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Film / Lost

14/02/2022 Aucun commentaire

Comme tous les dix ans environ, je regarde Film, le film de Samuel Beckett avec Buster Keaton (1965). Comme tous les dix ans environ, je trouve ça génial. Et je remarque de nouvelles choses. Aujourd’hui, ce qui me saute aux yeux d’emblée, c’est le point commun avec Lost (2004-2010).

Dans les deux cas, le premier plan montre un œil en très gros plan qui s’ouvre ; le dernier plan montre le même œil qui se referme.

La coïncidence du motif ne saurait être gratuite ou purement formelle, tant ces deux œuvres, dont les intrigues respectives reposent sur les deux mêmes points de départ, le confinement et la crise existentielle, ont également les deux mêmes sujets profonds, à savoir d’une part l’exploration de la conscience humaine (qu’est-ce que la liberté et quelles sont ses liens avec la mémoire ?), d’autre part la mise en abyme presque parodique, en tout cas très référencée, de l’art de raconter une histoire audiovisuelle à ce moment historique – respectivement en 1965 et en 2004.

Ici et là, il s’agit d’ouvrir l’œil pour questionner ce que l’on voit, ce que l’on a vu. Puis, au-delà, ce que l’on en a fait, ce que l’on est devenu par la vue. Puis, encore au-delà, ce dont on se souvient ou ce dont on se saisit ou ce dont on se méprend ou ce qui in fine restera de soi-même par les images (l’égo sur une photo). Comment on s’aveugle aussi, par les images – comment on se raconte des histoires par elles. Le personnage joué par Buster Keaton est borgne et porte un bandeau sur son œil mort, tout comme l’un des personnages les plus énigmatiques de Lost, Michael Bakounine, qui pour mémoire était en charge de la station La Perle, par conséquent des communications entre l’Ile et le reste du monde.

Film est un titre radical, mais le titre de travail que lui avait donné Beckett est tout aussi fort pour se confronter au cinéma : The Eye. The eye and the I…

D’ici la fin de l’histoire, les images seront minutieusement déchirées par Buster Keaton / explosées en kaléidoscope dans les parcours non linéaires des survivants de Lost et abandonnées, traces incertaines sur des écrans, vidéos abimées, non restaurées. Fascinant.

Suis-je la première personne au monde à rapprocher Film et Lost ? Peu importe, je n’ai pas peur de la solitude. Je suis armé grâce à tous les films que j’ai vus.

Naturellement, une irréductible différence demeure : Film dure 20 minutes, Lost dure 87 heures et 32 minutes réparties en 121 épisodes.

« We’re gonna need to watch that again » , comme le dit Locke dans Orientation (saison 2, épisode 3).

Spider-Man est mon héros depuis que j’ai 9 ans

26/12/2021 Aucun commentaire

Lu hier Le jeune acteur, Aventures de Vincent Lacoste au cinéma, tome 1 de Riad Satouff. C’est magistral ! Et drôle, en bonus. La méthode de narration de Sattouf est désormais au point, peut aborder n’importe quoi, n’importe qui, et l’histoire sera à la fois singulière et universelle. Ici, il est question notamment du cinéma, sa faune, sa flore et sa mythologie. L’un des protagonistes exprime son rêve d’interpréter Spider-Man dans un Marvel (cf. illustration ci-dessus).

Vu aujourd’hui Spider-Man: No Way Home. C’est magistral ! Et drôle, en bonus. Quelle joie, un blockbuster qui ne prend pas son public pour un ramassis de tubes digestifs à popcorn mais pour une multitude de cerveaux à titiller parce qu’ils ont des références communes (références pop au sens littéral, populaires), un film à la fois excitant et intelligent, ludique et risqué, et surtout archi-réflexif, qui joue en abyme ni plus ni moins que l’art de raconter une histoire.

Lors de mon initiation au conte, quand j’apprenais les ficelles de l’art de raconter, l’un de mes maîtres (en réalité, l’une de mes maîtresses mais ce mot est hélas équivoque et l’écriture inclusive n’y fera rien) m’avait expliqué que tout conte est d’abord un « noyau dur » pouvant se résumer en une seule phrase, et cette phrase constitue son sens immuable, sa vérité. Toutes les versions, variations, actualisations, parodies ou même contradictions que des générations de conteurs broderont au fil des siècles ne modifieront jamais ce noyau dur.

Or Spider-Man est un conte, un mythe moderne raconté des centaines de fois depuis 60 ans, depuis que Stan Lee et Steve Ditko l’ont raconté la première fois en 1962, mais dont le sens profond, la leçon morale et politique, le « noyau dur », est immuable : With great powers come great responsability, phrase qui me fait gamberger depuis que j’ai 9 ans. Ou l’histoire d’un ado surdoué et rongé par la culpabilité, un petit gars nommé Peter Parker, normal et anormal, sympa et torturé, orphelin inconsolable et brave, qui fait de son mieux pour trouver son salut après une faute morale à peu près inexpiable, et qui arbore en guise de totem un insecte plutôt répugnant et massivement réprouvé (cf. J’aime l’araignée et j’aime l’ortie/Parce qu’on les hait de Victor Hugo).

Ce No Way Home a le génie de prendre en compte les précédentes incarnations du personnage et, sous couvert d’une couche de fiction supplémentaire (le « multivers »), de rappeler cette loi fondamentale : toutes les histoires sont vraies au moment où elles sont racontées, ce moment où le conteur passionne, fait peur, fait rire, fait pleurer. Le multivers n’est rien d’autre que cela, la vérité de toutes les histoires. Quelle idée merveilleuse, pratiquement scientifique et totalement poétique : du moment qu’il respecte le noyau dur de son histoire, le conteur crée un univers parallèle à chaque fois qu’il lui invente une nouvelle variation.

Respect à Martin Scorsese qui a réalisé tant d’immortels chefs d’œuvres. Mais Scorsese n’est qu’un vieux con quand il déclare amèrement que les films Marvel « ne sont pas du cinéma mais seulement un tour de manège ». Oh, c’est bien du cinéma, Martin, du cinéma bien plus original et vivace que ton récent Irishman, c’est même du méta-cinéma, à la fois archi-moderne et archi-archaïque dans sa volonté d’unifier l’art de raconter une bonne histoire.

Ernaux et les écrans

08/12/2021 Aucun commentaire

Le hasard des si longues (et si perturbées à l’ère du covid) productions cinématographiques a fait qu’à quelques semaines d’intervalle sont sortis sur les écrans deux adaptations d’Annie Ernaux. Née en 1940, celle qui est peut-être mon écrivain français vivant préféré (réécrivez ce groupe nominal en inclusif si vous avez du temps à perdre) a beaucoup à dire sur son temps qui est, par tuilage, le nôtre. Et même si rien ne remplacera son écriture qui est sa voix même, le cinéma est un médium parfait pour donner plus d’audience, pour vulgariser ses livres à la première personne.

1) Le 21 août dernier, j’écrivais en sortant d’une salle :

Vu Passion simple de Danielle Arbid, adapté d’un bref récit d’Annie Ernaux sur l’obsession amoureuse et sexuelle. J’y allais curieux mais circonspect, doutant que la langue singulière d’Ernaux puisse être traduite dans une langue étrangère et multiple, le cinéma. Eh bien, si ! Bonne surprise, le film est formidable. La réalisatrice n’a pas cédé à la facilité d’une voix off lourdaude, elle a montré tout ce qui était montrable au lieu d’être dit (et ce n’était pas gagné d’avance : comment filmer cette pure vibration qu’est l’état de désir et d’amour en pleine rue) et n’a conservé la parole que dans des moments exceptionnels, grâce à des artifices de bon aloi (le dialogue avec une copine ou avec un docteur), pour des phrases rares mais cruciales, quintessentielles (« Je regarde les femmes autour de moi et je me demande si, en elles aussi, il y a un homme qui prend toute la place, et, sinon, comment font-elles pour vivre« ). Voilà un cas d’école, l’adaptation impossible et réussie.

Ensuite j’écoutai l’émission Le Masque et la Plume et j’éprouvai le besoin de passer la seconde couche :

Je viens d’écouter le Masque en streaming, pour vérifier… Je suis étourdi par le tombereau de conneries dégringolé sur Passion simple ! Même si je rechigne toujours à employer la grille d’analyse « genrée » et « anti-patriarcale » , pour le coup je ne peux que constater que, ce soir-là à la tribune du Masque se tenaient une femme et trois hommes. Or la femme a souligné la subtilité et la complexité d’un film qui tente de dépeindre les désirs d’une femme ; les hommes se sont grassement et goujâtement moqués, ont éreinté à cœur joie mais avec une confondante pauvreté d’arguments, depuis « ce n’est même pas érotique » (autrement dit : ce film est nul puisqu’il ne fait aucun effet à ma bite) jusqu’à, à plusieurs reprises, « ce n’est pas possible » (manque d’imagination ou d’empathie qui prouve seulement qu’ils n’ont jamais connu la passion amoureuse, ou alors seulement avec leurs moyens masculins, les malheureux ont fait ce qu’ils ont pu). Quant à moi je sais que c’est possible, je me suis reconnu dans le personnage ! J’ai vibré comme un fou en voyant le film (de même que j’avais vibré, il y a 20 ans, en lisant le livre, lui aussi démoli en son temps par la critique), c’est pourquoi je n’ai aucun problème à m’assumer en tant que femme. (Toutefois, le cas échéant, je suis une lesbienne.)

2) Puis, à la date du 5 décembre, j’écrivais en sortant d’une autre salle :

Accéder à la culture, faire siens des objets culturels, ce n’est pas les ingurgiter un à un, accumuler une chose puis la suivante.
C’est tirer des fils et tisser des liens.
Ce n’est pas juxtaposer, c’est alimenter une dialectique.
Aujourd’hui, à quelques heures d’écart, j’ai vu par hasard deux « films » bien différents. Impossibles à simplement juxtaposer. Je crée, malgré moi, un dialogue entre les deux, une thèse et une antithèse, j’aboutirai peut-être à la synthèse plus tard, en réalité le dialogue dans ma tête se fait tout seul.
J’ai tout d’abord regardé la pénible vidéo de propagande, tissée de samples sauvages, où Eric Zemmour, sans me regarder dans les yeux, annonce sa candidature d’homme providentiel à la présidence de la République. En guise de programme ou de promesse, son futur est le passé : il situe explicitement, à coup d’images d’archives en noir et blanc, l’âge d’or perdu de la France dans les années 50 et 60, quand les Français étaient fiers et heureux (les 30 glorieuses, mais exclusivement avant mai 68 qui marque un profond déclin), c’était « le bon temps » , avant que nous ne nous fassions grand-remplacer par des barbares qui voilent leurs femmes.
Puis je suis allé voir L’événement, film d’Audrey Diwan adapté du récit autobiographique d’Annie Ernaux. Situé en 1963, le film comme le livre raconte avec une sincérité foudroyante l’horreur d’un avortement clandestin à l’époque ou avorter était, pour les femmes, un risque mortel et un crime passible de peines de prison. Il montre de façon concrète l’emprise du patriarcat sur le corps des femmes, l’insouciance, l’hypocrisie, l’égoïsme, la violence même aimable des hommes. Et les souffrances des femmes, physiques, sexuelles, psychologiques, sociales, en un temps plombé par les préjugés et les carcans mentaux dépassés par les événements. C’était le bon temps. Elles restaient à leur place, les gonzesses. Les métèques et les homos aussi, d’ailleurs.
Le « film » de Zemmour, qui se présente comme un « parler vrai » est une pure création imaginaire, révisant l’histoire à base de mythologie du paradis perdu et de manipulation d’archives, tandis que L’événement, œuvre de fiction (la protagoniste s’appelle Anne Duchesne et non Annie Ernaux) est infiniment plus véridique.

Avant-garde et démocratie

22/07/2021 Aucun commentaire

Le livre qui déforme ma poche ces jours-ci : Le parfum des fleurs la nuit, Leïla Slimani. Je prélève un extrait :

« Je ne connais pas grand chose à l’art contemporain. L’art, contrairement aux livres, a fait une entrée tardive dans ma vie. (…)Des grands tableaux, des sculptures célèbres, je n’avais vu que des reproductions dans mes livres d’histoire ou dans les fascicules de musée que mes parents avaient pu rapporter de l’étranger. Je connaissais les noms de Picasso, de Van Gogh ou de Botticelli mais je n’avais aucune idée de ce que l’on pouvait ressentir en admirant leurs tableaux. Si les romans étaient des objets accessibles, intimes, que j’achetais chez un bouquiniste près de mon lycée et dévorais ensuite dans ma chambre, l’art était un monde lointain, dont les œuvres se cachaient derrière les hauts murs des musées européens. Ma culture tournait autour de la littérature et du cinéma et c’est peut-être ce qui explique que j’ai été si jeune obsédée par la fiction. »

Je pourrais contresigner. En tout état de cause je poursuis la réflexion en mon moi-même : il n’existe pas dans les beaux arts l’équivalent sociologique du livre de poche d’occase (malgré les efforts de Taschen) ou du film diffusé à la télé. Le livre de poche d’occase ou le film à la télé sont de la culture de masse, ou bien de la culture pour la masse, mais alors c’était la même chose, Baudelaire ou Chaplin qu’on démocratise et qu’on partage, au sens le plus fort, on les a en partage. C’est ainsi que Baudelaire et Chaplin nous appartiennent tandis que l’art contemporain appartient à François Pinault et autres milliardaires, nos souverains – le musée de la Douane de Mer, décor du livre de Leïla Slimani, est l’un des fiefs de Pinault.

On pourrait expliquer le chemin qu’a pris l’art contemporain depuis Marcel Duchamp, vers toujours plus d’abstraction, de conceptualisme, de radicalité, d’autisme parfois, de bien des façons, et entre autres il y aurait cette piste : les beaux arts pouvaient se le permettre parce qu’ils n’étaient pas, n’avaient jamais été, démocratiques, ils étaient non concernés par la reproduction de masse, et donc par l’approbation de la masse.

La littérature et le cinéma qui sont, pour moi aussi, champs esthétiques de prédilection, ont évidemment leurs propres avant-gardes (en cinéma : Debord, Maurice Lemaître, Godfrey Reggio, Warhol, Norman McLaren… en littérature : Apollinaire, Dada, les surréalistes, les lettristes, le Nouveau roman, l’OuLiPo, Céline, Guyotat…), je me nourris de leur rejet des lieux communs, je me délecte de leur radicalité, de leurs expériences à la frontière du visible ou du lisible, de leurs inventions qui sont autant de clairs signaux de santé esthétiques pour l’art lui-même (être dans la recherche plutôt que dans le dogme, dans la vie plutôt que dans le rabâchage, dans le mysticisme plutôt que dans la religion, etc.). Mais, contrairement à ce qui s’est passé dans les arts picturaux depuis Duchamp, ni Maurice Lemaître, ni Pierre Guyotat ne sont devenus de nouveaux académismes, des modèles enseignés dans les écoles, des exemples à suivre hors de qui n’existerait point de salut.

Pour le dire un peu brutalement, dans la littérature ou le cinéma, les avant-gardes sont des espaces de liberté ; au contraire, dans les beaux-arts, elles sont d’intimidants et normatifs espaces d’oppression.

Cette conclusion risquée et qui n’engage que moi m’a emmené bien loin de Leïla Slimani… En tout cas si ma distinction est pertinente, elle serait un indice possible pour répondre à la sempiternelle question, la bande dessinée penche-t-elle plutôt du côté de la littérature ou plutôt du côté des beaux-arts ? L’avant-garde en bande dessinée (Raw, l’Association, FRMK…) a proposé me semble-t-il davantage d’espaces d’affranchissement que de néo-normes, donc la bande dessinée appartient plutôt à la littérature (dessinée) puisque son mode de diffusion est, pour elle aussi, la reproduction de masse, CQFD. Souvenons-nous, pour ouvrir plus que pour clore, des paroles fabuleusement libres de Moebius :

Il n’y a aucune raison pour qu’une histoire soit comme une maison avec une porte pour entrer, des fenêtres pour regarder les arbres et une cheminée pour la fumée… On peut très bien imaginer une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé, ou de flamme d’allumette soufrée.
(éditorial de Métal Hurlant n°4, 1975)

L’acteur et la violence

12/07/2021 Aucun commentaire
Adam Driver dans le rôle de Henry McHenry

Zéro

Depuis ma lecture décisive, à l’âge de 17 ans mais une fois pour toutes, du Théâtre et son double d’Antonin Artaud, j’entraperçois dans les films que je vois ou dans les livres que je lis les liens entre l’acteur et la violence. La mission de l’acteur, athlète affectif, ou peut-être son sacrifice, consiste à prendre en charge la violence, la sienne comme celle des autres et surtout de qui le regarde, et à la rendre, tant pis pour lui. Il n’est pas là pour enfiler des bons mots, en aucun cas pour être sympathique, mais pour émettre des signes depuis son bûcher. Violence de l’empathie même.

Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.
Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers.
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938, préface

Un

Vu Annette de Leos Carax.

Après le si riche Holy Motors (2012), matrice de dizaines de films à faire ou à rêver, Carax pouvait aller n’importe où, l’embarras du choix sur 360°. Il a choisi de faire cet objet littéralement pop, comédie musicale éblouissante construite sur une question pop d’aujourd’hui : la vie intime des people, dont le public surveille les amours, enviant leur bonheur et se rassurant de leur malheur. Un opéra pop, vert, noir et rouge dont l’extravagance ne pourrait être comparée qu’aux comédies musicales tordues des années 70, celles de Ken Russell, dont Tommy, ou bien le Rocky Horror Picture Show. Ou Lost Highway, qui d’ailleurs n’est ni une comédie musicale ni des années 70. Bizarrement j’ai aussi décelé des liens avec Pola X (1999), le film le moins aimé de Carax, ne serait-ce que par l’énergie insufflée par la moto dans la nuit.

Ici, donc, c’est Adam Driver qui endosse le rôle sacrificiel et perturbateur, le suspect usuel, l’acteur qui joue à l’acteur sur son bûcher, le matériau explosif, le comique de stand-up agressif, cynique, imprévisible, instinctif et animal, toxique, alcoolique, autodestructeur. Pas sympathique. Il a peut-être assassiné une femme. Il finit en prison. Que lui fait-on payer, ce crime apparent ou bien ses spectacles où il nous purgeait de notre propre violence ?

Deux

Lu L’inconnu de la Poste de Florence Aubenas.

Les grands reportages de Florence Aubenas font figure d’archaïsme, à une époque où le métier de journaliste s’est ruiné, dilué dans ceux, encore rentables, de communiquant ou d’animateur télé. Aubenas perpétue de façon anachronique la noblesse et la vertu du journalisme tel que l’entendait le saint patron de la profession, Albert Londres, et ses papiers dans Le Monde, même après plusieurs années, sont inoubliables alors qu’on ne se souvient plus de l’actu de la veille. Je conserve en tête celui sur les rond-points de gilets jaunes, celui sur l’affaire Jeanne Calment, celui sur l’Ehpad pendant le premier confinement, celui extraordinaire sur la Femme des Bois des Cévennes

Son dernier livre documente l’assassinat sordide de la poste de Montréal-la-Cluze (Ain), le 18 décembre 2008. La postière est lacérée de 28 coups de couteau, trois sont mortels dont deux à la gorge. En face habite Gérald Thomassin, petite frappe et ex-vedette du cinéma français, zonard, drogué, instable, boiteux, lauréat du César du meilleur jeune espoir masculin.

Ici, donc, c’est Thomassin qui endosse le rôle sacrificiel et perturbateur, le suspect usuel, l’acteur qui joue à l’acteur sur son bûcher, le matériau explosif, le marginal trop instinctif pour qu’on puisse l’imaginer faire autre chose que s’identifier à ses rôles de petits criminels (Aubenas retranscrit son fulgurant bout d’essai pour Le Petit Criminel de Jacques Doillon en 1989). Imprévisible et animal, toxique, alcoolique, autodestructeur. Pas sympathique. Il a peut-être assassiné une femme. Il finit en prison. Que lui fait-on payer, ce crime apparent ou ses rôles passés où il nous purgeait de notre propre violence ?

Le fait qu’il soit suspect, et puni, parce qu’il est acteur est attesté par les déclarations de la magistrate ayant rédigé les réquisitions à Lyon en 2019 : parmi les maigres éléments à charge, « une faculté théâtrale à endosser le personnage de l’homme meurtri au point d’aller pleurer sur la tombe de sa victime » (L’inconnu de la Poste, p. 233). Oui : sa victime, ici pas de présomption d’innocence, prouver sa culpabilité ne sera qu’une formalité, sa filmographie constituant un éloquent casier judiciaire. Puis Gérald Thomassin disparaît de la surface de la terre, la veille de sa comparution au tribunal de Lyon où il prétendait se rendre de bon coeur, comptant se blanchir définitivement. Nul ne l’a vu depuis le 29 août 2019.

« Chasse à l’homme » (David Cronenberg, 1993)

04/07/2021 Aucun commentaire
Après vérification sur Wikipedia, « Chasse à l’homme » (1993) est un film de John Woo et non de Cronenberg. En outre l’acteur n’est pas moi, mais un certain Jean-Claude Van Damme. J’ai un peu de mal à croire ce que me dit Wikipedia.

Cette nuit, j’ai découvert un film de David Cronenberg que je ne connaissais pas, Chasse à l’homme (1993), film mythique attisant d’autant plus la curiosité qu’il était jusqu’à présent considéré comme perdu et invisible, tourné entre ses deux adaptations littéraires, Le Festin nu et Crash, puis jamais sorti, renié, peut-être même inachevé, et occulté depuis lors dans toutes les filmographies et interviews de Cronenberg.

Je me fais une joie de voir enfin ce film maudit, mais dès les premières images une révélation m’éclabousse : si ce film a été effacé de toutes les mémoires et surtout de la mienne, ce n’est pas par hasard. C’est parce que j’en suis l’acteur principal. L’homme chassé, c’est moi ! Non seulement je me vois sur l’écran, avec mon corps de 1993, incarnant ce personnage de vigile de supermarché surarmé, mais je revis le film en temps réel. Voilà pourquoi le film n’est pas sorti à l’époque, trop en avance sur son temps, il était le fruit d’une expérience d’immersion en réalité augmentée. La technique n’était-elle pas au point au moment du tournage ? Ou peut-être était-elle dangereuse ? En tout tout s’éclaire rétrospectivement, Cronenberg a tiré les leçons de cette expérience cuisante lorsqu’il a tourné un peu plus tard eXistenZ, film à clef.

Les souvenirs me reviennent au fur et à mesure que le film se déroule, chaque image devient immédiatement une impression de déjà vu. Je suis ce vigile recouvert d’un casque, de lunettes de soleil, d’un gilet pare-balle épais comme une armure et portant en bandoulière des armes lourdes, mitrailleuse, lance-flamme et bazooka. Au début du film je tue par inadvertance un client du centre commercial, je présente mes excuses à la foule, je me défends maladroitement, Si on ne m’avait pas mis entre les mains ces armes rien ne serait arrivé, je m’enfuis, je me retrouve dans un parking souterrain, je songe un instant à me suicider, je renonce, à la place je fais exploser ma voiture et la chasse à l’homme s’enclenche. La police, l’armée, et diverses autres personnes que je ne prends pas le temps d’identifier mais qui, clairement, ont intérêt à me faire disparaître parce que j’en sais trop sur ce film qui aurait dû rester secret pour le bien de tous, sont à mes trousses.

La mise en scène, révolutionnaire, consiste en un seul plan-séquence vertigineux, la caméra ne me lâche jamais durant la traque, je suis toujours au centre de l’image comme dans un jeu vidéo, je cours dans des galeries commerciales, je traverse des magasins en renversant tout sur mon passage. Au hasard, je rentre en grand fracas dans une librairie. Tiens ? Sur une table de présentation j’avise un livre inédit de Louis-Ferdinand Céline, Lettres à une amie américaine, incroyable, très belle édition, reliure, signet en tissu et rhodoïd, élégant papier gris, comment se fait-il que je n’ai jamais entendu parler de ce livre ? Mais je n’ai pas le temps de m’attarder, mes poursuivants sont déjà là, ma cavale reprend.

Par une porte de secours du centre commercial je trouve enfin le moyen de m’échapper, le soleil m’éblouit et je détale à l’aveugle, mes poursuivants sur les talons. Je traverse à pied une autoroute, mes ennemis conduisent des mini-voitures de golf et me mitraillent sans relâche. Je cours comme un dératé en enjambant des barrières, en sautant des talus, en provoquant des accidents, je me retrouve même au-dessus d’un précipice qui m’apparaît comme le moyen idéal de semer les nervis qui me traquent, je saute, je plonge dans un étang que je traverse à la nage, je sors et poursuis sur un petit chemin de terre. Je prends le temps de souffler, je m’assois contre un arbre et j’écoute le chant des oiseaux. Rupture de style : cette scène de répit est filmée comme du Terrence Malick.

Mais bientôt j’entends le moteur électrique des petites voitures de golf, il me faut reprendre ma course. Je remonte le chemin de terre, il mène à une maison. Elle semble déserte, mais je vois dans une véranda des chaises, des pupitres, des partitions. Et j’entends des voix, des chants, dans la pièce d’à côté. Parfait, cette maison est habitée par des chanteurs, on ne me retrouvera jamais ici. Je visite à pas de loup, je trouve le garage, j’aperçois au fond une porte basse, que j’ouvre. Derrière se tiennent deux bouteilles de gaz rouges. Je me faufile entre les deux, je referme la porte basse derrière moi et je ne bouge plus, j’écoute ma respiration et, au loin, des chants chorals. Enfin au repos, j’ai le temps d’admirer la virtuosité de la caméra, qui non seulement m’a suivi durant toute la durée de la traque mais a réussi a se faufiler avec moi dans cette minuscule trappe aux bouteilles de gaz rouge. Chapeau le chef op.

Je me réveille. Je ne sais plus quoi faire. David Cronenberg ne m’a pas donné une seule consigne de jeu. Je ne sais même pas s’il est sympa ou non, dans la vraie vie, ni s’il est content de la scène.

Réflexions sur la question dépressive

26/05/2021 Aucun commentaire

Mercredi, à nouveau jour du cinéma. On dira ce qu’on veut, le monde d’avant avait quelques bons côtés. Je reviens du cinoche, chez moi pile à l’heure du couvre-feu… Ah l’immense joie ! Qu’est-ce que ça m’avait manqué ! Acheter mon billet, traverser le couloir feutré et orné d’affiches, m’asseoir, attendre que la salle s’éteigne… C’est parti… Je pars… J’aurais été prêt à aller voir n’importe quoi, un navet s’il l’avait fallu, mais, en plus, le film était excellent : Drunk, le dernier Thomas Vinterberg, rescapé du Cannes 2020 fantôme. Je l’ai trouvé excellent, pertinent, nuancé sur un sujet qui pourrait ne pas l’être (l’alcool), jamais cynique (or le cynisme est une pente dangereuse chez Vinterberg) et magistralement joué. Je regrette juste un happy-end sentimental par texto, qui m’a paru inutile mais c’est pour faire la fine bouche.

Mads Mikkelsen se montre particulièrement brillant dans son interprétation d’un personnage terne, déployant les facettes d’un mec paumé, fort et faillible, miné et encore plein de ressource, en crise. Et son incarnation de la dépression, de ses gestes, de ses postures, de ses lenteurs, surtout dans la première demi-heure du film, m’a plongé dans diverses réflexions sur la dépression en général, la mienne en particulier. Le cinéma nous manquait parce qu’il est un miroir, aussi.

Quand bien même Les Dépressifs Anonymes n’existent pas, je crois qu’il en irait de la dépression un peu comme de l’alcoolisme : les membres se reconnaîtraient entre eux et chacun pourrait être invité à se présenter au cercle comme ontologiquement porteur du maudit truc, y compris lorsqu’il n’a pas connu de symptômes depuis lurette, car on n’est pas un ex-dépressif, au mieux on est un dépressif en rémission :
– Bonjour, je m’appelle Fabrice, je suis dépressif. Je suis abstinent depuis deux ans et demi.
– (en choeur) Bonjour, Fabrice !

Je ne sais quand surviendra la prochaine crise. Je sais juste qu’elle surviendra. Je me sais ainsi et je vis avec. Parfois j’en parle : la dépression est bien des choses mais pas un tabou. Parfois j’en profite pour évoquer Plastic Bertrand, ce qui prouve que la dépression mène à tout. La dépression n’a pas que des inconvénients, elle apporte une sorte bizarre de lucidité (sur notre fragilité, notamment). Pour autant je ne la conseillerais à personne. J’ai la chance de m’en être, pour l’heure, un peu éloigné, grâce à certains événements qui me maintiennent droit (je ne sais plus si je vous en ai parlé ? je viens de publier un livre), grâce aussi à ce que, dans Lost, on appelle la constante. C’est-à-dire une idée, ou une image, ou une valeur, ou un amour, qui, en subsistant dans un monde qui s’effondre depuis toujours, nous permet de nous recentrer, et de préférer être vivant que mort.

Or, grâce à Mads Mikkelsen et à son jeu d’acteur si éloquent et muet, je suis en mesure de formuler une définition toute simple de la dépression : c’est quand on n’est plus capable d’être heureux. Voilà ce à quoi la dépression empêche d’accéder : la conviction qu’heureux est l’état naturel de la vie sur terre, et que tout autre état relève d’un accident de parcours.
Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ? Savez-vous bien que c’ est ici la maison d’un Ogre ?

Une anecdote. Avertissement aux âmes prudes : elle est crade, bouchez-vous le nez. Elle parle de caca. Lorsque je suggérais que la dépression est une forme de lucidité, c’était aussi parce qu’elle nous renvoie à la vérité de nos organes.

Durant l’hiver 2018-2019, période que j’ai identifiée comme le fond de mon gouffre perso, un beau matin assis sur le trône, je fais mon caca, je me retourne, et je vois du sang dans la cuvette. Je m’effondre en larmes, je me dis que tout est foutu, que je vais crever, cancer colo-rectal, agonie longue et sale, etc. Je pleure pendant des jours sans en parler à personne. (Bref j’étais en train de mourir.) Et puis soudain la semaine dernière, un autre beau matin assis sur le trône, voilà-t-y-pas que je fais mon caca, que je me retourne et que je constate du sang dans la cuvette. J’éclate de rire, dis donc ! Je me dis : « Ah ben ça alors, encore une hémorroïde qui fait des siennes la coquine, un vaisseau qui pète ! Ah ah ah trop rigolo ! Attends, laisse-moi regarder, c’est vraiment intéressant ! En plus, le rouge c’est ma préférée couleur ! Oh ben dis donc elle se marie trop bien avec le marron ! Allez je tire la chasse, salut-salut caca rouge ! » (Bref j’étais en train de vivre.)

Et c’est ainsi que j’ai constaté avec satisfaction que, pour l’heure, je ne suis plus du tout dépressif. Le bonheur est possible, il n’a aucun rapport avec quelques gouttes de sang par l’anus. La vérité fondamentale est que nous sommes toujours, tout le temps, en train de vivre ; ce faisant nous sommes toujours, tout le temps, en train de mourir. La dépression est une vision du monde.

Cet article est spécialement dédicacé à qui se reconnaîtra.

Hasta la vista, baby

21/03/2021 Aucun commentaire

Je suis moins snob que j’en ai l’air : si j’ai horreur du popcorn, en revanche je ne boude pas les gros blockbusters américains, du moins lorsqu’ils ont quelque chose à me dire.

Je viens de voir Terminator 6 : Dark Fate (Tim Miller, 2019) et j’y ai pris du plaisir. Qu’avait-il à me dire, celui-ci ?

Primo, que l’époque a changé. Que les femmes fortes sont plus fortes que les hommes forts ayant accaparé le pouvoir depuis des millénaires (un peu comme dans Mad Max Fury Road de George Miller), okay, leçon moderne toujours bonne à prendre, les filles ne sont plus là seulement pour être protégées parce qu’elles doivent accoucher du messie mâle (ledit messie, MacGuffin de la franchise, étant exécuté dès la première scène !), elles agissent pour et par elles-mêmes, elles se lèvent et elles se cassent.

Secundo, que l’époque n’a pas changé. Que le grand combat à mener, initié dans les années 80 (Terminator 1, 1984), reste celui des humains contre les machines. Le synopsis de tous les Terminators est inchangé depuis 35 ans : les humains ont confié leur destin aux machines, les machines ont pris le pouvoir, les humains ont disparu. Sauf si… (et là, l’aventure recommence.)

Puisque ce combat est en cours autour de nous dans le monde réel, un 6e film de la saga n’est pas forcément inutile, et je salue la puissance de vulgarisation d’idées brûlantes qu’ont parfois les bonnes grosses machines hollywoodiennes. J’ai emprunté le DVD de ce film hier, dans une médiathèque où les postes de prêt ont tous été récemment remplacés par des automates. J’ai engagé la conversation avec une bibliothécaire à propos de ce « progrès » , le même que l’on observe dans les gares, les supermarchés, les administrations : chacun est désormais invité à traverser l’espace public sans adresser la moindre parole à un autre humain, ni bonjour ni au revoir ni merde, à ne regarder droit dans les yeux au fil de la journée que des interlocuteurs mécaniques, son téléphone privé bien sûr puis lorsqu’il arpente un lieu partagé, toutes les machines installées à son attention. Dans le tout premier Terminator la mise en réseau des machines s’appelait « Skynet » et Skynet était l’ennemi sans visage. Peut-être que l’humanité a commencé de disparaître il y a 35 ans et qu’on ne s’en est pas aperçu parce que les humains sont apparemment toujours là, quoique masqués et socialement distanciés.

À Bordeaux, de passage

20/02/2021 un commentaire
Photo 1 (crédit Laurence Menu) : inspection de l’étagère du haut.
Photo 2 (crédit Edith Masson) : inspection de l’étagère du bas.

1)

La région bordelaise compte, comme d’autres, un certain nombre de boîtes-à-livres, soigneusement inspectées par quelques drogués, discrets « boîte-à-livres-addicts » qu’on reconnaît à leur déformation de la colonne vertébrale.
Après une heure d’affût, notre patience a été récompensée puisque nous avons eu la chance de surprendre deux individus d’un seul coup (celui de gauche est un certain Hervé Bougel ; celui de droite, ne s’exprimant que par borborygmes, n’a malheureusement pas pu être identifié).
Admirez le mouvement d’ensemble et la parfaite symétrie, qui pourrait sembler au profane comme chorégraphié, alors que la figure géométrique est en réalité créée par un immémorial instinct grégaire, comme lorsqu’on observe dans le ciel le vol saisonnier des grues dessiner des figures géométriques, cet autre miracle offert par la nature.
Particularité locale : le Bordelais étant une ancienne colonie anglaise (quoique, bizarrement, non membre de l’actuel Commonwealth), on trouve dans les boîtes-à-livres des autochtones de nombreux livres en langue anglaise.

2)

Au 57 cours de l’Intendance à Bordeaux, qui abrite aujourd’hui l’institut Cervantes, rendit l’âme Francisco de Goya, le 16 avril de l’an 1828. Il aura passé là les quatre dernières années de sa longue vie. La messe de ses funérailles se tint en l’église Notre-Dame, toute proche. Devant l’édifice, place du Chapelet, se dresse désormais une effigie en bronze du peintre, grave et hautain, mal embouché, plus grand que nature, don de la ville de Madrid en échange de sa dépouille (l’original retournant en poussière contre le simulacre immarcescible, qui a fait la meilleure affaire ?).
Un petit selfie avec le vieux Francisco s’imposait. Et j’en profite pour teaser un spectacle.
En compagnie de Christine Antoine au violon et de Bernard Commandeur au piano, je me produirai prochainement sur scène pour une évocation de « Goya, Monstres et Merveilles » . La création de ce spectacle était programmée en 2020… Nous avons l’audace de la prévoir en 2021… À suivre…

3)

Entendu une dispute dans le tramway, ligne C : « Allez casse-toi, tu sers à rien ! », injure prononcée masque descendu sous le menton pour davantage d’impact.
Au lieu d’admirer l’architecture bourgeoise des rues de Bordeaux, j’ai passé le restant du trajet à méditer sur le sens de cette invective et à me demander s’il était possible d’y entendre un symptôme de l’époque.
J’ai ruminé la valorisation sociale de ce que l’on entend par « utilité », puisque l’inutilité est vouée à la honte publique… J’ai pensé à « Comme la lune fidèle/A n’importe quel quartier/Je veux être utile/À ceux qui m’ont aimé » de Julien Clerc… J’ai pensé à l’utilitarisme tel que défini vers 1860 par John Stuart Mill… en me disant qu’il était sans doute bien périmé : l’idée de se rendre utile au bien public et au « bonheur universel de l’humanité » me semble assez éloignée de l’individu ordinaire de 2021, qui cherche à survivre pour sa propre gueule, à simplement s’en sortir en s’ubérisant et, au mieux, à rejoindre l’armée des robots « en marche » de la start-up néchone qui tête baissée foncent se rendre utile au projet ultralibéral délirant, utilitarisme corporate au sens d’efficacité managériale, « The Art of the Deal » et « stratégie gagnant-gagnant », atomisation de la société en myriades d’auto-entrepreneurs, chacun « utile » à sa propre culture d’entreprise.
J’ai songé à la noblesse des inutiles, de ceux qui refusent de servir : les objecteurs de conscience, les désobéissants civils à la Thoreau, les ronins japonais qui errent sans seigneurs, les sans-travail qui savent très bien pourquoi ils ne travaillent pas (cf. Volem rien foutre al païs de Pierre Carles), les Bartlebies, les anarchistes qui comme à eux-mêmes vous souhaitent ni dieu ni maître.
Mais aussitôt j’ai songé à la noblesse largement équivalente des utiles, ceux qui se vouent au bien des autres, les bénévoles qui littéralement veulent du bien, les « soignants » qu’il n’y a pas si longtemps on applaudissait aux fenêtres.
Forcément j’ai fini par me demander à quoi je servais, là.
Mais j’étais arrivé place des Quinconces, c’était mon arrêt, je suis descendu et j’ai pensé à autre chose.

4)

« Utopia ».
Tiens ? Sur une place de Bordeaux je tombe sur le cousin d’une vieille connaissance. Le formidable cinéma Utopia d’Avignon, maître-étalon de l’art-et-essai, aura donc essaimé ici ! Une vraie franchise, dites-moi.
Le premier Utopia d’Avignon fut inauguré dans une église désaffectée, dédiée à Saint-Antoine (et porte, depuis, sur son fronton une citation de Malraux, « Je ne peux pas infliger la joie d’aimer l’art à tout le monde. Je peux seulement essayer de l’offrir, la mettre à disposition... »). Or je découvre que la succursale bordelaise sous mes yeux a elle aussi été aménagée, en 1999, dans une église en déshérence, celle-ci dédiée à Saint-Siméon.
Décidément c’est une manie, mais très sensée, tout-à-fait raisonnable. Que peut-il arriver de mieux à un lieu de culte délaissé que d’être transmuté en salle de ciné ? Le mystère, le sacré, le rite, la croyance et l’émotion collectives, la communion devant un film, sécularisation heureuse ! Ne parle-t-on pas des « films culte » ?
L’endroit est ouvert, je pousse la porte, j’entre, l’acoustique parfaite renvoie l’écho de mes pas solitaires. Aucune séance n’est programmée, pourtant le hall est accueillant, libre d’accès au passant fatigué, le cinéma est un refuge, oui, c’est ça, comme une église. Et je remâche ce paradoxe impossible à digérer : les restrictions sanitaires actuelles ferment les lieux de culture mais laissent ouverts les lieux de culte.
Hommage à Jean-Claude Carrière qui vient de disparaître : cet homme de cinéma qui a beaucoup réfléchi sur la religion (Le Mahabharata, la Controverse de Valladolid, Les Fantômes de Goya…) était spécialement bien placé pour distinguer l’un de l’autre. Dans une interview passionnante, il admettait que tous les deux étaient des phénomènes imaginaires mais qu’au cinéma les lumières finissent par se rallumer, et les spectateurs sortent de la salle sans jamais avoir envie de tuer ceux qui n’ont pas eu la même vision qu’eux.

5)

Le duc de Bordeaux, alias Henri d’Artois, alias Henri V putatif quasi-roi de France, malheureux candidat légitimiste à la succession de Louis-Philippe, fit l’objet d’une fameuse chanson paillarde, moquerie cruelle envers ce perdant de l’histoire : « Le duc de bordeaux ressemble a son père/Son père à son frère et son frère à mon cul/De là je conclus que l’ duc de bordeaux/Ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau.« 
Cette chanson fut ensuite détournée par Brassens qui, trop élégant pour employer le mot cul, s’en servi pour formuler le compliment le plus sophistiqué qu’on puisse adresser à l’arrière-train d’une dame : « C’est le duc de Bordeaux qui s’en va tête basse/Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau/S’il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe/  » C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! « 
Pendant les quelques jours où j’ai arpenté la bonne ville de Bordeaux, alors qu’il me semblait justement que, en raison des mœurs prophylactiques, les culs avaient davantage de personnalité que les visages, la chanson de Brassens n’a cessé de me tourner sous le masque. Il me fallait à toute force la retenir et prendre garde à ne pas la laisser échapper à tue-tête en pleine rue.

6)

Excursion sur la dune du Pilat. Vaut le voyage. Immensité extraordinaire, Sahara inoffensif à la portée du vacancier, deux kilomètres de désert entre forêt et océan : trois écosystèmes déroulés côte à côte qui semblent trois planètes lointaines partageant le même ciel. Je reste longuement pensif, assis, debout, et finalement couché, feignant de m’être égaré dans le sable, attendant un jeune visiteur blond qui me réclamera le dessin d’un mouton. Pourtant, la vision qui m’aura le plus marqué surgit quelques instants plus tard, tandis que je redescends vers la mer, et m’oblige à baisser les yeux vers ma mélancolie plutôt qu’à les lever vers l’horizon. Pas un mouton, non. Un renard. Voilà où mène l’invocation du Petit Prince, on trébuche sur son mentor, celui qui lui faisait la morale à propos de la responsabilité. Le voilà bien arrangé. Le cadavre d’un renard est là, partiellement enseveli sur la plage, parmi un monceau de détritus recrachés par la dernière tempête. Pauvre bête piégée dans un filet ou noyée par la marée, memento mori en décomposition survolé par des mouches noires.
Toutes les occasions sont bonnes pour déclamer du Baudelaire.

UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons,

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
— La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ; —

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Où s’élançait en pétillant ;
On eut dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

7) De retour chez moi

Cette nuit j’avais trouvé un petit boulot temporaire, j’accompagnais une délégation de ministres en visite dans une école actuellement fermée et en travaux. Je leur ouvrais et leur fermais les salles de classe, je me sentais partagé entre d’une part la consternation face à ces personnes désinvoltes qui échangeaient des blagues à deux balles (« Oh ben dis donc encore une classe, mais c’est la même que l’autre, non ? », « Ah mais alors ça vit comme ça une maîtresse ah ah ah ! ») et surtout consultaient leurs téléphones en attendant la conférence de presse, et d’autre part la honte de moi-même parce que j’étais incapable d’identifier celui-ci ou celle-là. OK, ils avaient toutes et tous de vraies têtes de ministres, mais je ne me risquais pas à les appeler par leurs noms, je réalisais que je ne me souvenais d’aucun, je pestais contre moi-même et me promettais d’être plus attentif à l’actualité, la prochaine fois. J’en venais même à me dire, peut-être que je me rends coupable de délit de faciès ? Je pars du principe qu’ils ont « des têtes de ministres », mais qui me dit que ce ne sont pas des usurpateurs ? Et ensuite je tentais de raisonner ma paranoïa.Soudain le confinement dur nous est tombé dessus et nous étions condamnés à vivre tous ensemble dans cette école inachevée pour une durée indéterminée. J’assistais au changement de comportement des ministres, ils se lâchaient, tombaient la cravate, ne se rasaient plus, accusaient des coups de déprime sévères (« Vous êtes sûr qu’elle est annulée la conférence de presse ? », « Mais en fin de compte on sert à rien, alors ? »), craquaient parce que la 4G est coupée, certains faisaient des crises de nerfs ou des malaises vasovagals, d’autres s’avachissaient dans un coin en se grattant et en pleurant. Un couple s’était formé, un et une ministres se roulaient des pelles puis s’enfermaient dans une classe vide, ceux-là on ne les revoyait plus. Les autres ont fini par remarquer que j’étais là et par engager la conversation avec moi. « Vous savez ce qu’on raconte ? » Certains étaient sympas, finalement, quoique très débraillés. Comme nous n’avions plus de moyens de nous informer sur le monde extérieur, nous échangions les dernières rumeurs. « Vous saviez que des météorites sont attendues ? Elles devraient nous tomber dessus en fin de journée ! Ah et puis il y a aussi cette découverte d’œufs de dinosaures rouges, pas très loin d’ici… C’est comme ça, qu’est-ce qu’on y peut, les dinosaures rouges vont reconquérir leur territoire… »

Je me réveille, émerveillé par tant de fatras. J’essaye de renouer quelques fils. Le dinosaure rouge, ok, je sais d’où il vient, je lis plein de vieux Jack Kirby en ce moment ; j’ai vu il y a peu le film Gaz de France de Benoît Forgeard ; et puis la semaine dernière, alors que je traversais Bordeaux à vélo, le long de la Garonne, des dizaines, peut-être des centaines de flics ont bouclé un gros quartier de la ville m’obligeant plusieurs fois à des larges détours. Le troisième à qui j’ai demandé des explications m’a répondu deux mots : « Visite ministérielle ».

8 et fin)

Au fait, ce n’est pas le premier mais le second voyage que j’effectue à Bordeaux. Je suis déjà venu ici il y a huit ans. Huit ans, vraiment ? Oh mondjeu qu’ai-je fait en huit ans ? Pratiquement rien. Les aiguilles tournent et je vois bien que Bordeaux a davantage fait que moi (exit Juppé, le maire est désormais un écolo dont le nom m’échappe mais qui a bien du mérite). Baudelaire toujours : la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel. Ici, mes souvenirs précédents.

Le chant de la forêt

28/01/2021 Aucun commentaire

À ma gauche : un film magnifique et bouleversant, subtil et onirique. Le Chant de la forêt, co-réalisé par le Portugais João Salaviza et la Brésilienne Renée Nader Messora, a décroché le prix spécial du jury dans la sélection Un Certain Regard, lors d’un lointain jadis (2018) où le festival de Cannes avait lieu. Il s’inscrit dans la mouvance cinématographique inventée par Jean Rouch de l’ethnofiction, sur la frontière entre fiction et documentaire ethnographique, où des autochtones jouent leurs propres rôles au sein d’une histoire écrite, ou du moins rejouée, en respectant l’imaginaire d’un peuple, sa poésie propre et son devenir.

Le personnage principal, Ihjâc, 15 ans et déjà père de famille, est membre de la tribu indienne des Krahôs, vivant dans leur réserve du Cerrado, au nord du Brésil. Une nuit, Ihjâc rêve de son père mort, qui lui parle à travers une cascade, dans la forêt, et réclame de lui des funérailles dignes de ce nom afin de gagner le village des morts (le très beau titre original du film était Les morts et les autres). Tel Jonas, mon prophète biblique préféré, Ihjâc tout à la fois entend et refuse d’entendre les voix, l’appel surnaturel, la vocation : son totem, le perroquet, le tourmente car il doit devenir chamane mais n’en a pas envie. Il n’idéalise pas le monde de ses ancêtres en voie de disparition, et, malade, fuit la forêt pour aller se confronter à la ville, aux Blancs, à l’État brésilien, à la langue portugaise, à la modernité, avant de choisir son destin.

À ma droite, et même à mon extrême droite : Jair Bolsonaro, président du Brésil, chef d’état le plus dangereux du monde depuis l’éviction démocratique de Donald Trump. Cet atroce quasi-fasciste est nuisible pour tout un chacun mais spécialement pour les tribus indiennes de son pays qu’il déteste, qu’il qualifie d’hommes préhistoriques et qu’il ambitionne explicitement d’éradiquer. Florilège :

« Quel dommage que la cavalerie brésilienne ne se soit pas montrée aussi efficace que les Américains. Eux, ils ont exterminé leurs Indiens. » Correio Braziliense, 12 avril 1998. « Les Indiens ne parlent pas notre langue, ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas de culture. Ce sont des peuples autochtones. Comment ont-ils réussi à obtenir 13% du territoire national ? » Campo Grande News, 22 avril 2015. « Soyez certains qui si j’y arrive [à la Présidence de la République] il n’y aura pas de sous pour les ONG. Si cela dépend de moi, chaque citoyen aura une arme à feu chez soi. Pas un centimètre ne sera démarqué en tant que réserve autochtone ou quilombola [territoire destiné aux descendants des communautés d’esclaves africains]. » Estadão, 3 avril 2017. « En 2019, nous allons mettre en pièces la réserve autochtone de Raposa Serra do Sol [territoire autochtone à Roraima, nord du Brésil]. Nous allons donner des armes à tous les éleveurs de bétail. » Au Congrès, publié en ligne le 21 janvier 2016. « Cette politique unilatérale de démarcation des terres autochtones par le pouvoir exécutif cessera d’exister. Sur toute réserve que je peux réduire, je le ferai. C’est une grosse bataille que nous allons mener contre l’ONU. » Vidéo de Correio do Estado, 10 juin 2016. « Je porterai un coup à la FUNAI [département des affaires autochtones du Brésil] – un coup à la nuque. Il n’y a pas d’alternative. Elle est devenue inutile. » Espírito Santo, 1er août 2018.

Ainsi de suite. Bolsonaro élu en octobre 2018 soit quelques mois après la récompense audit Festival de Cannes, a tenu parole, n’a eu de cesse de réduire l’espace vital des Indiens, de les asphyxier économiquement et culturellement, de livrer leurs réserves aux lobbies miniers, agroalimentaires et autoroutiers, de couvrir les assassinats des opposants, et de vider de sa substance la FUNAI, agence indienne devenue arme anti-indienne.

À ma droite, à ma gauche… Et nous autres au milieu, que les circonstances forcent à réfléchir si l’art est bien utile ou essentiel ou politique ou ceci-cela comme si nous soulevions la culotte des anges afin de vérifier leur sexe. Comment ne pas admettre que l’art est politique dès qu’il existe justement parce qu’il existe ? Un film comme Le chant de la forêt n’est absolument pas militant, il ne revendique rien, mais il existe, et il montre que des gens existent, que les Krahôs existent, ils sont là. Cette affirmation très élémentaire devient de l’autodéfense quand un chef d’état affirme le projet de la non-existence d’un peuple.

J’attends la sortie prochaine de mon « roman indien » dont le narrateur est lui aussi partagé entre la sagesse ancestrale et la modernité et qui, lui aussi, sent bien que son totem pourrait être le perroquet.


Post-scriptum n’ayant pratiquement rien à voir.

J’ai perdu l’excuse de la fièvre mais mon cerveau continue de turbiner comme devant, comme avant pendant ou après, en associant sans filtre les idées de fort curieuse façon, comme si je dormais à moitié, quitte à trouver ces idées saugrenues quelques instants plus tard.
Là par exemple, sans me vanter je viens de comprendre pourquoi le racisme, à tout le moins la notion de race, est si naturelle, si explicite aux USA alors qu’en France, pays où les « statistiques raciales » ou bien la mention de la « race » sur les papiers d’identité sont interdits, elle coince, elle heurte, elle est plus difficile à assumer ou à avouer.
C’est à cause d’un jeu de mots.
La « race » est tout simplement l’essence même de la culture américaine, de l’American Way of Life. Je veux dire, la course. La compétition. La concurrence dite libre. La lutte de chacun contre tous instituée en norme. La guerre en treillis ou en col blanc. La « rat race« , l’absurde et frénétique course de rats, la course à l’échalote. Quoi de plus normal, « the race » étant constitutif de la vie et de la pensée américaine, que le racism y soit monnaie courante, admis et rationalisé.
Autre hypothèse : je suis délirant y compris quand je n’ai pas la fièvre.