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I’m just a sweet transvestite

01/08/2023 Aucun commentaire
Jessica DeBoisat au naturel
Jessica DeBoisat prépare sa séance de shooting
Jessica DeBoisat en trop-trop-trop gros plan.
Jessica DeBoisat au selfie dans le miroir
Jessica DeBoisat à l’oeil qui tue ! Et sa coiffeuse à l’arrière-plan.
Jessica D. et sa besta Laurence M.
Rubrique people : un selfie de Jessica DeBoisat aux côtés de son autrice préférée (dont elle n’a lu aucun livre), Mano Gentil

Il est jeune, il est pâle ― et beau comme une fille.
Ses longs cheveux flottants d’un nœud d’or sont liés,
La perle orientale à son cothurne brille,
Il danse ― et, secouant sa torche qui pétille,
À l’entour de son cou fait claquer ses colliers.
Louis Bouilhet, Étude antique

Je reviens d’Arles. Comme chaque été je me suis régalé la rétine des Rencontres photographiques, qui transforment la région en infini territoire de cimaises. Quatre jours d’orgie scopique, une dizaine d’expos quotidiennes minimum, un horizon complet d’images sur lesquelles (se) réfléchir au lieu que de se cogner contre, à chaque porte poussée le risque d’être curieux, indifférent, ébahi ou enthousiaste. Le pass à 40 balles pour au moins 50 risques, ça nous fixe le risque à une fraction d’euro, le prix devient symbolique, idéal comme un paletot.

Enthousiasme il y eut, oh oui, et nombre de fois ! Avec des merveilles dans tous les genres, c’est parti pour le feuilletage à toute berzingue du catalogue : le reportage (les archives photojournalistiques de Libé à Montmajour) ;
la réalité la plus actuelle dans ta face (La chasse à la Tarasque de Mathieu Asselin) ;
au contraire, la pure fiction, minutieusement mise en scène dans des grands formats époustouflants (Gregory crewdson, quelle claque) ;
l’autobiographie recomposée (Zofia Kulik, géniale, ou Lina Geoushy, pas mal non plus) ;
le happening expérimental explorant la mémoire d’un lieu (Entre nos murs des Iraniens Sogol & Joubeen) ;
l’archive retrouvée (Ne m’oublie pas, expo de photos d’identité de portefeuilles, ressuscitées d’une époque où l’on n’avait qu’une seule photo précieuse et pliée au fond de la poche au lieu de milliers d’images dévaluées dans son téléphone) ;
l’art contemporain, conceptuel et pourtant primitif, chamanisme au cœur de la forêt amazonienne (Roberto Huarcaya) ;
l’hommage au cinéma, ce frère esthétique (Agnès Varda est présente en trois endroits mais surtout pour les photos de repérage de son premier film La Pointe Courte, car elle a toujours été photographe même quand elle est devenue cinéaste) ;
le pouvoir conjoint de l’image et de la littérature (Paul Auster & Spencer Ostrander) ;
le projet encyclopédique dingo et pince-sans-rire (Soleil gris de Eric Tabuchi et Nelly Monnier) ;
ou la rétrospective de toute une carrière discrète et opiniâtre (Saul Leiter, flamboyante découverte)…

Bizarrement ou pas, l’une des seules expos me laissant de marbre est celle présentée comme le must absolu toutes catégories, la rétrospective Diane Arbus. Or elle m’est apparue jetée en vrac, avec un système d’accrochage opaque et radin, une totale absence d’accompagnement, un côté démerdez-vous avec ça et si ça ne vous plaît pas c’est vous qui n’êtes pas à la hauteur, je n’y ai rien vu du tout, je l’ai traversée en aveugle, rendez-vous manqué. À tout prendre, on approche de bien plus près la personnalité de Diane Arbus en regardant le faux biopic Fur de Steven Shaiberg, film parfaitement fantaisiste mais sensible.

Et quant à celle que j’élirais mon expo 2023 préférée… Ce n’est pas commode, mais… je crois que ce serait Casa Susanna.

Quelle extraordinaire boîte de Pandore que ce carton d’archives rescapées des années 60, ces centaines de photos qui témoignent d’une société secrète, underground et hors-la-loi : la confrérie travestie secrète américaine, en pleine période du triomphe de l’American Way of Life, où John Wayne était l’homme, Marilyn Monroe la femme, et les vaches étaient bien gardées par les cowboys !

Casa Susanna, qui doit son nom à mademoiselle Susanna, alter-ego féminin de Tito posant sur la photo ci-dessus, a été pendant plus d’une décennie le nom d’un refuge clandestin pour hommes qui avaient en eux un alter-ego féminin. Un paradis, niché dans les Catskills au nord de l’état de New-York, un club archi-privé pour certains hommes qui se contactaient par les petites annonces du fanzine Transvestia, et se retrouvaient là, soulagés de découvrir qu’ils n’étaient plus, chacun, seul au monde. Ainsi une communauté émerge.

Le documentaire du même titre sur Arte, assez émouvant (comment ne pas être sensible à l’histoire d’amour entre Tito-Susanna et sa femme Maria, indéfectiblement unis jusqu’à ce que la mort les emporte tous deux, à une semaine d’intervalle) mais joue trop sur la fibre psychologique, et mélodramatique. J’ai ressenti une plus grande palettes d’émotions devant l’expo qui, composée de simples images, raconte l’histoire de façon plus brute, et plus sociologique. Elle montre des hommes lassés de paraître des hommes, ne pouvant s’épanouir qu’avec des perruques, du maquillage, des bijoux, des robes de satin et des talons aiguilles. Se préparant pour le bal ou pour les fourneaux, car on peut être coquette tout en tenant son ménage.

Et qui se prennent en photo. Et comme ils ont l’air heureux, sur ces photos ! Car ainsi, pour un instant seulement, derrière les volets clos de la Casa Susanna, le miracle opère : même ceux qui ne sont pas beaux sont belles. Belles d’être ensemble : la sororité vaut mieux que la fraternité (je sais de quoi je cause, j’ai été militaire), j’en suis convaincu à un point tel que si les féministes s’avisaient de prétendre modifier la devise de la République, je ne m’y opposerai pas.

Ces documents historiques sont stupéfiants et en même temps brûlants comme de la TNT, ils remplissent toutes les fonctions de la photo : ils attestent de l’existence de ces personnes (et de leur beauté) mais ils auraient pu, en de mauvaises mains, cesser d’être un souvenir enchanté et devenir une dangereuse pièce à conviction, leur valoir un sort affreux, la fin de leur vie sociale, et tout simplement la prison. Les multiples valeurs de ces photos, pourtant amateures, leur donnent leur indéniable place dans une expo des Rencontres Photographiques d’Arles.

Comment faut-il appeler ces personnes ? Des travestis ? Des transformistes ? Des drags (acronyme de DRessed As Girls) en attente d’être couronnés queens ? Des cross-dressers ? Des invertis ? En tout cas, ils ne s’appellent pas encore des LGBTQI+++ et d’une certaine manière, tant mieux, car il y avait là une certaine forme d’innocence qui disparaîtra lorsqu’il faudra coller une initiale sur chacun. L’histoire que raconte l’expo d’Arles se termine dans l’aigreur, quand d’une part la révolution féministe en marche rend caduc le modèle stéréotypé de la femme à laquelle ces hommes veulent ressembler ; quand, surtout, la belle unité et la convivialité de cette proto-communauté explosent, et que des antagonismes, voire des haines se révèlent, certains éléments radicaux estimant que s’habiller en femme est un plaisir d’homme hétérosexuel pur, et que tous les autres cas (les gays, les transsexuels en attente de transition) sont des monstruosités. Déchirements entre chapelles. On est loin, d’un seul coup, des sourires et de la joie de vivre de la Gay Pride. On est loin de la tolérance, on retombe dans l’intolérance et cela ne servira de leçon à personne.

Mais il est temps de faire mon propre coming-out. Moi aussi j’ouvre et je partage sous vos yeux, en tête de cet article, mon vieil album photo. Moi aussi j’avais un alter-ego féminin. J’avais Jessica comme Tito avait Susanna. Si j’ai tant de bienveillance pour ces personnes c’est que j’ai vaguement fait partie de leur bande, moi aussi j’ai pensé qu’il n’y avait rien de plus beau et de plus désirable qu’une femme, alors j’ai voulu franchir le pas, m’approprier la beauté et le désir. Certes, dans mon cas, ce n’était qu’une blague (mais attention, j’étais sérieux comme une blague). Sans vouloir balayer les tourments psychologiques qui peuvent être associés au travestissement, je peux témoigner qu’existe aussi la pure joie carnavalesque d’être (d’être enfin !, mais d’être temporairement, car tous les états sont temporaires), quelqu’un d’autre, parce qu’il est trop pesant d’être tout le temps la même personne, parce que l’identité assignée est un fardeau. Changer, littéralement, de rôle. Marcher dans d’autres chaussures, eussent-elles des talons. Renversement salutaire. Mon outrance, mon stéréotype, ma caricature peut-être, mais mon empathie, et ma tolérance. Essayez, vous verrez. On se croise dans la prochaine gay pride ?

Peace and love,

Jess

Rrose Selavy, alias Marcel Duchamp, 1920. Photo : Man Ray.

Homo Sapiens Predator

01/04/2023 Aucun commentaire
This handout picture released by the Egyptian Ministry of Antiquities on March 25, 2023, shows mummified ram heads uncovered in recent excavations at the temple of Ramses II in Abydos. A team of archaeologists from the US’ New York University uncovered more than 2,000 mummified ram heads dating from the Ptolemaic era, as well as other animal mummies and artifacts in the Temple of Ramses II in Abydos in southern Egypt, a discovery that points to a persevering ram cult 1000 years after Ramses II’s time, according to the country’s antiquities authorities. – == RESTRICTED TO EDITORIAL USE – MANDATORY CREDIT « AFP PHOTO / HO / EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES- NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS – DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS == (Photo by EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES / AFP) / == RESTRICTED TO EDITORIAL USE – MANDATORY CREDIT « AFP PHOTO / HO / EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES- NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS – DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS ==

Dimanche 26 mars 2023 : les autorités égyptiennes annoncent la découverte dans le temple funéraire de Ramsès II, dans la cité antique d’Abydos, à 435 kilomètres au sud du Caire, de plus de deux mille têtes de béliers momifiées datant de l’ère ptolémaïque ont été découvertes. Il s’agirait d’offrandes témoignant que le culte de Ramsès II était encore célébré mille ans après sa mort. D’autres momies d’animaux (brebis, chiens, chèvres, vaches, gazelles, mangoustes) ont aussi été mises au jour lors de ces fouilles. (Source : AFP)

La photo de ces innombrables cornes me rappelle quelque chose, que j’ai vu il n’y a pas très longtemps… Je réfléchis… Un charnier peut-être ? La guerre en Ukraine ? Ah, non, c’est autre chose, je sais.

Cette découverte égyptienne me passionne parce qu’elle ne nous parle pas d’hier, elle nous parle d’aujourd’hui et de toujours : elle parle d’Homo Sapiens Predator, de son inextinguible folie destructrice, de son élimination méthodique et pourtant enragée des autres espèces animales (en commençant par les plus gros, identifiés comme rivaux), de sa dévoration sans pitié de l’environnement vu comme pure ressource à sa disposition, de l’orgueil insane qu’il tire des trophées après le carnage, elle parle même de sa superstition imbécile et de ses religions consolatrices, les restes des animaux morts lui servant de gris-gris, de garantie propitiatoire dans l’eau-delà. Plus il tue, plus il échappera à la mort, croit-il, l’abruti.

Cette découverte égyptienne nous parle de Ramsès II, pharaon de la XIXe dynastie (vers -1304, vers -1213) aussi bien qu’elle nous parle de Victor-Emmanuel II, roi d’Italie (1820-1878). Il se trouve que je reviens d’un voyage dans le si beau Val d’Aoste où j’ai notamment arpenté le château de Sarre, acheté par Victor-Emmanuel et utilisé en tant que pavillon de chasse, camp de base lors de ses innombrables fêtes du plomb dans les montagnes alentour, notamment dans le Grand Paradis. Le roi adorait buter du bouquetin en masse et du chamois par paquets de douze – privilège aristocratique et symbolique. Droit de vie et de mort. C’est qui le patron, hein ? C’est qui le maître de la nature qui prend la pose pour la postérité avec son fusil, son chapeau et son chien ?

Le sel de l’histoire est que le boucher du Val d’Aoste, après avoir fortement contribué à la quasi-extinction du bouquetin des Alpes, passe pour son sauveur providentiel : inquiet de l’amenuisement de son gibier, soucieux de la pérennité de son hobby, Victor-Emmanuel fait interdire par décret la chasse au bouquetin dans les Alpes italiennes. Sauf dans la réserve royale et à son propre usage. Il y a pire, et plus sordide : le maniaque couronné transforme la tuerie en apparat, faisant décorer plusieurs salles et couloirs, plusieurs murs et plafonds du château de Sarre, avec un ahurissant et morbide amoncellement de centaines de cornes de bouquetin. On se croirait chez Ramsès. C’est bien ici que je l’avais vu. J’en ai même ramené un petit reportage photo :

Constance de l’instinct de mort d’Homo Sapiens Predator, qui hélas n’est pas un archaïsme mais un invariant : trente-trois siècles après Ramsès, un et demi après Victor-Emmanuel, cette découverte égyptienne nous parle, enfin, de Willy Schraen, copain de Macron et patron du désormais riche et puissant lobby des chasseurs. Taïaut ! Nous ne ferons pas de quartier et comme nos illustres prédécesseurs nous exposerons les cornes pour impressionner le quidam.

Rappel : le montant des aides accordées à la Fédération nationale des chasseurs (FNC) a connu une hausse fulgurante au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, passant de 27000 euros à 6,3 millions d’euros en cinq ans. Car la chasse est une priorité nationale absolue.

Rappel : bon an mal an, 80 à 100 accidents de chasse, dont une dizaine de morts (d’êtres humains morts, je veux dire). Willy Schraen réagit et déplore les victime collatérales : « Il n’y a pas de risque zéro » . Et de réussir à faire jouer les leviers de pouvoir en sa faveur, et d’inciter le Sénat à légiférer : pour réduire le risque de prendre un plomb dans la tête en se promenant en forêt, la solution est tout simplement d’interdire de se promener en forêt, cela s’appelle le délit d’entrave à la chasse.

Rappel : 70% des Françaises ne se sentent pas en sécurité en période de chasse et 78% demandent l’instauration d’un dimanche sans chasse. Ils n’ont pas été entendus. (Au fait et dans le même genre, 68 % des Français sont contre la réforme des retraites. Seront-ils entendus ? Y’a-t-il le moindre suspense ?)

Rappel : comme tous les gens de pouvoir (les religieux, par exemple), les chasseurs sont chatouilleux et ne supportent pas la critique, la dérision, la caricature. Le dessinateur Bruno Blum (qui, lors d’une vie antérieure, était connu en tant que producteur de musique sous le nom de Doc Reggae, réalisateur du meilleur album live de Gainsbourg) est actuellement poursuivi en justice et risque jusqu’à 12 000 euros d’amende pour une caricature qui malheureusement n’a pas fait rire M. Schraen :

On peut soutenir Bruno Blum ici. Un dernier dessin pour tester votre humour :

Tu sais ce qu’elle te dit la Belle au bois dormant ?

06/11/2022 un commentaire
La Belle au bois dormant, John Collier, 1921

La salle de bains de l’appartement marseillais où je réside pour quelques jours est décoré d’un dessin à l’encre de Chine, encadré. On y voit, délicatement tracées à la plume, deux adolescentes nues, assises à terre, dos contre dos, genou relevé et sein rond, moues rêveuses ou boudeuses. Celle de gauche hume une fleur tandis que l’autre, les yeux à peine plus ouverts et vagues, menton dans la paume, se contente d’être là, exprimant la langueur ou l’ennui. Elles se ressemblent, peut-être parce qu’elles sont sœurs imagine-t-on, peut-être plus simplement parce qu’elles sont dessinées selon un archétype identique, celui de la jeune fille.

Chaque matin en sortant de la douche, ou bien en m’asseyant sur le trône, je les regarde et je réfléchis. Combien de millions de fois les ai-je déjà vues ? Ces adolescentes sont toujours les mêmes depuis des siècles d’histoire de l’art, et ce qu’elles ont en commun est cette moue boudeuse/rêveuse et cette posture : l’attente. Là dans ma salle de bain d’emprunt tout en me rasant ou me séchant ou en déféquant je crois avoir identifié l’un des points nodaux du patriarcat : les filles attendent.

Sous-entendu, elles attendent l’homme. Avec une moue rêveuse et l’air de se faire tout de même un tout petit peu chier, ce qui les rend irrésistiblement sexy. L’éternel féminin poireaute (dans sa tour ou ailleurs), ovule inerte, tandis que les gars s’agitent en tous sens comme une meute de spermatozoïdes. Vladimire et Estragone attendent Godote.

Ainsi, matin après matin, je complète ma théorie en inventoriant de nouveaux exemples.
Depuis les représentations archaïques des cariatides qui doivent rester immobiles sinon tout s’écroule, jusqu’aux portraits renaissants de dames à leurs fenêtres, dames à leur toilette, dames en prière, dames en lecture, dames en sommeil…
Depuis les chansons traditionnelles de femmes de marins ou de soldats (J’attendrai le jour et la nuit / J’attendrai toujours ton retour) jusqu’aux Belles au bois dormant préraphaélites (illustration ci-dessus) dont paraît-il, un jour, le prince viendra
Depuis les majas nues ou habillées de Goya, les Olympias de Manet ou les Vénus d’Urbino du Titien et mille autres belles alanguies sur leurs couches jusqu’à Morning Sun d’Edward Hopper en passant par le bien nommé L’Attente d’Alfred Stevens…
De Pénélope penchée sur son métier à tisser jusqu’aux femmes enceintes qui attendent un heureux événement
Depuis la mythique ménagère, clef de voûte de la société de consommation, qui attend son mari en bichonnant son intérieur, jusqu’au voile islamique qui limite les mouvements de ce qui ne doit pas bouger en attendant le mariage avec un vrai musulman…
Depuis les photos kitsch et ringardes de jeunes filles évanescentes prises par le pédophile David Hamilton, jusqu’à un livre écrit par une prix Nobel de littérature : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. » (Annie Ernaux, Passion simple)…
Et puis bien sûr les pubs pour bagnoles – car les pubs pour bagnoles atteignant le degré zéro de l’intelligence humaine, elles ont ceci d’intéressant que tout n’y est qu’archétype pur et viscéral : leurs images mettent en scène soit un homme en mouvement vroum-vroum, soit une femme à l’arrêt, qui attend celui qui prendra le volant.

Etc.

Le dernier matin, je sors de la salle de bain, je m’habille et je quitte l’appartement. Je marche dans une rue de Marseille.
Tiens ? Mes lacets sont défaits. Les deux, en plus. Je ne fais pas assez gaffe avant de sortir.
Je fais quelques pas de plus et je parviens au niveau d’une volée d’escalier, une montée d’immeuble, je cale mon soulier sur une marche et me penche sur mes lacets.
Sur cet escalier, quelques marches au-dessus de moi, sont assises trois adolescentes. Elles sont mignonnes, appuyées sur leurs coudes, en posture d’attente, elles attendent je ne sais quoi avec une sorte de moue rêveuse et boudeuse. Elles ne me calculent pas le moins du monde. Je puis donc faire mes petites affaires en contrebas et nouer mes lacets tout en laissant traîner mes oreilles. De quoi peuvent-elles causer entre elles, ces jolies adolescentes ? L’occasion inespérée de percer le secret des jeunes filles en fleur ! C’est celle du milieu qui parle à ses copines.

… Non mais franchement c’est juste une technique à prendre en fait. Ça me rappelle une fois, j’étais sur un lac avec Anaïs, on faisait du paddle, tu vois. Et là Anaïs se prend la méga envie de chier. On n’allait pas rejoindre le bord. Eh ben elle a baissé son maillot et elle fait là, là où elle était, le cul dans l’eau, et c’était bon. Comme quoi c’est possible partout.

Je tire fermement sur les boucles, deux à la fois, mes lacets sont noués, merci mesdemoiselles, c’est par télépathie évidemment que je les remercie, je ne leur parle pas plus qu’elles ne me parlent, je relève la tête et me remets en marche, j’arpente Marseille. Ville que tous comptes faits j’aime arpenter, ville terre-à-terre tout en étant en bord de mer, une extrémité de la rue dans les flots bleus et l’autre dans les poubelles. Ville natale d’Artaud, au fait.

Là ou ça sent la merde ça sent l’être. L’homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort. C’est que pour ne pas faire caca, il lui aurait fallu consentir à ne pas être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, c’est-à-dire à mourir vivant. Il y a dans l’être quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme et ce quelque chose est justement LE CACA.
Pour exister il suffit de se laisser aller à être, mais pour vivre, il faut être quelqu’un, pour être quelqu’un, il faut avoir un os, ne pas avoir peur de montrer l’os, et de perdre la viande en passant.
Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, 1948.

L’histoire commence le 26 avril 1937 (Dossier M, 1)

16/08/2022 Aucun commentaire

Le pays basque espagnol est à mon goût. Le pays basque en général, mais pour l’heure je me trouve dans le pays basque espagnol. Fier et libre (Gora Euskadi Askatuta, d’ailleurs), limpide et cependant malcommode à comprendre. Seuls les Basques parlent le basque. Je reviens de Guernica.

Encore moins qu’à Hiroshima, Tu n’as rien vu à Guernica puisqu’il n’y a rien à voir à Guernica. Vraiment rien. La toile de Picasso, qui donne à voir, n’est pas là mais à Madrid. Les traces sur place sont indiscernables. La ville de Guernica rasée par les bombes a été reconstruite, pimpante station balnéaire où les fantômes ne sont visibles que si on les cherche. On sait que certaines choses ont eu lieu autrefois, mais le moment présent reste muet, comme l’est au fond tout pèlerinage. Pèleriner à Compostelle, à La Mecque, à Guernica, à Grand-Pré, à Wounded Knee, ou bien, si l’on préfère sa mythologie personnelle à celles qu’il faut partager, pèleriner sur son lieu de naissance ou d’enfance, ne rend pas forcément bavard, y compris quand on est convaincu qu’il nous était nécessaire et vital de faire le voyage. On se la ferme, on ne trouve pas les mots, on ne les cherche même pas, on guette les fantômes, on opine, on médite. J’ai médité à Guernica, où j’estimais nécessaire et vital de me rendre un jour.

Pour ne rien arranger, à propos de raser, le Musée de la paix aménagé ici est plutôt rasoir, et rasoir en basque. Au long des interminables premières salles, traduction en main, on apprend que la guerre c’est mal mais qu’en revanche la paix c’est vachement bien… jusqu’à ce qu’au dernier étage on entre dans le vif du sujet et on découvre les témoignages des rescapés du 26 avril 1937, et là oui, des mots sont posés qu’on ne peut esquiver et qui convoquent les fantômes. Enfin l’incarnation, pour sentir ce que c’est, la mort, ce que c’est le réel et l’Histoire, ce que c’est la violence fasciste, ce que c’est Guernica.

Je suis en train de lire Le Dossier M de Grégoire Bouillier. Oui, je m’y suis mis, finalement. Après plusieurs tentatives et autant de faux départs, cinq ou dix pages à la fois pour tester la température, j’avais renoncé, reporté, intimidé par les milliers de pages devant moi. Mais ça y est, cette fois c’est la bonne, c’est parti, le livre est dans ma poche, donc partout avec moi, même à Guernica. C’est une croisière : la traversée est longue, très-très longue, mais pas difficile, confortable une fois qu’on s’est accommodé du tangage et du roulis, il suffit de se laisser porter. Quel plaisir, quel luxe de plus en plus rare, lire des heures durant un livre sans être tout à fait sûr de l’endroit où il nous mène. Tout est affaire de flux, de flow, de confiance et d’acceptation des digressions. Ce livre immense parle de tout et de rien sans jamais perdre de vue ce qu’il a à dire, d’où son tissu de digressions à l’infini. En matière de digressions, Ainsi parlait Nanabozo est un petit joueur, une aimable gnognotte, face au Dossier M. J’éprouve ce que l’on éprouve parfois dans la littérature, je me sens en fraternité. Notamment durant tout le développement intitulé Notes dans le métro (ou comment je suis devenu moi-même sans m’en apercevoir) que l’on peut lire en ligne en cliquant ici : je me permets de conseiller ce dossier-à-l’intérieur-du-dossier à quiconque aurait lu et apprécié mes Reconnaissances de dettes, la démarche d’auto-archéologie y est similaire, l’effet de fraternité aussi, peut-être.

Or page 108 de l’édition dans ma poche (livre 1, « rouge » , Le Monde), au petit bonheur de l’une de ses 1001 digressions, Bouillier trouve les mots que je ne cherchais plus à propos de ce qui s’est passé à Guernica. Je vous les recopie, en vous précisant qu’ils ne déflorent absolument rien ni du Dossier M ni de ses 1000 autres digressions, et qu’ils ne sont ici que pour documenter mon propre pèlerinage en pays basque espagnol.

Ma situation n’est cependant pas la pire qui soit : en ce moment même, les bombes sont en train d’anéantir les villes de Homs et Alep, là, tout de suite, maintenant, tandis que j’écris. Hier c’était Fallujah, Grozny, Srebrenica, Sarajevo, Murambi, Hiroshima, Tokyo, Dresde, Varsovie, Milan, Saint-Lô, Hambourg, Shanghai, Everytown et cetera – et je n’écris pas et cetera à la légère. En aucune façon. Je fais tenir toute l’histoire moderne des hommes dans cet et cetera. À qui le tour maintenant ? Quelle ville demain ? Quelles populations civiles puisque ce sont elles qui sont en première ligne désormais. Naguère, les armées se donnaient rendez-vous sur un champ de bataille pour en découdre et décider du vainqueur. Mais depuis le 26 avril 1937 et Guernica, première ville de l’histoire ne présentant aucun intérêt militaire à avoir été systématiquement et délibérément bombardée depuis le ciel, de façon quasi divine, par la Légion Condor qu’Hitler avait aimablement prêtée à Franco, les temps ont changé, au tragique détriment des gens (dont je fais partie) ; lors de la guerre d’Espagne, il s’est passé quelque chose de terrible et d’inédit, quelque chose d’immonde et d’innommable, qui n’a plus cessé de se perpétuer et de s’amplifier et d’ensanglanter l’air jusqu’à Homs et Alep aujourd’hui. Qui est devenu le modèle de tous ceux qui ne jurent que par « un État, une Église, un Chef ou un Parti » et, au cri de « Vive la mort », se disent prêts à « massacrer la moitié de leur peuple s’il le faut ». Qui est devenu la honte du monde laissant se perpétrer des massacres sans lever le petit doigt. Guernica n’est pas seulement une toile de Picasso.

Penser sans dieu et voter avec les pieds

07/06/2022 Aucun commentaire

Lors de ma visite, ou pour mieux dire de mon incubation, le mois dernier, dans la merveilleuse Bibliothèque Humaniste de Sélestat, face à foison d’incunables en presque consultation libre, j’ai eu la révélation de ce qu’au fond j’ai toujours su : je suis un humaniste du XVIe siècle, et j’étais de retour à la maison.

C’est-à-dire que, tout comme les humanistes de la Renaissance (quoiqu’un peu moins cultivé qu’eux et sans risquer le bûcher, merci), j’aspire à une morale, à une sagesse et à une conduite de ma vie fondées sur le savoir humain et non sur une toujours un peu louche et suspecte parole divine confisquée par des instances de médiation autoproclamées. Une sagesse fondée sur le monde réel et non sur l’arrière-monde imaginaire. Sur l’expérience humaine. Sur l’homme. Sur l’humain étymologique de l’humanisme. Voire, s’il faut désormais en passer par une mise à jour inclusive pour se faire comprendre : sur l’hom·fem·me. Mais, en tout état de cause, pas sur Dieu, qui quant à lui, vous l’aurez peut-être remarqué, demeure en 2022 aussi bien qu’en 1522 obstinément et archaïquement viril et sévèrement burné – il ne viendrait à l’idée de personne de prier D·ieu.éesse. Car l’Homme est nettement plus universel que Dieu.

Or parmi les livres pluricentenaires, extraordinaires et intemporels, trésors qu’à Sélestat j’ai pu consulter, fût-ce sur écran, je me suis pris de passion pour les Adages d’Érasme. J’avoue humblement que d’Érasme de Rotterdam je n’avais jamais ouvert autre chose que le certes fondamental Éloge de la Folie.

Érasme, quatre décennies durant, a compilé adages, proverbes, apophtegmes, formules, métaphores et pensées spirituelles, principalement grecs et latins. En 1500 la première édition de ce best-seller en recensait 820 ; en 1536 la dernière édition du vivant d’Érasme en comptait plus de 4000. Difficile d’imaginer un meilleur concentré de la démarche humaniste telle que décrite plus haut : ce manuel de sagesse antique se positionnait implicitement comme une alternative, sinon comme un concurrent, face au Livre des Proverbes de l’Ancien Testament où à tout autre missel pétri de paroles sacrées.

Au fil des Adages, en compagnie d’Érasme (et d’Homère, Ésope, Aristote, Aristophane, Ovide, Virgile, Terence, Pline, Cicéron, Plutarque, etc.), nous réfléchissions soudain avec des humains, entre humains, pas avec Dieu. Nous pouvions, nous avions le droit de « frotter notre cervelle contre celle des autres » (expression de Flaubert), de nous nourrir de la parole des humains qui nous ont précédé sur la terre sans avoir besoin de prétendre qu’ils étaient des demi-dieux, des prophètes ou des saints pénétrés du souffle d’en haut. Mais pour autant sans exclure les adages issus de textes sacrés, puisqu’eux aussi font partie de l’Histoire, et donc de notre histoire, oui, la Bible est citée AUSSI parmi les Adages (faut-il rappeler que l’œuvre d’Érasme, contemporain de Luther, comprend une retraduction du Nouveau Testament, qu’il entendait vulgariser et démocratiser ?). Sans surprise, le concile de Trente en 1559 a sévèrement condamné comme subversifs et mis à l’index les Adages d’Érasme…

Érasme écrit dans sa préface, et je comprends immédiatement qu’il s’adresse à moi, comme à tout collectionneur de l’intelligence des autres :

« Je me suis promené pour une recherche d’un genre plus plaisant, parmi les jardins bigarrés des auteurs et j’ai cueilli au passage, comme des fleurettes de toute espèce, pour en faire une sorte de guirlande, les adages les plus anciens et les plus remarquables (…) pour l’utilité des jeunes gens qui aiment à avoir une provision de proverbes, utiles en société, car sentences, métaphores, paraboles, comparaisons, exemples, rapprochements, images et autres figures font l’ornement et l’agrément du discours ».

Sur place, à Sélestat, j’ai passé une heure délicieuse à me plonger dans l’exégèse de ces expressions, ces lieux communs au sens (noble) de patrimoine commun, et je m’émerveillais qu’elles fussent passées dans le langage courant (Lâcher la proie pour l’ombre, Récolter ce que l’on sème, L’habitude est une seconde nature… et bien sûr les indépassables Connais-toi toi-même ou Rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Ou bien dont je regrettais que d’autres fussent nettement moins usuelles (Tondre un chauve, Recoller un œuf, Perdre le goût des lentilles… Serez-vous capables de reconstituer la signification de ces trois expressions ? Si oui vous venez de faire trois pas vers la sagesse).

Et puis l’imparable adage numéroté 1001 : Festina Lente, mot de passe et de prudence que se refilaient discrètement les hommes de lettres de ce temps, et qui est pour Érasme l’occasion de rendre hommage aux imprimeurs… Et puis, et puis, et puis… Il y en a tellement que je me suis proposé, naturellement je ne m’y tiendrai pas et tant pis, d’en lire un par jour, hygiène intellectuelle. Voici celui que je vous offre aujourd’hui, parce qu’il me semble d’actualité : l’adage 2032, Panidis Suffragium, soit Voter avec les pieds. Devinez-vous ce que veut dire « Voter avec ses pieds » ? Estimer que le vote en cours ne nous mérite pas, et s’en aller, s’abstenir. Le pas de côté pour agir politiquement d’une façon différente que celle qu’on attend de nous. Les deux pieds sur la terre.

Cocher les bonnes cases

02/11/2021 Aucun commentaire

La Toussaint est le temps de songer à nos morts. Je me rends au Père Lachaise, secteur columbarium, terminus case n°382. Je m’incline pour déposer mes hommages et cependant je lève les yeux, puisque la case que Georges Perec partage avec sa tante Esther et sa cousine Éla Bienenfeld est plus haute que mon front. Perec réduit en cendres est en sa dernière demeure, comme on le voit sur le cliché ci-dessus, voisin de palier de Jérôme Savary, ainsi qu’à quelques pâtés de Stéphane Grappelli, Edmond Jabès, Max Ernst, Achille Zavatta, Jacques Rouxel, Michel Magne, Pierre Dac, Isadora Duncan, Isidore Isou (ne sont-ils pas merveilleusement assortis par leurs prénoms, ces deux-là ?) ou Philippe Honoré, l’un des dessinateurs de Charlie Hebdo ayant pris une retraite anticipée le 7 janvier 2015. On croise des célébrités. Jusqu’au columbarium, le Père Lachaise vous a un petit côté carré VIP.

Je viens de lire, « avec passion » serait un peu exagéré tant la forme en est archi-distancée, mais du moins avec grand intérêt, le diptyque Fun et More Fun de Paolo Bacilieri (éd. Ici Même, 2015 & 2016). Ce livre retrace et romance l’histoire des mots croisés, d’abord à New York où furent inventés en 1913 ces jeux intellectuels imprimés à la fin des journaux, puis à Londres, Paris et Milan. Le second tome est celui qui évoque la France, Paris, et quelques grands verbicrucistes français parmi lesquels Georges Perec tient la vedette. Perec était l’un des génies de l’exercice, héros incontestable des mots y compris croisés, profond théoricien et malicieux praticien, et de très belles pages lui sont consacrées.

Je me recueille en silence dans le columbarium. Ici les cendres et les mémoires sont bien rangées. Je fais face à d’interminables lignes et colonnes de cases, certaines blanches, d’autres noires, je n’ai pas besoin de m’halluciner bien longtemps pour voir une grille de mots croisés où Perec occuperait la case 38/IV. Surtout, je pense à la très audacieuse hypothèse que Paolo Bacilieri développe dans son livre, qu’il développe d’ailleurs de façon purement graphique, c’est moi qui explicite et souligne. Selon lui, élucider une grille de mots croisés est une opération qui consiste tout simplement, par métonymie, à donner du sens à la modernité.

Dessins d’architecture à l’appui, il suggère que les mots croisés sont nés, quasiment en même temps que la bande dessinée qui est une autre manière de remplir des cases à la fin des quotidiens, dans une ville de cases : voyez la façade de l’Empire State Building et de tous les autres gratte-ciels, ils reproduisent verticalement des planches de BD ou des grilles de mots croisés ; puis, ces deux arts se sont diffusés dans tout le monde occidental au fur et à mesure que ses grandes villes se new-yorkisaient en multipliant les buildings et les agences de presse, les grands ensembles de lignes et de colonnes, les petites cases, tout un agencement rationnel orthonormé du monde et de la connaissance. Horizontalité, verticalité, quadrillage, gaufrier, et plan à angle droit des villes nouvelles : pas de solution de continuité.

Remplir des cases de mots croisés, pour l’homo sapiens urbain du XXe siècle, était un moyen implicite de révéler, conforter, et mettre à l’épreuve sa vision du monde. Ça rentre ? Oui, ça rentre, j’ai recréé lettre à lettre mon habitus miniature. (Puis, au XXIe siècle, le sudoku a remplacé le mot croisé dans les transports en commun parce que plus généralement les chiffres ont remplacé les lettres, que voulez-vous, c’est la numérisation, la logique comptable, un autre problème mais toujours une grille de petites cases à remplir.)

Face aux petites cases en marbre, je salue du menton Perec et son œuvre toujours aussi fertile : ses mots croisés, ainsi que son brillant essai Considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser des mots, sont régulièrement réédités… Mais La vie mode d’emploi, chef-d’oeuvre au titre programmatique, aux 2000 personnages et aux 99 chapitres, m’apparait soudain avec la force de l’évidence comme une façon supplémentaire d’affirmer le même Weltanschauung, la même opération de réappropriation du monde sur un damier de 10×10 cases carrées. Puis, je resserre mon écharpe parce que le ciel se couvre, je fais demi-tour et je quitte le Père Lachaise, les mains dans les poches. Temps de Toussaint.


Le lendemain, je trouve une autre façon de célébrer les morts dans leurs cases. Je visite, pour la première fois, le Panthéon. Je n’avais jamais eu le désir suffisant de pénétrer ce temple républicain qui, depuis la mise en scène de Mitterrand par Serge Moati, me semblait relever du Disneyland mémoriel. Et puis, l’occasion fait le pèlerin. Après tout l’endroit n’abrite pas que des quelconques évêques et d’interchangeables généraux premiers venus à qui on distribue un éternel caveau aussi désinvoltement que la Légion d’Honneur, mais également des personnes réellement admirables qui ont sans conteste fait la France. Hugo, Voltaire, Jean Zay, Germaine Tillon, Aimé Césaire, Joséphine Baker… Je paie mon respect.

Cependant je ne peux m’empêcher, me remémorant Malraux et sa voix chevrotante et monotone d’acteur kabuki, de me répéter en silence l’excellente blague de Killoffer : Que dit-on quand on est en train de chier et qu’un fâcheux tambourine à la porte ? N’entre pas ici, j’en moule un. Parfois, on est tiré vers le bas, n’est-ce pas. Mais je descends jusqu’à la crypte et la solennité opère. Je m’assois et j’écoute au casque le fameux discours, les yeux fermés :

Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre, avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle — nos frères dans l’ordre de la Nuit…

Quand Malraux cède enfin la parole au Chant des partisans, je suis en larmes. Parfois, on est tiré vers le haut, n’est-ce pas. Toujours la même histoire : la surface des mots fait rire, leur profondeur ait pleurer.

De retour dans la nef, je me passionne pour l’expo temporaire, Un combat capital, consacré à la longue marche de l’abolition de la peine de mort, 190 ans entre sa proposition à l’Assemblée Nationale et son vote effectif en 1981 – contre l’avis de la foule, 62% des Français étaient et sont sans doute encore contre. Je me dis au passage que tous les gens admirables ne sont pas panthéonisés ni panthéonisables, et heureusement. Albert Camus, sur la barbarie de la loi du Talion :

« Si donc l’on veut maintenir la peine de mort, qu’on nous épargne au moins l’hypocrisie d’une justification par l’exemple. Appelons par son nom cette peine à qui l’on refuse toute publicité, cette intimidation qui ne s’exerce pas sur les honnêtes gens, tant qu’ils le sont, qui fascine ceux qui ont cessé de l’être et qui dégrade ou dérègle ceux qui y prêtent la main […]. Appelons-la par son nom qui, à défaut d’autre noblesse, lui rendra celle de la vérité, et reconnaissons-la pour ce qu’elle est essentiellement : une vengeance. »

De nouveau, je m’assois dans un coin et j’écoute au casque, yeux fermés, des documents sonores d’époque mis à la disposition des visiteurs. Ici, deux chansons, quasi-contemporaines, de deux chanteurs populaires, l’un pour et l’autre contre. J’écoute L’assassin assassiné : Julien Clerc seul à son piano, humaniste vibrant, lyrique (Le sang d’un condamné à mort/C’est du sang d’homme, c’en est encore) – parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le haut. Puis Je suis pour : Michel Sardou en populiste lyncheur qui incarne à merveille l’esprit de vengeance dénoncé par Camus (C’est trop facile et trop beau/Il est sous terre, tu es au chaud/Tu peux prier qui tu voudras/J’aurai ta peau, tu périras). Sardou est infiniment plus funky que Clerc ! Quelle rythmique endiablée, écoute un peu cette ligne de basse, et le sax bar, et les violons, super ! Je me mets à remuer la tête en mesure, je danse assis, limite je claque des doigts. Puis soudain je reviens à moi, j’ouvre les yeux, je vérifie honteusement que personne ne me regarde. Parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le bas.

Carnet de Carthage

07/08/2021 2 commentaires
J’étais à Megara, faubourg de Carthage, dans (ce qui a pu être autrefois) les jardins d’Amilcar.

Me voici en Tunisie. Pays plongé dans le chaos sanitaire, politique, économique et, par-dessus le marché, climatique (à Tunis, des pointes à 48° C… à l’horizon, des panaches de fumée noire signalent l’incendie du jour…).

Quelle mouche me pique de me précipiter dans un tel merdier ? C’est simple, ma fille vit ici. Il fallait bien que j’aie très fort l’envie de voir ma fille pour supporter les tests PCR, le pass sanitaire à tous les portiques, les auto-confinements sur l’honneur, le stress, les ordres et contrordres des instances politiques, les listes rouges et noires, les tentatives de découragement du ministère des affaires étrangères ainsi que des amis bienveillants, le suspense jusqu’au dernier instant sur le maintien ou l’annulation du vol.

Enfin, me voici en Tunisie.

Je présume que peu de Français ont une fille à visiter sur place. Je n’en croise aucun. Depuis deux ans le touriste est oiseau rare, voire espèce en voie de disparition dans ce pays qui vit largement sur son tourisme. Les temps sont très durs pour tout le monde, mais pour les pays pauvres encore plus que pour les pays riches (règle d’or en économie : lorsque s’abat la crise les pauvres pâtissent plus que les riches, la crise étant un accélérateur de sélection darwinienne néo-libérale). Pourtant il me semble que les Tunisiens restent de bonne humeur malgré l’anxiété et la colère. Ou peut-être qu’ils se montrent de bonne humeur afin de ne pas déprimer les exceptionnels touristes opiniâtres. En tout cas je ne croise que des Tunisiens à l’air heureux de me voir et prompts à discuter. Et ce dès le plus jeune âge.
Sur la plage un petit garçon me dévisage avec curiosité, ma trogne exotique le passionne, sûrement à cause de mes cheveux longs comme ceux d’une fille. Il finit par tenter de m’adresser un «Salamaleikoum ! ». Comme j’ai du savoir-vivre, je lui réponds « Aleikoumsalam ! », il en écarquille les yeux comme d’une expérience chimique réussie et s’en va avec un grand sourire, il retourne se baigner. Il est content ; moi aussi. Un peu plus loin, je croise un groupe d’ados sur le chemin de la plage. Comprenant de loin que je parle français, ils se mettent à rire et à discuter entre eux en arabe. Une fois parvenu à mon niveau, l’un d’eux lance un sonore « Nique ta mère ! ». Je trouve qu’il parle très bien le français. Il parle même très bien la France. Comme le petit garçon, il a tenté une expérience chimique et doit l’estimer réussie. Il est content ; moi, un peu moins. Bon, vivement que je parle à des adultes.

N’importe, je ne suis pas venu pour la plage. Mais pour ma fille. Aussi, pour les sites antiques.

Vers l’entrée des thermes d’Antonin, à Carthage, un camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’interpelle, lui aussi semble très heureux de me voir, il m’attendait. Il voit si peu de monde depuis deux ans. De fait je suis absolument seul dans la rue. « Bonjour, bienvenue, ça va ? Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? » Dans l’ordre : oui, oui, non, non.

Je suis déjà venu dans les parages mais il y a si longtemps qu’il est à peine raisonnable de le mentionner. J’étais une toute autre personne et la Tunisie était un tout autre pays. J’avais « la vie devant moi » soit exactement la moitié de l’âge que j’ai aujourd’hui, je rayonnais, je décomptais les jours et les mois, un semestre encore à attendre la naissance de mon premier enfant dont l’existence était alors tenue secrète, j’étais si heureux et confiant que je me croyais indestructible, par conséquent, provisoirement, je l’étais, je pouvais me rendre en Tunisie ou ailleurs et rien de grave ne pourrait m’atteindre, en outre je voyageais sans pass sanitaire. Quant à la Tunisie, elle vivotait tranquille sous la dictature de Ben Ali, dont le portrait, reproduit tous les deux mètres, surveillait les rues, mais dont il ne fallait pas parler. C’est dire si elle et moi sommes aujourd’hui comme deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois.

Tout de même, les réminiscences d’une vie antérieure sont inévitables : la question du camelot fait remonter un souvenir de ce premier séjour, à une vie de distance. Je m’étais retrouvé, à la suite d’un accident stupide comme il arrive lorsqu’on se croit indestructible, sur une table d’opération, dans un hôpital où le chirurgien qui me recousait le mollet engageait la conversation pour faire diversion : « Bonjour, bienvenue, ça va, Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? Tu as des enfants ?
– Ah, non, pas encore… mais… dans six mois… » Ainsi, ce médecin tunisien que je ne reverrais jamais serait la première personne au monde que je mettrais dans la confidence capitale, celle que je préservais jalousement jusque là, mais je me trouvais en sueur et le mollet ouvert sur un billard, en bonnes dispositions pour céder sur le secret. Il m’a répondu « Félicitations ! Ce sera un garçon, inch’Allah ! » et hop, en a profité pour coudre un autre point, restent quatre, je transpire et je serre les dents. En fait, six mois plus tard, ce fut une fille. Qui vit aujourd’hui en Tunisie, qui étudie la jeune démocratie tunisienne, et que j’avais très envie de voir.

Ressassant mon histoire ainsi que celle des Romains et des Phéniciens, j’ai déambulé lentement, sans rencontrer de près ou de loin le moindre touriste, parmi les ruines des thermes d’Antonin, réduites à peu de choses tellement le site au cours des siècles a servi de carrière à ciel ouvert, notamment pour construire la grande mosquée Zitouna, à Tunis. Nulle âme qui vive. Tout au plus, in extremis, un garde armé, qui lorsque j’ai outrepassé le périmètre autorisé, m’a lancé des cris et des gestes depuis sa guérite en plein soleil, pour me faire rebrousser chemin. Car le parc des thermes, s’il est bordé à l’est par la Méditérannée, est borné au nord par une muraille blanche, celle du palais présidentiel que Ben Ali a édifié ici autrefois. Par réflexe, comme partout, je vois du symbolique, Ben Ali plaçant son château ici bénéficie du prestige de l’Histoire, Carthage est l’une des rares civilisations a avoir fait trembler Rome, le message est-il assez clair ? Ben Ali en a profité pour déclassifier nombre d’aires de fouilles archéologiques alentour afin de laisser proliférer les luxueuses villas de ses amis. Son voisin le plus immédiat est le consulat de Suisse, on ne sait jamais.

J’ai obtempéré et fait demi-tour, toujours aussi lentement. Près de l’entrée du site, une gardienne patientait, sur sa chaise à l’ombre. Enfin ! Ni un enfant, ni un ado, ni un militaire, mais un véritable adulte avec qui parler. On échange quelques politesses avant d’aborder la politique, forcément. Elle éclate de rire sur le mot « démocratie ». Elle met dans son rire de la rage et, je crois, un peu d’ostentation. « Démocratie ? Mais quelle démocratie, monsieur ? C’est une vue de l’esprit, la démocratie, ça n’existe pas. Ce n’est qu’un mot confisqué par ceux qui nous font croire qu’ils travaillent pour nous et en notre nom, alors qu’ils ne sont qu’à leur propre service. »

Elle cherche peut-être, par son cynisme, à choquer le démocrate qu’elle pressent en moi ? De fait, je tente de plaider, de faire valoir les avantages, sinon de la démocratie introuvable, au moins du « processus démocratique » qui autorise les petits progrès, un par un. Allons, ne vit-elle pas mieux que sous la dictature ?

Elle est obligée d’acquiescer, mais presque à regret. « Oui… Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ça… » De l’index elle touche son crâne, recouvert d’un voile, mais avec ce geste, sa phrase pourrait aussi bien être interprétée comme : Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ce que j’ai dans le crâne. « Sous la dictature, je me faisais arrêter dans la rue et arracher mon voile par les chiens de Ben Ali, je veux dire ses policiers… Aujourd’hui, ça va… Je porte ce que je veux, mes amies aussi… J’ai des amies en mini-jupe et je les aime, figurez-vous… »

En voilà une qui a manifestement voté Ennahdha, le parti islamiste parvenu au pouvoir en se faisant passer pour moins pourri que les autres.

Moi qui, si c’est possible, suis encore plus laïc que démocrate, je crois que j’avais besoin de cette rencontre pour envisager concrètement que la laïcité puisse être un outil d’oppression de la dictature (la religion aussi, bien entendu, mais de cela je n’avais nul besoin d’énième preuve, et d’ailleurs, pendant ce temps-là, en Afghanistan…). (1)

Plus remué par le présent que par le passé de Carthage, je quitte finalement le site des thermes et je rejoins le fil de mon récit. Le camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’entreprend. « Bonjour, ça va ? Français ? Paris ? Regarde, mon ami, c’est Hannibal, c’est très beau et c’est pas cher du tout, un souvenir pour toi ou pour offrir. J’ai aussi des éléphants, des amphithéâtres, tu peux toucher, c’est du solide, ou des monnaies romaines si tu préfères.
– Merci mais non merci, je voyage léger. Je suis désolé de vous décevoir, je vois bien que vous n’avez pas beaucoup de clientèle, mais ça ne m’intéresse pas… » Une fois posée de façon claire et définitive l’impossibilité d’une transaction commerciale, nous nous détendons, nous tombons les masques, or la conversation désintéressée est pour lui comme un plan B, un excellent lot de consolation.

Nous nous demandons l’un à l’autre comment ça va et cette fois nous pouvons enfin répondre sincèrement. Et là, son sourire se dissout, il prend une mine désolée, pathétique. « Franchement, non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. On est abandonnés, nous, tous, ici. On ne réussit pas à vivre. Le dinar s’écroule d’année en année, le tourisme ne marche plus, on a eu deux années impossibles, on n’intéresse personne, je ne vois pas comment on peut s’en sortir. »

Il vide devant moi son sac à désespoir de façon étonnamment franche, résignée, et surtout sans l’ombre d’un ressentiment anti-français, alors qu’il est si facile et si courant de faire de l’ancien colon le bouc émissaire des misères du temps présent. Au contraire, le camelot de Carthage m’invite, plutôt qu’à la revanche symbolique du match joué par nos aïeux, à la compassion réciproque, à la communion dans ce qui nous rassemble, ce qui unit nos deux pays : « Les hommes politiques tunisiens sont à peu près tous corrompus. Ils s’intéressent à leur survie, pas à la nôtre. Oh, je sais bien que dès qu’il y a du pouvoir, il y a de l’argent, et dès qu’il y a de l’argent il y a de la corruption, en France c’est pareil, vous avez votre lot de politiques pourris… Mais nous, c’est à un point…
– Oui, c’est vrai. Mais ce que vous me dites est très triste. Vous n’avez donc aucun espoir ? Aucune lueur qui permettrait de supposer que demain sera un peu mieux qu’aujourd’hui ? Regardez, il y a tout de même des progrès, à vue d’oeil ! Rien que le fait de pouvoir me tenir ces propos, la liberté dont vous faites preuve en me donnant votre opinion sur la situation, elle était inimaginable autrefois pendant la dictature. Sous Ben Ali, vous étiez tous bâillonnés, sans liberté de parler, de penser, ou de porter sur la tête ce que vous voulez, mais le peuple tunisien a fait sa révolution il y a dix ans, il a même reçu le prix Nobel de la paix en 2015 pour cela, ce n’est pas rien, dites ! Et cette année encore, les manifestations ont ébranlé le pouvoir ! Le pays bouge, rien n’est figé ! Le progrès est possible, du moins si l’on croit qu’il l’est ! Non ? Vous n’y croyez plus ? »

Il me dévisage, secoue la tête, prend le temps de réfléchir à sa réponse. Elle arrive et elle est terrible. « Vous me croirez si vous le voulez, mais sous Ben Ali, c’était la bonne époque. On n’était pas libres, mais on n’était pas malheureux. On gagnait notre vie. Et puis, l’avantage d’une dictature sur la démocratie, c’est que sous la dictature on a toujours un espoir, on a toujours l’espoir que la dictature se termine un jour. Mais à présent que la dictature est terminée, on n’a plus cet espoir-là. Et on n’en a pas d’autre non plus. »

J’ai beau avoir été échaudé par la gardienne voilée qui s’esclaffait au simple mot de démocratie, je suis cette fois confondu par la violence, le fatalisme, la radicalité, et hélas l’évidence de l’analyse politique du camelot : la démocratie court-circuite la possibilité de l’espoir dès lors qu’elle prétend que tout est pour le mieux une fois que le peuple a le pouvoir. La dictature au moins est exempte de cette hypocrisie. Je tente une dernière fois : « Vous n’attendez plus rien du tout de la démocratie ? Des nouvelles élections vont avoir lieu, non ? Et ensuite ? »

Il hausse les épaules et lâche un soupir. « Comme on dit toujours, comme on dit ici… Inch’Allah. »


(1) – Pour rappel, de même que Jaurès affirmait que laïcité et démocratie étaient des termes identiques, je conçois quant à moi la laïcité comme un corolaire de la liberté. La liberté consiste, selon la Déclaration des Droits de l’Homme et de Citoyen, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Appliquée au champ des croyances religieuses, la double garantie réciproque pourrait s’exprimer ainsi : crois ce que tu veux, n’emmerde personne avec, personne ne t’emmerdera. Personne ne t’arrachera ton voile, tant que tu n’obliges personne à le porter.

À Bordeaux, de passage

20/02/2021 un commentaire
Photo 1 (crédit Laurence Menu) : inspection de l’étagère du haut.
Photo 2 (crédit Edith Masson) : inspection de l’étagère du bas.

1)

La région bordelaise compte, comme d’autres, un certain nombre de boîtes-à-livres, soigneusement inspectées par quelques drogués, discrets « boîte-à-livres-addicts » qu’on reconnaît à leur déformation de la colonne vertébrale.
Après une heure d’affût, notre patience a été récompensée puisque nous avons eu la chance de surprendre deux individus d’un seul coup (celui de gauche est un certain Hervé Bougel ; celui de droite, ne s’exprimant que par borborygmes, n’a malheureusement pas pu être identifié).
Admirez le mouvement d’ensemble et la parfaite symétrie, qui pourrait sembler au profane comme chorégraphié, alors que la figure géométrique est en réalité créée par un immémorial instinct grégaire, comme lorsqu’on observe dans le ciel le vol saisonnier des grues dessiner des figures géométriques, cet autre miracle offert par la nature.
Particularité locale : le Bordelais étant une ancienne colonie anglaise (quoique, bizarrement, non membre de l’actuel Commonwealth), on trouve dans les boîtes-à-livres des autochtones de nombreux livres en langue anglaise.

2)

Au 57 cours de l’Intendance à Bordeaux, qui abrite aujourd’hui l’institut Cervantes, rendit l’âme Francisco de Goya, le 16 avril de l’an 1828. Il aura passé là les quatre dernières années de sa longue vie. La messe de ses funérailles se tint en l’église Notre-Dame, toute proche. Devant l’édifice, place du Chapelet, se dresse désormais une effigie en bronze du peintre, grave et hautain, mal embouché, plus grand que nature, don de la ville de Madrid en échange de sa dépouille (l’original retournant en poussière contre le simulacre immarcescible, qui a fait la meilleure affaire ?).
Un petit selfie avec le vieux Francisco s’imposait. Et j’en profite pour teaser un spectacle.
En compagnie de Christine Antoine au violon et de Bernard Commandeur au piano, je me produirai prochainement sur scène pour une évocation de « Goya, Monstres et Merveilles » . La création de ce spectacle était programmée en 2020… Nous avons l’audace de la prévoir en 2021… À suivre…

3)

Entendu une dispute dans le tramway, ligne C : « Allez casse-toi, tu sers à rien ! », injure prononcée masque descendu sous le menton pour davantage d’impact.
Au lieu d’admirer l’architecture bourgeoise des rues de Bordeaux, j’ai passé le restant du trajet à méditer sur le sens de cette invective et à me demander s’il était possible d’y entendre un symptôme de l’époque.
J’ai ruminé la valorisation sociale de ce que l’on entend par « utilité », puisque l’inutilité est vouée à la honte publique… J’ai pensé à « Comme la lune fidèle/A n’importe quel quartier/Je veux être utile/À ceux qui m’ont aimé » de Julien Clerc… J’ai pensé à l’utilitarisme tel que défini vers 1860 par John Stuart Mill… en me disant qu’il était sans doute bien périmé : l’idée de se rendre utile au bien public et au « bonheur universel de l’humanité » me semble assez éloignée de l’individu ordinaire de 2021, qui cherche à survivre pour sa propre gueule, à simplement s’en sortir en s’ubérisant et, au mieux, à rejoindre l’armée des robots « en marche » de la start-up néchone qui tête baissée foncent se rendre utile au projet ultralibéral délirant, utilitarisme corporate au sens d’efficacité managériale, « The Art of the Deal » et « stratégie gagnant-gagnant », atomisation de la société en myriades d’auto-entrepreneurs, chacun « utile » à sa propre culture d’entreprise.
J’ai songé à la noblesse des inutiles, de ceux qui refusent de servir : les objecteurs de conscience, les désobéissants civils à la Thoreau, les ronins japonais qui errent sans seigneurs, les sans-travail qui savent très bien pourquoi ils ne travaillent pas (cf. Volem rien foutre al païs de Pierre Carles), les Bartlebies, les anarchistes qui comme à eux-mêmes vous souhaitent ni dieu ni maître.
Mais aussitôt j’ai songé à la noblesse largement équivalente des utiles, ceux qui se vouent au bien des autres, les bénévoles qui littéralement veulent du bien, les « soignants » qu’il n’y a pas si longtemps on applaudissait aux fenêtres.
Forcément j’ai fini par me demander à quoi je servais, là.
Mais j’étais arrivé place des Quinconces, c’était mon arrêt, je suis descendu et j’ai pensé à autre chose.

4)

« Utopia ».
Tiens ? Sur une place de Bordeaux je tombe sur le cousin d’une vieille connaissance. Le formidable cinéma Utopia d’Avignon, maître-étalon de l’art-et-essai, aura donc essaimé ici ! Une vraie franchise, dites-moi.
Le premier Utopia d’Avignon fut inauguré dans une église désaffectée, dédiée à Saint-Antoine (et porte, depuis, sur son fronton une citation de Malraux, « Je ne peux pas infliger la joie d’aimer l’art à tout le monde. Je peux seulement essayer de l’offrir, la mettre à disposition... »). Or je découvre que la succursale bordelaise sous mes yeux a elle aussi été aménagée, en 1999, dans une église en déshérence, celle-ci dédiée à Saint-Siméon.
Décidément c’est une manie, mais très sensée, tout-à-fait raisonnable. Que peut-il arriver de mieux à un lieu de culte délaissé que d’être transmuté en salle de ciné ? Le mystère, le sacré, le rite, la croyance et l’émotion collectives, la communion devant un film, sécularisation heureuse ! Ne parle-t-on pas des « films culte » ?
L’endroit est ouvert, je pousse la porte, j’entre, l’acoustique parfaite renvoie l’écho de mes pas solitaires. Aucune séance n’est programmée, pourtant le hall est accueillant, libre d’accès au passant fatigué, le cinéma est un refuge, oui, c’est ça, comme une église. Et je remâche ce paradoxe impossible à digérer : les restrictions sanitaires actuelles ferment les lieux de culture mais laissent ouverts les lieux de culte.
Hommage à Jean-Claude Carrière qui vient de disparaître : cet homme de cinéma qui a beaucoup réfléchi sur la religion (Le Mahabharata, la Controverse de Valladolid, Les Fantômes de Goya…) était spécialement bien placé pour distinguer l’un de l’autre. Dans une interview passionnante, il admettait que tous les deux étaient des phénomènes imaginaires mais qu’au cinéma les lumières finissent par se rallumer, et les spectateurs sortent de la salle sans jamais avoir envie de tuer ceux qui n’ont pas eu la même vision qu’eux.

5)

Le duc de Bordeaux, alias Henri d’Artois, alias Henri V putatif quasi-roi de France, malheureux candidat légitimiste à la succession de Louis-Philippe, fit l’objet d’une fameuse chanson paillarde, moquerie cruelle envers ce perdant de l’histoire : « Le duc de bordeaux ressemble a son père/Son père à son frère et son frère à mon cul/De là je conclus que l’ duc de bordeaux/Ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau.« 
Cette chanson fut ensuite détournée par Brassens qui, trop élégant pour employer le mot cul, s’en servi pour formuler le compliment le plus sophistiqué qu’on puisse adresser à l’arrière-train d’une dame : « C’est le duc de Bordeaux qui s’en va tête basse/Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau/S’il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe/  » C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! « 
Pendant les quelques jours où j’ai arpenté la bonne ville de Bordeaux, alors qu’il me semblait justement que, en raison des mœurs prophylactiques, les culs avaient davantage de personnalité que les visages, la chanson de Brassens n’a cessé de me tourner sous le masque. Il me fallait à toute force la retenir et prendre garde à ne pas la laisser échapper à tue-tête en pleine rue.

6)

Excursion sur la dune du Pilat. Vaut le voyage. Immensité extraordinaire, Sahara inoffensif à la portée du vacancier, deux kilomètres de désert entre forêt et océan : trois écosystèmes déroulés côte à côte qui semblent trois planètes lointaines partageant le même ciel. Je reste longuement pensif, assis, debout, et finalement couché, feignant de m’être égaré dans le sable, attendant un jeune visiteur blond qui me réclamera le dessin d’un mouton. Pourtant, la vision qui m’aura le plus marqué surgit quelques instants plus tard, tandis que je redescends vers la mer, et m’oblige à baisser les yeux vers ma mélancolie plutôt qu’à les lever vers l’horizon. Pas un mouton, non. Un renard. Voilà où mène l’invocation du Petit Prince, on trébuche sur son mentor, celui qui lui faisait la morale à propos de la responsabilité. Le voilà bien arrangé. Le cadavre d’un renard est là, partiellement enseveli sur la plage, parmi un monceau de détritus recrachés par la dernière tempête. Pauvre bête piégée dans un filet ou noyée par la marée, memento mori en décomposition survolé par des mouches noires.
Toutes les occasions sont bonnes pour déclamer du Baudelaire.

UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons,

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
— La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ; —

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Où s’élançait en pétillant ;
On eut dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

7) De retour chez moi

Cette nuit j’avais trouvé un petit boulot temporaire, j’accompagnais une délégation de ministres en visite dans une école actuellement fermée et en travaux. Je leur ouvrais et leur fermais les salles de classe, je me sentais partagé entre d’une part la consternation face à ces personnes désinvoltes qui échangeaient des blagues à deux balles (« Oh ben dis donc encore une classe, mais c’est la même que l’autre, non ? », « Ah mais alors ça vit comme ça une maîtresse ah ah ah ! ») et surtout consultaient leurs téléphones en attendant la conférence de presse, et d’autre part la honte de moi-même parce que j’étais incapable d’identifier celui-ci ou celle-là. OK, ils avaient toutes et tous de vraies têtes de ministres, mais je ne me risquais pas à les appeler par leurs noms, je réalisais que je ne me souvenais d’aucun, je pestais contre moi-même et me promettais d’être plus attentif à l’actualité, la prochaine fois. J’en venais même à me dire, peut-être que je me rends coupable de délit de faciès ? Je pars du principe qu’ils ont « des têtes de ministres », mais qui me dit que ce ne sont pas des usurpateurs ? Et ensuite je tentais de raisonner ma paranoïa.Soudain le confinement dur nous est tombé dessus et nous étions condamnés à vivre tous ensemble dans cette école inachevée pour une durée indéterminée. J’assistais au changement de comportement des ministres, ils se lâchaient, tombaient la cravate, ne se rasaient plus, accusaient des coups de déprime sévères (« Vous êtes sûr qu’elle est annulée la conférence de presse ? », « Mais en fin de compte on sert à rien, alors ? »), craquaient parce que la 4G est coupée, certains faisaient des crises de nerfs ou des malaises vasovagals, d’autres s’avachissaient dans un coin en se grattant et en pleurant. Un couple s’était formé, un et une ministres se roulaient des pelles puis s’enfermaient dans une classe vide, ceux-là on ne les revoyait plus. Les autres ont fini par remarquer que j’étais là et par engager la conversation avec moi. « Vous savez ce qu’on raconte ? » Certains étaient sympas, finalement, quoique très débraillés. Comme nous n’avions plus de moyens de nous informer sur le monde extérieur, nous échangions les dernières rumeurs. « Vous saviez que des météorites sont attendues ? Elles devraient nous tomber dessus en fin de journée ! Ah et puis il y a aussi cette découverte d’œufs de dinosaures rouges, pas très loin d’ici… C’est comme ça, qu’est-ce qu’on y peut, les dinosaures rouges vont reconquérir leur territoire… »

Je me réveille, émerveillé par tant de fatras. J’essaye de renouer quelques fils. Le dinosaure rouge, ok, je sais d’où il vient, je lis plein de vieux Jack Kirby en ce moment ; j’ai vu il y a peu le film Gaz de France de Benoît Forgeard ; et puis la semaine dernière, alors que je traversais Bordeaux à vélo, le long de la Garonne, des dizaines, peut-être des centaines de flics ont bouclé un gros quartier de la ville m’obligeant plusieurs fois à des larges détours. Le troisième à qui j’ai demandé des explications m’a répondu deux mots : « Visite ministérielle ».

8 et fin)

Au fait, ce n’est pas le premier mais le second voyage que j’effectue à Bordeaux. Je suis déjà venu ici il y a huit ans. Huit ans, vraiment ? Oh mondjeu qu’ai-je fait en huit ans ? Pratiquement rien. Les aiguilles tournent et je vois bien que Bordeaux a davantage fait que moi (exit Juppé, le maire est désormais un écolo dont le nom m’échappe mais qui a bien du mérite). Baudelaire toujours : la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel. Ici, mes souvenirs précédents.

Pisser à la raie du blasphème

26/10/2020 Aucun commentaire
Maison de la Boétie, Sarlat-la-Canéda, Dordogne

Je répète, je reprends, je martèle l’idée force énoncée précédemment : la religion n’est pas sacrée puisqu’elle (n’)est (qu’)un phénomène humain. J’ai sous la main une histoire qui en fournit un puissant exemple et je vous la conterai tout à l’heure.

Je suis de passage à Sarlat-la-Canéda où je souhaite présenter mes hommages au plus fameux des natifs, Etienne de la Boétie. La Boétie est ce gamin qui en 1548, à 18 ans, âge où l’on écrit des dissertes de philo, a rédigé le puissant et indépassable Discours de la servitude volontaire que quiconque souhaite vivre libre ferait bien de lire, surtout les victimes des bigots armés d’un quelconque épouvantail divin. Il est aussi ce brillant esprit qui, avant de mourir trop jeune à 32 ans peuchère, travailla, au beau milieu des sanglantes guerres de religion, comme négociateur pacifique entre catholiques et protestants.

Or voilà qu’arpentant les coquettes rues pavées de Sarlat je découvre cette magnifique anecdote : ici, au moyen-âge, les passants avinés avaient la fâcheuse habitude de pisser sur les murs des maisons (coutume folklorique qui ressurgit régulièrement en France, hors couvre-feu). Les propriétaires excédés par l’impunité des pisseurs finirent par trouver la parade : ils peignirent des petits crucifix au pied de leurs façades. Grâce au symbole profané, le compissage nocturne changeait de catégorie et de châtiment, non plus petite délinquance mais blasphème ! Ainsi les ivrognes ne subissaient plus quelques injures volatiles ou coups de bâton furtifs, mais le pilori, la torture, l’indignité publique et au besoin la mise à mort.

Vous mordez le truc ? Que l’on soit un bourgeois de Sarlat au moyen-âge, ou un salaud de tout temps, de toute taille et envergure, de la plus petite frappe jusqu’au président de la Turquie (Grand Turc et Mamamouchi), crier au blasphème est TOUJOURS une astuce politique. Une manoeuvre d’intimidation. Utiliser le sacré pour en tirer des avantages profanes, pragmatiques, stratégiques, oh, humain, trop humain, CQFD.

Autre droit de suite d’un précédent article… J’ouvre au hasard le merveilleux Livre des chemins d’Henri Gougaud (voir ci-dessous l’épisode Le chemin plutôt que la destination 2).

Je tombe sur la page 38. Je lis : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. (Descartes) »

Okay, René Descartes, né 30 ans après la mort de La Boétie, catholique pieux et surtout prudent mais inventeur du doute méthodique, ça m’ira pour aujourd’hui.

Vivent les profs, les soignants, les éboueurs, les assistantes sociales, les femmes de ménage, les paysans, les pompiers, les gardes forestiers, les facteurs, les bibliothécaires, les cuisiniers, les musiciens de bal, les poètes qui font pleurer, ceux qui font rire, les caricaturistes ! Et parfois les flics !
À bas les traders, les harceleurs de telemarketing, les manageurs conseils, les consultants en communication, les publicitaires, les prédicateurs et fatwateurs de toutes obédiences, les experts appointés à la gamelle, les coachs placés, les trolls de réseaux sociaux, les stratèges qualité-clients, les missionnés et commissionnés du lobby, les consultants en pensée unique, les assistants chargés du développement auprès du sous-secrétariat d’État chargé de la relance auprès du secrétariat d’État chargé de la reprise auprès du Ministère de la Croissance, les déforestateurs et les haters, les élémenteurs de langage, les bureliers cocheurs de cases, les sous-chefs demi-chefs quarterons-de-chefs et autres intermédiaires superfétatoires, les ronds-de-cuir rentiers et jetons de présence, les faiseurs de fake news russes et les scameurs africains, les bulshit jobs et bulshiters de tous les pays ! Et parfois les flics ! Bande de cons, Descartes vous crache à la gueule que vous ne valez proprement rien !

Porca Madonna !

15/08/2018 Aucun commentaire

(La sainte famille jedi selon Chawakarn Khongprasert. Cliquer ici pour voir d’autres œuvres religieuses du même artiste.)

Il mouilla l’extrémité de son pouce, tourna quelques feuilles de livre, et sortit un petit papier crasseux, plié…
Grananande Maarieie !…
Mèèèree Chééérieie !
Il ravalait ma poésie ! il crachait sur ma rose ! il faisait le Brid’oison, le Joseph, le bêtiot, pour salir, pour souiller ce chant virginal ; Il bégayait et prolongeait chaque syllabe avec un ricanement de haine concentré: et quand il fut arrivé au cinquième vers… Vierge enceininte ! il s’arrêta, contourna sa nasale, et! il éclata! Vierge enceinte! Vierge enceinte ! il disait cela avec un ton, en fronçant avec un frisson son abdomen proéminent, avec un ton si affreux, qu’une pudique rougeur couvrit mon front. Je tombai à genoux, les bras vers le plafond, et je m’écriai: O mon père !…
– Votre lyyyre ! votre cithâre ! jeune homme ! votre cithâre ! des effluves mystérieuses ! qui vous secouaient l’âme ! J’aurais voulu voir ! Jeune âme, je remarque là dedans, dans cette confession impie, quelque chose de mondain, un abandon dangereux, de l’entraînement, enfin !

Il se tut, fit frissonner de haut en bas son abdomen puis, solennel: 
– Jeune homme, avez-vous la foi ?…
– Mon père, pourquoi cette parole ? Vos lèvres plaisantent-elles ?… Oui, je crois à tout ce que dit ma mère… la Sainte Eglise !
– Mais… Vierge enceinte !… C’est la conception ça, jeune homme ; c’est la conception !…
– Mon père ! je crois à la conception !…
– Vous avez raison ! jeune homme ! C’est une chose…

Arthur Rimbaud, Un coeur sous une soutane, intimités d’un séminariste

……………………………….

Je me promène en Sicile, « ce pays de fantômes où seuls les conquérants ont laissé des traces » (Nicolas de Staël), ce pays très beau très sec très chaud très vieux, conquis et occupé par nombre de peuplades successives, Sicunes, Grecs, Carthaginois, Etrusques, Phéniciens, Romains, Ostrogoths, Byzantins, Musulmans, Normands, Espagnols, Français, Napolitains, Fascistes, Mafieux, Touristes, Confraternité de la Hache Noire… Où, en conséquence, les traces de civilisations anciennes, ces ruines de temples somptueux voués à des dieux désuets (c’est qui ce Jupiter ?), ces reliquats de maisons splendides, ces vestiges de raffinements éteints et de mœurs disparues, ces arts et techniques magnifiques et engloutis, s’accumulent par strates comme autant de memento mori adressés aux nations et aux religions.

La leçon de vanité ne porte guère, puisque l’île se révèle toujours excessivement pieuse. Incidemment la religion du moment est le christianisme.

C’est ainsi que chaque coin de rue recèle sa Sainte Vierge en plâtre, son Crucifié en bas-relief, son Padre Pio en plastique, son San’ Gioacchino en plâtre, son San’ Calogero en massepain ou quelque autre support à superstition. Comme ce matin encore je prenais un bain de mer sous l’œil vide d’une statue de Marie voilée, je me décide avec intrépidité à célébrer le 15 août, jour de l’Assomption de la Vierge et jour férié d’un pays prétendu laïque, en glosant sur la virginité de ladite mère de Dieu.

Notons en préambule qu’au sein du polythéisme (mystère de la trinité, saints…) déguisé en monothéisme qu’est le christianisme, la Vierge fait l’objet d’un culte spécifique, fervent et parfois exclusif – Dieu est une abstraction tandis que Marie est une femme comme vous et moi, mais en mieux, et se prête sans doute mieux à un lien personnel. Aviez-vous remarqué la différence de ton entre les deux prières essentielles du catéchisme ? On tutoie Dieu (Que ton règne arrive) tandis qu’on vouvoie la Vierge (Vous êtes bénie entre toutes les femmes). Respecte ta maman ! Car le respect dû aux mères est un paradoxal pilier du patriarcat.

Puis, clarifions la chronologie : les croyances concernant Marie ont été inscrites dans le dogme chrétien en quatre temps distincts ; le mythe de la femme dépourvue de chair et d’organes est devenu dogme en quatre dates.
Petit un, concile d’Éphèse, 431 : dogme de la maternité divine. Il est décidé que Marie est la mère de Jésus, donc de Dieu.
Petit deux, synode de Latran, 649 : dogme de la virginité perpétuelle. Il est décidé que Marie était vierge avant la naissance de Jésus et qu’elle l’est demeurée jusqu’à sa mort.
Petit trois, bulle du pape Pix IX, 8 décembre 1854 : dogme de l’Immaculée Conception. Il est décidé que Marie est littéralement conçue sans péché : elle échappe définitivement au sort commun de l’humanité qui vit sous le joug du péché originel. L’Immaculée Conception se fête depuis le 8 décembre, de même que la journée mondiale du Climat – aucun rapport.
Petit quatre, constitution apostolique du pape Pie XII, 1er novembre 1950 (entre temps, en 1870, le pape est devenu infaillible) : dogme de l’Assomption, fêté quant à lui le 15 août. Il est décidé qu’à sa mort, Marie ne s’est pas partagée comme tout un chacun entre son corps qui pourrit en terre et son âme qui s’épanouit au ciel, elle est montée au ciel intégralement, telle quelle, son corps étant de toute éternité pur esprit et non soumis à la corruption matérielle.

Les mythes m’émerveillent ; les dogmes m’emmerdent.

Si l’on me raconte qu’un barbu tout-puissant a créé l’univers en six jours, la lumière en premier pour ne point bosser dans le noir, puis la terre le ciel l’eau le feu les plantes les animaux, et qu’il a terminé par sa créature préférée qui tôt ou tard ne pouvait que le trahir et tenter de le dépasser, l’Homme, oh j’adore, je m’assois, j’ouvre la bouche et les yeux, encore-encore, j’estime comme Borges que « la théologie est une branche de la littérature fantastique » et puisque je kiffe à mort la littérature fantastique j’applaudis des deux mains la géniale métaphore, six jours pour rendre compte de 13,8 milliards d’années, chapeau le conteur.

Mais soudain, je réalise avec angoisse que des individus, qui vivent dans le même siècle que moi, que je pourrais croiser dans la rue, croient dur comme fer à cette billevesée, la création en six jours plus le dimanche pour la messe. Certains parmi les plus hardcore n’hésitent pas à partager l’humanité en deux camps : les élus, braves gens qui avalent tout rond cette fable, et les infidèles, salauds qui n’y croient pas, darwinistes, fornicateurs et blasphémateurs (à punir au plus vite par des sanctions allant jusqu’aux sévices corporels), et chaque jour ces gens poussent stratégiquement leurs pions, en interdisant ici ou là l’enseignement de la théorie de l’évolution, sous prétexte que cela les offense pauvres chochottes – à ce compte il faudrait ne pas enseigner davantage que la terre est ronde pour ne pas offenser les auteurs chrétiens de l’Ecole théologique d’Antioche qui soutenaient que le monde a la forme de l’Arche d’alliance, terre plate à la base et ciel en couvercle. Ni expliquer que la foudre est un phénomène électrostatique afin d’éviter de froisser la foi de ceux qui partent du principe que les éclairs sont l’exclusif privilège et le projectile fétiche de Jupiter (mais celui-là bon il est un peu passé de mode – c’est qui ce Jupiter, à la fin ? c’est un faux dieu, seul le mien est le vrai). Ni jouer avec les spaghettis de la cantine pour ne point heurter la sensibilité des pastafariens.

Idem la virginité de Marie. Quelle magistrale trouvaille de science-fiction ! (1) Un être extraordinaire apparait parmi les hommes, et son caractère singulier est souligné dès sa conception : sa maman, échappant au sort vulgaire de tous les mammifères, se retrouve enceinte sans qu’un zizi ait jamais craché la purée dans son ventre. Je salue l’imagination de l’auteur… Je salue les artistes pleins de grâce qui s’en s’ont inspirés, Bach, Schubert, Gounod, Bruckner, d’innombrables compositeurs de la Renaissance au baroque, et puis Brassens, et puis Godard (2), et puis Gainsbourg, et puis aujourd’hui Damien Saez (Au nom du vice, de la chaire/Et puis du sein meurtri/Sainte meurtrie mère de Dieu/Je te salue Marie)… Certains de ces artistes croient au mythe, grand bien leur fasse, puisqu’ils transforment le mythe en œuvre, non en dogme. D’autre ne croient pas et se contentent d’ajouter une histoire aux histoires. Peu importe, un même amour les brûla, celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas.

Ce n’est jamais l’œuvre, c’est l’instrumentalisation du dogme, la mariologie, la mariolâtrie, qui peut se révéler prodigieusement toxique. Car (secret de polichinelle dans le tiroir), le dogme de la conception asexuée a pour fonction explicite de contrôler la sexualité des femmes. Celle-ci ayant trait aux mystères de la vie, elle a toujours un peu terrifié les hommes, spécialement les barbons du patriarcat chrétien qui y voient une inadmissible concurrence à la toute puissance de Dieu-le-Père, qui seul crée la vie, sans les bonnes femmes. Ce qui fait que la virginité féminine est louée et sa perte considérée comme une déchéance, tandis que la virginité masculine est au contraire un défaut de jeunesse dont on encouragera à se débarrasser au plus vite (comparons l’insulte infamante puceau à l’éloge attendri pucelle).

Certes les deux autres monothéismes ne sont pas en reste d’apologie de la virginité féminine (on sait le prix que les musulmans accordent à la marchandise « pucelage de mariée » (3), on sait aussi que les abrutis du djihad sont motivés par les 70 vierges qui les attendent cuisses ouvertes dans l’outre-là, fantasme taillé sur mesure pour connard machiste puéril – alors que faire l’amour avec une femme expérimentée est une expérience nettement plus intéressante que déflorer une jeunette (4), sauf à imaginer que l’orgueil toxique masculin est un organe sexuel) mais le christianisme a ceci d’original : la création d’une icône dévolue exclusivement à la sacralisation de l’hymen intact. Donner aux filles et aux femmes en modèle, en exemple de vie, un être imaginaire fait de pur esprit, sans sexualité, sans corps, sans libido, sans organe, sans désir, sans plaisir… puis culpabiliser la première qui, manquant fatalement à cet idéal impossible, découvrira qu’elle a un corps, une libido, des désirs et des plaisirs, est une torture mentale qui perdure depuis l’an 431. Porca Madonna…

En des temps plus héroïques ou philosophiques que les nôtres, le beau mot de vertu désignait « la disposition de l’âme à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loi et la raison » (Furetière). Au XVIIIe siècle s’est effectué un glissement bizarre, réduisant le mot vertu à la chasteté féminine. On fera de semblables observations lexicales avec les mots pureté, honneur ou innocence. Cette distorsion du langage n’est que l’un des nombreux symptômes de l’exorbitante valorisation, dans nos contrées, y compris prétendument sécularisées, de la virginité des filles, qui reste le petit capital traditionnel des familles et la récompense des époux. On pourrait multiplier les autres conséquences collatérales de cette surcotation dans tous les recoins de la société… L’effet le plus visible, mais sans doute le plus superficiel, est la fréquence du prénom Marie et ses dérivés composés (pour les filles Marie-Jeanne, Marie-Louise ou Marie-Pierre… pour les garçons Jean-Marie, Louis-Marie ou Pierre-Marie…), parce qu’on place ses enfants sous la protection, mais aussi sous le modèle, de la Vierge. Ainsi Marie est le premier prénom donné au XXe siècle en France, et se maintient aujourd’hui à la 7e place (5) tandis que Virginie décroche l’accessit et le rang honorable de 56e prénom du siècle. Mais cette fréquence a des racines très anciennes : j’apprends ici que dès l’époque du Christ, Marie (ou Mariam ou Myriam) est le prénom féminin juif le plus courant, porté par environ une femme sur quatre : on connaît Marie de Nazareth, Marie Madeleine, Marie de Béthanie, Marie l’Égyptienne, les Saintes Maries de la Mer…

(Pendant ce temps, au cinéma : on remarque du reste qu’en dépit du déterminisme de 16 tonnes et de 20 siècles pesant sur ce prénom, les Marie au cinéma sous souvent des personnages étonnamment libres, à l’instar de Marie 1 et Marie 2 dans les Petites Marguerites de Vera Chytilova, ou bien de Maria 1 et Maria 2 dans Viva Maria de Louis Malle.)

D’autres effets plus retors de la glorification de la Vierge seraient à recenser dans le langage, depuis l’insulte fils-de-pute (qui ne s’adresse, remarquons-le, qu’aux garçons, fille-de-pute n’existe pas puisque pour insulter une fille on dira plus simplement pute, on insultera sa sexualité à elle, non celle de sa mère), jusqu’aux rites surannés des rosières de village en passant par une pop star qui se fait appeler Madonna et chante Like a virgin, sans oublier le cas intéressant du drapeau européen... mais revenons au cœur du sujet, le mythe marial.

Dans l’espoir vain et donquichottesque d’attenter au mythe débilitant de la virginité perpétuelle de Marie Théotokos, le Fond du Tiroir s’en va l’examiner comme il convient, avec la méthode d’un mythologue, en isolant consciencieusement son « mythème », c’est-à-dire sa plus petite et irréfragable unité narrative : un homme exceptionnel est conçu miraculeusement sans relation sexuelle, par une mère réputée vierge, enceinte sans contact préalable avec l’organe sexuel masculin.

Une fois identifié ce mythème, il nous appartient de le débusquer dans d’autres sources que les Évangiles, à fin de mythologie comparée, et à nous ébaubir de la diversité des occurrences. Pour que vous ne me soupçonniez pas d’affabulation, je donne toutes les sources dans des liens prêts-à-cliquer, qui sont, ô splendeur, bleus comme la Vierge et comme le drapeau européen.

* Rien que dans le judaïsme, les annonces prophétiques de naissances miraculeuses sont loin d’être rares, presque des lieux communs, et parmi les fils de vierges on trouve par exemple un certain Emmanuel (mentionné dans Isaïe 7:14 – forcément les chrétiens ont vu dans cette prophétie de l’Ancien Testament une bande-annonce du Nouveau et ont prétendu qu’Emmanuel était un autre nom pour Jésus) ou bien Melchisédech.

* Non loin de là, en Perse, un grand classique, Zoroastre alias Zarathoustra, naquit (en riant, selon Pline l’ancien) après que sa maman, Dughdova, ait été fécondée par un rayon de lumière. 

* Mais plusieurs siècles, voire quelques millénaires avant Zarathoustra, les Perses révéraient déjà un dieu né d’une vierge : Mithra, le dieu-soleil. Du reste, celui-ci a tellement de points communs avec Jésus (naissance le 25 décembre, 12 disciples, résurrection après trois jours, etc.) qu’on pourrait presque parler de plagiat chez les inventeurs de Jésus, heureusement que ni le copyright ni les avocats n’avaient encore été créés.

* Au XVe siècle, le poète mystique Kabir, trait d’union entre les Hindous et les musulmans soufis, est dit-on né d’une mère vierge, de sa paume ouverte qui plus est.

* Et puis chez les Asiatiques, tiercé gagnant : on trouve au moins trois superstars nés d’une vierge. Lao Tseu (sa mère a mangé une prune et/ou observé une comète), Krishna (sa mère nommée Devakî a quant à elle regardé de trop près un cheveu de Vishnou), et Bouddha (sa mère s’est retrouvée enceinte après avoir rêvé qu’un éléphant blanc entrait dans son ventre).

* Dans la mythologie grecque, l’origine de Dionysos est des plus tortueuses : il est né plusieurs fois, dont une fois de la cuisse de son papa. D’abord conçu par un coup de foudre de Zeus (au sens propre : le tonnerre fertilise la terre), il est ensuite tué, coupé en morceaux, et son cœur est donné à manger par Zeus à Sémélé, fille du roi de Thèbes dont il s’est épris, qui tombe enceinte (techniquement elle est toujours vierge). Notons que Dionysos (qui est, sans vouloir me la péter, mon dieu tutélaire perso, puisque dieu de la vigne) devient alors le seul dieu grec enfanté par une mortelle vierge, ce qui fait de lui l’un des modèles historiques de Jésus.

* Dans la mythologie romaine, Romulus et Rémus, les jumeaux qui fondèrent Rome, sont les enfants d’une vestale vierge, mise enceinte par le regard de Mars (et je suis prêt à parier mon missel que c’est sur leur modèle que furent inventés deux autres jumeaux, Jacob et l’Homme-en-Noir, nés pour régner sur une île d’une mère romaine dont on ne connaît pas d’époux). Tant qu’on y est, faisons un lot avec les conquérants antiques : Alexandre le Grand, quelques Césars, les Ptolémaïques, se sont tous passés de géniteur, tellement qu’ils étaient virils.

* Même pas besoin d’être un dieu, un héros, un tyran ou un chef militaire pour être un grand homme né d’une vierge. La conception merveilleuse fonctionne aussi si l’on n’est que philosophe. Écoutons ce que Diogène Laërce raconte de Périctioné, la mère du grand Platon : « Quand Périctioné fut nubile, Ariston voulut la violer, mais ne put y parvenir ; ayant cessé ses violences, il vit le visage d’Apollon, dont l’intervention conserva Périctioné vierge jusqu’à son accouchement. »

* Chez les Aztèques : Quetzalcoatl, le grand serpent à plumes, avait quant à lui une maman nommée Chimalman qui fut engrossée par un rêve du dieu Ometeotl.

* Chez les Amérindiens, Le Grand Pacificateur, parfois appelé Deganawida ou Dekanawida, fondateur mythique de la communauté iroquoise au XVe siècle, avait lui aussi une mère vierge.

* Au Japon, le héros traditionnel Kintaro a pour mère Yama-uba, qui l’a conçu par un éclair envoyé par le dragon rouge du mont Ashigara.

* Cette liste de beaux bébés (uniquement des garçons, au fait… tiens tiens… une fille n’est pas assez pure pour naître d’une vierge, peut-être ?) ne saurait être exhaustive, mais terminons par une mention de la religion jediiste, sans doute l’une des plus récentes sur le marché de la spiritualité, selon laquelle le prophète Anakin Skywalker, connu après son initiation mystique sous le nom de Darth Vader (quoique certaines sectes dissidentes l’appellent encore Dark Vador), est le fils unique d’une vierge nommée Shmi, ensemencée par l’Esprit Saint que les dévots locaux nomment Force.

Une citation de pleine sagesse, pour finir, que j’emprunte à un couple d’auteurs catholiques, Colette et Jean-Paul Deremble, car n’étant point sectaire je ne doute pas que l’on puisse être catho et croire cependant que deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit (belle religion que l’arithmétique) :

Ce thème de la conception virginale (…) récurrent dans toutes les religions anciennes (…) reconnu indubitablement mythique pour les autres cultures, aurait-il valeur réaliste pour le seul Christianisme ? Ne serait-il pas raisonnable de reconnaître qu’il s’agit, pour l’Évangile aussi, d’un mythe, grandiose et structurant comme il en est de tous les mythes, et de se préoccuper d’en comprendre le sens ?

Amen, si je puis me permettre.

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  • (1) – Actualité du motif : la saison 3 de Legion (2019), qui compte parmi les plus remarquables séries de SF, trip psychédélique hallucinogène ne nécessitant même pas la prise de substance, s’ouvre sur une pregnant virgin, souriante et épanouie mascotte d’une secte louche de type Manson Family. On l’aperçoit dès les premières images de cette bande-annonce.
    Certes, bien antérieurement, dans l’épisode 19 de la saison 1 de Lost, John Locke, le personnage le plus mystique de la série, apprenait par sa mère qu’il n’avait pas de père car il était immaculately conceived. Mais comment s’en étonner puisque, comme on le sait au Fond du Tiroir, tout est dans Lost.
  • (2) – À propos de Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard (1985), on notera avec intérêt que le film a « profondément blessé » certains catholiques intégristes qui ont manifesté dans les rues et même incendié un cinéma, bref qu’il a fait scandale comme est susceptible de faire scandale auprès des cons n’importe quelle intervention publique qui évoque le mythe sans se plier au dogme, alors même que ce film est au fond extrêmement respectueux de la transcendance et du mystère de la conception virginale – excellent pitch pour grand écran. Godard ne fait rien d’autre que ce qu’ont fait les artistes durant des siècles : un remake. C’est-à-dire qu’il a peint à nouveau des personnages imaginaires, Marie, Joseph, Jésus, avec les atours, les vêtements, les mœurs et le langage de leur propre époque, en somme il les a réincarnés pour aujourd’hui. Lire cet article de Natalie Malabre : « Le film [accepte] le mystère de Marie sans jamais dévier de sa lecture catholique ».
  • (3) – Cf. par exemple cette description extraordinaire d’une pratique ordinaire, dans L’Amande, Nedjma, Plon, 2004 :
    « Enfin est arrivé le jour des noces. Neggafa a poussé notre porte de bon matin. Elle a demandé à ma mère si elle voulait vérifier la « chose » avec elle. – Non, vas-y toute seule. Je te fais confiance, a répondu maman. Je crois que ma mère cherchait à s’épargner la gêne qu’une telle « vérification » ne manque jamais de susciter, même chez les maquerelles les plus endurcies. Je savais à quel examen on allait me soumettre et je m’y préparais, le cœur noyé et les dents serrées de rage. Neggafa m’a demandé de m’étendre et d’enlever ma culotte. Elle m’a ensuite écarté les jambes et s’est penchée sur mon sexe. J’ai senti soudain sa main m’écarter les deux lèvres et un doigt s’y introduire. Je n’ai pas crié. L’examen a été bref et douloureux, et j’ai gardé sa brûlure comme une balle reçue en plein front. Je me suis juste demandé si elle s’était lavé les mains avant de me violer en toute impunité. « Félicitations ! a lancé Neggafa à ma mère, venue aux nouvelles. Ta fille est intacte. Aucun homme ne l’a touchée. » J’ai férocement détesté et ma mère et Neggafa, complices et assassines. »
  • (4) – « Mais d’abord… est-ce que tu as déjà dépucelé des filles, toi ?
    – Oui. Ça n’est pas drôle. Tu es bien gentille de ne plus l’avoir, ton pucelage. » (Pierre Louÿs, Trois filles de leur mère)
  • (5) – Incroyable mais vrai ! Je connais un groupe dont tous les membres féminins, soit précisément la moitié de l’effectif, s’appellent Marie. C’est un miracle. Tiens d’ailleurs plutôt que de perdre votre temps sur Internet vous feriez mieux d’aller regarder leur clip, il est très beau.