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Un stylo dans la terre

Pour la seconde fois, la première remontant à 2007, le hasard de mes voyages me fait traverser le village de Lourmarin (Vaucluse) à l’heure du crépuscule et des longues ombres. Pour la seconde fois, je décide un crochet par le bas du village et  me gare devant le cimetière. Ce coup-ci je reconnais mon chemin, je pousse le portail, je tourne à gauche, puis deuxième à droite, je fais comme chez moi déjà : me voici arrivé, devant la tombe d’Albert Camus. Elle est très belle parce que très simple, rien que du granit et du vert. Au premier plan, la pierre tombale massive à la gravure désormais presqu’illisible, est mangée et cernée par les plantes grasses et les herbes. Sous l’effet des grosses pluies des dernières semaines, la végétation y est très touffue. Je m’accroupis, je me recueille, je caresse les feuilles. Camus est mort à 46 ans. Lors de ma précédente visite, j’étais plus jeune que lui.

On lit Camus au lycée, et à cause de cela il trimbale une réputation idiote d’écrivain pour lycéens. Camus est un grand écrivain pour tous les âges parce qu’on est le bienvenu dans ses livres, on y puise à la fois l’intelligence et la limpidité, les affres y sont à notre échelle, ce sont les nôtres, c’est nous en personne mais nous avec des mots que l’on comprend, ce qui fait que ses livres rendent meilleur sans intimider – si Camus était prof de lycée il serait du genre dont on se souvient, dont on se dit quelques décennies plus tard ah oui grâce à lui. Bien sûr il est parfois cité dans ce blog (ici par exemple), ainsi qu’indexé dans les Reconnaissances de dettes, c’est la moindre des choses, il aurait pu l’être davantage.

Je me penche pour regarder ce qui pousse dans la terre, entre la plaque et l’arbuste.

Il pousse là, six pieds au-dessus de la dépouille de l’homme, quelques fleurs mais surtout des stylos. Stylos à bille pour la plupart, quelques-uns à encres, toutes les formes, toutes les couleurs. Ils pointent, verticaux, ou bien chacun avec sa propre inclination, comme s’ils émergeaient de ce terreau fertile. Je souris. Je trouve l’hommage émouvant, et juste. D’innombrables lycéens et ex-lycéens anonymes  se sont donc succédés devant la sépulture et, en guise de révérence, ont planté un stylo dans la terre, peu soucieux d’abandonner un outil facultatif – ce qu’ils conservent en eux d’irremplaçable, c’est l’écriture elle-même. Camus a fait lire, et aussi écrire, tous ceux qui auront laissé ici leur accessoire, et combien d’autres qui n’auront pas fait le voyage.

Si je me méfie des religions comme un allergique traque les traces d’arachide, en revanche j’aime les rituels. Je fouille mes poches, mon sac, j’ai forcément un stylo qui traîne. J’en trouve un, machinalement je vérifie qu’il fonctionne, du pouce je presse son sommet pour en faire sortir la pointe, je trace deux traits sur ma paume, je presse à nouveau, la pointe se rétracte. Puis, solennellement, je sacrifie mon stylo, au sens propre, je le rends sacré et l’enterre au tiers de sa hauteur parmi ses semblables. Je ne prie pas, il ne faut pas exagérer, mais ça y ressemble vaguement. Le soir tombe, je regagne ma voiture.

  1. tof sacchettini
    21/04/2018 à 11:29 | #1

    Moi bêtement je croyais que la tombe de Camus c’était au pied d’un platane tout rouge et tout cabossé quelque part le long de la N7…

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