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Capilliculture pour tous

Je viens rechercher mes bonbons
Vois-tu Germaine, j’ai eu trop mal
Quand tu m’as fait cette réflexion
Au sujet de mes cheveux longs
C’est la rupture bête et brutale mais
Je viens rechercher mes bonbons

Et tous les samedis soir que j’peux
Germaine, j’écoute pousser mes ch’veux
Je fais « glou glou », je fais « miam miam »
J’défile criant : « Paix au Vietnam ! »
Parce qu’enfin, enfin, j’ai mes opinions
Je viens rechercher mes bonbons

Jacques Brel, Les Bonbons 67

En juillet 2016, je quittai avec fracas (oh surtout intérieur le fracas) mon emploi salarié, sans plan précis pour la suite et certainement pas celui de recouvrer un jour mon existence passée. Ce jour-là, porté par le désir plus ou moins conscient de marquer le coup, je me coupai les cheveux rasibus. Puis les laissai pousser à leur aise, et pensai à tout autre chose. Depuis, je ne les ai jamais retaillés, ce qui nous amène un an et demi plus tard, et les voici longs, le plus souvent attachés en queue de cheval. J’ai dix-huit mois de calendrier dans la nuque.

Ces jours-ci, par surprise autant que par nécessité j’ai renoué avec un emploi salarié, presque le même, ailleurs. Mes cheveux sont plus longs que jamais. J’hésite à leur faire un sort, et marquer ainsi un autre coup. En attendant que je tranche, il arrive que dans mon nouvel environnement professionnel un usager pénétrant le lieu ne me voit que de dos, ou de trois-quarts, et m’adresse un fort poli « bonjour madame ». Loin de m’en offusquer, et féministe invétéré, j’accueille la méprise comme un compliment, gardant à l’esprit une célèbre citation paradoxale de Reiser.

Parfois, quand je ne pense à rien, comme il est impossible de ne penser à rien, je pense à mes cheveux, ainsi qu’à cette bonne vieille distinction académique entre nature et culture.

Qu’est-ce que la nature ? Une donnée préalable : la première couche. Qu’est-ce que la culture ? Une construction postérieure : la seconde couche – en somme, la culture c’est du social (cliquer ici pour se prendre la tête sur la définition du social).

Mais nous baignons tellement dans la culture que nous avons tendance à confondre, et à croire la culture naturelle (« L’homme est un être culturel par nature parce qu’il est un être naturel par culture », Edgar Morin). Manger, c’est naturel. Manger tel aliment, à telle heure, dans telle position, en compagnie de tels convives, avec tels couverts, en prononçant telles paroles… c’est culturel. Or juste après l’alimentation, le cheveu est le terrain idéal pour comprendre comment nature et culture s’articulent. Plus précisément, comment la culture, seconde, compose avec la nature, première. Un phanère filiforme composé de kératine poussant sur la tête, c’est de la nature. Une enseigne en pleine rue Keske j’peux f’hair j’sais pas quoi f’hair, c’est, qu’on le veuille ou non, de la culture.

Développons, avec une étude de cas, mon intuition : la culture surenchérit sur la nature.

Grand A, nature : il arrive qu’un choc psychologique ou émotionnel agisse brutalement sur les cheveux d’un être humain, entraînant leur chute, leur changement d’aspect ou de couleur. Exemples historiques fameux de canitie subite : Jean Gabin a blanchi en une nuit de 1943 lors d’une bataille navale au large d’Alger ; idem Marie-Antoinette, la veille de sa décapitation, laissant, c’est mieux que rien, son nom à la science, avec le syndrome de Marie-Antoinette.

Grand B, culture : comme tout le monde ne peut pas être Marie-Antoinette ou Jean Gabin, la communauté humaine prend acte que Jean Gabin et Marie-Antoinette ont existé, et que des changements capillaires drastiques peuvent se manifester en cas d’accident existentiel. Alors l’usage se répand, construction culturelle, de modifier profondément, et volontairement, l’aspect de notre chevelure lorsque notre vie change abruptement, afin de figurer le tournant à même notre corps, à nos yeux comme à ceux des autres. J’endure un deuil douloureux ? Je sacrifie ma toison. Je déménage, je change de vie, ou de ville ? Je passe aussi chez le coiffeur pour devenir presque un autre. Je suis en crise personnelle et ma tronche me fait horreur dans le miroir ? Plutôt que de me taillader les veines je me rase le crâne pour découvrir pour la première fois la peau qui se cachait sous les poils. Ce salaud m’a quittée pour une pétasse plus jeune que moi ? Je change ma frange et je me fais une couleur, tu vas voir que je peux encore séduire sale connard. Je perds mon job, ou j’en trouve un autre ? Je coupe tout je marque le coup puis on verra.

Vous suivez ? Okay, c’est parti pour le niveau deux : cheveu et identité sexuelle.

Petit un, nature : lorsque nos lointains ancêtre hominidés devenus bipèdes ont quitté leurs natales forêts pour s’aventurer dans la savane, ils ont peu à peu perdu leurs poils, qui leur tenaient trop chaud dans les moments où il leur fallait courir après le gibier. En revanche, Homo Sapiens a conservé la portion de son pelage qui couvrait le crâne, parce que là, tout de même, c’était assez commode pour se protéger du soleil. Ce qui fait que les hommes, et quand je dis les hommes je dis aussi les femmes, je dis L’Homme au sens de la revue française d’anthropologie (ah merci de ne pas venir m’emmerder avec l’écriture inclusive, fausse solution à un vrai problème, il suffit d’admettre qu’en français le neutre est semblable au masculin sans offenser qui que ce soit, personne ne lit l’écriture illisible et pendant ce temps les clichés sexistes courent toujours), je disais, ce qui fait que les hommes des deux sexes se sont retrouvés pourvus de cheveux. Hommes et femmes à égalité : les cheveux poussent, vieillissent, se renouvellent, blanchissent, sur papa aussi bien que sur maman. Sauf qu’apparaît sur le tard une spécificité sexuée : la calvitie. Dès 20 ans pour les plus malchanceux, vers 40 ans en moyenne, jamais pour une poignée de veinards, l’homme se déplume, et cette fois quand je dis homme ce n’est pas neutre, je parle bien de l’homme chromosomé XY, livré bien complet de son service trois pièces et de sa décalvation en puissance. Passé un certain âge, la femme a des cheveux, l’homme non.

Petit deux, culture : riche de l’observation de la nature, et posant les équations symboliques femme = cheveu, homme = non-femme = non-cheveu, la culture va s’employer à faire ce que fait la culture : surenchérir, extrapoler et renforcer la nature. C’est ainsi que dans de nombreuses sociétés humaines (je serais tenté de dire, sans preuves, dans la plupart des sociétés humaines, mais on pourrait me rétorquer comme fait Wikipédia Cet article ne cite pas suffisamment ses sources), l’on devient homme en portant les cheveux courts, l’on devient femme en portant les cheveux longs. On notera a contrario que chez les Amérindiens, les hommes portent leurs cheveux aussi longs voire plus longs que les femmes, et que ô coïncidence les ethnies amérindiennes ont gagné à la loterie génétique puisqu’elles ignorent à peu près la calvitie des hommes d’âge mûr.

Chez nous, dès la naissance, dès quelques mois en tout cas, les parents vont coiffer bébé comme une fille ou bien comme un garçon, et toute sa vie l’individu se fera retailler la tignasse pour conserver son identification à une moitié de l’humanité, ou l’autre. Même en notre siècle où les genres sont âprement discutés et controversés, le simple geste pour un mâle de porter des cheveux longs, de même sans doute que celui, pour une dame, de se coiffer court à la garçonne, garde quelque chose de transgressif et de propice aux quiproquos. « Oh pardon ! Je voulais dire bonjour monsieur. »

Et puis quoi encore ? Et puis, caressons-nous les poils ailleurs, plus bas. Homme et femme ont exactement autant de poils, figurez-vous. Mais ceux des femmes sont plus fins et plus courts, donc moins visibles à l’oeil nu, voilà pour la donnée naturelle. Conséquence culturelle en enfonçage de clou : les femmes s’épilent les jambes, les aisselles, les moustaches, l’intégral. Tandis que les hommes, surtout ceux qui veulent affirmer catégoriquement leur virilité que c’en est même presque louche (surtout pour certains, qui entendent voiler les cheveux des filles), ils se laissent pousser la barbe.

Voilà où peut mener la méditation anthropologique induite par la brosse à cheveux. Mais maintenant je retourne au turbin, puisque turbin j’ai.

(ah et puis sinon autre variation sur les cheveux et leurs usages y compris professionnels, cet hommage à André Franquin.)

  1. tof sacchettini
    12/03/2018 à 15:12 | #1

    Je rajoute à ta liste de célébrités blanchies sous le harnais l’imaginaire baron Danglars du « Comte de Monte Cristo », qui blanchit d’un coup pour tout compte de son châtiment…Cela dit, pour être moi-même passé d’un coup de tondeuse nocturne (et abreuvée à la grappa) de 50 cm de cheveux à zéro tout rond, j’en suis encore à me demander quel passage à quoi cela marqua-t-il. Ça serait aujourd’hui, je pourrais me dire : « porter le cheveu long et se ramener la crinière sur le caillou peut toujours servir à masquer la calvitie naissante » (car keski nous prouve que sous ta photo estivale, la tonsure traîtresse ne pointe pas ??). Raté : passé un certain âge, ce qui est coupé repousse beaucoup moins facilement. Un cm par mois, m’a dit la dernière coiffeuse que j’ai fréquentée. Du coup je trouve que pour 18 mois sans voir un ciseau, ta pilosité ne se porte pas trop mal et que tu aurais tort de te plaindre. Après, si ça peut te consoler, des « bonjour mademoiselle » dans les magasins, j’en ai eu mon compte, en étant bien en face du bigleux derrière sa caisse.
    Enfin, « coiffeur » en écriture inclusive, si ça fait « coiffeur.euse », je prends.

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