Archive

Archives de l'auteur

Macron + 7

29/09/2015 6 commentaires

langfr-1053px-A_with_macron.svg

Parfois, des mots tombent sur nos écrans comme une pluie de météores sur la terre, et la réalité du monde en est ébranlée. La phrase est là, vibre autour de nous, elle ressemble à une phrase, on la répète hagard, on la remâche, elle ne s’en ira plus, elle nous colle aux doigts et aux dents. On sent que le surgissement de cette phrase est un phénomène majeur et irréversible, une borne dans la chronologie, un changement d’ère. Pourtant, elle résiste à l’intelligence : on ne comprend pas ce que cette phrase peut bien signifier. On a beau connaître chacun des mots pris isolément, la phrase persiste à n’avoir aucun sens. Malgré son caractère sibyllin, ou peut-être justement grâce à lui, on en conçoit un effroi presque sacré : cette phrase dit notre temps, et si elle nous échappe, c’est justement que le temps n’est pas à nous, il appartient à ceux qui parlent et qui inventent la novlangue de demain.

Exemple de phrase météore : « Le libéralisme est une valeur de la gauche. » Emmanuel Macron, Ministre de l’économie, dimanche 27 septembre 2015, en conférence de presse.

Cette phrase est inintelligible, du moins en sa surface : sa signification dépasse manifestement tout entendement, peut-être accède-t-elle ainsi à la poésie, au dérèglement de tous les sens. Les mots semblent avoir été sélectionnés au hasard, comme dans un joyeux cadavre exquis surréaliste. Leur agencement de même est sans nul doute aléatoire. Les propositions la valeur est à la gauche du libéralisme ou la gauche est un libéralisme de la valeur seraient ni plus ni moins recevables. On pourrait jeter tant de mots dans un chapeau et piocher, que sais-je, la gastronomie est un pilier du ku-klux-klan, ou la haute-fidélité est une vertu de la philatélie, bon, j’arrête ici, on a compris. On a compris qu’on n’a pas compris.

Heureusement, dès 1961, l’OuLiPo a inventé des techniques permettant de révéler le sens caché des phrases les plus absconses. La méthode dite « s+7 » inventée par Jean Lescure et perfectionnée par Raymond Queneau, donna immédiatement les preuves de son efficacité heuristique par déplacement dans le lexique. Elle consiste tout simplement à remplacer chaque substantif d’une proposition donnée par celui qui, au sein d’un dictionnaire de référence, le suivra sept rangs plus loin. Justement, j’ai sous la main un Petit Larousse illustré datant  de 1940 (curieusement recouvert de chatterton noir), et je choisis d’en faire mon dictionnaire de référence pour procéder à l’expérience sous vos yeux mesdames et messieurs. Comme par magie la phrase impénétrable de Macron devient enfin limpide :

Le libertin est une valkyrie de la gaudriole.

Sacré Manu Macron ! Pas étonnant qu’il se voie président un jour, s’il fréquente les mêmes parties fines pour élite que DSK !

Mais là où la méthode s+7 prend tout son sel, c’est que l’on peut renouveler l’expérience indéfiniment, avec n’importe quel dictionnaire, spécialisé ou non, un nouveau sens apparaitra toujours, fulgurant comme un secret caché depuis la fondation du monde et enfin dévoilé aux mortels. Résultat garanti ! Tenez, je pioche en direct et sans trucage dans mes étagères… Que nous donnerait l’aphorisme macronique dans sa version traduite par le Dictionnaire des symboles (édition Michel Cazenave, LGF, 1996) ? Croyez-le ou non, la nouvelle proposition est presque une paraphrase de la précédente !

Le lion est une vierge du Graal.

L’oracle est décidément propice, les indices s’accumulent quant à l’excellente santé sexuelle de Macron et nous nous en félicitons. Mais il suffit de prendre une autre source de référence pour que Macron parle enfin de politique et d’économie, c’est son job après tout.

La librairie est une vallée de gaude (gaude = herbe bisannuelle, voisine du réséda, appelée aussi herbe jaune, et dont on extrayait une teinture jaune). Source : Petit Larousse illustré, édition 2007, cette fois.

Bon sang, là encore tout se tient ! Macron tente, bien entendu, de nous parler de la crise de la librairie, grave crise à la fois économique, culturelle, spirituelle ! Plus personne n’ouvre de livre dans ce pays, pas même sa collègue Fleur Pellerin (herbe jaune), et Macron déplore que le papier jaunisse sur les tables des libraires ! Que faut-il faire ? Ouvrir les librairies le dimanche, peut-être. Un autre ? Avec plaisir :

La loi de l’offre et de la demande est la vieillesse du genre. Source : Dictionnaire des sciences humaines, dir. Jean-François Dortier, Editions Sciences Humaines, 2004.

On sent bien, là, l’effort de pédagogie pour clarifier la position libérale sur les gender studies. Allez, un petit dernier.

Le licée (= la permission) est une varenne (= terrain inculte fréquenté par le gibier) pour le gavial (=  variété de crocodile de grande taille propres aux fleuves de l’Inde). Source : Dictionnaire des mots rares et précieux, Seghers, 1965.

Histoire naturelle, vie sauvage des prédateurs… Cette fois, le sens est tellement évident que ce truisme ne nécessitera aucune exégèse.

La confusion des sentiments (Lectures pendant l’été indien, 9)

10/09/2015 Aucun commentaire

9782253061434-T

 

Chez nous au boulot, de même que, je le suppose, dans toutes les bibliothèques du monde civilisé ou pas trop, nous ressentons certaine pression, exercée par les élus, par le public, par la concurrence des écrans, par l’air du temps, pour « passer au numérique » dans les plus brefs délais. Moi, le numérique, je ne suis pas contre, mais je m’en méfie un peu.

En 2015 le savoir et l’information sont majoritairement (à la fois dans les ressources et dans les usages) numériques, c’est un fait. Je le sais comme tout le monde puisque je n’ouvre plus un quotidien, je lis lemonde.fr ou libe.fr. Or dans ce même 2015, je renvoie aux supports de presses précités, n’importe quelle édition fera l’affaire, mais pensez à lire les commentaires des internautes pour vous faire une idée plus précise, nous n’avons jamais été, collectivement, socialement, depuis la refondation du pacte social en 1945, autant en proie à l’ignorance, à l’obscurantisme, aux préjugés, au repli sur soi, à la bêtise, à la haine, à l’intolérance, à la disparition des références culturelles ou civiques communes.

Résumé : nous vivons une époque où sombre l’humanisme et où triomphe le numérique.

Je ne prétends pas qu’il y a rapport de cause à effet, ce n’est peut-être qu’une coïncidence historique… Mais, si le numérique n’est pas responsable du naufrage qui advient sous nos yeux, il est en tout cas impuissant à l’empêcher, et je suis circonspect quand je vois toute la pyramide politique (je veux dire : depuis la Mairie qui m’emploie jusqu’au Ministère de l’Education nationale, et jusqu’au décourageant Hollande dont le principal coup d’éclat en tant que président du conseil général de Corrèze de 2008 à 2012 fut d’imposer aux collégiens le « cartable numérique »), quand je vois tous ces beaux sires s’exciter le ciboulot sur le mot magique « numérique » affublé de divers éléments de langage, comme s’ils tenaient dans leur tablette l’alpha et l’oméga non seulement du progrès technique, de l’innovation permanente, mais la garantie d’un contrat social 2.0. Car le numérique est une idéologie, aussi (de qui cette idéologie est-elle complice ?) et c’est elle qui me laisse perplexe. La célébration du contenant et l’abstraction du contenu.

C’est dans ce contexte que notre établissement commence à « prêter des livres numériques » (rien que ce bout de phrase me semble louche) et que nous subissons subséquemment ces jours-ci une formation si incontournable qu’elle en est désarmante, prêchant les bienfaits des tablettes et liseuses en bibliothèque.

Fortuitement, tout ce que j’en ai retenu, c’est du Zweig : j’avais pour quelques minutes une liseuse en échantillon entre les mains, et j’ai fouillé du bout du pouce pour voir ce qu’il y aurait à lire dedans. Je m’attendais, ricanant sans bruit, à trouver du Musso, du Lévy, du Pancol, les best-sellers étant fatalement les mêmes dans le monde réel et dans l’autre… Mais j’ai repéré au fond des bits un roman de Stefan Zweig que je ne connaissais pas, La confusion des sentiments. Et là, en pleine formation, j’ai commencé à le lire, une phrase entraîne la suivante, une page, deux trois, ça ne se compte même plus comme ça, je me suis un peu coupé du monde comme on fait quand on lit, je me suis régalé. C’est génial, Zweig. Quelle subtilité, quelle élégance et quel effroi sous les beaux vêtements viennois. Il faut lire Zweig quel que soit le moyen, sur papier ou sur écran, voilà tout ce que j’aurai compris de cette journée de formation, le contenu a triomphé du contenant. J’ai ainsi terminé, un peu plus tard, ma lecture dans un bon vieux livre de poche dont la batterie n’aurait jamais besoin d’être rechargée.

Abandonnant sa posture courbée de guetteur, il s’élança dans un discours comme dans un flot torrentiel. L’improvisation l’emporta : je commençai à comprendre que, d’un tempérament froid lorsqu’il était seul, il lui manquait, dans un cours didactique ou dans la solitude de son cabinet, cette matière enflammée qui, ici, dans notre groupe compact d’étudiants fascinés et haletants, faisait exploser la carapace recouvrant son être véritable ; il avait besoin (oh, que je le sentais !) de notre enthousiasme pour en avoir lui-même, de notre intérêt pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse pour ses élans de jeunesse.

C’est beau, non ? Ça vibre. On croit, dans la première partie du livre, que le sujet principal sera la jeunesse et ce qu’on y a laissé, ou alors l’exaltation si particulière de la formation intellectuelle, ou bien le culte de la beauté, ou les moeurs universitaires, les années d’apprentissage, la transmission du flambeau, l’enthousiasme ‘dieu en nous‘, la confrontation de l’élève à son maître… et tout cela ferait déjà un roman poignant.

Mais non. Le vrai sujet, plutôt le tabou, de ce bref roman n’est révélé que dans ses dernières pages, et j’espère ne spoïler personne en l’indiquant ici (vous êtes censé l’avoir déjà lu quand vous étiez jeune !tant pis pour vous si comme moi vous loupâtes le coche en temps utile) : l’homosexualité. Le mot n’est jamais prononcé. Tandis qu’amour, régulièrement. Ainsi que des périphrases douloureuses du genre inclination contraire, penchant pervers

Les mille délicatesses qu’emploie Zweig pour circonscrire la honte dans le placard et le trouble sexuel sont-elles sophistications d’un autre temps ? Est-ce ringard ? Suranné ? Est-ce vieux jeu, s’émouvoir comme je le fais des phrases écrites en 1927, se laisser subjuguer par les tourments d’une homosexualité impossible à assumer ? Vivons-nous dans un monde si différent, si tolérant, où l’on assume, où l’homosexualité n’est plus un problème, où les jeunes gens et les jeunes filles qui se découvrent homos n’auraient plus besoin qu’on leur tende, conditionnée en volume ou en tablette, une fiction en forme de miroir bienveillant, vivons-nous dans un monde où l’homosexualité ne serait plus considérée comme un crime ou un péché ou une maladie mentale, ou les trois à la fois et une abomination en plus, à punir de mort ? 

Ben… Non. Et non.

Paréidolie (ou : Mes aventures audiovisuelles)

09/09/2015 Aucun commentaire

villa-arpel

Traquer la figure humaine partout-partout : définition possible de la paréidolie. Un trou dans le mur ? Un outil ? Un panneau de signalisation ? Un légume ? Une tache à la Rorschach ? L’affaire est faite : ici deux yeux et là une bouche, bonjour smiley. L’australopithèque déjà cherchait son double dans les cailloux, témoin le galet de Makaspangat. Cette chasse à l’interlocuteur qui brisera notre solitude est plus forte que nous. La nature s’offre dans son infinie diversité mais illico c’est un selfie que nous identifions dans les nuages, dans un légume, sur les tâches d’humidité, sur le sable dévoilé par la vague, sur les nœuds du bois, sur les traces de pneu, sur la radio des poumons, jusque sur la planète Mars (ou sur une sonde qu’on lui envoie, visage sur le visage), ou pourquoi pas en pleine face des gens, j’écris ton nom, être humain.

Les plus atteints, les plus anxieux de rencontres, ou les plus avides de merveilleux iront jusqu’à reconnaître formellement Jésus sur une barre chocolatée ou sur un suaire, la Sainte Vierge sur un croque-monsieur, voire Mahomet dans une caricature (mais ça c’est interdit).

Circonscrire l’humain, de préférence sans l’enfermer. Qu’est-ce que l’humain ? Réponse objective : un animal. Réponse intuitive : c’est moi. Si le mètre étalon de l’espèce humaine est chacun de nous, c’est en miroir que l’on transforme le moindre paysage, c’est en se cherchant soi-même que l’on examine un mur ou une fleur, l’histoire ou la géographie. Ou que l’on écoute Francis Poulenc.

Je médite ces idées fort lointaines, je les rapproche de moi. Je les écris… Je tâche de m’y reconnaître. Les mots aussi recèlent des visages.

Et puis un jour je me frotte à l’audiovisuel, et ma propre figure devient une image, une d’aujourd’hui, faite pour être vue sur écran. Expérience étrange et banale, plus ou moins excitante et frustrante. Je ne suis pas très à l’aise, je le crains.

Tiens, tel jour par exemple, je participais à un salon du livre imaginaire, et j’en profitais pour donner avec Olivier Destéphany un extrait en duo de Vironsussi. Une équipe de France 3 Rhône-Alpes filmait, et en a tiré un petit sujet qu’on peut voir en cliquant ici. La journaliste est restée sur le salon plusieurs heures, elle m’a longuement interviouvé. Hélas, elle n’a quasiment rien conservé de ce que je lui ai dit, mais c’est la règle du genre. Notamment, j’aimais bien une de ses questions :
« Comment se fait-il que le thème du loup-garou soit indémodable dans la littérature fantastique ?
– C’est parce que l’être humain est un animal. Un animal singulier bien sûr, un animal incontestablement supérieur puisqu’il est le seul capable de faire exploser la planète… mais un animal tout de même, un grand mammifère à sang chaud, avec des instincts, de la violence, de la sauvagerie. Le mythe du loup-garou est très pratique pour parler de ça, pour assumer notre part animale ou pour la réfuter… »
J’étais drôlement content d’avoir improvisé cette tirade, dommage qu’elle ait disparu dans les archives de la demoiselle. Subsistent, pour le téléspectateur, deux yeux qui roulent et une bouche qui braille et murmure : ma trogne cabotine. Smiley !

Tiens, tel autre jour, bis repetita, j’étais pourtant resté chez moi mais j’avais répondu à domicile à des questions devant une caméra descendue exprès de Paris pour capter mes intentions en littérature jeunesse – c’était pour la série Dans les petits papiers de… commanditée par la Charte des Auteurs Jeunesse dont j’ai l’honneur d’être membre. Pendant l’interview je me suis trouvé si nul que c’en était effarant. Je n’exprimais rien du tout, je bafouillais, je regrettais de n’avoir pas plutôt une feuille et un stylo pour réfléchir à loisir, je me jugeais bien indigne de l’intérêt que me témoignait si gentiment la Charte… Je me suis demandé ce qu’il resterait de tout cela sur l’écran. La réponse est arrivée quelques mois plus tard : sur le fond, quelques fragments d’idées mises bout à bout grâce à un montage bienveillant ; sur la forme : mon visage. Deux yeux une bouche, quelques autres accessoires. Ah, tiens, c’est donc moi ça ? Une figure humaine, c’est déjà bien.

 

Les Temps mauvais (Lectures pendant la canicule, 8)

31/08/2015 Aucun commentaire

gimenez_temps_mauvais-756x1024

Depuis l’avènement de quelques succès fulgurants comme Persepolis, la bande dessinée autobiographique est devenue, sinon une tendance, du moins un secteur éditorial fécond qui produit bon an mal an ses grands livres (L’Arabe du futur de Sattouf) et ses tombereaux de niaiseries (les horripilantes chroniques de type girly, auxquelles la dessinatrice Tanxx a taillé un costard fort seyant).

Outre les grands anciens américains (Crumb en tête), l’un des pionniers européens de cette veine est l’Espagnol Carlos Giménez. Dès le milieu des années 70, il entame, en parallèle de ses nombreuses fictions (il est prolifique), son monumental cycle autobiographique avec Paracuellos, où il raconte son enfance, de 6 à 14 ans, sous Franco, dans les orphelinats de l’assistance publique phalangiste. La schlague des franquistes et le fouet de l’Église, les privations et les tortures, le sadisme des adultes et la violence des enfants entre eux… Paracuellos était noir, oppressant, triste à pleurer. Je me souviens que nous découvrions cette enfance cruelle par tranches de quatre pages dans Fluide glacial qui juraient avec le reste du magazine d’Umour, quatre pages de pathos à l’estomac, comme glissées par effraction entre les Bidochon et Carmen Cru, entre les gros nez d’Edika et les merveilleuses absurdités de Goossens. L’onde de choc de Parcuellos a engendré des effets immédiats (Binet s’est décidé à raconter sa propre enfance dans ce qui restera son livre le plus personnel, L’Institution) mais aussi à longue échéance puisque son aura sert toujours de modèle (L’Arabe du futur, déjà cité).

Suivront deux autres fresques, elles aussi en 5 ou 6 tomes : Barrio (récits de son adolescence) puis Les professionnels (chroniques de sa vie de jeune dessinateur de bandes dessinées), formant avec Paracuellos une sorte de trilogie sur le modèle L’enfant/Le bachelier/L’insurgé, où l’histoire d’un individu est le vecteur privilégié pour raconter l’Histoire (avec sa grande hache) d’un pays. Enfance, adolescence et âge adulte deviennent trois temps de l’histoire espagnole au XXe siècle, du verrouillage de la dicature au déverrouillage de la movida.

Près de 40 ans plus tard, Giménez boucle ce panorama avec Les temps mauvais, Madrid 1936-1939 (Malos Tiempos), pavé de 240 pages (paru en 4 tomes en version originale) dans lequel il revient aux sources du mal : la Guerre civile. Pour la première fois, sa propre personne et ses souvenirs sont absents du tableau, puisqu’il est né en 1941, et tous les récits y ont été exclusivement recueillis de la bouche de tierces personnes. En somme, une autobio d’avant la naissance de l’auteur : variante recevable du travail autobiographique, quoique tout le contraire de l’égotisme d’une autofiction ordinaire. La question posée est : comment s’est accompli cette catastrophe dont je suis né, que s’est-il passé juste avant moi, qui m’a donné à vivre cette vie ?

Fidèle à sa méthode, Giménez délivre une suite de récits de quelques pages, toujours poignants, à la fois épiques et intimes, politiques et viscéraux, où des personnages, qui ont été des personnes réelles, tentent de survivre : le temps qu’on s’attache à elles, elles tuent ou sont tuées. Ce contexte si particulier de la guerre civile, sans jamais absoudre les franquistes de leurs responsabilités initiales, est présenté comme un suicide collectif : « Quelle horreur Marcelino, quelle horreur ! Tous ces morts ! On s’entretue, on est des animaux, on est devenus fous ! Et les deux camps se vantent de tuer plus d’ennemis que les autres… »

On ne croisera ni Franco, ni Hemingway, ni aucun personnage retenu par les dictionnaires. Les « héros » de ce livre ne sont pas ceux qui font la guerre mais ceux qui la subissent. Les anecdotes triviales (ravitaillement, liens de famille, rivalités, humiliations de classe…) accèdent à l’universel en devenant des questions de vie et de mort. Les saynètes se succèdent, mais qu’on ne s’y trompe pas, elles sont liées comme les mailles d’une tapisserie, un personnage entrevu à un autre bout du livre peut surgir à nouveau pour se venger, ajoutant au charnier une autre puanteur, celui de la vendetta campagnarde, à la Garcia Lorca.

Comme pour parachever le grand œuvre entamé par Paracuellos, les enfants sont présents presque dans chaque histoire. Ils essaient de comprendre pourquoi l’oncle est mort, pourquoi le voisin est en fuite, pourquoi on a mangé le chat, et dans les décombres ils jouent eux aussi à la guerre, parce que les enfants jouent, même pendant la guerre. Le trait de Giménez, même s’il a pris quelque chose d’un peu routinier (notamment dans les visages, sur lesquels on reconnaît au premier coup d’œil ses types et ses tics), excelle à rendre le mélodrame organique. La faim le jour, la peur la nuit, c’est dans les corps que ça se passe. L’odeur du sang, de la sueur, des larmes. Rappel : la guerre a été, pour nos parents, nos grands-parents, nos voisins, la vie quotidienne. Elle l’est aujourd’hui pour d’autres, qui fuient leur pays. Combien de migrants espagnols en France, au fait ?

Max (lectures pendant la canicule, 7)

26/07/2015 2 commentaires

41OhsTaQCML._SY344_BO1,204,203,200_

Max, de Sarah Cohen-Scali, encore une variation sur la Seconde (oui, on dit toujours Seconde, jusqu’au jour où on dira Deuxième) Guerre Mondiale. Mais cette fois, c’est de littérature jeunesse que nous parlerons, aussi permettez que je commence par vous digresser la patte.

Sur leurs blogs, les auteurs de livres pour la jeunesse exposent parfois leurs affres, et leurs revendications. Je l’ai fait ici, plus souvent qu’à mon tour.

Souvent, les auteurs jeunesse (« jeunesse » étant devenu un épithète permettant de les distinguer des auteurs tout court) regrettent d’être si peu pris au sérieux – mais il ne s’agit pas (seulement) d’une blessure narcissique : ils déplorent non le mépris ou la négligence endurée personnellement, mais bien le mépris et la négligence dont souffre la littérature jeunesse elle-même, dans les médias, dans les librairies, dans les salons du livre (où l’on déplore fréquemment l’apartheid entre, sic, la Littérature et la Jeunesse). Voire, et c’est le plus grave, ceux qui analysent ce phénomène identifient le mépris et la négligence comme adressés directement à la jeunesse ; par ricochet, à la culture que celle-ci consomme ; en dernière et infinitésimale conséquence, à l’auteur.

J’encourage à lire le récent et éloquent article de Florence Hinckel à ce sujet. Sa conclusion est implacable : Ensuite, nous nous moquerons de l’inculture [des jeunes]. Tout y est très bien dit. Ce qui me fait tiquer, c’est qu’à l’œil nu, les lignes ne bougent pas d’ un millimètre : tout aurait pu être aussi bien dit il y a vingt ans quand j’ai commencé à lire de la littérature jeunesse et, si ça se trouve, tout pourra être aussi bien dit dans vingt ans. Je prends date.

Restent donc essentiellement méconnus : le continent de la littérature jeunesse, son histoire, son patrimoine, son éthique (car il y en a une, voire plusieurs – je ne sais pas si c’est pertinent, mais je pense brusquement à une chanson de Serge Reggiani), ses grandes maisons et ses petites mains, et surtout ses trésors littéraires. Qu’on parle de livres, enfin.

Fin du préambule. Parlons d’un livre. Ou plutôt, pour les besoin de la démonstration, de deux.

Cas d’école : soient deux romans. Le berceau de la honte, de Mano Gentil (Calmann-Lévy). Et Max, de Sarah Cohen-Scali (Gallimard, collection Scripto).

Les deux sont parus quasi en même temps (respectivement, janvier 2013 et juin 2012) ; tous deux abordent de front le même terrible sujet : le Lebensborn, ce programme de production industrielle de bébés aryens, mis en place par Himmler à la fin des années 30, pendant que la Shoah accomplirait l’autre moitié de la grande entreprise de purification de la race ; tous deux sont éprouvants, d’une cruauté, d’une noirceur, d’une violence, à la hauteur de leur sujet ; tous deux sont a priori excellents, remplissant avec brio leur mission : transformer une documentation rigoureuse et précise en aventure palpitante, terrifiante, édifiante ; tous deux mettent en scène des protagonistes forts, qui marquent la mémoire, deux monstres engendrés par une époque monstrueuse, deux rouages brisés sur le rêve morbide des nazis, deux créatures ambiguës, à la fois victimes et complices d’une grande épopée inhumaine qui les dépasse : la trop belle et sensuelle fille de ferme du Berceau de la honte, l’enfant fanatique de Max.

Alors, quelle différence ? J’en vois deux. La première, c’est que le destin respectif de ces deux livres est congénitalement marqué, comme s’ils appartenaient (nous continuons, étonnamment, de parler du même sujet) à deux races distinctes : l’un parut en adulte, l’autre en jeunesse. Or je mets au défi quiconque, en blind test, de deviner lequel. Du moins, jusqu’à ce que l’on se souvienne d’un indice, invisible comme une lettre compromettante posée en évidence sur le bureau d’un voleur : l’un des deux romans a pour héros un enfant.

La seconde, c’est qu’en matière d’audace formelle, d’originalité littéraire, l’un se démarque et coiffe l’autre au poteau. Or c’est Max (pardon et gros bisou, Mano) : contre toute attente, le plus innovant et le plus bizarre des deux est le roman jeunesse.

C’est à n’y rien comprendre et à douter de tout, particulièrement du dogme selon lequel la littérature jeunesse n’a d’autre intérêt que fonctionnel, celui d’apprendre à lire aux têtes blondes (euh… cette expression est presque obscène, ici) afin qu’un beau jour enfin elles se frottent à l’Art, à l’authentique Littérature, exigeante – la pataugeoire avant le bassin olympique pour grandes personnes. Conneries.

Max est un roman exceptionnel, littéralement inouï, dont le narrateur est un jeune aryen fabriqué méthodiquement par le Lebensborn. Or l’histoire commence la veille de sa naissance. Durant les deux premiers chapitres, la voix qui nous parle est celle d’un fœtus, tout à l’exaltation de sa naissance imminente, qu’il essaye de retarder de quelques minutes, jusqu’à minuit pile, afin de naître le 20 avril, jour anniversaire du Führer. L’accouchement lui-même survient, et il est à couper le souffle, raconté à la première personne comme une aventure extraordinaire et héroïque, l’homme nouveau en train d’advenir, il ne manque que les caméras de Leni Riefenstahl pour immortaliser l’instant. Cette scène d’ouverture hallucinante plonge le lecteur dans un état de sidération, et de doute sur le statut de ce qu’il est en train de lire : d’où sort ce bébé qui pense, qui perçoit tout, qui sait tout, mais qui est fou, fou d’orgueil et de racisme, qui est nazi jusqu’à la racine de ses cheveux blonds ? Ce procédé littéraire subvertit l’usage habituel de la narration à la première personne (ficelle d’empathie)… Qu’est-ce qui est ici incarné ? Est-on en présence d’une métaphore, mais en ce cas, de quoi ? Du fanatisme inscrit dans les chairs et les matrices, dans les fœtus, dans la voix de l’air du temps, dans la jeunesse ?

La sidération ne cessera pas avant l’autre bout du livre, la catastrophe finale à Berlin en mai 1945, au bout de cent péripéties. Max est un un roman d’apprentissage, d’un genre qui n’existait pas encore.

Lisez Max. Lisez aussi le Berceau de la honte. Lisez de bons livres, jeunesse ou pas, et quel que soit votre âge. Conseil que je donnais à l’identique il y a vingt ans. Que je redonnerai.

L’esprit des lois (lectures pendant la canicule, 6)

23/07/2015 Aucun commentaire

CVT_De-lEsprit-des-loix-Tome-IV_1649

Je suis Charlie, sans doute, mais je suis également Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu.

Et puisqu’on est là entre nous à parler lectures d’été, autant l’avouer, je suis aussi un peu Almanach Vermot. Chaque été, quand j’étais petit, je relisais chez mes grands parents des Almanachs Vermot jaunis et cornés, vieux déjà de plusieurs décennies, mais qui eussent tout aussi bien convenu pour l’an courant, porteurs d’un humour dont la rancitude n’avait pas d’âge, à base d’immarcescibles blagues d’amants dans le placard, de belles-mères, de misogynie bon-enfant, de défoulements sur les frustrations ordinaires des hommes de rien, de bons mots d’enfants ou de politiciens, d’astuces pratiques, de calembours, de de paires de seins. Le Vermot fête ses 130 ans et recycle depuis sa naissance ces ingrédients de l’esprit français.

Or puisque je suis un soir d’été, je feuillette l’édition 2015 du Vermot, je l’ouvre à la page 99, je m’attends à une blague vaseuse mettant en jeu une paire de seins… Mais je tombe à brûle-pourpoint sur une citation de Montesquieu. « Si, dans l’intérieur d’un État, vous n’entendez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas. »

Voilà qui m’éclaire davantage sur ce qu’est au juste l’équation de l’esprit français : la gaudriole éculée PLUS la citation à brûle-pourpoint de Montesquieu.

Comme le Fond du tiroir se sent, au fond, très français, il se replonge cet été dans L’Esprit des lois de Montesquieu. Et, en tant qu’envoyé spécial en 1748, vous offre sur un plateau cette solide matière à penser :

Livre XXIV : des lois dans le rapport qu’elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses pratiques et en elle-même

Chapitre I : Des religions en général

Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds, ainsi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société; celles qui, quoiqu’elles n’aient pas l’effet de mener les hommes aux félicités de l’autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

Je n’examinerai donc les diverses religions du monde, que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil; soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.

Comme dans cet ouvrage je ne suis point théologien, mais écrivain politique, il pourrait y avoir des choses qui ne seraient entièrement vraies que dans une façon de penser humaine, n’ayant point été considérées dans le rapport avec des vérités plus sublimes.

À l’égard de la vraie religion, il ne faudra que très peu d’équité pour voir que je n’ai jamais prétendu faire céder ses intérêts aux intérêts politiques, mais les unir: or, pour les unir, il faut les connaître.

La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s’aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles, parce qu’elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir.

Chapitre II : Paradoxe de Bayle

Bayle a prétendu prouver qu’il valait mieux être athée qu’idolâtre; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’il est moins dangereux de n’avoir point du tout de religion, que d’en avoir une mauvaise. « J’aimerais mieux, dit-il, que l’on dît de moi que je n’existe pas, que si l’on disait que je suis un méchant homme. » Ce n’est qu’un sophis­me, fondé sur ce qu’il n’est d’aucune utilité au genre humain que l’on croie qu’un certain homme existe, au lieu qu’il est très utile que l’on croie que Dieu est. De l’idée qu’il n’est pas, suit l’idée de notre indépendance; ou, si nous ne pouvons pas avoir cette idée, celle de notre révolte. Dire que la religion n’est pas un motif réprimant, parce qu’elle ne réprime pas toujours, c’est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus. C’est mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu’elle a produits, si l’on ne fait de même celle des biens qu’elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu’ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion, il ne le serait pas que les princes en eussent, et qu’ils blanchissent d’écume le seul frein que ceux qui ne craignent point les lois humaines puissent avoir.

Un prince qui aime la religion, et qui la craint, est un lion qui cède à la main qui le flatte, ou à la voix qui l’apaise: celui qui craint la religion, et qui la hait, est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent: celui qui n’a point du tout de religion, est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu’il déchire et qu’il dévore.

La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme ou qu’un certain peuple n’eût point de religion, que d’abuser de celle qu’il a; mais de savoir quel est le moindre mal, que l’on abuse quelquefois de la religion, ou qu’il n’y en ait point du tout parmi les hommes.

Pour diminuer l’horreur de l’athéisme, on charge trop l’idolâtrie. Il n’est pas vrai que, quand les anciens élevaient des autels à quelque vice, cela signifiât qu’ils aimas­sent ce vice: cela signifiait au contraire qu’ils le haïssaient. Quand les Lacédémoniens érigèrent une chapelle à la Peur, cela ne signifiait pas que cette nation belliqueuse lui demandât de s’emparer dans les combats des cœurs des Lacé­démoniens. Il y avait des divinités à qui on demandait de ne pas inspirer le crime, et d’autres à qui on demandait de le détourner.

Chapitre III : Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane

La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme: c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Évangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se ferait justice, et exercerait ses cruautés.

Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfer­més, moins séparés de leurs sujets, et par conséquent plus hommes; ils sont plus disposés à se faire des lois, et plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout.

Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides, et par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admi­rable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du cli­mat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l’Afri­que les mœurs de l’Europe et ses lois.

Le prince héritier d’Éthiopie jouit d’une principauté, et donne aux autres sujets l’exemple de l’amour et de l’obéissance. Tout près de là, on voit le mahométisme faire renfermer les enfants du roi de Sennar : à sa mort, le Conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et, de l’autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez recon­naître.

C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vain­cus ces grandes choses : la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la reli­gion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même.

On peut dire que les peuples de l’Europe ne sont pas aujourd’hui plus désunis que ne l’étaient dans l’empire romain, devenu despotique et militaire, les peuples et les armées, ou que ne l’étaient les armées entre elles: d’un côté, les armées se faisaient la guerre; et, de l’autre, on leur donnait le pillage des villes et le partage ou la confis­cation des terres.

Chapitre IV : Conséquences du caractère de la religion chrétienne et de celui de la religion mahométane 

Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane, on doit, sans autre examen, embrasser l’une et rejeter l’autre: car il nous est bien plus évident qu’une religion doit adoucir les mœurs des hommes, qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie.

C’est un malheur pour la nature humaine, lorsque la religion est donnée par un conquérant. La religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée.

L’histoire de Sabbacon, un des rois pasteurs, est admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe, et lui ordonna de faire mourir tous les prêtres d’Égypte. Il jugea que les dieux n’avaient plus pour agréable qu’il régnât, puisqu’ils lui ordonnaient des choses si contraires à leur volonté ordinaire; et il se retira en Éthiopie.

Chapitre V : Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, et que la protestante s’accommode mieux d’une république

Lorsqu’une religion naît et se forme dans un État, elle suit ordinairement le plan du gouvernement où elle est établie: car les hommes qui la reçoivent, et ceux qui la font recevoir, n’ont guère d’autres idées de police que celles de l’État dans lequel ils sont nés.

Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la protestante, et ceux du midi gardèrent la catholique.

C’est que les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du midi; et qu’une religion qui n’a point de chef visible, convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un.

Dans les pays mêmes où la religion protestante s’établit, les révolutions se firent sur le plan de l’État politique. Luther ayant pour lui de grands princes, n’aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de prééminence extérieure; et Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités.

Chacune de ces deux religions pouvait se croire la plus parfaite; la calviniste se jugeant plus conforme à ce que Jésus-Christ avait dit, et la luthérienne à ce que les apôtres avaient fait.

Et ça continue ainsi, fluide et lumineux, grand style classique… Je note encore ceci, qui manifestement traite de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui n’adviendrait que 150 ans plus tard :

Chapitre VII : Des lois de perfection dans la religion 

Les lois humaines, faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils: la religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils, et peu de préceptes.

Quand, par exemple, elle donne des règles, non pas pour le bien, mais pour le meilleur; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils et non pas des lois; car la perfection ne regarde pas l’uni­versalité des hommes ni des choses. De plus, si ce sont des lois, il en faudra une infinité d’autres pour faire observer les premières. Le célibat fut un conseil du chris­ti­a­nisme: lorsqu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua, il fatigua la société, pour faire exécuter aux hommes par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil.

Tout le Livre XXIV vaut le coup. Puis, dans le livre XXV, qui poursuit le même sujet, on trouve notamment :

Chapitre IX : De la tolérance en fait de religion

Nous sommes ici politiques, & non pas théologiens : & pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion & l’approuver.

Lorsque les lois d’un état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entr’elles. C’est un principe, que toute religion qui est réprimée, devient elle-même réprimante : car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie.

Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non-seulement qu’elles ne troublent pas l’état, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entr’elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois, en se contentant de ne pas agiter le corps de l’état ; il faut encore qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit.

Sans doute l’intégralité de L’esprit des lois mérite d’être lu aujourd’hui comme hier, mais c’est plus difficile que le Vermot, eh, oh, nous sommes en été, tout de même.

(source : Wikisource)

Face aux ténèbres (lectures pendant la canicule, 5)

18/07/2015 Aucun commentaire

318KW0YGWSL

Se sentir dépressif est un phénomène normal. Normal dans le sens « ordinaire » plutôt que « naturel », puisque la dépression est paraît-il inconnue de certaines sociétés traditionnelles… La « dépression nerveuse » (à l’usage, l’adjectif s’est usé) aurait donc donc été inventée par notre mode de vie, quelque part entre la Révolution Néolithique et la Révolution Industrielle, au même titre que l’eau courante, le plan d’occupation des sols, la bombe atomique, le cinéma, le kit mains-libres, l’accident de la route et le don d’organes, le travail salarié et le chômage de masse, le libre arbitre et le fascisme.

La dépression, comme l’esprit, souffle où elle veut. Elle a des causes lointaines et des déclencheurs immédiats, qu’il convient de ne pas confondre. Elle a de solides raisons et de fragiles traitements. Elle va et vient, et quand elle revient c’est parfois avec un autre masque, un autre nom. En ce moment, le vocabulaire tendance est bipolaire, j’ai pris le temps de comprendre ce que ce mot signifiait, explicitement et implicitement, mais je n’en suis pas venu à bout.

En réalité, pour comprendre la dépression comme pour comprendre tout ce qui porte un nom, pour poser des mots un peu exacts sur les choses, il faut s’en remettre aux écrivains et aux poètes (et c’est ici qu’on place l’inusable sentence d’Albert Camus, « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde »).

Le livre le plus terrible et le plus vrai que j’ai lu sur la dépression n’a pas été écrit par un psychiatre mais par un romancier. Ce n’est cependant pas un roman. C’est Face aux ténèbres, chronique d’une folie, le témoignage de William Styron paru en 1989. Le titre original est Darkness visible, deux mots que Styron, qui s’en remettait aussi aux poètes, avait dénichés dans un poème de John Milton. L’obscurité visible, magistral oxymore qui n’est pas sans rappeler le concept d’Eigengrau.

Styron, surtout connu pour Le Choix de Sophie, raconte ici à la première personne sa descente en son enfer intérieur, étape par étape. Les racines du mal, les signes avant-coureurs, l’aggravation jusqu’à l’incapacité physique et psychique, voire la confusion (le basculement dans son cas a eu lieu à Paris, un jour où on devait lui remettre un prix pour son oeuvre… contretemps ironique et tragique), l’alcool, les cachets, le désespoir, l’impuissance, les insomnies consacrées à planifier son suicide… Tel un voyageur qui met au propre son carnet de route, il déroule tout cela avec précision, méticulosité et, c’est le plus frappant, lucidité. Le malade comprend tout (fût-ce avec un léger différé) de sa maladie. Première leçon : la lucidité ne sert donc à rien. En tout cas pas à éviter de sombrer. C’est en pleine clairvoyance que l’on s’abîme.

Moi, qui me sens dépressif chronique depuis… bah, disons, depuis toujours, j’ai cru reconnaître entre ces lignes certains symptômes. Mais, curieusement, leur lecture m’a fait grand bien. La compassion soulage : pauvre Styron, je n’en suis tout de même pas à son stade… Traverser les mots d’un autre pour les faire siens est une thérapie à part entière, on s’en extirpe un tant soit peu purgé. Le phénomène est d’ailleurs connu depuis des millénaires, et s’appelle catharsis (eh, oui, bien sûr, si à chaque fois qu’un concept grec millénaire nous sauvait la mise, nous reversions un impôt minime à la Grèce, on aurait remboursé leur foutue dette en moins de deux).

J’allais mieux, j’avais quelques mots dans la bouche, aussi je suis allé consulter. Pour la première fois de ma vie, j’ai déclaré à mon généraliste : « Je crois bien que ça ne va pas, là, dans ma tête je veux dire, il faudrait faire quelque chose ». Pour la première fois de ma vie, j’ai eu droit à une ordonnance pour des antidépresseurs, et à une autre pour m’entretenir avec un purgateur professionnel. Je n’ai utilisé ni l’une, ni l’autre. Les cachetons, non merci, je me méfie (Styron leur consacre de longs passages, et selon son expérience, même s’il distingue les bonnes et les mauvais molécules, la balance risque/gain est peu incitative). Quant au psy, je ne suis pas encore tout à fait prêt, je crois.

À la place, je me suis offert une autre « première fois de ma vie » : sur les conseils d’une personne de confiance, j’ai consulté un acupuncteur. J’ai aimé ça. Rencontrer un homme avec du flair, de l’intuition, de l’écoute, de la culture, est toujours bon à prendre, et il se trouve que celui-ci est acupuncteur. Nous avons longuement parlé, avant qu’il ne sorte ses aiguilles. Il m’a complimenté là où il a pu : « Vous avez une excellente respiration abdominale, vous avez l’habitude de faire du yoga ? Pas du tout, mais en revanche je joue d’un instrument à vent. Parfait, l’instrument à vent, bravo ! Alors vous êtes prédisposé à comprendre que le corps et l’esprit ne font qu’un, mon travail sera plus facile… »

Il m’a dit encore : « Certes, il y a de quoi être dépressif en vivant dans ce monde-ci. Vos idéaux ne peuvent qu’être bafoués quotidiennement. L’égalité, par exemple. Vous y croyez, à l’égalité ? Les hommes ne sont pas égaux ! Voyez les beaux cheveux que vous avez, et mon pauvre crâne nu. » Eh, de l’humour, avec ça.

Il m’a dit enfin : « Vous me dites que vous êtes dépressif, mais je ne sens pas de dépression en vous. Les dépressifs ont une odeur caractéristique, de prune acide, rien de tel chez vous. Selon moi, vous êtes plutôt, mélancolique d’une part ça c’est une question de tempérament, et simplement triste d’autre part ça c’est une question de circonstances. »

La prune acide. Rien que pour entendre cela, j’ai bien fait d’aller le voir. Même Styron ne me l’avait pas fait, le coup de l’odeur de prune acide. Peut-être que je ne suis pas dépressif, après tout, preuve par le nez. Styron énumère dans son livre de nombreux grands artistes et écrivains dépressifs (Lewis Trondheim fera un peu la même chose 20 ans plus tard, dressant la liste de ses confrères déprimés légers ou graves ou suicidés), établissant même un rapport de cause à effet entre dépression et la création… Aurais-je voulu rejoindre ce beau cénacle par pur orgueil ? Pour qui me prenais-je ? Je me suis cru en dépression, luxe au-dessus de mes moyens, moi qui ne sens même pas la prune !

Bon, ça fait du bien de se dilater un peu la rate, mais mon acupuncteur veut me revoir prochainement. Pour me traiter la rate. D’après les Chinois et lui, la rate est l’organe de la créativité. Ah, bon.

Comix Book (lectures pendant la canicule, 4)

15/07/2015 Aucun commentaire

comix

Dans Jean Ier le Posthume roman historique ainsi que sa séquelle, le personnage de Stan incarne la toute puissance de l’imagination, la liberté du démiurge, l’univers en expansion infinie dans un crâne de 1500 cm3 environ (comme le mien ou le vôtre – vérifiez). Il se prénomme « Stan » en hommage à l’idole de mes 11 ans, Stan Lee.

En ce temps-là, c’était sous Giscard, je dévorais Strange (que l’on prononçait comme-ça-s’écrit, Strange et non Stwèndje) et chacune de ses variantes mensuelles, bimestrielles, trimestrielles. L’univers Marvel et son panthéon de héros en collants, à bras cassé ou à énergie pure, m’offraient rien de moins qu’une vie parallèle, incomparablement plus attirante, plus excitante, plus colorée, et peut-être même, attention terrible aveu de syndrome bovaro-quichottesque, plus réelle, que mon quotidien à l’école ou chez mes parents. Or, j’avais bien repéré que chaque nouveau chapitre de l’interminable saga de ce monde parallèle, qui me faisait explorer les rues de Manhattan et les confins du cosmos, s’ouvrait par la même formulette : « Stan Lee présente ».

Comment ? Un seul homme, et quel homme ! quel colosse ! quel titan ! se cachait donc derrière ces paysages merveilleux, tirant les ficelles de tous leurs habitants ? Ce Stan Lee avait engendré à la force de son seul poignet chaque personnage, chaque péripétie ? Il était plus fort qu’Homère, plus fort que Walt Disney, plus fort que les frères Bogdanoff qui enfilaient leur pyjama d’argent tous les samedis ! Son nom était un mantra, et le culte de sa personnalité était alors renforcé par la série Strange Spécial Origine, où Stan « The Man », dont on découvrait la trogne surgissant d’une machine à écrire (il était barbu et souriant), racontait complaisamment comment lui étaient venues toutes ces idées géniales. En moi s’épanouissaient une admiration fulgurante, et une première ambition littéraire : Je veux être Stan Lee ou rien (à l’époque je n’avais pas encore lu Chateaubriand).

Quelques temps après mes 11 ans, je me suis mis à lire des comics en VO, et surtout des comix underground , toute cette scène de freaks plus californiens que new-yorkais (Crumb, Shelton, Spiegelman, Bagge, les frère Hernandez, Clowes… Et toute l’équipe de Raw), qui m’ont explosé le ciboulot sans même que je n’aie recours à des substances illicites. J’ai révisé mon jugement et escamoté Stan Lee dans le purgatoire de mon imaginaire : finalement, il n’était qu’un vulgaire faiseur, consensuel et (pouah !) grand public, un homme d’affaires un peu escroc (un méchant patron de presse refusant leurs droits aux artistes), un peu usurpateur (il s’attribuait le mérite de créations qui devaient davantage au véritable auteur de la maison : Jack Kirby, avec lequel il s’était en outre fort mal comporté), horripilant avec son perpétuel sourire auto-satisfait… Entre temps la vague de films adaptés de son fond de catalogue vieux de 50 ans lui a permis de s’en donner à cœur joie dans son registre favori : le clin d’œil cabotin.

2015 : après la thèse et l’antithèse (l’enfance et l’adolescence), j’ai l’impression de tenir entre les mains la synthèse, l’improbable réconciliation entre la Marvel de l’âge épique de Stan Lee, et la révolution underground portée par des beatniks iconoclastes, drogués et obsédés sexuels, aux traits touffus et sales, drôles et conscients.

L’ouvrage s’appelle Comix Book. Il est traduit par le toujours impeccable Harry Morgan (allez donc visiter son site, des heures de culture générale et particulière en perspective !) et publié par les excellents éditions Stara, déjà responsables l’an dernier de l’édition française du passionnant recueil Anarchy Comics. Ce nouveau livre retrace et compile l’éphémère aventure du magazine Comix Book, lancé par Stan Lee en 1974 parce qu’il avait compris que les étudiants ne lisaient plus ses historiettes de super-héros et leur préféraient les comix alternatifs des hippies de la côte Ouest… Il a donc proposé à Denis Kitchen, fondateur des éditions Kitchen Sink Press, de publier au sein même de la maison Marvel un magazine alternatif, moins radical et explicitement sexuel que ce qui se faisait alors, mais explorant tout de même les voies de l’Underground, avec son humour corrosif, ses parodies, ses explorations graphiques, et son attitude très clairement anti-tout ce que représente la culture de masse. Imaginons Universal qui, chagrinée de perdre la clientèle des punks, voudrait à tout prix signer un contrat avec Didier Super (ah ben… c’est arrivé, ça, d’ailleurs… Le monde est étrange, quand on y pense…)

Finalement, le compromis était peut-être impossible et condamné congénital. Le magazine est abandonné au bout de cinq numéros seulement, et sombre dans l’oubli – il faut reconnaître que les stars de la contre-culture réunies ici (Justin Green, S. Clay Wilson, Alex Toth, Kim Deitch, Harvey Pekar…) firent mieux ailleurs, notamment chez le  concurrent direct de Comix Book, beaucoup moins corseté et qui, lui au moins, avait Crumb à offrir : Arcade. C’est donc quasiment d’un point de vue documentaire, historique, que cette réédition est captivante : comment peuvent cohabiter, fût-ce fugacement, le bouillonnement créatif d’une scène alternative et les contraintes de la production et de la distribution mainstream ? Ah, que n’avions-nous ce précédent en tête, pour analyser la dilution de la « nouvelle bande dessinée française » des années 90 chez les grands éditeurs commerciaux, et le pétage de durite consécutif de JC Menu, qui, dans ses Plates-bandes vilipende la récupération, les resucées tiédasses, les avant-gardes soft !

La première chose qui saute aux yeux est l’éclectisme du volume. Forcément, dès qu’on s’arrache aux traditions et conventions qui vous dictent d’imiter le style de Kirby là-bas, ou d’Hergé chez nous, toutes les façons de dessiner deviennent possibles. Conformément à ce fourmillement propre à tout ce qui est alternatif, on voit défiler en vrac du bon du mauvais, du gentil du méchant, de l’excitant du tarte, du frais du daté.

Parmi les morceaux de bravoure : les chroniques anachroniques de Leslie Carbaga qui, tournant le dos à la modernité de ses pairs, se passionne pour les années 20 (et offre une croquignolesque biographie des frères Fleischer, ces rivaux malheureux de Walt Disney) ; un récit inédit de Trina Robbins, Wonder Person se fait mettre enceinte, parodie féministe de qui-vous-devinez (le dessin sensuel et élégant de Robbins rappelle qu’elle est l’une des rares femmes dans un milieu masculin et, à l’occasion, machiste) ; et puis ces trois pages hallucinantes, la Shoah façon Funny Animals : la première mouture de Maus d’Art Spiegelman, quelques années avant que celui-ci ne se lance dans ce qui deviendrait l’œuvre de sa vie. Répétons-le, le monde est très étrange : Maus est donc initialement paru chez l’éditeur de Spiderman.

Je suis grand, maintenant. Je fais la part des choses. Crumb et Spiegelman sont des génies, entendu. Mais tous comptes faits, Stan Lee en est un autre. D’abord parce le charme des comics de super-héros qu’il écrivait dans les années 60 et 70 est intact, ils restent ce que la machine industrielle Marvel a produit de plus drôle, de plus humain, de plus pop et cool. Ensuite parce qu’en éditeur avisé, il a pris acte, en 1973, que la bande dessinée était en train de changer. Il a voulu participer au mouvement. Ça n’a pas tout à fait fonctionné, mais il a le mérite d’avoir essayé. Depuis, toutes les revues d’anthologie mêlant l’humour et la recherche, et cherchant tout de même la diffusion en kiosque, lui doivent quelque chose : été 2015, le n°3 de Franky et Nicole, la revue qui invertit son nom à chaque numéro, vient de paraître, comme si l’été n’était pas suffisamment chaud.

Excelsior !

Aucun de nous ne reviendra (Lectures pendant le solstice, 3)

04/07/2015 Aucun commentaire

9782707302908FS

J’aime Emmanuel Merle. Je veux dire que je l’aime deux fois : j’aime le bonhomme, j’aime son écriture. Parce que tous les deux sont d’une intégrité absolue. Emmanuel Merle est un poète. Nous nous croisons de loin en loin, nous nous serrons la main, nous échangeons des nouvelles, « Et toi, qu’écris-tu en ce moment ? »

Or un jour, à cette question Emmanuel a répondu : « J’écris sur Auschwitz. Mais tu sais, j’ai du mal, c’est difficile. » Sottement, je l’avoue, ce jour-là j’en ai été surpris. Auschwitz ? Pourquoi ça ? Pourquoi toi ? Pourquoi encore un livre sur la Shoah, événement historique vieux de plus de 70 ans ? Ensuite, j’ai réfléchi. Il faut un minimum de temps et de réflexion pour comprendre que s’étonner de l’entreprise d’un énième livre sur la Shoah est aussi déplacé que de regretter que tel livre raconte un deuil, thème rebattu par la littérature depuis Gilgamesh – c’est-à-dire depuis que la littérature existe.

Chaque nouveau livre sur Auschwitz doit être le bienvenu entre nos mains. Surtout, naturellement, s’il est écrit par un poète, qui a la charge de nos mots. Pas seulement parce que nous vivons une époque fort malsaine, où l’antisémitisme, étalon des haines raciales, cesse peu à peu d’être un crime pour redevenir une opinion ; où le révisionnisme est l’épice ordinaire de la maladie mentale complotiste ; où de dangereuses crapules comme Alain Soral croient faire un geste politique fort en exhibant leur quenelle au milieu du mémorial de l’Holocauste de Berlin. Surtout, chaque livre sur Auschwitz est essentiel parce que l’Holocauste juif s’est accompli, qu’il ne se désaccomplira pas, qu’il est devenu pour toujours une donnée de notre paysage mental. En tant que monstruosité à admettre, souvenir à protéger, énigme à résoudre, avertissement à méditer. La haine de l’autre poussée jusqu’à l’éradication de masse… La pulsion archaïque d’agression, mais démultipliée par les moyens rationnels de la modernité et l’efficacité du process industriel, avec ses six étapes qui ne finiront jamais d’engendrer des récits, des livres, des films, que nous ne finirons jamais de découvrir stupéfaits, de lire, de regarder.

Ces six étapes sont, et tant pis si elle font mal à ré-entendre : la déportation ; la déshumanisation par le traitement habituellement réservé au bétail (parcage, schlague, transformation en bêtes de somme puis en bêtes d’abattage) ; le travail forcé qui trie les forts et les faibles – seuls les forts méritent un peu de sursis ; la mort comme unique destin, soit arbitraire, surgissant d’un caprice du SS ou du kapo ou de son chien, soit méthodique, en chambre à gaz ; l’élimination des corps dans les fours crématoires et les longues cheminées ; le traitement des reliquats, vêtements, lunettes, dents en or, suif pour la confection de savons.

Je n’ai pas encore lu ce livre-là d’Emmanuel Merle. Il m’attend sans doute. Mais entre temps, je viens de lire Charlotte Delbo.

Et voilà, c’est reparti, les six étapes dans le désordre, et puis l’effroi, la sidération, le dégoût, le chagrin et la pitié – émotions viscérales que seuls les poètes rendront exactement. Delbo est un poète, aucun doute.

Charlotte Delbo n’est pas juive, mais communiste – faute également mortelle, deuxième au palmarès de l’infamie édicté par le IIIe Reich. Elle est déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943. Un convoi de 230 femmes part. Seules 49 reviennent en 1945. Dont Charlotte Delbo qui, puisqu’elle sait écrire, écrit ce qu’elle a vécu, vu, entendu, senti, enduré et rêvé. Une trilogie paraît, intitulée Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra (écrit dès 1946 mais publié en 1965), Une connaissance inutile (1970), Mesure de nos jours (1971). Dans l’indifférence absolue. On n’a pas très envie de lire cela, à l’époque. Elle meurt en 1985. On ne redécouvre son œuvre qu’à l’occasion du centenaire de sa naissance, en 2013.

On ouvre le premier volume. Aucun de nous ne reviendra : parole de poète déjà, le titre est un vers d’Apollinaire. Les « chapitres » se succèdent, ce ne sont pas vraiment des chapitres, un récit de cinq pages puis un poème de deux, puis d’autres fragments, des litanies, des titres de parties qui pourraient figurer un autre ordre, Un jour ; Un soir ; Un matin ; reviennent : L’appel recommence, ne s’achève jamais, et puis soudain tout continue sans titre, tout recommence, le temps est flou, la nuit est longue. Delbo donne à voir. Ses mots sont d’abord physiques, charnels, puisque ce sont les corps, le sien compris, qu’elle montre en dépérissement. La chair des mots est d’autant plus précieuse. Chaque syllabe compte. On aimerait tout lire à haute voix, je crois qu’on se rendrait mieux compte.

On s’imprègne de son écriture impressionniste et non-chronologique, chahutée, faite de bribes, de scènes horriblement réelles puis affreusement oniriques, de hiatus et de répétitions, de leitmotivs hallucinés (… et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir), faite aussi de mots inconnus, qui ont beau revenir, à chaque occurrence ils résistent à notre compréhension alors même qu’ils sonnent de façon familière (qu’est une trague ? qu’est un revir ? Pourtant on devine qu’ils sont, comme chacun des autres mots, une question de vie ou de mort).

On referme le premier volume, on ferme aussi les yeux. Et on hésite à enchaîner trop vite avec le deuxième, dont le titre terrible fait si froid dans le dos. Une connaissance inutile. Une mémoire pour rien, alors ? Pour nous là, en 2015, qui devons vivre depuis 1945 avec ce savoir, cette expérience d’avant nous, cette histoire d’être humains qui ont infligé tout cela à d’autres êtres humains, en six étapes… cette transmission serait inutile ? Si ce livre est vain, tous le sont. Alors le crime aurait gagné, et gagne tous les jours.

Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent.
Nous restons debout immobiles et l’admirable est que nous restions debout. Pourquoi ? Personne ne pense « à quoi bon » ou bien ne le dit pas. A la limite de nos forces, nous restons debout.
Je suis debout au milieu de mes camarades et je pense que si un jour je reviens et si je veux expliquer cet inexplicable, je dirai : « Je me disais : il faut que tu tiennes, il faut que tu tiennes debout pendant tout l’appel. Il faut que tu tiennes aujourd’hui encore. C’est parce que tu auras tenu aujourd’hui encore que tu reviendras si un jour tu reviens ». Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien. La volonté de résister était sans doute dans un ressort beaucoup plus enfoui et secret qui s’est brisé depuis, je ne saurais jamais. Et si les mortes avaient exigé de celles qui reviendraient qu’elles rendissent des comptes, elles en seraient incapables. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette.
Je suis debout au milieu de mes camarades. Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc dans la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. Je vois ma mère avec ce masque de volonté durcie qu’est devenu son visage. Ma mère. Loin. Je ne regarde rien. Je ne pense rien.

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, p. 102

Cruauté envers les animaux, un manuel (Lectures pendant le solstice, 2)

22/06/2015 un commentaire

10688166_822466311109961_675864496495322836_o

Hier j’ai donné dans le bon sentiment. Autant prévenir qu’aujourd’hui, ce sera du mauvais.

Cruauté envers les animaux (titre international : Cruelty to the animals) est un manuel réalisé par Vivien Le Jeune Durhin, publié par les Requins Marteaux en 2014.

Cet élégant volume, sobre, solide et maniable, définit ainsi ses objectifs, en six langues (anglais, allemand, français, chinois, espagnol, russe) et en croquis :

Ce manuel pratique fournit des méthodes indispensables et originales pour tous les amateurs d’actes cruels envers les animaux. Pour obtenir des résultats de cruauté optimale, il convient de suivre soigneusement les procédures illustrées, point par point. Les sujets sélectionnés par l’auteur constituent un panel de base représentatif du règne animal.

En 130 pages qui sont autant de fiches techniques fort bien conçues, au code graphique aisément assimilable, et classées par ordre alphabétique (attention : la langue de référence choisie étant l’anglais, on trouvera le Morse à la lettre W pour Walrus), le lecteur découvrira comment procéder, étape par étape et le plus efficacement possible, pour briser la tête d’un écureuil au casse-noix, crucifier un albatros, enflammer la crinière d’un poney, tresser des scoubidous avec les tentacules d’une pieuvre, faire tourner un hamster non dans sa roue mais dans une essoreuse à salade, ou encore obstruer l’évent d’un dauphin avec un bouchon de liège. L’auteur, dans un louable souci pédagogique, attribue une note à chacune des procédures en fonction de son niveau de difficulté ; ainsi, exploser des fourmis au micro-onde est une procédure de niveau un (débutant), tandis qu’abattre une patte d’éléphant à la hache est de niveau cinq (expert).

Voici le livre le plus drôle et le plus dérangeant que j’ai lu depuis celui du Tampographe Sardon – attendu que jamais on ne rit, sinon plus fort, du moins plus viscéralement, que lorsqu’on est dérangé.

Pourquoi est-ce comique, au juste, alors que c’est manifestement de si mauvais goût ? Parce que la cruauté envers les animaux existe. Elle est en nous, souvenez-vous. Que celui qui, enfant, n’a jamais arraché les ailes d’une mouche pour voir l’effet que ça faisait, à la mouche, et à soi, jette à l’auteur de ce livre (ainsi qu’à celui de ces lignes) la première pierre, et qu’il aille ensuite consulter la page 51 de l’audacieux bréviaire.

Un avertissement explicite, Ce manuel ne peut être utilisé qu’en conformité avec la législation propre au pays où l’on souhaite opérer. L’auteur ne pourra être tenu responsable d’aucune transgression, participe du comique quand on constate que la procédure consacrée au crabe préconise tout simplement de le jeter tout vif dans l’eau bouillante, pratique ordinaire, tout-à-fait recevable socialement, alors même que l’on sait que le crabe ressent la douleur. On apprendra aussi comment presser du citron sur une huitre vivante (niveau facile), ou obliger un tigre à passer à travers un cerceau (difficile), tortures banales mélangées à d’autres extravagantes en sus d’être malfaisantes.

Je postule que ce qui est ici livré en pâture au comique, ce qui est parodié, et par conséquent dénoncé, ce n’est pas notre sadisme intrinsèque, insupportable et tabou, ni notre indifférence à la douleur des autres espèces (voire des autres hommes puisque, rappelons-le pour mémoire, c’est le principe du racisme : si tel être humain est d’une autre race, alors sa douleur est négligeable, elle ne vaut pas la mienne). Non. Ce qui est moqué est la forme du manuel. La mise en scène absurde de l’objectif d’efficacité, la rationalisation, la transmission d’une méthode promettant d’optimiser des gestes ignobles, le côté Barbarie pour les nuls. Vous êtes cruels envers les animaux ? Vous souhaitez l’être mieux ? Apprenez grâce à notre méthode simple, pratique, personnalisée et multimédia, à rentabiliser au maximum votre férocité.

Nous vivons dans une civilisation du rendement, du lean management, de la productivité dépassionnée, en somme de l’horreur économique, celle-là même qui dans toutes les langues lisse et climatise la cruauté, éradique l’humain dans l’homme et la vie sur la planète, dans le plus parfait et scandaleux mépris de la disparition des animaux, ce qui rejoint le sujet du livre.

L’humour du Manuel est la projection de cette mécanique tragique et planétaire sur nos bas instincts d’enfants pervers, conformément à la définition classique de l’humour selon Bergson : « Du mécanique plaqué sur du vivant » . En cela, Vivien Le Jeune Durhin fait merveille : sa charte graphique pince-sans-rire, ses schémas méthodiques, répugnants mais propres, reproduisent mécaniquement d’innombrables guides pratiques standard – exactement la même démarche, je me permets de le signaler pro domo, que celle de Patrick Villecourt lorsqu’il parodiait le langage d’IKEA pour J’ai inauguré IKEA.

L’humour noir est une tradition immémoriale, célébrée en son temps par André Breton. Il faut croire que nous ne vivions plus à l’époque de Breton : le seuil de tolérance s’est abaissé dans bien des domaines, l’humour noir est aujourd’hui inadmissible, et un trait trop noir peut être prétexte à une levée de boucliers de quiconque se sent offensé (ici : un ami des animaux dont on aura semble-t-il insulté le prophète), puis à un lynchage dans les réseaux sociaux, dans ces égouts à ciel ouvert que sont les commentaires d’internautes. Cf. la façon dont ce livre a été traîné dans la boue sur Amazon : la violence y est confondante, et bien moins drôle que le livre lui-même. Ces nombreuses attaques ont obligé l’auteur à se fendre d’un droit de réponse sur le site de son éditeur. Sa justification (plutôt : le fait qu’il ait besoin de se justifier, presque de s’excuser) est triste comme une blague qu’on prend la peine d’expliquer aux mal-comprenants, et a suffi à me motiver pour rédiger cet article.