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Transports, en commun

05/09/2014 un commentaire

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Je suis depuis toujours usager des transports en commun, et depuis 27 ans celui de la TAG, société de transports de l’agglomération grenobloise. Pour la première fois, j’ai adressé un petit courrier à cette auguste institution. Ci-dessous la correspondance qui en a découlé.

Chère TAG
Je t’aime beaucoup, je te fréquente quotidiennement, je tiens à te féliciter pour ton nouveau réseau, flambant neuf et indéniablement efficace… mais je suis au regret de te dire que tu m’affliges quand tu m’imposes, heure après heure, jour après jour, l’écoute de France Bleu Isère dans tes bus.
Depuis qu’elle est devenue, par ta faute, obligatoire, je ne supporte plus cette station. Je m’exaspère, trépigne et m’enrage sur mon siège, maudissant jusqu’au feu rouge qui retarde ma libération, quand je subis les enfilades de tubes des années 80 (France Gall, Lio ou même Jean-Pierre Mader), les jeux indigents camouflant des réclames pour des concerts navrants (ou le contraire), les tonitruants spots de pub des deux débiles de la Matmut ou d’autres tout aussi crétins, la bonne humeur forcée (alors Simone quel temps fait-il aujourd’hui à Saint Sulpice des Rivoires ? Il pleut ? C’est formidable !), les résultats sportifs des équipes locales (nationales aussi bien), voire l’horoscope aux heures de pointe (béliers : prenez soin de vos nerfs).
Las ! Tu me fais un peu rire (jaune), avec tes campagnes de pub, affichées dans les arrêts, promouvant le civisme élémentaire qui consiste à être discret dans les transports en commun, ou quand tu lances sur ton site même un sondage abordant ces questions… Car c’est bien toi la plus indiscrète ! La plus envahissante, la plus violeuse d’oreilles, la plus effrontée, la plus délinquante en somme, avec ta maudite France Bleu ! Quel exemple donnes-tu ! L’as-tu remarqué ? Plus tu balances France Bleu, et plus en réaction le brouhaha des voyageurs augmente – comment s’étonner que certains se sentent autorisés à diffuser, depuis leur téléphone portable, leur propre musique, privatisant l’espace sonore commun. Comme toi, ni plus ni moins.
J’ignore quels accords commerciaux tu as signés avec les pontes de la station de radio. Ceux-ci sont sans doute intéressants financièrement pour quelqu’un… Je formule cette hypothèse car je ne peux croire que tu nous infliges la radio par simple sadisme, ou que tu aies pu croire candidement que cette station locale « sympa » créerait du « lien social » consensuel dans les transports en commun… Mais du point de vue des usagers, de certains d’entre eux du moins, il est temps que tu saches que c’est une plaie. Les mieux protégés d’entre nous augmentent simplement le son dans leurs écouteurs, les autres rongent leur frein patiemment. Comme si la vie quotidienne des Français n’était pas assez difficile, avec la crise partout-partout !
Cette situation est également pénible pour tes propres chauffeurs, figure-toi : désormais, quand je monte dans le bus et que, contrairement à mes craintes, j’entends et savoure le silence, je souris, et je félicite toujours, en termes chaleureux, le chauffeur. Or parfois celui-ci me répond : « Ah, vous aussi vous en avez marre de France Bleu ? Imaginez un peu ce qu’on endure, nous c’est toute la journée ! » Plus inquiétant, le chauffeur me fait à l’occasion des confidences : « Normalement, on n’a pas le droit de couper, hein… On ne peut même pas baisser le son. Vous ne me dénoncerez pas, d’accord ? » Mais je dénonce le contraire, précisément !
Sache que, lorsque j’ai le choix, je privilégie un itinéraire où je peux voyager en tram plutôt qu’en bus, sans autre raison que celle-ci : dans le tram, on a la paix. On peut lire, ou réfléchir, bref on peut garder pour soi son « temps de cerveau disponible », si tu vois ce que je veux dire. Je te préviens que si à l’avenir tu décides de diffuser France Bleu jusque dans les rames de tram, sous prétexte d’accords commerciaux reconduits et encore plus juteux, je renoncerai définitivement à ma carte d’abonnement. La mort dans l’âme je reprendrai ma voiture. Mon moteur vrombira dans les rues et je chargerai comme une mule mon empreinte carbone. Tu auras cela sur ta conscience, je te le dis amicalement. Réfléchis bien.
Chère Tag, grosses bises,
Fabrice

Cher Monsieur,
Je vous remercie pour le mail que vous avez adressé à la Sémitag, pour le témoignage de satisfaction, mais surtout pour l’humour et le côté plaisant de vos remarques.
La radio à bord des bus était une demande forte d’une partie de la clientèle, mais nous constatons depuis quelque temps que cela ne répond plus au besoin de tranquillité de nos clients. Nous avions par ailleurs opté pour une radio généraliste qui transmettait également des informations concernant le réseau.
Pour reprendre votre expression, vous serez encore contraint de « rire jaune » pendant quelque semaines, voire quelques mois,  mais j’ai cependant le plaisir de vous informer que la Sémitag a décidé de la retirer progressivement de ses véhicules le temps d’équiper uniquement les postes de conduite.
Je vous remercie de votre confiance et du plaisir que nous avons eu à vous lire.
Cordiales salutations.
Service Relations Clients

Cher Service Relations Clients,
Merci pour cette réponse aimable.
Un aveu : je vous précise que ma menace de renoncer à mon abonnement annuel n’était que du bluff !
En réalité, je l’ai renouvelé, pas plus tard qu’hier, pour l’année 2014-2015.
Donc à bientôt, et cordialement,
Fabrice Vigne

L’affaire du siècle !

01/09/2014 Aucun commentaire

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Amis des bonnes affaires, sinon du Fond du tiroir, cette annonce est pour vous !

La situation économique française est sinistre ? Le nouveau Ministre « socialiste » attitré mille fois plus encore ?  (Que comprend ce gouvernement de « gauche » à la crise partout-partout, pour confier l’économie du pays à un banquier d’affaires millionnaire ?) Casse la tienne ! Le Fond du tiroir en plein redressement productif vous offre sur un plateau rien de moins que l’affaire du siècle. Tout son catalogue (à l’exception notable de la Lettre au Dr Haricot parce qu’on n’a pas de stock, pour celui-ci veuillez vous adresser au pré#carré) à prix désopilant ! Toute son œuvre depuis six ans sacrifiée en lot ! Tout son travail orfévroïde bradé à vil prix. L’offre dure tout le mois de septembre, et, attention, seulement le mois de septembre : 9 livres non à -5% comme le voudrait la loi Lang, non à -10, non à -20… mais à -50%. Moins-cinquante-pour-cent, mesdames et messieurs !

Soit : Voulez-vous effacer/archiver ces messages ? (Prix initial 18€) / L’Échoppe enténébrée (13€) / Le Flux (3€) / ABC Mademoiselle (20€) / J’ai inauguré IKEA (4€) / La Mèche (12€) / Ce qui stimule ma racontouze (8€) / Lonesome George (9€) / Double tranchant (17€). Tout le Caddie à 104 € immolé rituellement, coupé en deux dans le sens de la hauteur, 52 € pour vos beaux yeux.

Et avec ça qu’est-ce que je vous mets ? Sans supplément de prix, en confidence je vous révèle la raison, qui pourtant ne vous regarde pas plus que ça (je vous rappelle que dans l’économie de marché bien comprise après tout c’est chacun pour sa gueule, la fameuse logique gagnant-gagnant qui se substitue aux gagnants pluriel), de cette exorbitante promotion, que notre service marketing a intitulée, au terme d’un brainstorming de 72 heures à Ibiza, le Superultramégapack®.

La raison, elle est double : primo je ferais bien un peu de place dans mon garage, où les cartons de livres s’entassent. Secundo, et principalement, le Fond du tiroir publiera cet hiver son livre le plus compliqué, et donc, a priori, le plus cher à fabriquer (un roman illustré accompagné d’un CD). Or, Le Fond du tiroir n’a à peu près pas un rond en caisse. Mais il a des livres. Fort bien, vendons des livres ! À perte, s’il le faut. Liquidons, ça fera des liquidités.

Ne soyez pas vache, ne laissez pas passer ce train de temps perdu et retrouvé sans grimper à l’arrachée : télécharger le bon de commande sous ce lien, imprimez-le, remplissez-le, envoyez-le au Fond du tiroir. Transférez aussi à tout votre carnet d’adresse de notre part, les amis de nos clients sont nos clients. Merci pour vous, et pour nous. Grâce à votre geste, le Fond du tiroir produira prochainement un livre qui à son tour vous sera proposé très cher, que vous n’achèterez pas à ce prix-là, faut pas déconner, enfin vous verrez bien, vous attendrez quelques années la prochaine opération vide-tiroir.

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Death on the installment plan

22/08/2014 Aucun commentaire

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Dieu dit enfin : « Faisons les êtres humains ; qu’ils soient comme une image de nous, une image vraiment ressemblante ! Qu’ils soient les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et sur la terre, des gros animaux et des petites bêtes qui se meuvent au ras du sol ! »
Dieu créa les êtres humains comme une image de lui-même ;
il les créa homme et femme.
Puis il les bénit en leur disant : « Ayez des enfants, devenez nombreux, peuplez toute la terre et dominez-la ; soyez les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et de tous les animaux qui se meuvent sur la terre. »
Et il ajouta : « Sur toute la surface de la terre, je vous donne les plantes produisant des graines et les arbres qui portent des fruits avec pépins ou noyaux. Leurs graines ou leurs fruits vous serviront de nourriture.
De même, je donne l’herbe verte comme nourriture à tous les animaux terrestres, à tous les oiseaux, à toutes les bêtes qui se meuvent au ras du sol, bref à tout ce qui vit. »
Et cela se réalisa. Dieu constata que tout ce qu’il avait fait était une très bonne chose. Le soir vint, puis le matin ; ce fut la sixième journée.
Génèse, 1, 26-31, Traduction oecuménique de la Bible.

Deus sive natura. « Dieu, autrement dit, la Nature », disait Spinoza.

La Nature par la voix de son masque, Dieu (à moins que ce ne soit le contraire), semblait autrefois adresser une suprême injonction : que l’humanité, enfant chéri enfant gâté, perle de la création divine ainsi que sommet de la chaîne alimentaire, profite et prolifère. Croissez, multipliez, vous avez toute la place. C’est bien simple, la terre lui appartenait. La nature en coupe réglée. Puis, à force, en coupe déréglée.

Chaque année, l’ONG Global Footprint Network « célèbre », si l’on ose dire, l’Earth overshoot day, c’est-à-dire le jour où, dans une année donnée, l’humanité atteint la limite de consommation annuelle des ressources naturelles (eau potable, hydrocarbures, faune, flore…) que la terre est capable de reconstituer. Chaque année de plus en plus tôt, nous franchissons le seuil symbolique au-delà duquel notre espèce, jusqu’au 31 décembre, consomme et consume la terre à crédit. En 2014, ce franchissement a eu lieu mardi dernier, 19 août.

Ce jour-là j’ai ruminé de funestes pensées et comme toujours en ruminant j’ai plané par associations d’idées. Puis j’ai atterri sur une image dont le lien avec  ce qui précède n’est pratiquement pas conscient : Indiana Jones dans un frigo.

J’ai vu à sa sortie Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal (2008). Film délicieux, distrayant, un poil régressif, à consommer sur place : je l’ai aimé, je l’ai oublié, passons à autre chose. Sauf que non, il ne s’est pas intégralement effacé. Une scène spectaculaire et comique, absurdement logique, bizarre, surréaliste au sens premier, m’est restée : Indiana survit à l’apocalypse nucléaire en s’enfermant dans un frigo. Il faut bien, pour insister ainsi qu’elle veuille dire quelque chose.

Notre héros se retrouve en cavale dans une ville paumée du Nevada au milieu du désert. Il cherche secours dans la première maison… Les habitants, aux airs de famille américaine idéale, un papa plus une maman plus un garçon plus une fillette, se révèlent des mannequins de cire, assis et souriant devant la télévision qui diffuse des joyeuses publicités. La télé, elle, au moins, est réelle, elle parle et bouge et chante, fonctionne parfaitement. La ville entière semble opérationnelle, mais toute forme de vie y a été réifiée, jusqu’au chien, statue immobile dans la rue. Le salon est un décor. Les vêtements, y compris suspendus au fil, des costumes.

La gloire d’Hollywood et de Spielberg est de rendre fun des visions terriblement anxiogènes, qui en outre ne demanderaient, en d’autres mains, qu’à devenir brulot politique : n’est-ce pas là une image figée du piège consumériste, de la déréalisation par le confort domestique, du bonheur de pacotille mais obligatoire, de l’American way of life inventé dans ces années 50, modèle qui n’a pas été remplacé depuis lors ?

Cette ville factice, Survival town, n’est pas un fantasme de scénariste. Elle a existé et, comme dans le film, servait à tester grandeur nature l’espérance de survie des hommes et des choses en cas d’explosion nucléaire. Soudain, Indy entend une sirène et comprend que cette maison où seuls les biens de consommation sont authentiques est l’épicentre du point d’impact d’une bombe A suspendue au-dessus de sa tête. Il n’a que quelques secondes pour réagir et sauver sa peau. Cinq, quatre, trois… Il ouvre le frigo, le vide précipitamment de tous ses aliments conditionnés, et s’y enferme à leur place. Boum ! L’apocalypse se déchaîne. Indy survit. La scène n’est pas tout à fait invraisemblable, paraît-il. Mais elle est bien mieux que réaliste : elle est puissante du point de vue imaginaire.

Nous sommes au seuil d’une destruction massive de notre environnement – le seul que nous avons, et que nous gaspillons. Quel recours reste-il ? Nous enfermer dans l’électroménager en attendant la déflagration.

Le climat se réchauffe ? Pas grave, allume la clim.

(Sans le moindre rapport, si ce n’est le cinéma : cette nuit, j’ai rêvé que je racontais une histoire à Louis de Funès. Je le faisais bien rire. Un peu comme un cadeau rendu au père Noël.) 

Teaser

03/08/2014 Aucun commentaire

Superultramégapack3 août 2014. Il y a cent ans jour pour jour, l’Allemagne déclarait la guerre à la France, précipitant nos deux pays dans ce que, depuis, on appelle communément « le XXe siècle ». Aujourd’hui, il fait beau, je me promène Unter den Linden à Berlin. Vive la paix. Vive l’Europe. Bon dimanche. Je me souviens qu’en 1991-92, soit très-exactement-pile à la moitié de mon âge actuel, j’étais militaire dans cette même ville de Berlin. Les Forces Françaises à Berlin, j’étais, moi, troupe d’occupation, sans rire. Dérisoires miettes de guerre froide, déjà anachroniques après la réunification allemande en 1990.

Je poursuis ma promenade en 2014. Au bout de la rue, devant la Porte de Brandebourg, j’aperçois une manif pro-palestinienne. Je suggère que la Palestine et Israel intègrent le plus rapidement possible l’Union Européenne, afin que nous puissions une bonne fois déclarer ouvert le XXIe.

Et comme l’Union Européenne c’est aussi l’ultra-libéralisme décomplexé, je glisse une publicité à peine subliminale : attention mesdames et messieurs, bientôt, ici, le Superultramégapack® du Fond du Tiroir. Si vous le loupez, vous le regretterez la moitié de votre vie. Toute la moitié.

Vivent les vivants !

02/08/2014 2 commentaires

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C’est quoi, le contraire de « nécrologie » ? Logiquement ce serait « biologie », mais bon, la logique…

Je constate avec un léger embarras que, lorsque je rédige ici le panégyrique d’une personne, c’est souvent à l’occasion de sa nécrologie. Comme si les morts seuls méritaient enthousiasme et gratitude. Or il nous faut dire du bien des vivants, parce qu’eux aussi parfois sont des braves types. Les sains exercices d’admiration, comme les appelait Cioran, devraient porter d’abord sur les êtres qui marchent encore sur la terre, ne serait-ce que pour mêler à l’éloge l’espoir de les croiser de nouveau.

J’ai eu le privilège de passer une semaine dans la compagnie d’un homme exceptionnel. Michel Hindenoch est conteur. Une mine d’or sous des dehors pépères. Moitié grand sachem et moitié Charlemagne, moitié Minotaure et moitié renard, moitié Don Quichotte et moitié Popeye, moitié sage et moitié lutin. Déjà huit moitiés, je sais, pourtant il en manque pour faire le tour du sujet, l’homme est habité.

Excellent conteur, Michel est aussi excellent pédagogue : l’art et la manière – or c’est comme chez les musiciens, l’un n’implique pas automatiquement l’autre. Face à ses apprentis, il se montre à la fois très bienveillant et très exigeant, attitude idéale pour autoriser le progrès du novice. On raconte devant lui, on est intimidé mais on surmonte, on se lance. Quand l’histoire est achevée, Michel ferme les yeux, se tripote la barbe, se masse le visage comme pour des ablutions rituelles, puis finit par rendre son verdict : « Oui. C’est bien. Ça marche, ça fonctionne, ça roule. Mais !… Tu peux gagner ici. Et puis aussi ici, ici, ici. Et un peu là.  » Ah, okay. Je vois. Merci.

C’est parce que j’essaye de conter que je suis allé quérir son enseignement. J’aime les contes depuis fort longtemps. J’en glisse dans mes textes ici et là, j’en ai enchâssé dans certaines nouvelles, mais cela restait de la littérature déguisée en parole orale, pas encore la véritable énergie du conte. Certes c’est avant tout la littérature que j’aime, naturellement, tissé de livres je suis von Kopf bis Fuss. Mais certains jours la littérature me bassine, notamment à cause de l’ego des écrivains (du mien en premier lieu, sans aucun doute : oh comme mon ego m’emmerde)… Or ces jours-là, les contes, les mythes, les grands récits imaginaires, épiques, comiques, onirique, religieux, etc., anonymes ou collectifs, immémoriaux, m’apparaissent recéler la profondeur et les richesses et toutes les vertus de la littérature, sans en avoir la pesanteur ni la vanité.

L’un des enseignements de Michel : « Ce qui peut interférer dans le relation entre l’histoire et le public, c’est la relation entre le conteur et le public » . L’histoire doit primer, nous sommes à Son service. De là découlent des conseils tels que celui-ci, radicalement contraire à la doxa ou aux réflexes des débutants : éviter de regarder le public dans les yeux. Très important, le regard du conteur, puisque de sa parole doit naître une vision. Ce qu’il ne doit jamais perdre des yeux, de son regard non-prédateur (contrairement à notre vision réflexe, aiguisée par les relations sociales ordinaires), c’est l’histoire, pas l’audience. Michel quant à lui aime raconter comme il aime chanter : les yeux fermés. Après tout Homère était aveugle, disent certains. Certains autres disent même qu’il n’existait pas, ce qui est une façon de résoudre la question de l’ego. On peut néanmoins lire Homère, et on peut lire Michel Hindenoch.

J’aimerais maîtriser l’art de donner une histoire en public sans un texte-béquille préalablement écrit entre les mains, ni su par cœur, et je m’y essaye avec humilité, comme (exemple pris totalement au hasard) un tromboniste qui tenterait d’apprendre à jouer de la contrebasse : je constate que les deux disciplines sont radicalement différentes, rien à voir ; mais certaines choses nouvelles rappellent certaines choses anciennes, d’autres voies pour des mêmes voix.

Le conte, c’est de de la matière vivante. Offerte par un vivant aux vivants, et CQFD.

Je remonte mon groupe

09/07/2014 4 commentaires

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Le portrait ci-dessus, signé Denis Rouvre, me fait peur. Tout porte à croire que la personne représentée est Fabrice Vigne. Disons que je le sais. Je ne le sens pas. Je me reconnais à peine. Mais qui se reconnaît, qui d’abord se connaît ? L’image n’est pas la réalité, pourtant elle est réelle. Contrairement à ce que prétendent certaines images pour nous égarer, ceci est bien une pipe, ceci est bien une pomme, ceci est bien Fabrice Vigne. La vache.

Forte expérience, passer entre les mains d’un photographe de cette trempe. Quelqu’un soudain vous regarde vraiment, et en sus est capable de montrer comment il vous regarde. J’ai eu la chance de faire partie de l’échantillon de Français dont Denis Rouvre a tiré le portrait en même temps qu’il leur demandait : ça vous fait quoi, ça veut dire quoi pour vous être français, la francitude s’inscrivait sur nos traits et sous le flash, pour un projet intitulé Des Français, Identités et territoires de l’intime. Le projet désormais achevé prend simultanément la forme d’un livre aux éditions Somogy, et d’une exposition visible en ce moment et jusqu’au 21 septembre dans le cadre des Rencontres photographiques d’Arles. L’expo est également déclinée sous la forme d’un film de 35 minutes visible sur le site de Denis Rouvre, au long duquel défilent nos trognes et nos voix.

Les images et les textes y sont saisissants, beaux d’une part, essentiels d’autre part en tant que contribution plurielle et paradoxale au débat le plus moisi de la décennie, celui sur l’identité française. (Le climat social actuel, qui rend possibles divers surgissements de violence identitaire, incite à suspecter qu’un débat sur l’identité n’est pas autre chose qu’une rationalisation du repli identitaire. On sait depuis longtemps, on sait pour rien, on sait sans solution, que identitaire c’est eux, et que l’identité est une panthère féroce et avide de sang.)

Me v’là d’vant vous là, dans mon vieux cuir, mes plis, mes tempes grises. Ne dirait-on pas une rock star sur le retour, rejouant le défi et promouvant l’énième tournée d’adieu de son groupe.

Tiens, puisqu’on parle de Mick Jagger.

Mick Jagger m’a bien fait rire en se prêtant à une promotion à rebours pour la reformation sur scène des Monty Python. Il déclare, pince-sans-rire, « Les Monty Python ? Ils sont encore là ? Oh, non… Qui a envie de payer une fortune pour voir cette bande de vieillards fripés qui ne cherchent qu’à se faire un max de blé et revivre leur jeunesse… D’accord, ils étaient cool dans les années 60, mais là, à rabâcher encore une fois leurs vieux numéros que tout le monde a déjà vus sur Youtube, c’est pas seulement du réchauffé, c’est limite ringard. De toute façon, le meilleur de leur bande est mort il y a des années. » Il enchaîne distraitement en donnant à son assistant la playlist du prochain concert des Stones, Satisfaction, Let’s spend the night together

Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur et l’immense joie de profiter de cette conférence de presse pour vous annoncer que moi aussi je reforme mon groupe pour une tournée d’adieu. Le prochain livre du Fond du tiroir sortira cet hiver, en pleine saison du loup, et pour l’occasion j’ai reconstitué le duo originel du FdT canal historique : le sémillant mais désormais bourdonnant Patrick Villecourt, factotum éternel, compositeur des sept premiers titres figurant au catalogue, a accepté de reprendre du service en compagnie de moi-même-dans-mon-vieux-cuir. Les affaires comme on dit reprennent. On laisse passer l’été et on en recause.

Troyes, énième épilogue

08/07/2014 Aucun commentaire

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20 ans de la résidence d’auteurs-illustrateurs de Troyes. En compagnie d’autres ex-résidents, j’ai effectué un dernier tour de piste à Troyes, en juin dernier, comme annoncé.

Bilan nuancé. Je tente de détailler.

Le pour ?

L’équipe de Lecture et loisirs est toujours aussi prévenante et chaleureuse… Les neuf expositions dont Double Tranchant, réunies pour la première (et peut-être unique) fois avaient fière allure, portées par leurs concepteurs (les auteurs) mais aussi par leurs promoteurs (l’équipe de Tinqueux, Sylvain et Mateja, étaient présents, et pour eux plus encore que pour nous, c’était le bilan de dix années de travail rassemblé en un endroit unique)… Neuf traces singulières passionnantes à explorer, neuf accomplissements, neuf visions éminemment éclectiques, neuf cerveaux en volumes à traverser avec délices… 

Bien sûr j’étais très heureux de revoir ou de rencontrer certains des artistes qui m’ont précédé ou suivi dans cette résidence, fine équipe… Spécialement, je me suis réjoui de retrouver Nicolas Bianco-Levrin, qui m’avait lors de ma propre période troyenne accompagné avec tant d’empressement, même à distance (un bel être humain, Nicolas – sa générosité et son énergie font partie intégrante de son talent, et notre petite collaboration, sa mise en image et en relief magnifiant mon poème, coffret commémoratif destiné à emballer les sérigraphies composées par tous les autres illustrateurs, restera un chouette souvenir)… 

Mais le contre ?

Trois fois hélas, ce n’est pas encore cette fois que je rencontrerai le public troyen. Il n’est pas venu. Nous autres auteurs-illustrateurs étions essentiellement entre nous, déambulant parmi nos expositions comme dans un club privé. Pas dérangés dans les couloirs de l’espace Argence. C’est tout juste si je sais que le Troyen existe, et réciproquement. Je l’avais, au fond, à peine vu lors de mes séjours précédents, et pas davantage durant celui-ci, qui sonnait pourtant comme l’ultime chance. La dernière fois, mon atelier d’écriture avait simplement été annulé faute d’inscrits… Cette fois, c’est ma lecture qui a failli être décommandée faute de la moindre âme curieuse de mon travail (finalement je l’ai faite tout de même cette lecture, pour ainsi dire en privé, rien que pour les yeux de Mateja et pour les murs, et le moment était beau). Quant à mon atelier d’écriture de haïkus, il a bel et bien eu lieu, mais pour deux personnes seulement : Laetitia, venue par amitié (au fait, la composition qui illustre le présent article, c’est elle aussi, merci Laetitia), et un petit gars de neuf ans, qui a joué le jeu jusqu’au bout, avec un à-propos et un talent étonnants – je cite de mémoire, donc fatalement j’écorche, l’un de ses haïkus, qui m’a beaucoup impressionné : Rouge de colère / Les poings serrés dans mes poches / Je ne me bats pas – Oh nom de Dieu tout ce que je suis en train d’écrire me semble une pénible loghorrée comparé à la force et à la fulgurance de ce terrible haïku, il brille dans le lointain, j’ai à peine eu le temps d’expliquer à ce gamin le principe du haïku, cinq/sept/cinq, et l’extérieur et l’intérieur, que déjà il en savait plus que moi – okay, pour lui, j’ai bien fait de faire le voyage).

Mais pour le reste… Quel sens prend, quel sens perd, ce travail déployé dans le désert ? Personne, je le déplore, n’a ouvert un seul de mes livres, comme s’ils n’avaient jamais existé. Certes, parmi ceux-ci, compte celui que j’ai écrit lorsque je logeais ici même, qui exalte justement, par prévention ou prémonition, et contre vents et marées, la beauté du geste jusque dans le vide. Mais je ne me défais pas d’une déception, un peu toujours la même depuis trois ans, celle que j’espérais pourtant laver en 2014 : l’arrière-goût d’un rendez-vous manqué.

Mais le pour à nouveau, curieusement teinté de contre parce que la mélancolie s’emmêle ?

Je n’ai pas manqué d’aller visiter, fébrile, le fameux « Ginkgo », la résidence où j’habitais, où nous habitions. Je n’y avais pas remis les pieds depuis mon départ, le 30 décembre 2011Drôle d’effet : j’ai été saisi aux tripes comme si j’en étais parti hier, quoique « hier » dans une autre vie. Comme si en ce temps-là j’avais recrépi les murs de l’appartement avec une très fine couche, imperceptible, de mon énergie d’alors, de mes recherches, de ma solitude, de mes créations et de mes frustrations, de mon travail, de mes affres, du temps passé sur elles.

In situ, j’ai écouté Hélène Riff faire des lectures, raconter sa propre expérience du Gingko, où son fils à marché pour la première fois et où elle a pu terminer son livre. C’était émouvant. Puis elle a distribué à tout l’auditoire des graines de ginkgo sur lesquelles elle avait, de son trait si fin, dessiné des visages. De retour chez moi, j’ai planté ma graine dans un pot. Depuis, je surveille. Voilà qui offre un épilogue très convenable, de toute façon je n’ai rien de mieux : on prétend que c’est le passé qu’on enterre, mais en fait parfois c’est l’avenir, puis on attend qu’il pousse.

La dernière vie du Posthume

07/07/2014 3 commentaires

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Je l’aime, mon petit Posthume. Je pense parfois que Jean Ier le Posthume roman historique est ce que j’ai écrit de meilleur, parce que c’est un livre à la fois léger et profond, et que légèreté+profondeur=élégance. J’ai donc le coeur un tout petit peu brisé depuis que Magnier, il y a deux ans, a décidé de le laisser mourir d’épuisement. Aujourd’hui, on rencontre ce livre d’occase sur des sites spécialisés, à des prix hallucinants, 15 à 40 euros, n’importe quoi la spéculation, là ce sont mes couilles qui s’en trouvent brisées, un tout petit peu.

Je suis rentré du salon de Montfroc hier soir sous l’orage. Comme d’autres sont droits dans leurs bottes, je suis droit dans Montfroc. J’adore décidément ce salon de cambrousse, dans un village de 80 âmes, tenu à bout de bras par les autochtones (André Bucher & Co), où l’on ne vend quasi-rien mais où l’on est en excellente compagnie. Un grand plaisir de retrouver les habitués (avec une pensée émue pour un absent), et de rencontrer des auteurs nouveaux (là, par exemple, un écrivain nommé Marc Graciano présentait son premier roman, Liberté dans la montagne, vraie découverte, achetée et posée sur ma pile). Au département « Jeunesse », j’ai tant et plus discuté avec le couple Patrice Favaro et Françoise Malaval, qui sont gens formidables, et avec ma voisine de stand, Calouan, extraordinairement douée pour deviner les prénoms des individus rien qu’en les dévisageant, talent de salon (cadeul’dire) qui touche presque au surnaturel. J’en suis dépourvu. Je n’ai même pas deviné le sien, il a fallu qu’elle me le révèle.

Or il se trouve que le libraire en charge de ce salon est, pour la dernière année peut-être étant donnée la crise partout-partout mais surtout ici, l’extravagant Bleuet, sous l’égide de l’étrange monsieur Gattefossé. Le Bleuet, victime de ses ambitions, vit peut-être ses derniers mois, du moins sous cette forme, et c’est triste comme une utopie qui percute la réalité et ne s’en relève pas. Mais ! Mais ! Mais ! Une bonne nouvelle cependant, vue de ma lucarne. Le Bleuet, qui périt justement sous le poids de ses stocks pharaoniques, est sans doute la dernière librairie de France qui dispose de Jean Ier le Posthume (il lui en reste 5 ou 6 exemplaires, je crois). Vous cherchez à vous procurer ce livre désormais rarissime ? Evitez les escrocs, commandez-le à son prix d’origine, en ligne sur le site du Bleuet.

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Hugo, enculé

19/06/2014 6 commentaires

LA-CITE-ROSE

Comme le football m’indiffère absolument (je ne le déteste même pas), je retiens deux informations dans l’actualité du jour.

1) Un jeune Rom de 17 ans a été lynché et retrouvé en pulpe dans un Caddie, dans « la cité des Poètes », un quartier de Pierrefitte-sur Seine (93).

Quartier également connu sous le nom de Cité rose et décor d’un film portant ce titre, et dont l’affiche montrant des enfants dans un Caddie prend aujourd’hui des connotations sinistres. Les images m’en sont bizarrement familières (j’ai habité autrefois à Saint-Martin-d’Hères un quartier dessiné par le même architecte, Jean Renaudie). La Cité des Poètes est le cadre occasionnel, non de joutes de poésie, mais de violences, de trafics, de la misère qui gagne, d’agressions de pauvres par d’autres pauvres. À nouveau la presse déborde d’articles sur les violences dans les cités.

2) À l’épreuve de français du baccalauréat est tombé hier un poème extrait des Contemplations de Victor Hugo, « Crépuscule ». Dans les heures qui ont suivi, Hugo s’est retrouvé couvert d’un tombereau d’ordures numériques. Les lycéens se sont défoulés dès la sortie de la salle d’examen en l’insultant copieusement post-mortem sur Twitter.

Florilège :

Crépuscule de merde, Victor Hugo, tu fais chié à écrire des poèmes comme sa ! avec ta nature, ta vie et ta mort à deux balles !

Victor Hugo a cause de toi j’ai foirer mon bac la prochaine fois t’eviteras de faire discuter un brin d’herbe et une tombe cimer

Victor Hugo tu pu vraiment enfoiré , avec ton crépuscule du cul là !

Torches toi avec ton brin d’herbe fdp de Victor Hugo

J’avoue Victor Hugo il est pas tout seul dans sa tête. Genre le mec il compare l’amour a un tombeau

Faus areter les Gars Victor Hugo c un gro tarba, il étai just fashion avant. Mnt ta gueeule FDP

C’est vrai, il n’est pas clair du tout ce Victor Hugo. En plus, il est complètement dépassé.

Victor hugo c un batard il peut pas parler normalement cmme les autre que i parle en message codé

Je l’aimais déjà pas lui, alors maintenant je le déteste

Wallah il est fou il parle d’amour de mort et de nature en mm temp fou lui

Nike ta mère Victor Hugo et Nike la mère à tes de potes aussi pd

Victor Hugo si j’te croise dans la rue t’es mort

Mon rêve est de cracher sur la moustache a V.Hugo

Ce soir je brûle un victor Hugo sur la place de la mairie j’ai plus rien a perdre

Victor Hugo enfoiré avec ton brun d’herbe ! Au lieu de nous le donner en sujet t’aurais pu le fumer merde

Victor Hugo ta vie ta mort et ton amour tu te le fou ou je pense tu m’as gonflé pendant 4 heures

Je te maudis victor hugo, toi ta famille ta fille, Leopoldine cette grosse pute CREVEZ

Victor Hugo vient de devenir en une journée moins populaire que François Hollande.

Je récapitule les deux informations. Les gros titres. D’un côté, Les Poètes : portrait d’une cité à la dérive ; de l’autre, Victor Hugo menacé de mort sur Twitter. Je connecte les deux. Je comprends. Crèvent les poètes ET ceux qui les habitent. C’est facile, finalement, décrypter l’actualité. On devrait l’enseigner au lycée.

Bon, cessez-le feu. Calmez-vous, les jeunes. Si Les Contemplations vous sont hermétiques, lisez plutôt Les Misèrables (tome III livre 6 chapitre IV):

Marius pensait en ce moment-là que le Manuel du Baccalauréat était un livre stupide et qu’il fallait qu’il eût été rédigé par de rares crétins pour qu’on y analysât comme chef-d’œuvre de l’esprit humain trois tragédies de Racine et seulement une comédie de Molière. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. Tout en approchant du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeux se fixaient sur la jeune fille. Il lui semblait qu’elle emplissait toute l’extrémité de l’allée d’une vague lueur bleue.

Ou ceci. Ou cela.

[Bonus : Rimbaud, Baudelaire, Hugo, alias Filochard, Ribouldingue et Croquignol, enfresqués sur les murs de la cité des Pierreuses, Chanteloup-Les-Vignes (78). ‘L’immeuble comportant le portrait de Victor Hugo a été détruit en 2005 lors d’une phase de l’opération de rénovation urbaine.‘]

Le plaisir dans la joie (ou réciproquement)

11/06/2014 Aucun commentaire

L’autre jour, d’ailleurs c’était l’autre nuit, je discutais avec une jeune fille, debout dans une cuisine. Elle détaillait, pièce à conviction en main, les bienfaits de sa tablette. Grande lectrice, de l’ongle de son pouce elle me faisait miroiter la quantité astronomique de romans qu’elle détenait au creux d’un si minuscule bidule, ça j’ai lu ça j’ai lu ça j’ai lu, ça j’ai pas encore lu, et attention pas des minces volumes, des pavés comac, l’épaisseur disparaît dans l’écran digital. J’en étais heureux pour elle, mais lui objectais que pour ma part j’aimais l’objet livre. Entre autres raisons parce qu’on peut l’offrir.

Ensuite, je lui ai offert un livre : preuve à l’appui, moi aussi.

Joie ! Plaisir ! Je me souviens des tirettes à un franc de la fête foraine de mon enfance, quatorze-juillet, serrez-les-bien-mesdemoiselles, sons et lumières. Je cassais mon billet auprès du marchand de barbapapa, la monnaie en pièces de un, et je claquais tout dans les distributeurs en plastique et fer blanc, grisé comme par un jackpot où l’on gagne à tous les coups, Las Vegas en cambrousse, avidement je récupérais les petits cartons colorés contenant une bricole en plastoc, moi ce que j’affectionnais c’était les bestioles, araignées scorpions serpents têtes de morts, cette collection répugnante est ce que j’ai fait de plus gothique de ma vie, j’avais onze ans. N’empêche que sur chaque carton figuraient des mots qui ont eu le temps de se graver dans ma vision du monde : « Plaisir d’offrir, joie de recevoir. »

Je dois à Michel Tournier la distinction sémantique entre « joie » et « plaisir ». Je cite de mémoire (c’est dans son joli petit Miroir des idées) : le plaisir, passif, se fonde sur la consommation, tandis que la joie, active, émane de la création ; l’activité sexuelle serait seule capable de fondre les deux aspects. En conséquence, j’incline aujourd’hui à penser que les cartons se trompaient, et que la proposition contraire eût été préférable, « Joie d’offrir, plaisir de recevoir » mais bon, ça aurait foutu par terre la métrique.

Il se trouve que les trois derniers livres que j’ai lus m’ont été offerts. Et qu’ils étaient bons. Ce qui fait que j’ai apprécié trois gestes en plus en plus de trois textes.

Mingarelli

Un repas en hiver d’Hubert Mingarelli, m’ a été offert par Yann G. Roman bref et magnifique. Je n’aime pas toujours Mingarelli, il est parfois un poil trop sec et statique, trop implicite, pour me fouetter l’émotion. Mais dans celui-ci il est sec et statique et implicite, et dense et bouleversant. Histoire poignante (vraie ou non ? peu importe, romanesque), style parfait. Pas un mot en trop, pas un mot ne manque.

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Jonas le prophète insoumis m’a été offert par l’auteure en personne, Anne Jonas, or rien que ça, Jonas écrit par Jonas offert par Jonas, me réjouit puissance trois. Jonas le medium-malgré-lui, le prophète qui refuse de prophétiser, est une figure biblique universelle, fascinante à bien des égards : pour Anne (outre qu’elle porte le même nom que lui et que depuis l’enfance on lui serine Jonas comme la baleine ?) parce c’est un personnage de conte bizarre et un mystique atypique, pour moi parce que je me suis, au temps de mes études, beaucoup questionné sur les idées de vocation, de déni, de refus, de fatalité… Anne fait de l’histoire de Jonas un thriller haletant, course poursuite entre un type aux abois, anxieux, peu sympathique au fond, et des forces qui le dépassent. Très moderne, en fait.

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Rue des maléfices, par Jacques Yonnet, m’a été offert par Christophe S., à la suite, pour tout dire, d’une sorte de tombola où le hasard attribuait tel livre à telle personne. Merci le hasard en plus de merci Christophe. Livre archi-singulier, le seul signé par son auteur, en 1954, visite de Paris en état second, sous l’occupation. À chaque coin de rue, un conte extraordinaire. Un peu de Prévert, un peu de Lovecraft, et surtout beaucoup de Paname gouaillant et grouillant. Le trait est à peine forcé, la ville est bien sûr extraordinaire.

Sur la même période, j’ai moi aussi offert plein de livres. Oh, la, la, plein-plein, à des gens connus et à d’autres qui mériteraient de l’être. Avec tant de libéralité qu’on se demande comment le Fond du tiroir est viable tellement ses livres sont gratuits (en vrai on ne se le demande pas : il n’est pas viable c’est tout, un autre privilège de l’auto-édition est de régaler qui l’on veut). Le papier circule et c’est bien. Cependant je n’ai rien contre le numérique, puisque j’ai simultanément fait tourner pas mal de liens, comme leur nom l’indique.