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Articles taggués ‘Troyes’

Londonomètre (Troyes, épisode 20)

20/09/2011 Aucun commentaire

Je me souviens d’une conversation avec Mathias Enard, en 2006 je crois, il était alors en résidence à la Villa Medicis et me disait tout le bien qu’il pensait de cette expérience. En réponse, j’avouais ma perplexité : « Je ne suis pas sûr pour ma part d’être tenté par une une résidence d’écriture. J’y vois une obligation de résultat, genre combien de pages as-tu écrites aujourd’hui, ça aurait plutôt tendance à m’inhiber… » En contrexemple, Mathias évoqua devant moi un de ses camarades résidents, un poète qui composait des haïkus. Il pouvait consacrer une semaine à trois lignes, personne ne vérifiait son rendement par-dessus son épaule. Ah, bon. Cette anecdote fut sans aucun doute déterminante pour modifier ma perception des résidences d’écriture, j’ai postulé à Troyes, et voyez où je me retrouve.

Je ne parle guère sur le blog de l’avancement de mes travaux de boulange… C’est exprès, j’ai déjà expliqué pourquoi : je préfère écrire, plutôt qu’écrire « j’écris ». (Contrairement aux rappeurs qui, eux, adorent rapper « je rappe », fin en soi.)

Pourtant cette omission me gêne aux entournures, sans que je sache exactement pourquoi. Peut-être ai-je peur, si je n’écris pas quotidiennement « j’écris », de laisser entendre que je ne glande rien du tout, ce qui serait tout de même embarrassant pour tout le monde… Pour ceux qui m’ont offert cette thébaïde en croyant que j’étais écrivain, pour ma famille que j’ai abandonnée au loin en prétendant « je m’en vais écrire », pour mon amour-propre et mon Jiminy-Cricket, tu parles d’un enfoiré celui-ci j’aurais pu me dégoter mieux comme ami imaginaire, toujours prompt à me traiter de faignasse…

Que faire ? Le seul moyen à ma disposition pour prouver concrètement l’avancement des chantiers serait d’en publier des extraits, mais à cela je ne me résous pas, rien n’est au point, je n’ai pas de quoi faire une bande annonce, peut-être plus tard… Peut-être jamais.

Mais j’ai trouvé la solution alternative, le biais qui me permettra désormais de donner un bulletin de santé de mon écriture sans rien dévoiler du fond de l’affaire, grâce à Jack London. London prétendait, et on n’a aucune raison de ne pas le croire, que durant les quelques décennies qu’aura duré sa vie d’écrivain, il écrivait ses mille mots par jour, quoi qu’il arrive, quoi qu’il ait fait dans la journée, quoi qu’il ait vécu et, même, quoi qu’il ait bu. Wow. Mille par jour, day in day out, ça vous pose un homme, une brique de mille déposée chaque matin contre les précédentes et ainsi de suite jusqu’au mur, maison, rue, ville, pays, et London rappelons-le n’avait même pas de blog, c’était mille mots de vraie encre sur de l’authentique papier.

J’inaugure devant vous mesdames et messieurs le Londonomètre du Fond du tiroir : chaque jour j’annoncerai ici le nombre de mots écrits depuis la veille, sauf erreur ou omission. Je ferai simplement le compte des mots de mon texte, et la différence avec le chiffre de la veille fournira l’indice de mon avancée concrète, certifiée, quantifiée. (Je redoute d’ores et déjà le jour où je tomberai sur un solde négatif… C’est très possible, un jour de grande rature…)

Aujourd’hui mardi 20 septembre 2011 : 432 mots. Loin du gros lot…

Anachorète idiorythmique (Troyes, épisode 19)

19/09/2011 5 commentaires

C’est toujours comme ça un train qui part…
La Gare de Troyes n’aura pas mieux !
Ange

Je fais des allers-retours entre Troyes et Grenoble, six, sept heures de rail. Quand le train entre en gare de Grenoble, je suis content, je pense « j’arrive chez moi ». Mais désormais quand le train entre en gare de Troyes, je constate que je suis pareillement content, je pense « j’arrive chez moi ». J’ai deux chez-moi. Un double domicile fixe est un luxe exorbitant dans un pays qui compte 100 000 SDF, je m’en rends compte, je suis un scandale. Au risque en outre d’un peu de schizophrènie, car Qui a deux maisons perd la raisonproverbe champenois.

Je vous rassure, ma raison aux dernières nouvelles tient bon. Parce que je sais que ce double toit ne durera pas, j’ai pleine conscience aussi de cet éphémère. J’en ai même une conscience exagérée : un huitième environ de ma résidence de quatre mois s’est déjà envolé, or je suis hanté par l’impression que tout est déjà fini, tic-tac, ne restent plus que 100 jours, autant dire rien.

C’est là mon tempérament, je le crains, Je suis morte déjà puisque je dois mourir. L’invincible impression que tout est fini dès le début, joué, déjà trop tard, condamné à trépas dès le bain amniotique, le damné Flux nous a glissé entre les doigts, nos mains sont vides, à jamais. Je me souviens du jour, il y a quelques années, où j’avais retrouvé après une longue séparation un de mes amis, mon meilleur ami peut-être, et où nous avions passé des heures lumineuses attablés dans un café, à discuter, rattraper le temps perdu, rigoler comme des collégiens… C’était un bon moment caractérisé, un de ceux qui font qu’on est heureux d’être vivant, ici et maintenant. Soudain, le cœur gonflé d’avoir tant ri, reprenant mon souffle et essorant mes yeux, j’ai lâché dans un soupir : « C’est étrange, tu vois, je me sens un peu triste, j’ai la nostalgie de cet instant comme s’il était déjà passé » . C’est dans les yeux incrédules de mon ami que j’ai réalisé en silence l’énormité de cette phrase.

Okay, finalement je ne m’aventurerai pas à garantir l’état de ma raison-entre-deux-maisons.

Comme un poisson dans l’Aube (Troyes, épisode 12)

12/09/2011 Aucun commentaire

Comme c’est curieux : l’Aube ressemble à un petit poisson (l’oeil de la bête étant obligeamment figuré par les grands lacs) qui nagerait dans l’aquarium France, fuyant Paris en direction des Vosges. Cette hallucination a-t-elle le moindre sens ? Faut voir. C’est après coup, seulement, que le sens se découvre.

Ainsi, il m’arrive parfois de comprendre ce que je dis. Je viens de réaliser pourquoi depuis une semaine je file la métaphore boulangère à propos de mes travaux d’écriture : je mélange, j’arrose, je sale, je pétris, je laisse reposer la pâte, je cuis, je prélève un peu de levain pour la fois suivante… Ce n’est pas parce que je suis dans le pétrin, mais bien parce que je suis ici l’hôte de l’association Lecture et loisirs, or quel est donc le camp de base de ladite association ? La Maison du boulanger, QG de la culture troyenne. Et je profite de l’occasion pour remercier mes hôtes une nouvelle fois, tiens, ça ne sera pas de trop, pour son empressement à mon endroit. Il a suffi que je publie sur ce blog la phrase « Tiens, j’aimerais bien un vélo » pour que quelques jours plus tard Amélie m’en prête un, abracadabra, et hier dimanche entre les orages je me suis promené deux bonnes heures à vélo autour du bouchon. C’était bien. Amélie, si tu m’écoutes, attention un message subliminal pour toi : Tiens, j’aimerais bien disposer d’une Triumph Herald cabriolet 39 chevaux modèle 1964. Rouge de préférence. Je dis ça, je dis rien.

(C’est une blague, hein ! Je n’y connais rien en bagnoles, je m’en fous même complètement, mais je viens de lire Mes prix littéraires de Thomas Bernhard, où il lui arrive certaine mésaventure avec la voiture de ses rêves, une Triumph Herald.)

Moi aussi je peux faire des cadeaux : mesdames et messieurs les Tricasses, je vous rappelle (façon de dire que je vous informe) que le Fond du Tiroir se fera un plaisir d’offrir le mini-livre Le Flux à quiconque se présentera à lui en mesure de justifier que son année de naissance est 1969. Dans la limite des stocks disponibles.

Lonesome G. (Troyes, épisode 10)

10/09/2011 2 commentaires

« Quand on parle d’une chose, on parle d’autre chose. »
Aphorisme godardien

Depuis quelques années je caresse l’idée d’écrire en m’arrêtant à temps, d’écrire en format bref, des textes courts pour les enfants : une idée = une histoire = un texte = un livre, pan dans le mille, ni plusse ni moinsse, Au suivant ! J’ai du mal. J’ai publié certes quelques récits particulièrement lapidaires et dégraissés, IKEA, Le Flux, le Dr. Haricot, mais ces textes relevaient peu ou prou de l’autobiographie, de l’anecdote fût-elle vitale. Raconter une fiction brève me semble très différent, et plus difficile. Jusqu’à présent je n’ai pas réussi parce qu’en fictionnant je n’aime rien tant que digresser au lieu de dégraisser, parler d’autre chose quand je parle d’une chose, le texte prend de l’épaisseur, se boursoufle et se perd. Enfin, « je n’aime rien tant », disons que je fais comme je peux.

Mais je viens de réessayer, là. Il semble que le premier de mes « six pains fantaisie » qui parviendra à maturité durant cette résidence d’écriture sera un texte bref pour enfants, intitulé Lonesome G.

J’ai découvert l’existence triste et édifiante et encore pleine de suspense de Lonesome George, tortue des Galapagos, en écoutant Hélène Rajcak, qui présentait dans un salon du livre ses Petites et grandes histoires des animaux disparus. Je m’en suis ému, et j’ai décidé de reformuler cette histoire à ma façon, parce qu’une bonne histoire mérite d’être racontée de diverses manières. Et fatalement, j’en ai fait autre chose, d’un peu trop long… M’attend par conséquent la dernière étape du travail : couper.

Outil neuf (Troyes épisode neuf aussi)

09/09/2011 Aucun commentaire


Activités à haut risque
Cet ordinateur n’est pas conçu pour être utilisé dans des installations nucléaires, pour la navigation ou la communication aérienne, pour le contrôle du trafic aérien, ni dans aucune autre situation où une panne du système informatique pourrait entrainer la mort, des blessures ou de graves dommages écologiques.
Notice d’utilisation, p. 76.

Bon, c’est trognon ces profils de pomme design, mais il faut que je prenne l’habitude, je suis un peu maladroit avec les boutons, je ne comprends pas tout… Comment c’est déjà pour fermer une fenêtre ? En haut à gauche, pas à droite, je vais m’y faire… Et pourquoi elle ne marche pas ma Magic mouse ?

À nouveau rythme de travail, nouvel outil. J’ai fini par céder à la propagande dont m’abreuvaient les amis-qui-veulent-du-bien-au-Fond-du-Tiroir… Le Factotum maison et sans égal, le webmestre dévoué, Monseigneur RVB, les deux moitiés de Frères-de-sac, mademoiselle Vanessa Curton elle-même… Tous ces suppôts de Steve Jobs le génie-mal-en-point ont fini par former un faisceau de présomptions, ou disons un choeur, c’est plus joli… Et je me suis laissé convaincre, m’offrant un ordinateur parfum Pomme© pour pouvoir continuer à les fréquenter. Vous avez sous les yeux  le tout premier article du FdT rédigé sur Mac. Mon apostasie s’est bien passée, elle est même, ah, comment dire, eh bien, conviviale.

Étonnant comme l’informatique a confisqué l’adjectif convivial. Désormais, c’est un hardware ou un software caractérisé par une utilisation et une appropriation aisées, que l’on louera en le qualifiant de convivial, et plus jamais une assemblée plus ou moins fournie et plus ou moins formelle d’êtres humains réunis en un même lieu et se réjouissant paisiblement de la compagnie les uns des autres. Faudra pas s’étonner que ce soit le bordel partout-partout dans le monde.

La soif du Mall (Troyes, épisode 7)

07/09/2011 2 commentaires

Nous paradons dans les galeries marchandes, l’air d’être là en fraude mais sans remords.
Alan Moore, La Coiffe de naissance

Et qu’est-ce que vous nous écrivez de beau ? Six pains fantaisie, hum-hum… Avant-hier, ma métaphore boulangère me permettait surtout d’éviter d’entrer dans les détails sur ce que je bricole au juste. Très consciemment je louvoie et cabotine. La vérité est que je n’ai pas très envie de parler de ce que j’écris, de crainte de ne plus écrire ce dont je parle. Ce n’est pas là superstition, mais  conviction tout-à-fait rationnelle : trop dire avant de faire risque toujours de devenir fin-en-soi, dissiper l’envie, assouvir le désir, consumer l’énergie. En conséquence le verbiage du blog prend la tangente, et vous comprendrez que je préfère parler ici de mon rude combat contre un compteur électrique plutôt que d’écriture. Ou, à la rigueur, de l’écriture de livres échus.

Mais après tout, le pot-au-roses est déjà exposé au grand jour ! Puisque j’ai déjà circonscrit noir sur blanc mon principal chantier dans le dossier de candidature qui me bombarda troyens. Le titre est connu, et même reproduit sur le site de l’ORCCA : je suis en train d’écrire un livre qui s’intitulera L’arbre et le bâton. Du reste j’avais moi-même grillé le secret de longue date, par cette phrase imprimée dans l’opuscule tragico-ludique J’ai inauguré IKEA, p. 9 : « Je pense à L’arbre et le bâton ». Un peu que j’y pense, et depuis des années. J’ai de la suite dans les idées, au point de laisser dans un livre publié une allusion à un livre que j’écrirai un jour. Oui, il y a bien un rapport avec IKEA, et aussi avec l’une des nouvelles de mon recueil, « La gondole aux lutins », car mes marottes viennent de loin.

Pour la faire brève, ce livre que son titre camoufle en conte rustique raconte la grande distribution, et une catastrophe, et la grande distribution en tant que catastrophe, d’après un fait divers traumatisant survenu en août 2004. Mais il y aura aussi des scènes en forêt.

On ne trouve pas d’IKEA à Troyes (existe en revanche, misère des temps, une page « Pour un IKEA à Troyes ! » sur Facebook), mais ce ne sont pas les supermarchés et centres commerciaux qui manquent. Ni les forêts. Voilà pour l’inspiration.

Un italien introverti pense avec les mains (Troyes, épisode 5)

05/09/2011 2 commentaires

Donc, j’écris. Je profite de cette conjonction extraordinaire, rarissime : Je peux écrire/J’ai envie d’écrire/Je sais quoi écrire. J’ai des fourmis plein les doigts, j’attaque on verra bien. « Il faut rater, s’y remettre, et rater mieux » (Beckett). Je viens d’entamer, dans la joie je vous jure, quatre mois de ratages, meilleurs à chaque fois.

Je suis en mesure de vous délivrer deux exemples circonstanciés de meilleurs ratages. Un : Hervé Bougel vient de republier ma Lettre ouverte au Dr. Haricot, de la Faculté de Médecine de Paris. J’ai sauté sur l’occasion du retirage pour remanier de la tête aux pieds et augmenter légèrement ce texte (vous n’avez pas encore cette délicate plaquette ? Commandez la nouvelle version sur le catalogue du pré#carré ; vous l’avez déjà ? Achetez-la pour comparer, c’est intéressant aussi)… Hervé, dont je salue la compréhension et même la complaisance (sans aucun doute facilitées parce qu’il écrit aussi, il sait de l’intérieur le bordel, tous les éditeurs ne savent pas) a donc été contraint de refaire de A à Z la maquette de l’opuscule. Je lui ai promis que, désormais, je ne le lirai plus jamais, puisque la relecture entraîne, fatalement, désir sans fin de retouches. En douce, j’ai tout de même jeté un œil… Plus fort que moi, un vice… Et je vois bien une phrase de traviole… Verrue, là… Tant pis, je me la garde…

Deux : attention, l’histoire qui suit est spécialement cruelle, et je ne la raconte pas sans quelque accablement. Comme on le sait, le Fond du tiroir a republié en 2010 La Mèche, mon livre-de-père-noël épuisé depuis lurette chez son éditeur initial. Trop heureux, là encore, d’amender un texte très bon mais perfectible, j’ai révisé chaque page, chaque phrase, chaque mot. Au passage j’étais satisfait d’avoir débusqué et éradiqué une vilaine coquille, une tache de moins, plaisir des yeux… Patrick Villecourt le Factote-Homme et moi-même étions très fiers, nous avions bien travaillé ! Nous délivrions la version définitive, impeccable (= dénuée de péché) de cet ouvrage chéri ! Las… Le jour où l’imprimeur nous a remis le tirage, la première personne, oui, la toute première personne à qui tout jovial j’ai donné à admirer l’ouvrage s’est exclamée : « Mais… Attends voir… C’est quoi, là, ce mot en quatrième de couverture ? » C’est quoi ? C’est quoi !? C’est une coquille que nous avions AJOUTÉE à la relecture bordel de merde ! J’en deviendrais grossier de rage ! Le mieux est l’ennemi de quoi, dit-on ? C’est mon ennemi personnel, oui ! Salaud de mieux ! Ah, je ne peux même pas vous spécifier la bourde, elle m’écœure trop, vous n’avez qu’à aller vérifier sur votre exemplaire, septième ligne de la cat’ de couv’

Conclusion : il est temps pour moi d’écrire des nouveaux livres au lieu de relire les vieux. Il est temps aussi que je détaille sous vos yeux les six pains sur ma planche. Oui, six : j’ai l’ambition mégalomane d’avancer et peut-être d’achever durant cette résidence six chantiers d’écriture, celui bien sûr que j’ai présenté dans le dossier de candidature à la résidence, et cinq autres en souffrance.

Une fougasse, une miche, un pavé de campagne un peu trop cuit, un gressin, une couronne, et bien sûr un bâtard.

 Vous voilà bien avancés. Et pour le monsieur ce sera ?

La nuit noire de l’âme (Troyes, épisode 4)

04/09/2011 4 commentaires

Samedi, 22 heures… Ma thébaïde est déserte… Normal pour une thébaïde, mais elle est encore plus déserte que d’habitude, le week-end le centre culturel est fermé, les ateliers d’artistes sont vides, je n’ai plus de voisins, le lourd portail sous le marronnier et la porte de la maison sont tous les deux verrouillés à double tour, je suis absolument seul et barricadé… La nuit est tombée, le temps est chargé comme un fusil, l’orage se fait attendre… Je n’entends que le plancher qui craque sous mes pas… Et c’est à ce moment précis que je pète les plombs.

Je pète vraiment les plombs : je décide de détartrer la cafetière, je remplis d’eau la verseuse, je la vide dans le réservoir, mais la cafetière est dangereusement proche de la prise multiple où sont raccordés tous les équipements de la cuisine… L’eau s’écoule sur les prises… Flash ! Shbam ! Crac ! Schwarz.

Pendant deux secondes le silence est absolu, de même l’obscurité, et l’immobilité. Puis tout s’éclaire, noir au blanc brutal : « un éclair déchire le ciel » comme on écrit dans les bons romans, l’orage se décide peut-être à éclater. J’en frissonne. Je suis encore plus seul au monde qu’à la minute précédente. J’ai la verseuse à la main. Je ne la vois pas. Je ne vois plus rien.

À quoi pense-t-on dans ces moments-là ? Sans me vanter, j’ai pensé à la Nuit obscure de Jean de la Croix, et à sa réincarnation moderne et électronique, Dark night of the soul, de Danger Mouse, Sparklehorse et David Lynch. Je veux dire par là que j’ai conservé mon sang-froid dans l’épreuve spirituelle, afin de mieux m’y enfoncer, toutes défenses tombées. Je dispose certes quelque part au fond d’une poche d’un numéro de portable à appeler en cas d’urgence, mais j’ai préféré me débrouiller seul, ressentir l’abandon jusqu’à trouver en soi les ressources pour le dépasser, jouir presque de l’adversité. Le mysticisme au ras du compteur électrique.

Je ressors donc en tâtonnant de ma grotte enténébrée, je prends le chemin du centre-ville, là où vivent les hommes, papillon de nuit je poursuis la lumière, j’erre aux portes de la ville-aux-dix-églises, les trottoirs luisent de la pluie récente, ou peut-être de la prochaine. Je cherche un homme, ah, Diogène à présent, sa lanterne me suffirait… Je croise quelqu’un, je ne peux l’aborder, il parle à son téléphone… Un autre : pareil. Les téléphones portables rendent impossible la simple question posée de bouche à oreille à un passant, on se retient, on a l’impression de déranger. Ah, en voilà un dont les mains sont vides.  « Pardon… Vous sauriez si j’ai des chances de trouver une épicerie arabe encore ouverte quelque part ? » « Désolé, je ne suis pas de Troyes… » Nous sommes tous des étrangers.

Je tourne en rond, je traverse une rue bondée, des dîneurs tardifs aux terrasses, ils ne peuvent rien pour moi… Je descends la rue du Général de Gaulle, et là-bas au bout je vois enfin une vitrine éclairée, un étal, une porte ouverte… En guise d’arabe du coin, il s’agit d’une une épicerie chinoise, à l’enseigne « Saveurs d’Asie » qui regorge de produits africains (bananes plantains, postiches et cosmétiques pour cheveux crépus)… Et cette chimère globale est sise paisiblement rue de Gaulle ? Ah, ça avait du bon, le cosmopolitisme français, c’était avant la fixette sur l’identité nationale et le sinistre Guéant. Et pourtant, nous sommes tous des étrangers, c’est à ça qu’on nous reconnaît, notre pays commun.

« Bonsoir. Je n’ai plus d’électricité chez moi. Avez-vous des bougies ? » Bien sûr qu’elle en a des bougies, cette vieille dame bridée providentielle, et des particulièrement kitch, qui valaient le voyage de nuit : des cierges en pack de 8, « Bougie du Sacré-Coeur, marque déposée, type 10/40, ne fume pas, ne coule pas, médaille d’or Nantes 1886. » Sacré Jean de la Croix ! Il m’avait préparé une surprise, Jésus imprimé sur carton d’emballage était au bout de mon chemin, à l’aube de ma nuit obscure de l’âme. Je ne crois pas en Dieu, mais un peu aux mystiques, et aux coïncidences beaucoup. Alors je suis rentré chez moi, et à la lueur des bougies, j’ai asséché les prises et réenclenché le disjoncteur.

Bref, j’aurai encore énormément marché hier. Ce serait presque trop. Maintenant, c’est de vélo que j’ai envie, je rêve de pédaler pour élargir mon périmètre d’exploration, découvrir l’Aube-en-Cambrousse, les forêts, le parc naturel, peut-être même pousser jusqu’aux lacs si j’ai du jarret, ils ont des jolis noms ces lacs, Orient, Temple, Amance, triplette romantique, presque aussi douce à l’oreille que les Italiens, Côme, Garde, Majeur… Vous habitez Troyes ? Vous souhaitez vendre votre vieux vélo, pas cher mais en parfait état de marche ? Contactez-moi, s’il vous plaît. Mes coordonnées : centre culturel Ginkgo, 9 rue Jeanne d’Arc, 10000 Troyes/Mon téléphone : 0325419302.

(Ah, ce téléphone… Il mériterait presque que je raconte aussi son histoire… Deux jours de suite faire la queue dans cet asile de fous qu’est l’agence Orange, Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Eh bien c’est simple, je n’ai pas de téléphone portable alors je souhaite faire installer une ligne fixe dans l’appartement que j’occupe pour quatre mois, Pas de problème, je vais vous ouvrir un compte client, pour cela donnez-moi votre numéro de portable… Mais puisque je vous dis que je n’ai pas de portable, Ah bon ? Nous avons justement des offres très intéressantes etc., tu m’étonnes qu’il y ait des vagues de suicides chez France Telecom. Il paraît que les trois quarts des bistrots ont disparu en France depuis 1945, quand on se promène en hypercentre on jurerait que la plupart ont été remplacés par des boutiques de téléphonie, qui ne désemplissent pas, chacun son bigo ou deux ou trois, tout ça pour ne pas courir le risque de se laisser importuner par les questions des inconnus dans la rue… En attendant, mon téléphone fixe, anachronique, fonctionne à moitié, je peux recevoir mais pas appeler.)

Ces petites anecdotes quotidiennes sont-elles intéressantes ? Est-ce cela qu’on attend d’un blog d’écrivain ? Je ne sais pas, je n’en lis guère (à part un peu ceux de Harry Morgan et de Fabrice Colin où je puise des conseils sur des livres et des films. Et celui de Sardon, mais Sardon n’est pas écrivain, il est tampographe).

Un homme neuf (Troyes épisode Troyes = Troyes au carré)

03/09/2011 Aucun commentaire

Ma thébaïde est en outre, délicatesse subsidiaire du comité d’accueil, garnie des livres de tous les précédents occupants de cette résidence d’automne. Un bon mètre linéaire de livres à découvrir, toutes tailles et couleurs, albums, romans, j’ai de quoi lire un moment, et de quoi m’exclamer tant et plus « Comme c’est beau et riche et divers, la littérature jeunesse ! Quelles indécrottables andouilles, ceux qui la débinent et ne la lisent pas ! » – je lis, et comme souvent, les illustrateurs m’illuminent et m’émerveillent encore bien davantage que les écrivains, parce que leur talent m’est strictement étranger, limite phénomène paranormal. Je m’extasie sur le travail d’Anne Brouillard, Cécile Gambini, Renaud Perrin, Nicolas Bianco-Levrin, Peter Johansson, Anne Herbauts, John Lowe, Audrey Calleja, Hélène Riff, Géraldine Alibeu… et la dernière en date, qui était là l’an dernier, Clémence Pollet. Quels paysages, quels fantômes dans ces murs ! Les précédents hôtes du lieu étaient plus souvent hommes et femmes d’images que scribouilleurs, manifestement.

D’ailleurs je réalise que l’atelier dont je dispose est d’abord prévu à la mesure de graphistes : deux immenses tables sur tréteaux propres à déployer des tonnes de matériels divers, de quoi dessiner, bricoler, découper, repeindre, reculer, fabriquer, scanner, imprimer, filmer, que sais-je encore ? Je viens de trouver dans un placard une large plaque de plastique transparent et un gros sac de papier mâché en poudre, je ne savais même pas qu’un tel conditionnement existât, je croyais qu’on faisait du papier mâché en mâchant du papier. Un type dans mon genre, qui ne sait qu’écrire, occupe moins d’espace. J’ai pris mes aises : mon petit PC portable, un cahier, un dictionnaire, tout ceci occupe un petit sixième des plateaux à disposition. Il m’est arrivé de déclarer aux élèves lors de rencontres scolaires : « Une feuille, un stylo, la littérature est l’art le moins cher du monde. »

Oui, quand je me déplace dans les écoles, je parle d’art, ça m’arrive. De mon art, aussi. Ce qui, je suppose, fait de moi un artiste aux yeux crédules des enfants. Hélas cette notion d’artiste a de très anciennes querelles avec ma personne. Pas évident de faire le lien, tout le contraire d’une évidence, je tergiverse avec mes névrotiques scrupules, moi si limité et ignorant, tout nu, « artiste vous plaisantez, voyez je n’ai qu’une feuille et un stylo ». Sauf qu’ici, au pied du mur, le fait est, je ne suis rien d’autre, je n’ai pas le choix, il faut bien être quelque chose. Je me suis inscrit hier à la (très belle) médiathèque du grand Troyes, et pour la première fois (cf. l’article d’hier) de ma vie j’ai noté « écrivain » dans la rubrique profession d’un formulaire. Un homme neuf a signé, sans trembler.

Quoi qu’il en soit, j’ai consciencieusement ajouté sur l’étagère de l’atelier un assortiment de mes propres livres, ils ne déparent pas trop, ils sont beaux, ils seront mes fantômes quand je serai parti, je réordonne sur la planche l’alignement des volumes avec la douce satisfaction d’appartenir à quelque chose, ce qui ne m’arrive pas si souvent.

Sur une autre étagère du même pan de mur, on a obligeamment préparé pour moi quelques livres sur l’histoire locale, une liasse de programmes touristiques, et surtout deux dictionnaires, le Robert noms propres, le Robert langue française. Quel soulagement quand je les ai aperçus en entrant dans la pièce ! J’avais fait le voyage avec des kilos de livres, mais la mort dans l’âme j’avais renoncé à emporter des dictionnaires, ils me manquaient dès le voyage. Et voilà que cette magnifique paire de Robert m’attendait ici ! Illico je me sens chez moi !

Pendant que vous tirerez des conclusions sur ce calembour lacanien qui sans aucun doute en dit long sur mes rapports à ma mère, moi, j’écrirai. Écrivain il faut croire puisque j’écris.

Mais pour l’heure je m’en vais jeter un œil au festival des arts de la rue de Sainte-Savine. À demain.

Thébaïde (Troyes, épisode 2)

02/09/2011 un commentaire

Selon Virginia Woolf, « une chambre à soi » définit le minimum vital pour une femme qui veut sa liberté. Cette célèbre formule proposée par la romancière anglaise dans les années 1920 pourrait s’appliquer aux grandes mystiques et religieuses, logées dans les couvents sans mari ni enfants à charge. La réclusion comme occasion d’étudier, de méditer, d’écrire… Une chambre à soi – one’s own room – cela peut se dire en latin cellula.
Frédéric Pagès, Philosopher ou l’art de clouer le bec aux femmes, p. 52

Première nuit passée dans ma thébaïde nommée Ginkgo. Première fois que j’ai fait la cuisine ici, puis la vaisselle, première fois que j’ai entendu un train faire vibrer les vitres de ma chambre. J’aime bien les premières fois, c’est à nos âges le seul artifice qui vaille pour se sentir un peu adolescent, c’est-à-dire littéralement advenant, selon le précepte truffaldien « Ce qui est émouvant avec les adolescents c’est qu’ils font tout pour la première fois », j’ai même écrit un roman en forme d’apologie pour les premières fois et les adolescents, justement parce que ce roman était une deuxième fois.

Thébaïde c’est un joli mot mais c’est vite dit, je n’ai pas l’intention de rester enfermé quatre mois penché sur l’œuvre tel un moine copiste. L’appartement qu’on m’alloue est certes immense et confortable, mais d’abord j’ai sûrement des voisins très intéressants (une ruche de résidences d’artistes, ce Ginkgo), je ne demande qu’à admirer, mon exaltation prend aussi la forme heureuse de l’admiration, et puis j’ai un monde à découvrir dehors aussi. Hier soir j’ai passé près de trois heures à sillonner le centre-ville de Troyes en écarquillant les lotos, Regarde de tous tes yeux regarde !, j’adore ça, dans le registre première-fois c’est même l’une de mes sensations préférée, se perdre puis se retrouver dans une ville inconnue qu’on fait sienne pas à pas, grisé comme par la Liberté en personne. Et d’ailleurs j’aime passionnément marcher. S’il est un objet qui ne va pas me manquer cet automne, c’est bien la bagnole.

Troyes et moi avons donc « fait connaissance », comme je m’exclame dans Les Giètes. Elle est décidément bien jolie, et plus encore que jolie, coquette : elle se pomponne on dirait un peu partout, en travaux ici et en majesté là, en colombages partout, ce centre-bouchon vous a un côté ville-vitrine, sur son 31 rien que pour vos yeux, « Et ma basilique, tu l’aimes ma basilique ? », un rien cabote, charmante vieille élégante, de bonne compagnie. Mais d’un seul coup paf, face à la cathédrale on se prend par surprise le musée di Marco dans l’œil ! Troyes terre de contrastes ! Ah, enfin du mauvais goût, salutaire sous la dent, trash et sang à la une, grande classe popu et sublimation des déviances, Détective-le-retour, ouf, on a presque eu peur de s’endormir en terre exclusivement bourgeoise… Hélas, l’est fermé sine die, le di Marco. Je n’ose rien en conclure.

Je sens que je vais me plaire, ici. Et je vais bien travailler. J’ai déjà commencé. Quelques bonnes heures de thébaïde par jour, tout de même. Je vous en cause prochainement, peut-être demain.