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Imposteur toi-même

18/10/2020 un commentaire

Je m’intéresse pour raisons personnelles à ce que l’on nomme le syndrome de l’imposteur, ce doute pathologique, ce froissement narcissique qui consiste à remettre en cause sa propre légitimité, ses mérites, ses accomplissements, les places que l’on occupe, et à craindre d’être démasqué d’une seconde à l’autre. Hum hum, non docteur ah mais pas du tout, ce n’est pas pour moi personnellement, je vous pose la question mais en fait heu c’est pour un ami, voilà, un ami, je connais quelqu’un qui se sent usurpateur et qui enfin bref.

C’est pourquoi je me suis procuré un livre qui porte ce titre, écrit et dessiné par Claire Le Men, éd. La Découverte, 2019.

À dire vrai le titre est un imposteur à lui tout seul. Nous n’avons pas entre les mains un livre sur le syndrome de l’imposteur en tant que tel, ladite chose n’étant traitée que durant quelques pages et pas avant la moitié de l’ouvrage (l’expression apparaît p. 48). Il s’agit d’un témoignage illustré et à peine romancé dont la lecture est intéressante mais très décousue : on trouve en vrac au fil des pages non pas un mais quatre livres potentiels et demeurés superficiels, effet peut-être de la jeunesse de l’auteure, qui aura voulu tout mettre dans son premier opus comme s’il était le seul possible.

  • 1 : Documentaire rudimentaire sur le syndrome de l’imposteur. Aguerri par des recherches antérieures, je n’y ai rien appris de neuf. L’échelle de Clance n’est même pas citée, non plus le fait que Pauline Clance elle-même, inventeuse de la notion en 1978, ait ensuite regretté d’avoir employé le mot syndrome, transformant en maladie ce qui n’est peut-être qu’une fragilité psychologique durable ou passagère, qu’éprouvent à un moment ou l’autre, paraît-il, deux personnes sur trois (dont le fameux ami dont je vous parlais ah ah docteur). Faut-il qualifier de maladie ce qui touche la majorité de nos sociétés ? C’est plutôt la troisième personne sur trois, celle qui ne doute jamais, qui aurait tendance à m’inquiéter.
  • 2 : Journal intime d’une jeune fille peu sûre d’elle au moment de pénétrer un milieu professionnel. Récit initiatique plutôt touchant.
  • 3 : Reportage en immersion dans les études de médecine et de psychiatrie, jusqu’à la prise de poste en tant qu’interne (le sous-titre du livre est Parcours d’une interne en psychiatrie).
  • 4 : Études de cas, quelques pathologies psychiatriques et leurs traitement. La fin du livre trouve sa forme la plus originale en proposant au lecteur une sorte de simulateur de maladie mentale : voici ce que vous éprouveriez si…

C’est dans le croisement de ces quatre livres inaboutis que le volume est le plus stimulant.

Ainsi, le syndrome de l’imposteur dont souffre la narratrice, qui lui inflige le sentiment douloureux de jouer en permanence un rôle, perturbe sa perception d’autrui, entraîne chez elle un penchant à soupçonner qu’autour d’elle tout le monde joue un rôle. (Sentiment, du reste, parfaitement fondé : nous sommes conscients depuis Sartre et Botul que chacun d’entre nous incarne sa fonction et que le garçon de café joue à être garçon de café). Ce penchant chez elle est tellement systématique qu’il aurait mérité d’être traité en tant que sujet à part entière et ressort dramatique, de préférence épicé d’un soupçon d’autocritique et d’auto-ironie. La projection paranoïde sur tout l’univers du syndrome propre à l’observatrice recèle un potentiel comique (peut-être un cinquième livre virtuel) qui n’est pas exploité ici et demeure à l’état de symptôme, de tic.

Quelques occurrences de ce soupçon Tout le monde joue un rôle qui devient la ligne rouge cachée du livre :

– P. 26, le chef de service est présenté agissant comme un chef de service. Le rôle de chef de service est essentialisé, il préexiste à la personne qui l’endosse. Il en ira de même pour tous les personnages que l’on croisera – les êtres sont sommés (par le contexte, par la société, par les enjeux de pouvoir etc.) de choisir et jouer un rôle, et n’en plus dévier.

– P. 37, les femmes entre elle à l’heure de la pause sont explicitement montrées comme jouant le rôle des femmes entre elles, avec leurs accessoires dédiés, le thé et les ragots. La narratrice se plie au thé, aux ragots, au conformisme.

– P. 70-71, au moment d’aborder l’histoire spécifique d’un métier, celui de médecin psychiatre, on apprend (Michel Foucault à la rescousse) que ce métier se cristallise au XIXe siècle une fois qu’est déterminé le rôle qu’il doit incarner, soit celui de sage et non celui de savant.

– P. 90, révélation en fin de parcours : le rôle du psy lui-même, métaphorisé graphiquement en tant que marionnettiste, consiste à apprendre ou à rappeler au patient le rôle qu’il doit jouer dans la société.

– Surtout, le début du livre est consacré à énumérer les types d’étudiants en médecine qui se spécialisent en psychiatrie. Qu’est-ce qui les a amenés là ? Un trait de caractère à la fois. Au sein de cette nomenclature, instructive et assez drôle, se succèdent des types unilatéraux : le littéraire rentré, le glandeur, le sauveur, le petit comique, l’excentrique, l’agneau, le déséquilibré, le chirurgien frustré, le méthodique… Pourquoi pas, mais cette énumération se termine de façon déplaisante par l’autoprésentation de la narratrice, « Enfin, il y a des gens comme moi, moi c’est Lucile ! » comme si la Lucile était seule sur terre à échapper aux catégorisations et à percer à jour la supercherie universelle. De nouveau, on se dit que le coche a été loupé de pousser plus loin l’exploration du syndrome qui donne son titre à l’œuvre, de se demander en quoi les paranoïaques finissent toujours par avoir raison avec leurs prophéties autoréalisatrices, et de complexifier l’auteure-personnage avec une auto-ironie qui eût été salvatrice :  » Enfin, il y a des gens comme moi, Lucile, qui se retrouvent en psychiatrie parce qu’ils ne peuvent s’empêcher de classer les gens en différentes catégories monosymptomatiques, de les ranger dans des cases pour les identifier, les neutraliser, c’est pour eux un réflexe de défense dans un monde où ils avancent fragilisés par leur syndrome d’usurpation ! » ou quelque chose comme ça.

(Je découvre sur le site de Claire Le Men qu’elle a autopublié un petit livre intitulé La Nomenclature des maladies et opérations à noms propres consacré à l’histoire du classement des maladies, la nosologie fait donc bel et bien partie de ses centres d’intérêt…)

Ayant refermé le livre, je n’en sais pas davantage sur moi, euh pardon je veux dire sur mon ami ah ah celui vous savez qui bon bref. J’ai seulement passé un moment bref mais propice aux réflexions que je me fais tout seul, en compagnie d’une jeune femme qui se cherche au bout de ses crayons, et à qui on ne peut que souhaiter de jouer désormais pleinement le rôle d’auteure et d’illustratrice, sans trop se poser de mauvaises questions à son endroit.

Manifestement

10/10/2020 Aucun commentaire

Grenoble, ma ville, vient d’être élue capitale verte et simultanément de basculer zone rouge grave, polluée à mort, ultra-rouge quasi-noir cramoisi violacé turgide. Qu’est-ce que ça change, à vue d’œil polychrome ? Par la fenêtre, je ne vois que du gris. Un de ces jours où le ciel est plus bas que les montagnes. Un autre de ces jours d’automne glacé, humide, morose, repoussant. Un jour de deuil et d’abandon, qui m’invite à remâcher Clandestine, le dernier livre d’Hervé Bougel (ex-Grenoblois), texte bref mais long en bouche, révélant assez comment Grenoble ne convient pas à toutes les natures.

Il fait moche dans le ciel et sur la terre et nous avançons masqués.

Les rues sont presque vides. Je réalise qu’en cette période qui interdit, plus ou moins formellement (l’empêchement est ici formel), toute manifestation, c’est-à-dire toute contestation, il se trouve que j’ai un disque de chevet, Le Manifeste de Saez, ainsi qu’un film culte qui est mon film préféré de la semaine ou de la décennie, je ne sais pas encore, Manifesto de Julian Rosefeldt. Est-ce une compensation ?

Le Manifeste de Saez (2016-2019), album quadruple sous-titré Ni dieu ni maître après avoir porté divers titres, est une extravagance, un choc, un bloc, un tour de force aussi lointain que possible de ce que l’on entend usuellement par album de chanson française, modèle industriel facilement aimable, calibré et reproductible à base de deux trois idées sentimentales et de couplets et refrains avec pont, solo et coda. Rien de tout cela. Le Manifeste ne s’écoute pas distraitement tout en cherchant autre chose sur son portable mais exige toute l’attention, toute l’implication, de son auditeur. Quatre heures de musique intense et débordante, de textes exigeants et écorchés, quatre heures à s’accrocher en compagnie d’un artiste intransigeant, qui ne lassera que ceux qui méritent d’être lassés et qui ricaneront face à la caricature du poète maudit. On trouve ici et là des traces de Jacques Brel (La Maria serait comme une séquelle d’Amsterdam), de Jean Ferrat (Années 60 : Ferrat parle de la France qu’il a sous les yeux, de l’émancipation des classes sociales et prend la forme de chansons d’amour, Ma môme, Ma France… 2019 : Saez parle de la France qu’il a sous les yeux, donc de la religion mais cela prend encore la forme d’une chanson d’amour : Ma religieuse), de Ferré, de Noir Désir, de Renaud et même de Johnny Hallyday (l’émouvant hommage Jojo). Mais on trouve surtout Saez, singulier, entier et irrécupérable, généreux et inachevé, adolescent et rock’n’roll, ses obsessions, ses déchirements, ses failles, son autobiographie (Ma vieille sur sa mère et Mohamed sur son grand-père sont deux sommets), ses révoltes, avant tout et après tout sa poésie. On peut explorer le site de Saez rebaptisé pour l’occasion Culture contre Culture.

Manifesto de Rosefeldt (2015) est une extravagance, un choc, un bloc, un tour de force aussi lointain que possible du ce que l’on entend usuellement par film, modèle industriel facilement aimable, calibré et reproductible à base de deux trois idées sentimentales et de personnages et de péripéties avec début milieu climax et happy end répartis méthodiquement sur 90 minutes. Rien de tout cela. Manifesto ne se regarde pas distraitement sur un onglet ouvert tout en faisant autre chose de son portable mais exige toute l’attention, toute l’implication, de son spectateur. D’abord installation d’art contemporain sur douze écrans simultanés, les douze séquences ont été réincarnées et réunies en un long métrage conceptuel, hypnotisant et parfois désopilant. La géniale Cate Blanchett, seule à l’écran le plus souvent, incarne 13 personnages, quasiment 13 archétypes, et déclame hors contexte une cinquantaine de manifestes politiques ou artistiques du XXe siècle (seul le premier cité, l’inaugural Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, 1848, appartient au siècle précédent), écrits dans six langues européennes. Il faut voir (pour le croire) Blanchett en clodo braillant Guy Debord, en trader cynique éructant le futurisme pré-fasciste, en veuve éplorée lisant Dada à en pleurer, en maitresse d’école maternelle prêchant Godard et Lars Von Trier, en chorégraphe russe tonitruant Fluxus, en marionnettiste susurrant André Breton, en punk vociférant le stridentisme, en femme au foyer récitant les textes fondateurs du Pop Art comme on prononce les grâces avant de découper la dinde, en présentatrice du 20 heures ânonnant l’art conceptuel avec une diction standard internationale représentée chez nous par Claire Chazal… (Toutes les séquences sont visibles séparément sur le site de l’artiste, mais attention, sans sous-titres.) Détail sans doute signifiant : c’est une femme qui prononce ces textes grandiloquents écrits par des hommes. Pourquoi donc seuls les hommes, durant le siècle des manifestes, ont-ils manifesté ? À moins que, comme d’habitude, des femmes l’aient fait et aient été oubliées (1)… Ces textes d’une énergie stupéfiante, écrits pour devenir des actes et des actions, ne sont pas du tout parodiés, au contraire ils prennent une épaisseur extraordinaire dans la bouche de ces personnages facilement identifiables par leur fonction, qui, dans la vie réelle, sont agis par eux, infusés par eux, comme nous le sommes nous-mêmes.

Je relève cette coïncidence : deux œuvres aux titres similaires se manifestent et se télescopent sous mes yeux. Je m’en étonne. Pour dépasser le constat du simple jeu de mots synchronisé, j’interroge l’étymologie de manifeste.

Or il n’y a pas une mais deux étymologies. Le latin manufestus signifiait pris à la main/par la main/la main dans le sac et connotait ce qui est concret, accessible à nos sens, palpable, évident, patent, incontestable ; bien plus tard, l’italien manifesto, adjectif substantivé, qualifiait ce qui était rendu public par affichage ou tract, prise de position, texte de loi, tribune, appel, réclame, polémique. Quant à Manifestation, on note un remarquable chemin de sécularisation : le mot a d’abord eu des acceptions religieuses (révélation, apparition du christ), puis scientifiques et médicales (apparition de symptômes), puis sentimentales (expression de l’intériorité, de la flamme retenue puis déclarée), enfin politiques c’est-à-dire collectives (rassemblement, démonstration publique d’une opinion ou d’une protestation).

Une conclusion, si l’on y tient : les œuvres qui manifestent, qui sont là sous notre main, qui nous prennent en main, qui nous parlent, et qui exigent, y compris de celui qui les reçoit, sont plus urgentes que jamais.

  • (1) – Des traces existent bel et bien, si l’on se donne la peine de chercher. Mina Loy (1882-1966), peintre, poète, agent artistique et femme libre, a vécu parmi ces avants-gardes viriles si promptes à produire du manifeste, côtoyant Apollinaire, Picasso, Duchamp, Cravan (qui fut son mari), Giacometti, Ernst et compagnie. Elle a écrit des textes polémiques rassemblés de façon posthume sous le titre Manifeste féministe & écrits modernistes (éditions Nous, 2014).

Le chemin plutôt que la destination (2/2 : Crédo)

20/09/2020 2 commentaires

Suite à l’article précédent, on pourrait estimer (je pourrais estimer, vous ferez comme vous voudrez) que s’en remettre absolument au hasard, ne croire qu’en lui, est tout de même un peu nihiliste sur les bords. Encore faut-il habiller le hasard d’un peu de sagesse. Où trouver, où placer la sagesse ? Comment articuler hasard et sagesse ?

À l’heure où le soleil décline et rougeoie, que l’on est assis en lotus sur son rocher, OKLM, sans souffrance, que l’on contemple la plaine, que l’été est indien, que la douceur de l’air est agréable quoiqu’un peu louche, on se pose parfois ce genre de question.

Est-il possible de ne croire en rien ?

Si ne croire en rien est possible, est-ce souhaitable ? (C’est le nihilisme.)

Si ne croire en rien est impossible et/ou non souhaitable, en quoi faut-il croire ? Choisit-on ce en quoi l’on croit comme on choisit le plat qu’on pose sur son plateau à la cantine ?

Assis en lotus et sans souffrance sur mon rocher, j’énumère tout ce en quoi je crois, qui me protège du nihilisme. Attention, largage de credo. Il était temps, à mon âge. Je ne le ferai pas trente-six fois. Une profession de foi est un gros boulot : plus j’y réfléchis plus je crois à des trucs.

Je crois au chemin davantage qu’à la destination.

Je crois à tout ce qui est susceptible de rendre meilleur le long du chemin : la connaissance, la beauté, le lien, l’attachement, la joie, le rire, les rencontres. Je crois aux vertus de la contemplation du soleil couchant sur la plaine depuis un rocher.

Je crois en la raison, et je crois aussi que l’être humain est irrationnel : ce sont là deux types de croyances, compatibles puisqu’agissant à deux étages distincts. Je crois très fort que la distinction ferme entre les deux types de croyances, entre les idéaux (se laisser guider par une aspiration) et la réalité (revenir toujours au principe de réalité, concrète comme du béton anglais) fait partie de ce qui nous rend meilleurs sur le chemin. Je crois aux Pensées pour moi-même, qui sont également des pensées pour tout le monde, de Marc Aurèle :

Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. (*)

Je crois à l’Histoire, c’est à dire à la succession des faits. Je crois à cette chronologie-ci que j’ai déjà égrainée ailleurs : l’univers a 13,7 milliards d’années ; l’espèce humaine 300 000 ans max ; les plus anciennes traces de préoccupation religieuse (des sépultures) ont 100 000 ans ; à la louche le concept de monothéisme, virtuellement totalitaire (si Dieu est unique c’est tout ou rien, soit on y croit et on est sauvé soit on n’y croit pas et on est damné) a 3000 ans, cristallisé en Perse et en Égypte.

Je crois que les religions sont intrinsèquement liées à la conscience de la mort. Creusons (c’est le cas de le dire) l’idée force énoncée dans le paragraphe précédent : les plus anciens témoignages de geste religieux sont des sépultures. Pour l’être humain individuel (il paraît que cela se passe vers l’âge de six ans ?) comme pour l’humanité (il paraît que cela s’est passé il y a 100 000 ou 200 000 ans ?), la prise de conscience de notre mortalité est une scène fondatrice et décisive, racontée dès L’épopée de Gilgamesh (texte inaugural de la littérature mondiale), lorsque celui-ci assiste à la mort de son ami Enkidu. À partir de cette révélation frustrante, absurde, soit on se laissera aller à des pulsions morbides, à la mélancolie, à la pure et simple attente angoissée que la mort vienne ; soit on accèdera à une forme de pensée tragique (=acceptation de la fin) et éventuellement à la sagesse ; soit on adhèrera à une quelconque religion qui, quelle qu’elle soit, nous dira, caressante dans le sens du poil, T’inquiète pas, la mort n’est pas la fin. Freud raconte dans L’Avenir d’une illusion que la mort est un processus naturel et, qu’en soi, elle ne suffirait pas à créer une civilisation ; en revanche, la religion, qui est un discours sur la mort et une réaction à la mort, constitue une illusion civilisatrice.

Crachons le morceau : je ne crois pas en Dieu et je crois que nous vivons une époque où il devient un peu risqué de prononcer cette phrase à haute voix, on passe pour un je-ne-sais-quoi (Je ne fais pourtant de tort à personne/En suivant les ch’mins qui n’mènent pas à Rome). Précision : je ne crois pas en Dieu mais je crois à la spiritualité – à nouveau, il n’y a pas de contradiction puisqu’il s’agit de deux formes distinctes de croyances, croyance dans la réalité d’une chose / croyance dans la justesse et dans les bienfaits d’un idéal et de ses manifestations. Je crois que seule la matière existe et que c’est suffisant puisqu’elle déborde d’esprit (attitude peut-être un peu shintoïste, pour ce que j’en sais). De même que je ne crois pas en Dieu tout en croyant à la spiritualité, je crois en la matière tout en ne croyant pas spécialement au matérialisme. Ceci est un chiasme, me semble-t-il. Je crois sans réserves aux figures de rhétorique.

Scholie (comme dit Spinoza) : c’est justement parce que, en tant que matérialiste, je crois que tout, absolument tout, est matériel (une pensée, un rêve, un souvenir, sont des connexions qui fusent dans un réseau de neurones et de synapses), que le matérialisme, au sens d’attachement aux biens matériels, m’écoeure. Ce matérialisme-là est un spectacle navrant et morbide où ce qui est de plus bas en nous (métaphore) se rabat sur ce qui nous est donné de plus évident, de plus trivial, où l’on se satisfait complaisamment de ce que l’on a déjà. Je suis matérialiste au sens ontologique, certainement pas au sens consumériste ou publicitaire. Je préfère infiniment qu’on m’entretienne de l’âme plutôt que du dernier iPhone, même si je sais que l’âme n’existe pas alors que l’iPhone existe, et même, précisément, pour cette raison. L’âme immortelle, en tant que fiction religieuse, consolation pour individus incapables de se résoudre à croire qu’ils mourront un jour tant ils aiment vivre dans un monde matérialiste-consumériste-publicitaire, me laisse froid. En revanche l’âme des poètes, quand ils parlent de ce qui les anime (au sens propre, anima = âme), et ce mouvement interne peut bien être la foi religieuse, peu importe, me bouleverse toujours. « Qu’est-ce que je fais sur la terre ? J’écoute mon âme. (…) L’âme, je la sens nettement au milieu de la poitrine. Elle est ovale comme un oeuf et quand je respire, c’est elle qui respire. » (Marina Tsvetaieva) Faut-il le préciser ? Je crois à la poésie.

Je ne crois pas en dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est naturellement acceptable en tant que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe…

Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu.

Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin. Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inchallah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc.

En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit. Au surplus, le concept si courant de dieu personnel (mon dieu me protège de même façon que mon parapluie ou mon doudou ; j’ai relevé il y a quelques jours cette bribe de conversation dans le bus : Je suis en paix avec mon dieu), s’il est en parfaite adéquation avec nos sociétés individualistes, solipsistes (tout ce qui m’entoure, y compris les concepts théologiques, n’a de valeur que rapporté à ma personne) et matérialistes (au sens publicitaires-consuméristes – j’ai choisi mon dieu en fonction de ses performances et des excellentes appréciations qu’il recueille des autres clients), me semble en totale contradiction avec la théorie relativement stimulante du monothéisme. Il serait stupéfiant que je sois le seul à avoir remarqué cette discordance.

Je crois à Raymond Queneau à la fois comme réalité et comme idéal : Si je parle des dieux c’est qu’ils sont perpétuels.

Je crois, pour redevenir sérieux deux minutes, que dans l’univers de 13,7 milliards d’années coexistent le déterminisme et le chaos et que c’est ce qui rend le spectacle formidable.

Je crois que l’univers est, en gros, une entropie, et un chaos (je reste poli), c’est-à-dire une somme fourmillante de milliards de forces contradictoires, tellement diverses par leurs natures, leurs puissances, leurs provenances et leurs directions qu’il est impossible de saisir l’univers dans son ensemble. Au mieux, en se concentrant et en plissant les yeux depuis son rocher, on peut distinguer et saisir l’une de ces forces, comprendre une cause et un effet à la fois, comme on voit une étoile filante traverser le ciel du mois d’août. Dans ce cas il faut absolument éviter de se laisser griser, se souvenir des milliards d’autres forces que l’on ne voit pas, sinon on prendrait le risque de s’imaginer que celle qu’on a vue explique tout à elle seule, on prendrait le risque de croire qu’on est arrivé, qu’on a tout compris, en somme de sombrer dans le complotisme.

Je crois au hasard, comme grand principe aveugle au sein du chaos, le hasard se manifestant par le croisement et la rencontre entre deux de ces forces, collision à laquelle on donnera, selon ses conséquences, un sens rétrospectif.

Je crois, oh pas démesurément, je crois un petit peu, à l’organisation politique, qui est le moyen du lutter contre le chaos en son versant social. Je crois en tout cas aux principes directeurs de l’action politique (croyance de type : idéaux, et non : réalité – relire la cruciale distinction plus haut). Je crois à la liberté, je crois à l’égalité, et je crois, voyez comme c’est curieux, à la fraternité. Je crois à la laïcité, quatrième terme invisible de la devise nationale. (Au fait, je ne crois pas du tout à tout ce qui touche au nationalisme, mère patrie et autres billevesées puisqu’être né ici et maintenant est le pur effet du chaos et du hasard, voir plus haut.)

Je crois en revanche beaucoup aux forces personnelles volontaires voire volontaristes qui nous permettent de contrecarrer localement le chaos pour lui arracher un fragment de sens et d’intelligibilité. Parmi ces forces : la patience, l’observation, l’éducation, la transmission, la mémoire, l’échange, l’amour, l’art, le rituel, la répétition. Et les citations. Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. (Jean Cocteau, les Mariés de la Tour Eiffel)

Je crois aussi, je crois enfin, aux contes, qui contiennent et prodiguent les forces énumérées au paragraphe précédent : patience, observation, éducation, transmission, mémoire, échange, amour, art, rituel, répétition, et citations. Je crois aux histoires en général, qui sont des moyens de faire se faufiler une idée d’un cerveau humain à un autre cerveau humain en l’habillant de péripéties. Je crois au récit lui-même en tant que force traversant le chaos, je crois au récit qui nous percute, nous transforme et nous révèle sa nature de métaphore et de métonymie de notre chemin.

Vrai ou non n’est pas la question. Je crois autant à l’imagination qu’au témoignage du moment que la parole est construite. Je crois à la parole. Je crois aux paraboles, je crois aux rêves, je crois aux mythes, récits princeps, je crois aux poèmes, aux chansons, aux chroniques, aux romans, aux bandes dessinées, aux films et à toutes les formes que prennent les histoires, y compris les stories… Mais avant tout et après tout, je crois aux contes, qui en leur temps intemporel avaient déjà quasiment tout inventé. Cf. ici pour un éloge des contes et surtout des conteurs.

Et voilà que rentre dans ma vie un livre merveilleux, un trésor. Si je jouais encore aux Reconnaissances de dettes je préciserais que je dois cette découverte au hasard, je vous prie de le remarquer, hasard qui ce jour-là prit la forme d’un séjour dans les chiottes chez un pote qui se reconnaîtra, séjour qui s’est prolongé bien plus longtemps que nécessaire aux fonctions organiques. Un livre qui mêle le hasard et les contes, soit l’essentiel des forces naturelles et surnaturelles que je reconnais et vénère : Le Livre des chemins d’Henri Gougaud.

Semblable au Yi King, livre des transformations dans le Maître du Haut Château dont je vous entretenais précédemment, Le Livre des chemins est un oracle que l’on consulte en s’en remettant au hasard, et qui vous délivre une réponse cryptée, sous la forme d’une histoire, d’un proverbe, ou d’une citation. Le mode d’emploi figure en quatrième de couve :

Les contes ont pour berceau la nuit des temps.
Combien de siècles, de pestes, de révolutions, de montagnes et de mers ont-ils traversé avant de nous parvenir ? Les contes sont dans l’âme humaine comme dans leur maison.
Ils ont vécu assez longtemps dans l’intimité des êtres pour tout savoir de nos soucis, de nos rêves, de nos désirs.
Ils savent ce que vous ignorez.
Demandez-leur une réponse aux questions qui vous préoccupent, ils vous répondront.
Posez la main gauche sur le livre et formulez votre demande secrète, les yeux fermés. Prenez un des trois signets-arbres de vie et devenez pêcheur de merveilles en tranchant dans le vif du recueil, au hasard. Il vous désignera le conte qui attendait votre lecture. Puis lisez l’aphorisme qui correspond au signet choisi ; il vous précisera la réponse donnée par le conte ou l’habillera d’une lumière inattendue…

Comme je me trouve, pour six mois, dans une situation singulière, inédite, une bizarre croisée des chemins, je me sens d’humeur à consulter un oracle. Je fais l’expérience devant vous, mesdames et messieurs, quatre fois de suite. Garanti sans trucages. (Entre temps je suis sorti des toilettes, hein.)

1) J’interroge une première fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que puis-je espérer de cette période singulière de six mois qui s’ouvre devant moi ?

Le livre me répond par le conte Marko (p. 255). Sur ses vieux jours, un vieux chevalier rentre dans son village, après ses exploits, et attend désormais, assis devant son porche, disponible pour toutes les visites. Un jeune prince vient lui demander où il puisa son courage. Le vieux chevalier évoque un souvenir de son enfance. Un jour où il vit un chien bâtard, efflanqué, pelé et solitaire tenir tête à une meute. Cette image lui a servi toute sa vie. J’aimerais dire que le conte est tombé dans le mille et que je comprends exactement ce qu’il veut me dire, mais, hormis l’image de l’homme disponible sur son seuil, qui observe la plaine au crépuscule comme depuis un rocher, je suis perplexe. Heureusement le conte s’accompagne d’une citation de Maître Eckhart : On devrait attacher moins d’importance à ce que l’on fait qu’à ce que l’on est.

2) J’interroge une deuxième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que dois-je accomplir, que dois-je viser, durant cette période singulière de six mois ?

Le livre me répond par le conte très bref Un monde au-delà de nos vies (p. 39), qui évoque à nouveau l’échange entre un maître et un élève et m’enjoint (je suppose) à me mettre au travail tout en sachant que le sens global et final me restera inconnu. Le conte s’accompagne d’un koan zen : Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, que faites-vous ? Je lève la tête, mâche, déglutis, avale.

3) J’interroge une troisième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : De quoi dois-je me défier, à quoi dois-je renoncer, durant cette période singulière de six mois ?

Le livre me répond par le conte Confiance en Dieu (p. 113) qui est en somme une plaisanterie que j’ai lue autrefois sous la forme d’une sale blague dessinée par Vuillemin. C’est la grande inondation, c’est le grand déluge. Les rues sont devenues des torrents, un prêtre est monté sur le toit de son église, et refuse tout à tour l’aide d’un canot, d’un hors-bord de pompiers, d’un hélicoptère. Les trois fois, il répond Non merci, Dieu seul viendra à mon secours. Peu après, il meurt noyé. Au paradis, il engueule Dieu : Dis donc, tu t’es bien foutu de moi, je t’ai attendu et tu n’as pas bougé le petit doigt pour moi. Dieu lui répond indigné : Comment ça ? Quelle ingratitude ! Bougre d’andouille, je t’ai envoyé un canot, puis un hors-bord de pompiers, puis un hélico ! Cette fois le message est limpide.

4) J’interroge une quatrième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : À quoi puis-je me raccrocher, à quoi puis-je faire confiance, durant cette période singulière de six mois ?

Le livre me répond par le conte La mangouste et le serpent (p. 393). L’histoire est celle d’un fonctionnaire indien scrupuleux qui, absorbé par ses fonctions, se trompe du tout au tout sur ses affaires domestiques et croyant bien faire tue son animal domestique qui lui était tout dévoué. Bien sûr ce conte serait une fin en soi puisque ma demande cette fois-ci portait sur la confiance que je peux accorder autour de moi. Mais de surcroît il est accompagné, en guise de morales, de deux citations qui, pourtant sans lien entre elles, seraient, prises individuellement, des réponses nécessaires et suffisantes. L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa propre cage. (Paul Valéry) Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été. (Albert Camus)

Je recueille et médite chacune de ces réponses (et au passage j’ajoute quatre histoires à mon répertoire). Une conclusion ? Bien sûr que non, je n’ai pas de conclusion. Da capo : le chemin vaut mieux que la destination.


(*) – Ces mots appellent plusieurs commentaires.
Ces mots appellent plusieurs commentaires et mises au point.
Primo, cette belle citation a traîné partout – reproduite notamment dans les méthodes de développement personnel, posts Facebook, dictionnaires en ligne des meilleures citations du monde, emballages de papillotes, cartes de vœux, mugs, posters, fonds d’écran… Or, comme j’aime remonter à la source (je crois à l’archéologie), j’ai lu les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle dans l’espoir de retrouver la phrase originale. Je ne l’ai pas trouvée ! Cette citation a beau se rabâcher en tout lieu, jusqu’à devenir un lieu commun galvaudé, elle n’existe pas. Pourtant, elle fait de l’effet. Par conséquent elle existe (et s’applique, je crois, universellement : en ce qui concerne mon champ d’activité et mes ambitions, je dois me concentrer sur ce qui dépend de moi, écrire un bon livre, et non sur ce qui ne dépend pas de moi, écrire un livre qui rencontre le succès). Ce qui me permet d’ajouter à mon credo deux croyances supplémentaires : je crois que les voies de la sagesse sont impénétrables ; je crois que ce qui agit existe (l’idée de Dieu existe).

Deuxio, après enquête archéologique, la formulation la plus approchante de cette idée éthique fondamentale se trouve non dans les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle mais dans l’incipit de ce qui fut notoirement son modèle et son inspiration majeure, le Manuel d’Epictète :

1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons.
2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger.
3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger -, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui soit mauvais pour toi.

Troisio : je crois en la sérendipité. La formidable lecture des Pensées pour moi-même m’a apporté, comme de juste, tout autre chose que ce que j’y cherchais. Et particulièrement, une découverte extraordinaire : Marc-Aurèle a inventé les Reconnaissances de dettes dix-neuf siècles avant moi. Le premier livre des Pensées est une énumération de « dettes reconnues » dans un esprit strictement identique à ma propre démarche : ce que je dois à mon grand-père, à ma mère, à mon père, à mon frère, à tel ami, à tel prescripteur, à tel maître, à telle lecture, aux dieux…

Privilège

04/08/2020 Aucun commentaire
« Orange is the New Black », saison 4, épisode 12 (2016). Une femme noire meurt sous la main et le genou d’un homme blanc, selon les mêmes modalités que George Floyd quatre ans plus tard en pleine rue à Minneapolis, le 25 mai 2020. Je préfère reproduire sur ce blog une image de fiction qu’une image dite réelle car il y a des limites à la pornographie.

La mort atroce de George Floyd, le mouvement Black Lives Matter et ses équivalents en France, fouettent les tensions entre Noirs et Blancs.

Ressurgit dans les débats un concept forgé en 1989 par Peggy McIntosh, le privilège blanc. L’idée, en gros : paraître à la naissance enveloppé de blanc plutôt que d’une autre teinte Pantone facilite toutes les étapes de la vie quotidienne (les Blancs détenant plus de capital matériel et culturel que les non-blancs). Jusqu’ici, comment ne pas être d’accord ? C’est un truisme de type mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. Le privilège blanc est un fait, et une injustice, puisque personne n’a choisi sa couleur ni ses ancêtres.

Dans la foulée, plein de bonne volonté, je tente de lire ce qui me semble l’étape suivante, l’essai Fragilité blanche de Robin DiAngelo, best-seller racialiste, bible des déboulonneurs. Titre complet : White Fragility, Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism (La Fragilité blanche-Pourquoi il est si difficile pour les personnes blanches de parler de racisme), édition française les Arènes, 2020.

DiAngelo, disciple de McIntosh, passe de la notion de Privilège blanc à celle de Fragilité blanche, cette fragilité étant basée sur un mensonge, le grand déni des Blancs qui réfutent le racisme alors même qu’ils en bénéficient. Elle dénonce une hypocrisie de masse et se pose en seule habilitée à décerner aux Blancs un certificat d’antiracisme à l’issue d’un long processus d’auto-flagellation.

J’en profite pour faire un peu d’archéologie parce que j’aime l’archéologie. La construction du concept me semble l’aboutissement d’un processus en trois époques sur un siècle et demi.
1) Colonialisme, XIXe siècle.
Durant le triomphe des Empires blancs qui ont besoin d’être cautionnés par des théories racistes, la blanchité est un fardeau, c’est-à-dire une responsabilité de droit (divin ?), une mission civilisatrice sur les sauvages de toutes les autres teintes : lire The White Man’s Burden de Kipling (1899).
2) Fin du colonialisme, XXe siècle.
Le Blanc ne va plus conquérir le monde mais reste maître chez lui – et, de fait, maître économique du monde. La blanchité est un privilège – constat relativement neutre de supériorité sociale et d’injustice.
3) Décolonialisme, XXIe siècle.
La blanchité devient un remords, une honte, une tache ineffaçable. Une fragilité.

Alors là pardon, mais je décroche. Il faut croire que mes a priori de blanc privilégié prennent le dessus parce que je récuse ce fardeau-là, cette mauvaise conscience en forme de bâillon, c’est trop pour moi qui n’ai colonisé personne il y a 150 ans. Je ne vois dans le livre de DiAngelo qu’une éreintante tentative de culpabilisation et une rationalisation fondée sur un syllogisme neuneu, « les Blancs profitent du système donc les Blancs sont racistes puisqu’ils sont blancs » , de même calibre que, par exemple, « les obèses sont complices de la faim dans le monde puisqu’ils sont obèses » .

Rien à faire, ce « racialisme » qui se présente comme ennemi et remède du racisme m’apparaît tout bonnement raciste. Je suis tout prêt pourtant à admettre le caractère systématique voire « systémique » du racisme dans nos sociétés, mais je ne vois pas comment racialiser tout le monde, donc ajouter une couche de racisme, permettra d’y voir plus clair (oups pardon, ce voir plus clair révèle sans aucun doute mon racisme inconscient, le clair valorisé comme bon et le sombre stigmatisé comme mauvais, pardon je reprends : permettra d’y voir plus… euh… d’y voir plus, tout court). Démonstration par l’absurde : si chacun doit se positionner selon sa couleur ainsi que les racistes et Robin DiAngelo l’y enjoignent, que faire alors des métis, quarterons, octavons, etc. ? À compter de quelle proportion de « sang noir » ou « sang blanc » dans leurs veines sont-il priés de se revendiquer d’un côté ou de l’autre, victimes ou oppresseurs par héritage et ontologie ? Les « racisés » de tout poil, de gauche ou d’extrême droite, ne raisonnent qu’en termes de races pures – fictions débilitantes.

Je resterai, même si ma position est ringarde, ce vieil universaliste qui considère que le sang est rouge, le mien comme celui de George Floyd.

Je viens de relire une archive du Fond du tiroir sur le racisme anti-blanc et je vous invite humblement à faire de même. Avertissement : ouh la la, attention vieillerie, nous étions en 2012, j’y parlais de Jean-François Copé, c’était qui déjà ce Jean-François Copé ?

Biatch

24/07/2020 Aucun commentaire

Et voici le retour de la rubrique « Joies de l’étymologie » de Tonton Fonddutiroir !

Le saviez-vous ? Lorsque Louis de Funès susurre à Claude Gensac Ma biche, ou lorsqu’un rappeur (ici, The Game vers 2005) appelle sa meuf avec une tendresse presque équivalente My bitch, le mot est le même.

Biche, qui désigne au sens propre la femelle du cerf, d’abord sous la forme bisse au XIIe s., est issu du latin populaire bistia « bête » (VIe s.). Le sens figuré, en tant que surnom affectueux à l’adresse d’une femme, se propage durant le XIXe s. romantique (la biche devient l’archétype de la créature faible, en danger, en attente d’un sauveur : J’aime le son du cor le soir au fond des bois (…) Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois, Alfred de V. ; La biche le regarde, elle pleure et supplie, Alfred de M.), pourtant ce sens aura été dès le XVIIe s. précédé d’un autre, argotique et péjoratif, « femme entretenue » ou « prostituée ». L’origine latine ambivalente, la bête, révèle ce que voit réellement un homme qui regarde une femme, que ce soit d’un regard bienveillant et amoureux, ou bien luxurieux et méprisant : un animal, sauvage ou de compagnie. Ah et puis ça aussi.

Bitch, invective extrêmement courante et peut-être mot le plus répandu de la langue anglaise tout de suite derrière fuck (exemple : Kent répond à Oswald qui lui demande Pour qui me prends-tu ? Nothing but the composition of a knave, beggar, coward, pander, and the son and heir of a mongrel bitch, William Shakespeare, Le Roi Lear acte II scène 2), a de son côté de la Manche suivi une lignée parallèle : le moyen anglais biche (XIe s.) est issu de l’anglo-saxon bicce qui signifie « chienne » (on remarquera que chienne est resté, dans maints langages, très populaire en tant qu’insulte ou compliment ambigu adressé à une femme, voire en tant que revendication féminine paradoxale comme dans le cas des Chiennes de garde) qui lui-même provient du proto-gérmanique bikkjuna désignant la femelle du renard, du loup, ou de quelques autres espèces rivales de l’homme.

Biche comme bitch renvoient la femelle humaine à sa nature de bête. La femme serait une sorte de chaînon manquant entre le règne animal et l’humanité virile, elle est en somme la meilleure amie de l’homme. Peut-être même sa plus belle conquête.

La connotation sexuelle de cette relégation animale est implicite : insulter une femme c’est toujours insulter son sexe (j’espère qu’à votre âge vous aviez remarqué que parmi les injures les plus usuelles, con en français ou cunt son équivalent anglais, désignent le sexe féminin ; et que maints jurons martèlent, comme s’ils parlaient d’autre chose, l’ignominie de la sexualité féminine : putain, bordel…). Si la femme, sous-homme, est à ce point proche du règne animal, c’est parce qu’elle est l’objet d’une sexualité de bête en rut dans la forêt, elle a des désirs, des pulsions, des instincts, des fantasmes, du plaisir. (L’homme aussi ? Non mais attends ne compare pas, l’homme ça n’a rien à voir !) Disons que la femme est une créature assez peu fiable, frivole, dominée par la nature, qui tire plutôt du côté du bonobo, tandis que l’homme, lui, tient en ligne directe du bon dieu. Revoir pour s’en convaincre la Création d’Adam selon Michel-Ange, formidable témoignage de l’an 1511 que les obscurantistes prennent pour un témoignage de l’an – 4026.

Car, oui, l’influence religieuse sur l’animalisation de la femme est sans aucun doute décisive : pour comprendre la stupéfiante mauvaise réputation dont souffre la sexualité féminine et la culpabilisation induite, il faut évidemment se souvenir que l’Angleterre comme la France sont au moyen-âge des zones d’influence chrétiennes, des clusters idéologiques diffusant certaines fables au sujet d’une femme pècheresse ayant comploté avec un autre animal (le serpent) pour foutre tout le monde dans la panade pour les siècles des siècles. Cf. l’enquête de fond que Tonton Fonddutiroir a menée pour vous en 2018, révélant la fonction mythologique de la virginité de Marie désignée aux malheureuses jeunes chrétiennes comme modèle féminin le plus désirable.

Revenons en 2020 car il faut bien, hélas, finir par revenir à l’époque dont on est.

Le mardi 21 juillet 2020, un fait divers pitoyable a eu lieu sur les marches du Capitole, à Wahington DC, en marge des débats à la Chambre des représentants des États-Unis. Un quelconque abruti trumpiste nommé Ted Yoho (65 ans), siégeant dans cette Chambre au nom du troisième district congressionnel de Floride, s’est fendu d’un superbe « Fucking bitch ! » censé clore le bec de sa jeune collègue Alexandria Ocasio-Cortez (30 ans, benjamine du congrès), représentant quant à elle le quatorzième district de New York. Je vous prie de noter le verbe à la forme gérondif, fucking, qui vient renforcer le substantif bitch, l’ensemble pouvant se traduire littéralement par « salope qui baise  ». Le mot qui a échappé au monsieur a entraîné un petit scandale, ce qui l’a conduit à nier l’avoir prononcé ET à s’excuser de l’avoir fait (stratégie bizarre).

La nature de l’insulte, qui musèle un adversaire politique en l’enfermant dans une basse animalité gorgée de pulsions sexuelle, déplace le débat (à propos, il portait sur la criminalité à New York) sur le terrain d’une archaïque guerre des sexes : Tais-toi, bitch ! Les femmes feraient mieux de rester à la maison car elles sont trop dominées par leurs émotions, on n’aurait d’ailleurs jamais dû leur accorder le droit de vote, réforme de malheur, c’était le début de la chute pour la civilisation occidentale chrétienne.

Madame Occasio-Cortez a répliqué admirablement, avec sang froid et en dépassant son cas personnel : « C’est un problème culturel (…). C’est une culture de l’impunité, d’acceptation de la violence et de violence verbale à l’égard des femmes. Et c’est toute une structure de pouvoir qui soutient cela. »

On n’est pas sorti des ronces, mais courage. Les cerfs peuvent bien bramer. Allez les biches aux abois.

La petite biche, ce sera toi si tu veux / Le loup on s’en fiche, contre lui nous serons deux.

Archéologie littéraire de la fake news (1/6) : Machiavel

19/07/2020 Aucun commentaire

« Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini. »
Michel de Montaigne, Essais, I, 9

« La notion même de vérité objective est en train de disparaître de ce monde. »
George Orwell, Réflexions sur la guerre d’Espagne, 1942

« Nous avons vu comment l’impossibilité de distinguer le mensonge de la vérité, et non le règne exclusif du mensonge, nous rendait manoeuvrables à souhait, comment, la moindre information probante étant systématiquement démentie dans la journée par une autre non moins improbable, il suffisait d’entretenir un certain brouillard sur toutes les données dont les gouvernants ont le monopole pour nous faire perdre pied. »
Julien Coupat, « Choses vues, mai-août 2020 » in terrestres.org

Donald Trump, président des États-Unis d’Amérique, est un maître incontesté de l’enfumage rhétorique. Son bobard de la semaine, qui sera oublié et remplacé par celui de la semaine prochaine : « Les USA ont l’un des taux de mortalité lié au Covid-19 les plus bas du monde » – c’est faux, au contraire il s’agit de l’un des plus hauts du monde (les USA tiennent le premier rang mondial du nombre de morts, le huitième rang une fois ce nombre rapporté à la population), mais quelle importance ? Quotidiennement, Trump dit (et tweete) n’importe quoi avec un aplomb si phénoménal que ses mensonges politiques resteront comme une sorte de chef d’œuvre dans l’histoire du mensonge politique. Un accomplissement, une apogée. Son règne aura été marqué par une généralisation et, mieux encore, une conceptualisation, de la mise à mort de la vérité en tant que valeur, idéal ou fin en soi – Rien n’est vrai, tout est permis, prophétisait Nietzsche. Qu’on l’appelle storytelling, intox, éléments de langage, fake news ou, plus pervers que tout, faits alternatifs (1), le mensonge vit sous nos yeux son âge d’or. L’Ère post-vérité, en tant qu’époque historique, a même droit à sa page Wikipedia, dans laquelle on compte pas moins de 83 occurrences du mot Trump.

Trump a théorisé le mensonge dès son best-seller de 1987, The Art of the Deal (si l’on n’avait pas un peu la trouille du Point Godwin on dirait volontiers qu’on était prévenu sur le bonhomme puisque son livre, exactement comme Mein Kampf, déroulait l’entièreté de son programme). Dans ce chef-d’œuvre, Trump rebaptise le mensonge d’un curieux oxymore : « exagération véridique » (truthful hyperbole). On peut mentir, on le doit même si on veut réussir une vente (ou une élection, car c’est un peu la même chose), on ment et par magie et par auto-conviction, le mensonge devient véridique, c’est-à-dire agissant comme s’il était vrai. Je cite :

L’exagération véridique [est] une forme d’exagération innocente, et une forme extrêmement efficace d’auto-promotion.

Pour autant, l’athlète du bullshit ne doit pas nous leurrer : Trump n’est en rien l’inventeur du mensonge en politique. De toute éternité le mensonge a fait partie intégrante de la fonction politique, en tant qu’outil, technique professionnelle, une règle et non une exception, en somme le métier qui rentre (Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, Charles Pasqua)… Dès lors, à quoi bon tenir rigueur à Jérôme Cahuzac et autres malfaisants de mentir les yeux dans les yeux, puisqu’ils ne font là que leur job, selon une tradition ancestrale ?

On sait que « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose mais pour obtenir un effet » (attribué à Goebbels) ; on sait que « La propagande nous a permis de conserver le pouvoir, la propagande nous donnera la possibilité de conquérir le monde » (attribué à Hitler) ; on sait que « Un mensonge répété dix fois reste un mensonge, répété dix mille fois il devient une vérité » (attribué à Goebbels ET à Hitler selon les sources, normal qu’on se la dispute, c’est la meilleure de toutes les citations) ; on sait que l’organe officiel de propagande de la Russie soviétique, incomparable tissu de billevesées, s’intitulait La Pravda (1912-1991), c’est-à-dire la Vérité, et à ce niveau de renversement du sens des mots, Orwell n’avait aucun besoin d’imagination pour composer son roman 1984, il n’avait qu’à se baisser pour « inventer » un ministère de la propagande nommé Ministère de la Vérité (Miniver en novlangue) (2) ; on sait enfin qu’ « il ne faut pas désespérer Billancourt » (attribué à Jean-Paul Sartre – même si l’aphorisme s’avère impossible à sourcer, il est facile à traduire : il faut mentir aux ouvriers de Renault-Billancourt sur la réalité de l’URSS afin de ne pas leur faire perdre leur foi dans le communisme). On sait, donc, que l’histoire des totalitarismes est, grosso-modo, une histoire du mensonge. Lorsque les démocraties font le même usage sans scrupules du mensonge d’état que les totalitarismes, on peut affirmer que le mensonge a gagné la partie et recouvre la surface de la terre. Ici une archive du Fond du Tiroir : En 2014, tout le monde ment.

Outre le logos politique, le mensonge est le propre et la norme de nombreux autres corps de métiers, tels l’armée (La première victime de la guerre est la vérité, Rudyard Kipling), la justice (le but d’un procès n’est jamais l’établissement de la vérité, réputée inconnaissable, mais, faute de mieux, d’une décision consensuelle qui remplace la vérité – dès lors tous les acteurs d’un procès, avocat, procureur, témoins qui ont beau jeu de jurer de dire toute la vérité, accusé lui-même, jouent leur rôle non en fonction de la vérité mais en fonction du but à atteindre, qui est de peser sur la décision finale) (3), la religion (garante d’une prétendue vérité révélée, la religion est jalouse de ses secrets et ment comme personne, cf. les scandales sexuels, que ce soit Tariq Ramadan ou le père Preynat, étouffés ou niés jusqu’en enfer et au-delà), l’industrie (exemple récent et mémorable : le trucage des résultats des moteurs diésel), la finance ou les avocats d’affaire, les spin doctors et lobbyistes en tous genres et, bien entendu, tout au fond de la hiérarchie de l’ignoble, la lie de l’humanité, la publicité ou la communication d’entreprise.

Tous ces métiers qui consistent à mentir, et l’on notera avec intérêt qu’ils comptent parmi les plus prestigieux de nos sociétés, les mieux rémunérés et par conséquent les plus désirables aux yeux de jeunes gens entrant sur le marché de l’emploi. Logiquement, ils comptent aussi parmi les plus fréquemment représentés des séries télé, parce que l’ambiguïté sur la vérité et le mensonge est une inépuisable ressource romanesque : politiciens dans House of cards, avocats dans Better Call Saul, espions dans The Americans ou Le Bureau des légendes, pubards dans Mad Men, adeptes de la double vie en tous genres, qu’ils soient super-héros, serial killers, adultères, comédiens ou gangsters… Tous nos héros sont menteurs ! Ces métiers du mensonge forment une grande famille, un bel arbre généalogique où les rameaux s’entrecroisent et s’embrassent.

C’est ici que nous pouvons commencer notre entreprise d’archéologie de la fake news selon les écrivains, et remonter à la Grèce.

Tous ces métiers ont en commun d’être les héritiers de ce que Socrate appelait les sophistes, c’est-à-dire ceux dont la maîtrise du langage est mise au service d’un client. Or souvenons-nous un instant que le rêve du néolibéralisme, qui est devenu notre air conditionné, est de privatiser l’ensemble de la société afin que l’unique rapport humain qui subsiste soit celui du client, la place de chacun dans la société déterminée par deux questions, de qui est-il client/qui sont ses clients. La généralisation du rapport de force clientéliste (uberisation) est logiquement la généralisation du mensonge, le sophiste a gagné, et le mensonge est devenu normal (au sens de norme). Selon Socrate (- 2420 avant Donald Trump), le sophiste était le contraire, voire l’ennemi, du philosophe. Le philosophe, quant à lui, recherche avec une obstination ringarde et désintéressée le vrai le beau le bien et vit généralement dans un tonneau.

Même si les sophistes ont fait leurs preuves à Athènes il y a 25 siècles, l’escale déterminante d’une archéologie de la fake news serait pourtant Florence au XVIe siècle. L’événement en la matière est la publication du Prince de Nicolas Machiavel en 1532. Nous faisons de Machiavel notre patient zéro.

La postérité de l’adjectif machiavélique en dit long sur le cynisme, ou à tout le moins le pragmatisme, prôné par ce manuel classique à l’usage des dirigeants politiques de Florence, Paris, Moscou, Istanbul, Perpignan ou Washington DC. Machiavel signale de façon très claire que le mensonge n’est absolument pas un défaut pour un prince, peut au contraire se révéler une qualité décisive puisque, dans l’exercice du pouvoir, une qualité est ce qui permet de conquérir ou de conserver le pouvoir, un défaut est ce qui entraîne l’échec et la chute. Morceau choisi, au chapitre 18 du bréviaire, Comment les princes doivent tenir leur parole :

Chacun comprend combien il est louable pour un prince d’être fidèle à sa parole et d’agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l’emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. (…)
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? (…)
Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même dire que s’il les avait effectivement, et s’il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui est toujours utile d’en avoir l’apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l’est même d’être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. (…)
[Quoiqu’il soit] souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même (…), il doit prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d’avoir l’apparence.

Sur ce dernier point, capital, la tartufferie des Princes faux dévots, observons Erdogan ménager ses amis islamistes ou Trump, encore lui, prendre la pose devant les photographes une Bible à la main.

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(1) – Sur cette notion d’alternative, on est en droit de considérer qu’il s’agit d’un progrès démocratique : « Il faut distinguer le mensonge totalitaire des mensonges démocratiques. Le mensonge démocratique est pluraliste. Il ne prétend pas à l’exclusivité mais coexiste, tolérant, avec ceux de la concurrence » (« Le mentir-vrai », préface de Jean-Jacques Courtine à L’art du mensonge politique de Swift).

(2) – D’Orwell, lisons attentivement l’essai fondateur : Politique et langue anglaise, écrit en 1946 parallèlement à son chef d’œuvre de fiction (1984, on le sait grâce à une commode astuce mnémotechnique, date de 1948). On y voit comment la novlangue n’est pas un génial concept de science-fiction mais un outil politique pragmatique.
Essai traduit également en français sous le titre Politique et langage.

(3) – Je relève ceci parmi les extraordinaires compte-rendus d’audience rédigés quotidiennement par Yannick Haenel durant le procès des attentats de janvier 2015 :

Plus les jours d’audiences s’accumulent, plus la vérité semble une chimère, un monstre composé de tous les mensonges qu’on a entendus ici. Et peut-être au fond n’est-elle jamais que cela, une fiction qu’on bricole avec des versions qui tiennent vaguement ensemble. Le président a eu cette formule désespérée : «  On n’a que la vérité judiciaire. La vraie, elle est autre. » Il voulait dire que la vérité réside dans ce qu’on ne sait pas. Mais il y a des jours où il semble précisément que « ce qu’on ne sait pas » constitue 90 % de la réalité, et que la réalité elle-même, c’est-à-dire ce qui s’est vraiment passé, ne sera jamais amenée à la lumière. Autrement dit, la « manifestation de la vérité », comme l’énonce la formule si belle du tribunal, n’aura pas lieu ; et peut-être n’est-ce qu’à partir de la conscience de cette impossibilité qu’on peut s’engager à penser ce qu’on entend, à en apprécier les inflexions, les nuances, les points de vertige et les impasses.

(à suivre)

Les étapes de la pensée vasarélique

01/03/2019 4 commentaires

Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître et dont ils n’ont sans doute rien à foutre. En 1987… j’entreprends des études d’histoire et de sociologie. À cette époque, les professeurs de chaque matière distribuaient aux étudiants de longues bibliographies, qui généralement hiérarchisaient les lectures plus ou moins obligatoires, depuis les indispensables en tête de liste, jusqu’aux plus pointues réservées aux acharnés forçats en bas de la page polycopiée. Dans le meilleur des cas nous feuilletions les livres de la dernière catégorie à la BU ; mais quant à ceux de la première, il valait mieux les avoir sous le coude, et pour cela les acheter d’occasion dans un endroit nommé Gibert Joseph (bizarrement, le nom était placé avant le prénom, comme Lacombe Lucien, inversion dont Modiano disait qu’elle était la marque des humbles, des non éduqués – ainsi, l’usage prescrit était de se rendre sous l’enseigne d’un humble-non-éduqué pour espérer commencer de s’éduquer soi-même). On identifiait les manuels d’occasion de chez Gibert, objets passant de main en main comme le relai d’un 4×100 mètres, possessions successives et défraîchies d’un nombre aléatoire d’étudiants antérieurs, à ce qu’ils étaient marqués en bas du dos par une petite barre noire autocollante, malcommode à arracher, et parfois par des annotations au crayon.

En 1987… j’acquiers chez Gibert Joseph le manuel dont le titre figure en tête des bibliographies, celui qu’il me faudra avaler coûte que coûte d’ici les partiels, voire même annoter au crayon, avant peut-être, en quelque sorte, de le rendre à l’humble non-encore-éduqué de la génération suivante : Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron. La couverture de ce livre est ornée de quatre curieuses figures géométriques, chacune présentant deux cubes superposés, un cube orangé sur un cube gris, et à la manière d’une illusion d’optique ces couples de cubes titillent l’esprit car à la faveur de jeux d’ombres contradictoires ils apparaissent à la fois l’un dans l’autre et l’un sous l’autre, en creux et en bosse, vides et pleins, convexes et concaves.

Outre que ces quatre énigmes visuelles que j’aurai longtemps eues sous les yeux seront pour toujours associées dans ma mémoires aux portraits que Raymond Aron dresse des pères fondateurs de sa discipline (un chapitre chacun : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto et Weber), et sans aller jusqu’à avouer qu’à force de les regarder elles finirent par constituer une métaphore visuelle de la réflexion sociologique (qu’est-ce qui est dessus ou dessous, dedans ou dehors, infrastructure ou superstructure au sein de la construction sociale ?), ces vignettes me semblaient étrangement familières, et pour tout dire normales. Je ne le percevais pas consciemment, je ne l’analysais pas puisque je n’avais pas encore entrepris ce long et minutieux travail d’archéologie intime qui s’intitule Reconnaissances de dettes, mais ces illustrations dues à Victor Vasarely (1906-1997) s’apparentaient en douceur à la zone vasarélienne de mon décor interne, de mon incubation, ces dessins m’étaient simplement contemporains, j’avais grandi avec Vasarely, j’étais pour tout dire d’une époque vasarélienne et par conséquent vasarélien moi-même. De même que le logo Renault, l’album Space Oddity de Bowie, La Prisonnière de Clouzot, l’anneau de vitesse de Grenoble, le jeu vidéo Q*Bert, et même, tiens, le Rubik’s Cube (Rubik était du reste hongrois comme Vasarely). Et, donc, de même que Les étapes de la pensée sociologique.

En 1976… Gallimard crée la collection « Tel » pour rééditer en semi-poche, à l’usage des étudiants, les livres classiques et fondateurs des sciences humaines et sociales. Vasarely illustrera les couvertures des 95 premiers volumes (Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron porte le numéro 8), de 1976 à 1987. Massin, le grand manitou graphiste de la maison, raconte dans ses mémoires intitulées Du côté de chez Gaston :

« “Tel” c’était un parti-pris, et puis, que voulez-vous, Vasarely était à la mode : pendant deux décennies, on a affiché ses compositions dans les rues, les gares, les aéroports et, dans le living, cela succédait, avec Folon, à Brayer ou à Utrillo. Enfin, c’était bien pratique : il suffisait de passer un coup de fil à Vasarely – car je traitais directement avec lui, au grand dam de son agent. »

En 1994… mes études de sociologie culminent avec un improbable DEA de Recherches sur l’Imaginaire. Pour l’un des exposés que je prépare durant cette année, je choisis pour sujet l’herméneutique ou la sémiotique ou je ne sais plus trop comment on disait peut-être même la médiologie pour montrer qu’on n’avait pas loupé le dernier train, bref je choisis de faire l’exégèse des couvertures de livres. Car on pouvait alors sémiotiquer herméneutiquer exégérer à peu près n’importe quoi, selon le principe que le monde entier est là pour se faire interpréter par nous (d’ailleurs je te ferais dire que La Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/L’homme y passe à travers des forêts de symboles/Qui l’observent avec des regards familiers), pour ma part ce sont les livres qui m’intéressent. Comme on me l’a appris à faire, méthodiquement je surinterpète les signes, et c’est ainsi notamment que je décortique la fameuse et ultra-conservatrice maquette de la collection blanche de Gallimard, née en 1911 et dessinée par Jean Schlumberger : jamais d’illustration mais un simple double cadre, un liseré noir, deux liseré rouges, suggérant que l’on encadre l’oeuvre littéraire sous la couverture comme pour l’exposer dans un musée, la maquette prestigieuse qui l’accueille devient un écrin précieux qui muséifie, embaume instantanément ; quant à l’emblématique couleur crème, je n’hésite pas à l’identifier comme un blanc cassé, un blanc patiné, un blanc vieilli (ne dit-on pas d’un vieux papier qu’il a jauni ?), qui renvoie au même registre symbolique que le double cadre : dans un semblable emballage, même une nouveauté revêt une aura de texte ancien, et en somme la Collection Blanche aux 33 prix Goncourt, si désirable pour les auteurs, ne publie que des classiques encadrés et pré-jaunis. Ah, on savait s’amuser dans le DEA de recherches sur l’imaginaire. Malheureusement, je ne songe pas à inclure dans mon exposé les couvertures de la collection Tel, sur le moment le Vasarely des Etapes de la pensée sociologique m’est totalement sorti de la tête, Vasarely est au purgatoire, et du reste on sait que le sociologue a un peu de mal à prendre pour objet d’étude le sociologue.

En 2005… ma fille ainsi que ses camarades de classe jouent à Vasarely. Leur instituteur de maternelle leur montre des tableaux du maître puis les fait dessiner et découper des damiers, des couleurs, des formes géométriques croisées et superposées… Je trouve l’idée excellente, Vasarely est un jeu joyeux à l’usage des enfants, d’ailleurs il m’évoque ma propre enfance, c’est sans doute une preuve, alors ni une ni deux pour fêter ça et prolonger la pédagogie je mets toute la famille dans la voiture et nous descendons à Aix-en-Provence pour visiter la Fondation Vasarely. Ici a lieu pour moi un premier choc de type ptite-madeleine ou Reconnaissance de dettes : mais oui, ben sûr, je reconnais ces oeuvres géométriques et monumentales, colorées, nettes, sans bavures, variées à l’infinies et pourtant simples, je les reconnais comme une couche de moi-même, un vieux poster encore collé sur mon histoire, sur notre histoire commune, sur mon éducation rétinienne, la déco sur le couvercle de mon bouillon de culture, de ma Weltanschauung. Et cependant, l’état de décrépitude du musée (je constate des souillures diverses sur les murs, des carreaux cassés, des fissures, des moquettes humides… Le purgatoire de Vasarely est son monument même), et sa désaffection (nous arpentons quasiment seuls ses volumes immenses) révèlent à quel point cette esthétique, aussi bien que le logo Renault, Q*Bert, Space Oddity, Tel de Gallimard, les études de sciences sociales et humaines en général, les jeux olympiques de Grenoble, et moi-même, tout ceci en vrac est daté. Peut-être même ringard.

D’ailleurs il y a belle lurette que la collection Tel a révisé sa maquette, remisé Vasarely, et que ses couvertures sont illustrées par des tableaux. Celle des Etapes de la pensée sociologique évoque désormais de façon naturaliste et non abstraite les luttes sociales marxistes du XIXe siècle – il s’agit (coup de chapeau au webmestre masqué du Fond du Tiroir qui a déniché pour moi la référence) du tableau Il quarto stato (le quart-état, par analogie au tiers-état, pour désigner le prolétariat) peint entre 1898 et 1901 par Giuseppe Pellizza, et c’est ainsi qu’aujourd’hui 1898 est plus moderne que 1970. Ceci dit, ce même tableau illustrait l’affiche de 1900 de Bertolucci en 1976, année de la création de la collection Tel.

En 2019… je visite l’exposition Victor Vasarely, le partage des formes, au Centre Beaubourg. Le choc intime, légèrement amoindri comme l’est une réplique après le tremblement de terre initial, a lieu à nouveau (quoiqu’ici tout soit très propre et neuf, aucune moquette humide, c’est à Beaubourg que Vasarely sort de son purgatoire). Je ne m’y trompe pas, le thème de cette expo est manifestement une époque de moi-même et du monde occidental. Très pédagogique et lumineuse (c’est la moindre des choses), l’expo rappelle que Vasarely était l’incarnation de l’optimisme de son temps – les Trente Glorieuses, grosso-modo. L’une de ses inventions majeures, l’unité plastique, c’est-à-dire un alphabet graphique de couleurs basiques et de formes géographiques simples, devait selon l’artiste donner lieu à une appropriation populaire où chacun, démocratiquement, aurait contribué à un folklore planétaire en créant sa propre oeuvre d’art qui ne serait qu’une des variations possibles parmi des millions d’autres – et ainsi ce serait enfin et pour toujours la paix, la concorde, et la beauté sur la terre, la mondialisation heureuse toute en couleurs. En quelque sorte, il a presque réussi son coup, il n’est pas passé loin, puisqu’en 2005 je peux témoigner que des élèves de maternelle jouaient à Vasarely.

Mais comme il est difficile de lutter contre ses penchants, la mélancolie m’envahit, à même Pompidou. Cet optimisme XXe siècle mort au XXIe apparaît comme une doucereuse et tragique naïveté. Je vois la couverture de mon exemplaire des Etapes de la pensée sociologique, elle est là sous vitrine, elle fait partie de l’expo parmi des dizaines d’autres volumes « Tel » ! J’essaie de réfléchir à ce que l’illustration de la couverture de mon manuel retrouvé, ainsi que les dizaines d’oeuvres vasareliennes qui l’entourent disaient de moi, de mon époque, de l’idéologie qui circulait, de nouveau je surinterprète les signes comme j’ai appris à le faire durant mes études. Et je tente une hypothèse : la caractéristique saillante de l’art de Vasarely, avec ses aplats de couleurs pures, ses variations algorithmiques et ses traits d’une netteté implacable, qui annonçaient l’art numérique, était sa rationalité. Cet art anti-romantique, joyeux, consommable, idéal à une époque qui célébrait la reproduction pour la masse, était l’apogée de la raison, ou sa systématisation et par conséquent sa caricature, dans tous les cas son stade ultime. Ce qui a disparu en même temps que cet art est la raison elle-même, en tant que principe moteur et désirable. La bascule historique s’est peut-être faite au moment où la rationalité a été confiée aux machines, à Internet, aux suites zéro-un, aux logiciels capables de dessiner un Vasarely d’un clic mieux que Vasarely ou que des élèves de maternelle, et c’est à ce moment-là que l’être humain a renoncé à sa propre raison.

Peut-être n’est-ce là qu’un petit coup de déprime. D’ailleurs il pleut sur le Centre Beaubourg.

L’une des oeuvres de l’expo de Beaubourg sur laquelle je me suis le plus longtemps arrêté s’intitule Vega 3On peut la voir ici.

Elle m’a immédiatement fait penser à la géniale et gentille parodie qu’en avait tirée Franquin. Franquin aussi constitue une couche essentielle de mon paysage intérieur, de ma vision un peu datée du monde, de mes Trente Glorieuses intérieures et de mes Reconnaissances de dettes. Et lui, en plus, il fait sourire.

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

02/10/2018 2 commentaires

En mars et avril dernier, le Fond du Tiroir gambergeait tout haut et publiait deux articles (pour mémoire : « Justice sommaire et réseau wifi, ou : La nouvelle loi du far-west », puis « L’Indien qui pleure ») où il posait publiquement une turlipinante question de méthode et d’éthique : « Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien ? ».

Oui, pardon de parler de moi à la 3e personne, le Fond du Tiroir en fait c’est moi. C’est moi tout seul qui suis présentement obnubilé par les Amérindiens, moi qui suis en train d’écrire un gros roman où ils tiennent un rôle majeur, moi qui ai créé un profil Facebook au nom de l’un de ses personnages emplumés, qui dévore tout ce qui me tombe sous la main à propos de leur culture, et qui me laisse pousser les cheveux en saluant le Soleil, notre père à tous.

Mais en ai-je le droit ? Suis-je un usurpateur ? (Sur Facebook, c’est évident – mais dans un roman, domaine plus ambigu du mentir vrai ?) Depuis le printemps dernier et mes deux articles initiaux, cette question que je croyais toute personnelle a défrayé la chronique dans le monde du théâtre. Un mauvais procès a été intenté, via les réseaux dits sociaux, contre Robert Lepage, accusé d’appropriation culturelle sous prétexte que son nouveau spectacle, monté au Théâtre du Soleil, Kanata, prétendait aborder les oppressions subies par les peuples autochtones du Canada sans mettre en scène aucun comédien amérindien. Lepage s’est fait traiter de spoliateur, de raciste, de profiteur, hallali numérique habituel.

Le spectacle a d’abord été annulé face aux pressions (et au désistement financier de l’un des coproducteurs qui a pris peur), puis re-programmé avec un léger changement de titre, et sera joué à la Cartoucherie du 15 décembre 2018 au 17 février 2019.

Remarquons que Lepage est un dangereux récidiviste (ou bien que le modèle multiculturel canadien est propice à cette hystérie-là) puisqu’à peine quelques semaines plus tôt le festival de jazz de Montréal a annulé son spectacle SLĀV consacré aux chants d’esclaves afro-américains au prétexte que la plupart des chanteurs n’étaient pas noirs. Or ces chants de nègres sont à l’origine de quasiment toute, oui mesdames et messieurs, toute la musique populaire que nous écoutons et que nous jouons nuit et jour, alors là pour le coup on peut en parler de l’appropriation culturelle. Aussi, osons un anachronisme juste pour voir jusqu’où pousser le sens du ridicule : dénonçons le scandaleux opportunisme, le racisme et le colonialisme culturel d’un Alan Lomax (1915-2002), infatigable collecteur blanc de musique noir grâce à qui le blues et ses enfants ont pu devenir des sujets d’études et de connaissances, ou bien, chez nous, d’une Marguerite Yourcenar, odieuse femme blanche (belge, en plus !) qui s’est permise cyniquement de présenter, traduire et compiler des textes de Negro Spirituals comme s’il s’agissait de poèmes issus de sa communauté (Fleuve profond, sombre rivière, 1963).

Ce serait absurde, au XXe siècle. Mais nous vivons en 2018, à une époque où les rassemblements racisés et non mixtes prolifèrent, où les querelles identitaires encombrent les forums et les écrans davantage que les querelles esthétiques, et j’aurais dû me douter que le débat était brûlant et sociétal, prompt à éclater en divers endroits sous divers oripeaux… De quelle légitimité peut-on se prévaloir lorsqu’on se pique de parler d’un groupe, voire au nom de ce groupe, auquel on n’appartient pas ?

Chacun n’existe et ne s’exprime qu’en tant que membre de quelque communauté, ou dans le cas contraire est invité à fermer sa gueule. Par exemple, Detroit, film puissant de Kathryn Bigelow reconstituant des émeutes raciales en 1967, a scandalisé certains de ses détracteurs non parce qu’il révélait une très choquante réalité, mais parce qu’en tant que bourgeoise blanche Bigelow n’était pas censée se mêler de documenter des injustices infligées à des Afro-Américains. Bigelow n’était donc autorisée qu’à raconter des histoires de bourgeoise blanche ? La polémique a pris des proportions grotesques qui funestement occultaient le vrai scandale exposé par le film.

Le réflexe politiquement correct, autrefois petite chose risible, niaise et lénifiante, a muté en une génération pour devenir ce monstre clivant, agressif, sectaire, castrateur et communautariste : dis-moi où tu te trouves sur la carte des Balkans avant de commencer à parler, car chacun ici n’est autorisé qu’à exprimer les intérêts de son groupe d’origine. Tu es toute ta tribu, ta tribu est tout toi. RPZ, comme disent les rappeurs.

Désormais le soupçon est partout : un Blanc ne peut plus raconter l’histoire d’un Noir, un homme l’histoire d’une femme, un jeune l’histoire d’un vieux, un bien portant l’histoire d’un malade, un roux l’histoire d’un blond, un Juif l’histoire d’un Palestinien, un hétéro l’histoire d’un homo, un anorexique l’histoire d’un obèse, un vivant l’histoire d’un mort, un Capulet l’histoire d’un Montaigu, un O’Timmins l’histoire d’un O’Hara… Bref, le plus sage est de ne plus raconter d’histoires du tout, sauf si celle-ci est dûment labélisée en tant que revendication ou arme de guerre. Fusillons l’imagination, il restera toujours la propagande – et le manichéisme.

On lira avec grand profit l’interview d’Ariane Mnouchkine sur l’affaire Kanata. Pour les pressés qui ne cliqueront pas, voici un extrait-clef :

Il ne peut y avoir appropriation de ce qui n’est pas et n’a jamais été une propriété physique ou intellectuelle. Or les cultures ne sont les propriétés de personne (…) Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d’une certaine manière, elles sont toutes sacrées.

 

Justice sommaire et réseau wifi (ou : La nouvelle loi du far-west)

20/03/2018 3 commentaires

http://www.talentshauts.fr/868-large_default/le-meilleur-cow-boy-de-l-ouest.jpg

Autant l’avouer franchement : je suis degauche.

Je suis degauche depuis en gros toujours, par mon héritage puis par mon éducation, en vertu de quelques principes éthiques et politiques fondamentaux (par exemple, je crois utile de favoriser davantage l’éducation que l’héritage).

Mais cela ne m’empêche pas, tout au contraire, d’écouter ce qu’ont à me dire certaines personnes intelligentes quoique classées plus ou moins abusivement dans le camp des réactionnaires, tels Houellebecq ou Onfray. Or ces deux-là dénoncent la ruine de la pensée degauche en pointant ce phénomène curieux : l’absence d’idées neuves (qui s’explique historiquement par la conversion du PS à l’économie de marché dans les années 80 – dès lors, la messe était dite et il devenait un peu plus problématique d’énoncer une idée degauche) est compensée par les leçons de morale. Cette gauche de chevaliers blancs, moralisatrice et déboussolée, porte sinon un nom, du moins un sobriquet : le « camp du bien » (dès 1991 Philippe Muray parlait de L’Empire du bien). Si l’on observe en éthologue les mœurs de ce camp-là, on voit tous les jours des individus degauche et de fort bonne volonté enfourcher le premier cheval de bataille qui passe et qui permet de certifier qu’on est du côté des gentils, pas de celui des méchants, et puis hue cocotte.

Cette moraline binaire qui évoque une jolie chanson de Didier Super mène à des excès d’une violence d’autant plus aberrante que la pensée politique d’aujourd’hui, pour des raisons techniques, excède rarement les 140 signes.

Exemple : tout de suite le reportage de notre envoyé spécial auto-missionné.

J’ai infiltré récemment la réunion d’un club informel de personnes militant pour l’égalité hommes-femmes dans le milieu culturel, cause évidemment légitime, estimable et nécessaire. La fibre degauche y était un pré-requis implicite, même si on ne m’a pas demandé mes papiers à l’entrée de la salle de réunion.

Deux bibliothécaires, un homme une femme la parité tout va bien, présentaient ce jour-là leur travail de sensibilisation des marmots à l’égalité entre les filles et les garçons. Je hochais la tête, de concert avec tout le public, unanime et degauche, approuvant leur noble besogne de détricotage des idées reçues. Sauf qu’à un moment donné, ça a déraillé genre méchamment.

Verbatim : « Pour la médiation sur ce thème, nous utilisons souvent les ouvrages publiés par les éditions Talents Hauts, maison qui a justement été créée en 2005 sur cette ligne éditoriale, créer des livres dont le propos même réfute les clichés et discriminations sexistes. Malheureusement, nous avons constaté que malgré cette ligne intéressante, les textes ou les illustrations des livres chez Talents Hauts laissent souvent à désirer. Ce qui nous conduit à faire des choix. Au moment de lire certains livres, nous changeons certaines phrases et nous omettons certaines illustrations. Par exemple, dans ce livre-ci, Le meilleur cowboy de l’ouest, au pitch irréprochable (une petite fille déguisée en garçon gagne le concours du meilleur cowboy), une page nous a indignés et nous l’avons supprimée sans hésiter. On y voit l’héroïne de l’histoire confrontée à un chef indien avec des plumes. Cette représentation honteuse est un stéréotype racial manifeste qu’il serait contre-productif et même irresponsable de montrer à des enfants. Nous en concluons qu’il est très difficile de se fixer comme objectif éditorial la lutte contre une discrimination sans sombrer dans une autre discrimination, c’est à nous de rester vigilants. »

J’étais abasourdi par ce charabia confusionniste et intersectionniste. Je me suis retourné pour vérifier, mais non, le public continuait de hocher unanimement la tête, le problème venait donc de moi.

Si je comprends bien (je comprends peut-être mal puisque le problème vient de moi) : sous couvert de chasse aux clichés stigmatisants, vive l’ignorance ! éradiquons un fait historique (les Indiens portaient des coiffes de plumes) et tout ce qu’il comportait de sens, de symboles, de valeurs, d’honneur, de grandeur (ces plumes étaient d’aigle ! le gars qui avait approché l’aigle pour lui arracher suffisamment de plumes pour s’en faire une coiffe imposait le respect ! Une coiffe de plumes d’aigle est un dresscode autrement plus admirable qu’une quelconque cravate dans un quelconque conseil d’administration)… Refuser aux Indiens la représentation de leur coiffe de plumes est mille fois plus insultant que la dessiner. La négliger c’est croire qu’elle est négligeable, qu’elle n’est qu’un artefact de mode, un accessoire de surface, du pur pittoresque, il me semble que c’est alimenter un cliché bien plus que le dissiper.

Et la question du beau, alors ? L’esthétique ? La jubilation de la splendeur ? Trouver belle une coiffe de plumes d’aigles ne serait qu’un vil réflexe stigmatisant-discriminant-caricaturant, tel un néocolon s’appropriant la culture des autres pour l’exposer au musée du quai Branly, peut-être ? Baudelaire sans aucun doute se rendait coupable par anticipation de stigmatisation-discrimination-caricature, lorsqu’il écrivait (Notes nouvelles sur Edgar Poe) : « Quelle lacune oserons-nous lui reprocher [à l’Indien] ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? Il a le dandy, suprême incarnation de l’idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d’une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. » Mais peut-être conviendrait-il d’arracher de nombreuses pages de Baudelaire, si nocives à la jeunesse.

Qu’aurait-on alors le droit de montrer aux enfants pour les édifier si jamais nous prenait la fantaisie de situer une histoire dans un contexte de western ? Voici ce qui, au sein de ce cénacle, fut suggéré sans rire dans la suite de la conversation (si jamais les éditeurs de Talents hauts lisent le Fond du Tiroir, qu’ils prennent des notes) : on sera mieux avisé de montrer aux enfants un Indien non conforme aux images de vieux westerns hollywoodiens, par exemple un Indien d’aujourd’hui, portant des jeans et un MP3 dans les oreilles. Ah, bon. On n’a donc pas droit à l’Histoire. Vive l’amnésie, sœur jumelle de l’ignorance, seule protection fiable contre les mauvaises pensées.

Pour résumer : les cowboys ont génocidé les indiens il y a 150 ans ? Ouh, c’est mal. À la suite d’une série d’équations mentales sans la moindre logique sinon idéologique, on arrive à ce corolaire débilitant : représenter un indien portant sa coiffe de plumes dans un livre pour enfants se déroulant au far west, ouh, c’est mal. Ouh, je ne veux pas être complice de cela, moi qui fais le bien (car je suis degauche je le rappelle, j’habite le camp du bien) par conséquent j’arrache la page de ce livre immonde, et grâce à moi le droit des Amérindiens ainsi que la lutte contre les inégalités progressent sensiblement.

Une fois les portes de sécurité séparant la libre création pour la jeunesse (on commence par la jeunesse, les enfants sont tellement fragiles, on se penchera dès demain sur la création pour adultes) et la bien-pensance-politiquement-correcte allégrement défoncées et réduites en petit bois, nulle raison de s’arrêter en si bon chemin. Le robinet à niaiseries coule à flots : puisque le chef indien du dessin se trouve, en outre, fort corpulent, a émergé dans le « débat » qui a suivi un autre et gigantesque motif d’indignation et fut lâché le mot grossophobie, mot fort intéressant qui ne saurait être forgé ailleurs que dans le camp du bien, là où l’on court à l’échalote et à la défense du plus discriminé.

Ces bibliothécaires très bien intentionnés réalisent-ils qu’ils pratiquent sans états d’âme une censure dogmatique mais degauche, ni plus ni moins débile et détestable que toute censure dogmatique dedroite, comme celles qui ont émaillé l’histoire récente de la littérature jeunesse (je pense bien sûr à la furie Belghoul qui invente un droit de retrait dans les écoles parce que l’ABCD de l’égalité lui pue au nez, ou bien à l’affaire Tous à poil ! avec ce jour-là Jean-François Copé dans le rôle d’Anastasie) ? Si l’on commence à découper dans les livres tout ce qui ne semble pas conforme à une ligne de pensée, si on charcute et traficote tel passage de tel livre jugé contre-révolutionnaire et ennemi du peuple, on tombe dans le travers stalinien de falsification des archives, des images, des œuvres, du réel lui-même, afin de faire ressembler le réel à l’idée que nous nous en faisons dans l’entre-nous de la cellule. Staline lui-même était vachement degauche, d’ailleurs.

Mais il y a pire.

Il y a les réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux ont une puissance de frappe autrement menaçante qu’un couple de bibliothécaires. Le bûcher pour autodafé s’allume plus vite quand l’étincelle est numérique. Signons une pétition pour exprimer notre existence politique, c’est facile, clic, le pays tout entier s’indigne (est-ce vraiment cela qu’il voulait dire, Stéphane Hessel ?).

Autre affaire récente : le livre On a chopé la puberté.

Une cabale ahurissante (relayée, ou plutôt attisée, ici) s’est abattu contre cet ouvrage visant à parler de façon décontractée et sympa des règles, des seins, du maquillage, des hormones et de ce genre de choses à des jeunes filles pré-ados. Résultat : près de 150 000 personnes ont cliqué haro sur une pétition en ligne pour faire interdire cet ouvrage scandaleux.

On est en droit de dédaigner cette littérature sympa. On pourrait la moquer. On pourrait juste s’en branler. Mais ces 150 000 braves gens (beaucoup doivent être degauche et donc connaître biologiquement ce qu’est un livre qui mérite d’exister) voulaient davantage, voulaient sa peau, et ont eu gain de cause. L’ouvrage ne sera plus commercialisé et la collection dans laquelle il a paru, Les Pipelettes, est abandonnée.

L’illustratrice en a pris ombrage (tu m’étonnes) et, amère, a decidé de tout plaquer, ce qu’elle raconte dans un texte que je recommande de lire in extenso. Dans ce message d’adieu, triste et lucide, une phrase particulièrement consternante est très représentative de 2018 : « 148.249 personnes mobilisées contre un livre publié à 5000 exemplaires : donc des gens qui n’ont pas lu ce livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas avoir lu ce livre avant de le publier, et estiment devoir empêcher les autres de le lire. »

Son texte se termine par le relai d’une amusante pétition pour interdire les pétitions lancée par Vincent Cuvelier. Je viens de la signer. Car oui figure-toi, sans vouloir me vanter, je suis degauche et je sais très bien où se situe le mal : le mal, c’est les pétitions pour censurer les livres.

Que faire une fois les bras tombés ? Citer l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » ? Ce ne sera pas suffisant. Le mal est plus vaste que ce que je peux en voir depuis ma province.

Le mal, c’est l’esprit de ce temps, c’est l’intolérance bien-pensante, c’est le coup-de-sang dans son fauteuil induit par Facebook et Tweeter, c’est la censure 2.0, l’oeillère à visage progressiste. On en trouve des exemples à tous les coins de rue. Je peux en citer deux de mémoire pour élargir le sujet.

Primo les abrutis finis du syndicat Sud-Solidaire qui entendent faire interdire les lectures publiques du livre de Charb pourtant capital pour faire avancer le débat, Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le lit du racisme sans l’avoir lu évidemment mais les solidaires se sentent peut-être interpelés par le titre, seulement parce que Charb (qui est mort assassiné pour cette raison même) met en garde contre les compromissions avec l’islam radical. Selon Sud-Solidaire qui sait de quoi il parle puisque degauche, l’islamophobie c’est du racisme et le racisme, eh ben c’est mal, pilonnons Charb.

Ou secundo Bertrand Cantat, ah, oui, parlons de Bertrand Cantat, autre épouvantail de l’inconscient social, la haine de Cantat est l’archétype de la confusion qui règne et qui légitime l’appel au lynchage. Voilà un homme qui a tué sa femme il y a 15 ans. Ouh, sur ce coup-là on ne peut pas se tromper, tuer sa femme c’est mal. (Je suis degauche, je suis féministe, Je suis Marie Trintignant.) Cet abject repris de justice a le culot de prétendre exercer à nouveau son métier après ses années de prison et de retraite ? De partir en tournée librement sans même porter sur lui un passeport jaune ? Il faudra qu’il passe sur mon corps d’homme degauche, taïaut, je vais aller manifester devant la salle de concert où il doit jouer ce soir, on va voir ce qu’on va voir ! Si je l’empêche de chanter, je fais clairement avancer la cause des femmes battues !

Cette poubelle qu’est le site d’infos d’Orange clamait il y a quelques jours en guise de une : « Nadine Trintignant appelle Bertrand Cantat  à cesser sa carrière. » Ouais, ouais, c’est ça et à se suicider aussi ? Ce serait plus simple pour tout le monde.

Je crois qu’il ne doit rester en France qu’une poignée d’archéo-cocos et moi-même pour pester sur ce sujet : « Ah si seulement France Telecom n’avait pas été privatisé, spoliant le peuple français comme à chaque privatisation, Orange n’aurait jamais, dans son fil d’actualité, atteint de telles bassesses poujadistes pipolistes sex drugs rock’n’roll et justice expéditive ! » Je suis degauche mais crois-moi ce n’est pas facile tous les jours.

Maquille ton esprit

25/04/2014 Aucun commentaire

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Si, comme Saâdi, tu n’as des maîtresses qu’en songe, tu es à l’abri des chagrins et des désillusions.

Bustan ou Le jardin des fruits, première histoire : l’amour.
Saâdi (1210-1292), trad. Franz Toussaint

Lu cette semaine un intéressant petit bouquin de cul : Introduction aux porn studies, du chercheur François-Ronan Dubois.

Depuis que j’ai lu Wilhelm Reich, je sais que le désir sexuel est la plus puissante source d’énergie sur terre, et qu’elle est renouvelable, sans empreinte carbone, et de couleur bleu ciel.

Des preuves chaque jour dans le bulletin de santé de monde, tiens, en Syrie par exemple, et il n’y a pas de quoi rire : on aura beau multiplier les interprétations sociologiques, géopolitiques et religieuses, on n’aura pas épuisé le sujet des jeunes décervelés débordant d’hormones et d’orgone, qui partent faire le jihad en Syrie tant qu’on n’aura pas mentionné qu’en échange de leur martyre ils escomptent pécho 72 houris aux yeux noirs. Le fantasme nous meut, même dans le pire des contextes. Le désir nous fait lever le matin, nous fait coucher le soir (à plusieurs, dans le meilleur des cas – sinon dommage), c’est ainsi, homo sapiens est homo libidens, notre désir est l’un des plus petits dénominateurs communs de l’espèce.

Le sexe, soit on le fait, soit on y pense, puisqu’on ne peut pas le faire toute la journée. Et à force d’y penser on le représente. L’histoire s’est maintes fois répétée : à peine un art est inventé que déjà il s’emploie à représenter le désir sexuel, comme si c’était sa vocation première. Les humains représentent le sexe à la fois pour s’en souvenir, pour l’imaginer, pour le comprendre (parce que son mystère est irrémissible), mais aussi, plus prosaïquement, pour s’exciter le bourrichon, se mettre en état, se préparer à l’acte, ou le substituer faute de mieux. On sait que l’une des fresques rupestres de Lascaux montre un homme en érection. Trique inaugurale: l’histoire de l’art peut s’enclencher, passer par l’Egypte et le Papyrus de Turin, les peintures murales de Pompei, les hentaï d’Hokusai, I modi de Caracci…

Idem pour la littérature, dont l’acte de naissance est L’épopée de Gilgamesh. De quoi nous parle Gilgamesh depuis quatre millénaires ? De cul (ainsi que de naissance de la civilisation, d’aventures, d’amitié, de deuil, de peur de la mort, de sagesse… parce qu’il n’y a pas que le cul dans la vie. Mais il y a le cul). Gilgamesh le civilisateur apprivoise celui qui deviendra son meilleur ami pour la vie, Enkidu l’homme sauvage, en dépêchant auprès de lui une prostituée sacrée. Selon la traduction donnée par Jean-Jacques Pauvert :

« C’est lui, courtisane. Enlève tes vêtements, dévoile tes seins, dévoile ta nudité. Qu’il prenne des charmes de ton corps toute sa jouissance. Ne te dérobe pas, provoque en lui le désir. Dès qu’il te verra, vers toi il sera attiré. Enlève tes vêtements, qu’il tombe sur toi. Apprends à cet homme sauvage et innocent ce que la femme enseigne. S’il te possède et s’attache à toi, la harde qui a grandi avec lui dans la plaine ne le reconnaîtra plus. »
La courtisane enlève ses vêtements, dévoile ses seins, dévoile sa nudité, et Enkidu se réjouit des charmes de son corps. Elle ne se dérobe pas, elle provoque en lui le désir. Elle laisse tomber son écharpe et découvre sa vulve, pour qu’il puisse jouir d’elle. Hardiment elle le baise sur la bouche et lui, Enkidu, tombe sur elle. Elle apprend à cet homme sauvage et innocent ce que peut enseigner la femme, tandis que de ses mignardises il la cajole. Il la possède et s’attache à elle. Six jours et sept nuits, Enkidu sans cesse possède la courtisane.

Idem pour le cinématographe, art de la représentation du mouvement comme dit son étymologie : va pour la représentation du va-et-vient. Le cinéma est inventé en 1895, et F.-R. Dubois date de 1896 le premier film pornographique, Le coucher de la mariée. Le cinéma sert dès l’origine à distraire les foules et les familles dans les foires, mais aussi, plus clandestinement, à montrer l’immontrable à un public averti. Des coïts sont filmés dans (et pour) les bordels et on constate que, les variantes d’intromission fatalement en nombre limité étant connues depuis l’aube de l’humanité, ces films n’ont pas grand chose à envier aux gonzos du XXIe siècle. Une ­lettre de Paul Eluard à sa femme Gala, en 1926 : « Le cinéma obscène quelle splendeur ! C’est exaltant. Une découverte. La vie incroyable des sexes immenses et magnifiques sur l’écran, le sperme qui jaillit. Et la vie de la chair amoureuse, toutes les contorsions. C’est admirable, d’un érotisme fou. (…) Le cinéma m’a fait bander d’une façon exaspérée. Tout juste si je n’ai pas joui rien qu’à ce spectacle. Très pur, sans théâtre, c’est un art muet, un art sauvage, la passion contre la mort et la bêtise. On devrait passer cela dans toutes les salles de spectacle et dans les écoles. » (source : Et le sexe entra dans la modernité. Photographie obscène et cinéma pornographique primitif, aux origines d’une industrie, Frédéric Tachou, éditions Klincksieck.)

Idem pour Internet. Le web balbutiait encore que déjà une poignée de geeks émerveillés découvrait qu’ils tenaient là un moyen formidable de trimbaler des images cochonnes d’écran à écran (cf. les touchantes images archéo-pornos faites de caractères ASCII)…

Je crois qu’on peut aimer la pornographie parce qu’on aime le sexe, de la même façon qu’on peut aimer les romans parce qu’on aime la vie – et certes il existe d’autres raisons, plus obscures, d’adorer les simulacres. « Privé de mon vrai bien, ce bien faux me soulage » , Honoré d’Urfé, L’Astrée, IIe partie, livre 5.

Et puis voilà, désormais la pornographie est dans la place, elle brûle les yeux, court les rues, crève les écrans, et sex est à travers le monde le mot le plus écrit dans la fenêtre de recherche Google. La pornographie est tellement présente dans notre écosystème qu’elle est objet d’études académiques, nommées porn studies. La chair en chaire : sur les campus on cause savamment de sexualité, et de pornographie comme fait culturel, fait social, et discours, bien sûr, mais aussi de sociologie, philosophie, loi, économie, politique, histoire, esthétique, religion, psychopathologie.

Toutes ces contributions sont les bienvenues, mais je suggère de démarrer la réflexion un brin en-deça, d’en revenir aux corps, au plus petit dénominateur commun, à la palpitation organique, au désir universel et bleu. Il m’est venu une comparaison avec la diététique, que je vous livre ici.

J’ai appris un jour de la bouche d’un médecin que nombre des problèmes de santé de masse dans les sociétés capitalistes avancées (hypertension, diabète, obésité, cancer) proviennent d’un décalage hurlant entre nos besoins physiologiques, inchangés depuis des millions d’années, et nos ressources, bouleversées en un siècle. Si l’on ne se surveille pas, l’on a tendance à raffoler de ce qui est gras, salé, et sucré. Pourquoi ? Parce que notre organisme a besoin pour fonctionner correctement d’un peu de gras, d’un peu de sel et d’un peu de sucre. Autrefois, à l’époque où nos ancêtres dessinaient leurs premières pines sur les murs de Lascaux, ces denrées nécessaires étaient fort rares et l’ordinaire en était dépourvu – d’où la gourmandise instinctive, la convoitise pour ces vivres. Aujourd’hui, en notre civilisation de confort et d’abondance, de plaisir et de réconfort à portée de la Visa, la convoitise est intacte. Sauf qu’il suffit d’un seul repas au MacDo pour absorber des rations de gras, de sel et de sucre, qui eussent peut-être permis de tenir six mois à un Cro-Magnon. Le surplus dans nos corps engendre les maladies sus-énumérées.

Convoitise intacte née aux temps de la pénurie à des fins de conservation de l’espèce / offre démultipliée de façon exponentielle par l’économie capitaliste…

Ce schéma semble s’adapter comme un gant à la sexualité (instinct archaïque) et à la pornographie (offre en expansion exponentielle). En cas d’appel du ventre, il est aussi facile de se procurer du malsexe que de la malbouffe. Dans cette perspective, les équivalents de l’hypertension, du diabète, de l’obésité, du cancer seraient les effets pervers du trop-plein de porno. Les tétanisantes invitations au sexe à tous les coins de rue comme mauvaises graisses de la société de consommation. Exemples de dysfonctionnements pathologiques :

* la génération digital native autoformée sur la sexualité grâce à Youporn (courant le risque de confondre le réel et le fantasme, le produit d’appel machiste outrancier et la norme) ;

la banalisation d’un sexisme de convention, rapport de force qui déborde largement de la chambre à coucher (femmes dominées, hommes dominants) ;

* la prolifération d’images porno soft vulgarisées (si l’on ose dire) dans la pub (une paire de seins fait vendre une voiture, recette bien connue : le désir de forniquer, huile dans les rouages économiques, est remplacé par fondu-enchaîné subliminal, par le désir de changer de bagnole) ainsi que dans d’autres champs de communication visuelle, comme la mode ;

* les bimbos de la téléréalité (restez bandés ! ne zappez pas ! juste après la pause de pub vous apercevrez peut-être la culotte de Nabilla !) ;

* la presse féminine qui apprend aux filles dès leur plus jeune âge à se faire belles, à s’habiller, se maquiller, bouger et parler sexy, et à dépendre pour la vie du regard des garçons.

Je me suis laissé fasciner par un article du Huffington Post sur le maquillage des actrices porno. Prenez le temps de faire défiler le diaporama qui présente chaque fille avant et après Avant : des trognes sympas de bonne copine ou de voisine de palier, parfois jolie, parfois pas trop, maigrichonne ou boulote, l’air d’une rigolote ou d’une chieuse, parfois mal réveillée, parfois un bouton sur le nez ou des cernes sous les yeux… bref, un défilé de filles normales, d’êtres humains, infiniment divers en dépit du plus petit commun dénominateur ; après : des bombes sexuelles stéréotypées, uniformes, lisses comme du plastique, toutes bien complètes de leur oeil de biche et de leur bouche luisante entrouverte. L’appel à la reproduction est un goulot d’étranglement. Melissa Murphy, auteure de ces photos, est maquilleuse pro sur les tournages pornos. Elle explique que techniquement, il n’y a pas de différence flagrante entre embellir une actrice de films X sur le point de tourner une scène et maquiller une femme pour le jour de son mariage. Elle prononce en interview ce crédo professionnel, cet adage simple et merveilleux : « Si vous devez rendre une femme magnifique, vous rendez simplement une femme magnifique».

Make up your mind, comme disent les Anglais. Injonction que nous pourrions traduire tendancieusement par Maquille ton esprit.

Conseil de lecture 1 : Paye ta shnek. De la pulsion sexuelle bien dégueu verbalisée en pleine rue. C’est obscène, rigolo, machiste, instructif (voici ce que subissent les jeunes filles dans la vraie vie) et à l’occasion poétique (Mademoiselle t’as des jambes de sirène !) À mi-chemin entre les Brèves de comptoir et la Vie secrète des jeunes de Sattouf.

Conseil de lecture 2 : La technique du périnée de Ruppert et Mulot. Ce n’est pas tout à fait de la pornographie.

Conseil de lecture 3 : bah, lisez donc Reiser, ça ne peut pas faire de mal. Comme je l’ai dit ailleurs, Reiser a toujours raison quand il regarde notre époque depuis sa mort. Ci-dessous son avis sur la question, en 1980 :

Reiser porno

Addendum décembre 2014, conseil de lecture 4 : sous ce lien une tribune anti-pornographie, très bien argumentée, par Ran Gavrieli, dans Libé. La pornographie y est fort pertinemment, y compris du point de vue étymologique, qualifiée de « prostitution filmée ». L’auteur va plus loin, qualifiant toute l’imagerie dont nous sommes bombardés au quotidien (via la publicité, les clips, la téléréalité, la mode, etc…) de « pornographie habillée ».

Si ce bain de culture où nous pataugeons est de la « pornographie » et que la « pornographie » est elle-même de la « prostitution filmée », alors nous baignons (CQFD) dans un monde de propagande pour la prostitution, où toute la culture mainstream dit aux garçons : « vous serez un homme si vous pénétrez une fille à votre désir immédiat parce que la fille est faite pour cela », et aux filles : « vous serez digne d’intérêt si et seulement si vous êtes capables de susciter le désir sexuel chez un garçon ». La société entière, qui est devenue une funeste machine à consommer (une fille à oilpé sur les panneaux des abribus pour vendre un produit non seulement X mais aussi Y ou Z, c’est vachement bien puisque c’est bon pour la croissance) valide ces comportements comme « normaux ». Cela est grave.

J’ai signé, pour ma part, la pétition Zéromacho, mais sans passion ni conviction, parce que je ne crois pas à la disparition de la prostitution (je crains que la rendre illégale ne réussisse qu’à la rendre plus brutale). En revanche je crois, comme en toute chose, aux vertus de l’éducation, plus déterminante que les lois. Il nous faut sans relâche expliquer aux jeunes gens pourquoi la pornographie n’est pas la vie, et pourquoi la prostitution est nocive. (Et la pub aussi, en général, d’ailleurs.)