. Je me demande s’il récolte réellement des dollars, je suppose que oui, c’est New York, ici tout peut arriver, quant à moi je ne lui donne rien, mauvais public, je ne suis pas suffisamment acclimaté, c’est ma première journée.

* Un peu plus bas, j’arrive au cul de sac sur la mer, Battery Park, vue sur le monument aux morts de la guerre de 1941-1945, et, au loin, de dos, Lady Liberty. Je mange mon sandwich sur un banc, et j’entends une trompette. Un gars tout seul en train de choruser sur un CD. Pour lui, d’accord, bon public : je me lève et vais dépose un dollar dans son chapeau. Il s’interrompt immédiatement et m’engage la conversation tout sourire : « John Coltrane ? So you play the tenor ? No ? Oh, the trombone ! Where are you from ? Did you bring your horn ? You can jam anywhere, here ! » (Oh no, I’d never dare…) Il s’appelle William Spaulding, je m’assois à côté de lui et on discute un quart d’heure de musique, de New York, de jazz, « Les amateurs de musique dépensent des fortunes pour aller s’ennuyer dans des boîtes chic genre le Blue Note, laisse tomber, va plutôt au Cleopatra’s Needle, tiens je te donne la carte, j’y joue demain soir, tu diras que tu viens de ma part… » J’ai déjà un copain à New York et je trouve ça naturel, ici on engage le bout de gras avec son voisin et on en tire forcément quelque chose, c’est grâce à la musique, mais aussi à la nature de la ville, quelle ville extraordinaire.

* On sort d’une station de métro new yorkaise, un plan à la main et la mine déroutée. Un ou deux autochtones se précipitent déjà, c’est à celui qui saura le plus rapidement nous indiquer notre chemin. Ils sont fiers de partager leur ville, ils sont empressés de rendre service. J’essaie d’imaginer un comportement comparable de la part de Parisiens… Hmm… Non, rien à faire, je n’ai pas assez d’imagination.

* Illumination en comptant les drapeaux stars n stripes dans les rues : différence fondamentale entre les peuples, les Américains sont contents d’être américains / les Français ne sont pas tellement contents d’être français. C’est comme dans un couple, comment aimer l’autre si l’on n’est pas fichu de s’aimer soi-même ?

* Une fois l’illumination passée : bah, idée trop simple pour être vraie.

* J’ai dévoré des yeux et des oreilles l’an passé l’excellente série de David Simon, Treme (ma tête est pleine d’images de La Nouvelle Orléans, désormais), aussi bonne au fond que l’était The Wire (images de Baltimore), mais avec la musique en plus, ce qui fait que, contrairement à The Wire, j’aurais envie de voir à nouveau Treme, comme on se repasse un disque.

* Par suite, j’admire d’autant plus les musiciens du cru et je lis les mémoires du plus célèbre musicien de la Nouvelle Orléans. Good ol’ Satch. Une saga de violence et de musique, mélange que je fais mien ces jours-ci. Les souvenirs d’Armstrong regorgent d’anecdotes (on y apprend p.32 qu’adolescent, il fut interné dans un institut de réinsersion pour jeunes délinquents noirs et que, au sein de cet établissement, il se mit à chanter « dans la classe de Mme Vigne, la professeur de chant ») et révèlent en outre une curieuse obsession pour la purge. Il revient régulièrement sur les laxatifs et les bons conseils que lui administrait conjointement sa maman, Mayann : « Fils, garde toujours tes intestins dégagés, et rien ne pourra te nuire » (…) Je n’ai jamais oublié les paroles de ma mère chaque fois qu’un voisin mourait d’indigestion ou autre problème gastrique : « Il ne chiait pas assez ». La négligence est source de tous les maux. On néglige trop les intestins. » Conseil que je ne manquerai pas de retenir lors de mes voyages.

* En guise de purge pour les oreilles, j’écoute ou réécoute de nombreux albums d’Armstrong, y compris certains dédaignés des connoisseurs, comme celui-ci, The real ambassadors (1962). Atypique, et très bon, débordant de joie, d’invention, de swing, un album bien dégagé des intestins. D’où sort-il ? De la diplomatie explicitement machiavélique de la Guerre froide.

* En ces temps où le concept de puissance douce n’était pas encore au point, les Etats-Unis déploient les grands moyens, pas seulement militaires, pour montrer au reste du monde la valeur de l’American way of life. L‘entertainment en éclaireur. Le « vrai ambassadeur », ce n’est pas tel ni tel, ce n’est même pas sa majesté Louis Armstrong, c’est le divertissement de masse. Séduction planétaire par l’industrie du show business, domination symbolique aussi radicale que la bombe A, les paroles avouent candidement leur valeur de propagande : Remember who you are and what you represent/Jelly Roll and Basie helps us to invent/a weapon that no other nation has/especially the Russians can’t claim jazz
Ecrite et composée par les époux Dave et Iona Brubeck, la comédie musicale The real ambassadors s’inspire des tournées de jazzmen qu’organisait le Département d’Etat des Etats Unis dans le monde entier, dans les années 50 et 60.
L’intrigue se déroule dans le pays fictif africain de Talgalla, qui accueille un Armstrong dans un rôle proche de sa propre vie de musicien : pour la première fois, Armstrong pouvait sur scène exprimer des idées politiques qu’il prônait dans sa vie privée, et condamner le racisme en public. Dave Brubeck raconte qu’il avait écrit les paroles « They say I look like God. Could God be black ? My God ! » (Ils trouvent que je ressemble à Dieu. Dieu serait-il noir ? Mon Dieu !) dans le but de faire rire le public, mais qu’Armstrong fondit en larmes en les chantant…
La portée politique et historique de cet album ne doit pas faire oublier que les mélodies y sont tout bonnement merveilleuses. Armstrong et Brubeck ont embarqué chacun avec ses musiciens de scène. Outre Satchmo, les chants sont assurés par une Carmen MacRae au faîte de ses moyens vocaux, et par le trio Lambert, Hendricks & Ross.

L’œuvre ne fut interprétée qu’une seule fois sur scène, le 23 septembre 1962, lors du festival de Monterey, mais nulle trace n’en subsiste. Reste, heureusement, l’album studio enregistré l’année précédente à New York. La réédition 2012 propose, outre l’intégralité de ces sessions, quelques chansons supplémentaires enregistrées par Brubeck et MacRae à la même époque. On le trouve à trace-de-prix, puisque les CD ne valent plus rien.

* Or là, je me trouve à New York, figurez-vous. Maintenant que je suis dans la place, et même si je pousse quantité de oh! et de ah!, figurez-vous encore un peu, je crois bien que je préfèrerais visiter La Nouvelle Orléans, berceau mythique où naquit cette musique. Non parce que je ne suis jamais content, mais parce qu’il faut toujours garder un peu de frustration pour continuer à désirer.

(suite de la visite de New York ici.)

Contrôler la violence

17/07/2013 Aucun commentaire

La fonction fondamentale de la musique est de montrer que la violence est contrôlable.
Jacques Attali, Bruits

Arrache-pied ! Je viens d’achever l’écriture de mon roman de musique et de violence, Vironsussi. Près d’un an de boulot, discontinu mais nerveux, co-écrit avec Monsieur Olivier Destéphany et illustré par Monsieur Romain Sénéchal. De musique il est question, soit de mise en ordre du bruit. Dialectique règle/chaos. Technique/instinct. Partition/improvisation. Mais tout ça avec un monstre dedans, hein. Pas prise de tête, plutôt dévoration des tripes. Apollon dit-on était à la fois le dieu de la musique et des loups-garous, mais en vrai ça n’est qu’un calembour, « Apollon lycien » ne signifiant pas Apollon des lycanthrophes, mais Apollon de Lycie. Ce qui est sûr c’est qu’il a laissé son nom au Lycée, puisque la dite école fondée par Aristote en 335 av. JC se créa sous le haut patronage du bogosse du belvédère en question. De là dire que les lycéens d’aujourd’hui sont eux-mêmes un peu vaguement loups-garous sur les bords…

Je digresse. Ce n’est pas du tout cela que je voulais dire. Je voulais seulement dire que j’étais très heureux d’avoir achevé l’écriture d’un roman, dans lequel j’ai réussi à glisser le mot frondaison. Et moins heureux parce que maintenant il va falloir trouver un éditeur.

3 francs 6 sous

10/07/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (II).

* Je reçois de mon éditeur le relevé de mes droits d’auteur pour l’année 2012, accompagné du chèque correspondant, d’un montant de 123 euros et 18 centimes. Je connais ainsi, au centime près, ma place économique réelle au sein de la littérature. Il s’agit, depuis le tout premier chèque que je reçus du monde de l’édition, dix ans plus tôt, de mon score annuel le plus bas. L’argent n’est pas tout, il n’est même pratiquement rien ; il n’est qu’un moyen, et en outre un symptôme, une sorte de baromètre. Je conserve le chèque dans mon portefeuille, je ne l’encaisse pas encore. C’est marrant, j’y repense, le tout premier il y a dix ans, j’avais mis beaucoup de temps à l’encaisser aussi.

* Je lis le blog de Corinne Lovera Vitali. Je ris en découvrant son Top 5 des lapsus clavier. La médaille d’or, le number one, le champion du monde du lapsus de la mort qui tue : elle frappe être oubliée pour être publiée. Vanitas vanitatum, omnia vanitas.

* Jean-Pierre Blanpain et moi-même avons eu l’occasion de discuter argent, notamment lorsqu’il nous a fallu boucler ensemble le budget de fabrication de Double Tranchant, opération qui, en gros, revenait à jouer au bilboquet d’une main en terminant un puzzle de l’autre. Essayez, pour voir. J’ai pu, au fil de la conversation, lui exprimer des points de vue tels que celui-ci : il est beaucoup plus facile et, en somme, plus naturel, de se « professionnaliser » et de ne vivre que de son art, pour un illustrateur que pour un écrivain. Pour au moins une raison simple : ceux qui savent dessiner sont rares, leurs talents sont donc recherchés et ils peuvent être « embauchés », presse, illustration etc ; tandis qu’écrire, un peu tout le monde sait faire, en fait. De là, certains complexes d’usurpation et névroses – chacun les siens. On le sait, les rapports entre création et argent sont complexes, et pas toujours sains (cf., à la volette, la dernière chronique de Christophe Sacchettini).

* Jean-Pierre, qui écoute la radio en travaillant, me fait suivre parfois un lien vers une émission qu’il a appréciée. C’est le cas avec celle-ci, à laquelle il supposait que je serais sensible, où un écrivain nommé Denis Bourgeois, que je ne connais pas, évoque notamment ces rapports compliqués entre les écrivains et l’argent. Ma curiosité s’éveille, d’autant que le livre pour lequel ce Bourgeois est invité, Composite, a paru chez Ego Comme X. J’ai un a priori très favorable envers cette maison, chez qui j’ai lu des textes rugueux de Fabienne Swiatly ou de Lionel Tran, et chez qui, surtout, s’est opérée une recherche esthétique et autobiographique de premier plan au sein du médium Bande Dessinée, avec en figure de proue malgré lui ce chef d’oeuvre qu’est le Journal de Fabrice Neaud.

* J’écoute l’émission. Oui, c’est intéressant. Suffisamment intéressant pour que je me procure le livre deux jours plus tard.

* Je lis le livre. Ça va : il me plaît, touffu mais fluide, bizarre et stimulant, radical d’abord par sa forme de bric-à-brac, coq et âne et carpe et lapin mais avant tout Denis Bourgeois, composite idéal pour suivre non une démonstration, mais une écriture – je crois comprendre que c’est le sujet même. Le plus long développement, toutefois, est celui qui me convainc le moins. Il est consacré à L.F. Céline, et résout à bon compte l’impossible équation célinienne, romans ≠ pamphlets, cette fameuse énigme littéraire digne du théorème de Fermat, par des corolaires relevant d’autres logiques, fiction ≠ réel, ou oeuvre ≠ homme. Ces positions, si elles expriment une apologie du réel face à la fiction (Bourgeois raconte dans un autre chapitre comment il s’est désintéressé des romans immédiatement après en avoir publié un), bien en phase avec la politique éditoriale de son éditeur, aboutissent fatalement à des syllogismes, et à cette bravade lancée au lecteur où affleure la mauvaise foi : « Ceux qui admirent Céline voudraient-il avoir eu sa vie ? » (p. 136) Pardon, mais cela n’a guère de sens. Je ne voudrais pas avoir eu la vie, non plus, d’autres auteurs dont j’ai tant aimé la première personne, Montaigne ou Jules Renard, Henry Brulard ou Flaubert, Michel Leiris ou Annie Ernaux, Nelly Arcan ou Fabrice Neaud.

* Mais je m’éloigne du sujet. Qui est tel : l’écrivain, avant tout son travail (l’écriture), mais également ce qui le parasite, son statut, sa carrière, son argent, sa mythologie, son obligation annexe de gagner sa vie. Le livre de Denis Bourgeois est certes très éclairant à cet égard.

« Un auteur ça ne vaut rien. Il suffit de regarder la vie réelle des écrivains. C’est une question économique et pas du tout morale ni juridique. (…) Au final, de tous les acteurs de la chaîne du livre, l’auteur est celui qui aura le moins de chances de vivre de son activité. » (p. 65)
« Dans une société mondialisée, l’individu solitaire peut-il être en position de négocier quoi que ce soit concernant ses conditions de survie ? L’auteur n’est-il pas depuis toujours un auto-entrepreneur ? » (p. 67)
« Pourquoi le métier d’écrivain devrait-il être plus libre, dans notre société moderne, que toute autre forme d’esclavage ? Parce que ce métier a été longtemps l’apanage de ceux qui n’avaient pas besoin de la gagner, leur vie : les hommes de lettres. Et ces gens-là, les Proust, les Gide, les Larbaud, ce qu’ils disaient de l’écriture, ils le disaient en fait de leur mode de vie, leur mode de vie d’héritiers qui n’ont jamais eu à gagner leur vie. Ils vivaient l’écriture comme ils vivaient le reste. Et les pauvres ont pu croire que c’était l’apanage des riches. Les autres triment et souffrent. les riches sont ceux qui sortent du cycle des réincarnations. Leurs ancêtres ont trimé, pour eux. Après, les héritiers dilapident cette richesse accumulée. Tout part en fumée. Ils deviennent écrivains, artistes ou n’importe quoi. Leurs enfants redeviendront pauvres et recommenceront le cycle infernal des réincarnations. » (p. 110)

* Juste un peu plus haut, je témoignais du crédit a priori que j’accordais à un livre au simple bénéfice de son éditeur, Ego comme X. Denis Bourgeois affirme à ce sujet p. 66 : « Les éditeurs sont la seule instance légitimante de la littérature aujourd’hui. Pour qu’un auteur devienne un auteur, il faut qu’il publie à compte d’éditeur, sinon il ne reste qu’un amateur. Ne jamais oublier non plus que Proust, Gide, Moravia et bien d’autres, ont publié leur premier livre à leurs propres frais. Qu’en conclure ? Qu’il faut, sinon, naître riche ? Donc, ce sont les éditeurs qui font les auteurs. Il suffit qu’ils décident de ne plus publier Untel pour qu’Untel retourne à l’oubli. C’est quelque chose qui se produit continuellement. Il suffit d’examiner de plus près la vie des écrivains. Il faudrait réécrire la Lettre sur le commerce des livres de Diderot ».

* Avant de réécrire cette lettre de Diderot, il faudrait déjà la lire. Alors je la lis. Tout a une fin c’est entendu, mais tout a un début et on gagne généralement à remonter à la source. Je découvre dans ce texte une plaidoirie pour une proto-exception culturelle : le livre, objet particulier, réclame un régime particulier. « Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c’est d’appliquer les principes d’une manufacture d’étoffe à l’édition d’un livre ». Diderot est d’autant plus moderne qu’il tempère ce qui pourrait passer pour une anachronique revendication de droits d’auteur, en subordonnant ceux-ci aux droits des éditeurs (qu’il appelle libraires, ce qui pourrait prêter à confusion). L’auteur doit tout à l’éditeur, son suzerain, et c’est avant tout pour ce dernier que Diderot réclame garanties de « privilèges » et protections légales. Nous en sommes là depuis 250 ans. (Ceci sans préjuger des difficultés économiques que les éditeurs rencontrent eux aussi – leurs « privilèges » craquent comme tout craque dans la crise partout-partout.)

* Comme chaque année, je passe mon premier week-end de juillet au champêtre salon du livre de Montfroc, en agréable compagnie. Je tente distraitement d’écouler des stocks de livres sur mon stand, je ne vends rien, ce n’est pas grave, il fait beau. Délaissant quelques instants mon étal, je m’éclipse et me promène dans ce charmant village. Je tombe sur l’alléchante proposition d’un particulier qui offre environ un mètre cube de gravats. Document ci-dessous.

* Je vais encaisser mon chèque de 123 euros et 18 centimes, finalement.