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Moi la synapse

01/10/2014 un commentaire

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Regarde-le lui-là qui revient enfariné bismuthé, avec ses deux neurones… Au moins grâce à lui on se souvient fugitivement pourquoi en 2012 on a voté pour l’autre.

Bon. Pour éviter que l’actualité politique ne me rende complètement idiot, je lis des livres. Les livres sont comme les neurones, bons à rien un par un, fertiles et utiles dès qu’ils se connectent, à la faveur d’une synapse. Vive Hermès, dieu de tout ce et de tous ceux qui se déplace(nt) ! Dieu des connexions ! Dieu des voleurs, des commerçants, des messagers, et des synapses ! Des magiciens aussi, c’est logique.

Comment faire bon usage de ses synapses ? C’est en mélangeant qu’on invente, et j’ai pour habitude d’associer les idées… La manie de faire surgir des liens entre des éléments disparates porte un nom : l’apophénie. L’apophénie peut conduire à diverses pathologies mentales comme la théorie du complot, mais elle fait merveille dans le processus créatif, pour révéler (ou inventer, mais c’est presque pareil) le sens caché des choses. On ne m’ôtera pas de l’idée que l’apophénie, favorisant la « rencontre fortuite » , fait les poètes, depuis que le parapluie, la machine à coudre et la table de dissection font la poésie.

Je lis coup sur coup, d’une même lecture, deux livres sans le moindre rapport. Je fais le rapport. C’est moi la synapse.

La présence de Pierre Jourde (éd. Les Allusifs, 2011) est un récit autobiographique et anxiogène sur l’attachement morbide à un lieu familier, en l’occurrence une maison d’enfance, écrit comme un conte d’angoisse de Maupassant. Les objets, et les masses d’air elles-mêmes qui les renferment, sont des fantômes.

Prokon de Peter Haars est une bande dessinée d’agit-prop-psychedelik-crypto-situ, une grosse farce à grosse trame, singeant Roy Lichtenstein et la société de consommation, et réinventant peut-être sans les connaître ses contemporains, Guy Pellaert ou Spain Rodriguez. Publié en 1971 par le graphiste suédois Peter Haars, cet objet hallucinogène où un savant fou menace par pure méchanceté l’économie capitaliste en rendant les marchandises éternelles (au lieu que d’être jetables selon le principe de l’obsolescence programmée), est enfin traduit, pour la première fois, par les rares et excellentes éditions Matière.

Dans le premier, je lis ceci :

Comme toutes les pièces [de la maison familiale inoccupée], le petit salon rouge comportait un lit, équipé de plusieurs matelas superposés, et une surpopulation de chaises, car il s’agit de ne rien laisser perdre. Jeter une vieille chaise est en soi inimaginable. La maison avait donc tendance, au fil des années, à s’enrichir de tous les meubles usagés qui ne servaient plus […] mais qu’on entreposait, au cas où. Aucune de ses pièces qui ne fût encombrée de sièges, semblant toujours attendre que quelqu’un voulût bien s’y poser, ce qui n’arrivait jamais. […]
L’amoncellement d’objets, la poussière, la prolifération des recoins d’où l’obscurité souriait comme une eau les retirait à eux-mêmes, les dérobait à l’emprise de la main ou du regard.
Le plus vaste de ces espaces était le grenier qui occupait tout le deuxième étage, au-dessus des chambres, voué tout entier à l’amoncellement d’un capharnaüm séculaire. On n’y montait jamais que pour ajouter l’un de ces innombrables objets inutiles qui peuvent toujours servir, selon les préceptes de la prudence paysanne. On apercevait des dictionnaires, des lits de fer, des fusils, des casques, des chaises, des lessiveuses, des bancs, des balances…

Dans le second, cela (notons que, le dogme productiviste restant inchangé depuis des décennies, on ne peut se douter que cette caricature date de 1971) :

Prokon était une ville heureuse…
Où chacun pouvait tout se permettre… d’en profiter !
Chacun pouvait acheter… consommer… et se fournir à nouveau !
À Prokon, tout le monde avait un travail.
Les produits étaient séduisants.Tout le monde désirait les acquérir.
Ainsi, tout le monde était heureux : les commerçants, les ménagères, les jeunes, les cadres, les patrons, les ouvriers.
« Nous produisons nos propres besoins : nous formons une grande famille heureuse dans une société libre. »
Mais !
Au plus profond de la forêt, le Dr Dracenstein mettait au point une sinistre invention.
« Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Je serai le maître de Prokon !
Tout ce qui sera aspergé par ce fluide durera…
ÉTERNELLEMENT !
La « loi de l’offre et de la demande » qui régit Prokon va m’aider à vendre la pulvérisation d’éternité qui… mènera au chaos !
Mon invention va annihiler Prokon ! »

Je ne sais si quiconque en dehors de moi voit le rapport. Après tout, une synapse, c’est perso. Mais moi je vois même, et très clair, le rapport entre J’ai inauguré IKEA et Double tranchant, c’est pour dire. D’ailleurs, maintenant que j’en parle, c’est un peu du même ordre… La fabrication et la circulation des objets… Le destin des choses…

Hugo, enculé

19/06/2014 6 commentaires

LA-CITE-ROSE

Comme le football m’indiffère absolument (je ne le déteste même pas), je retiens deux informations dans l’actualité du jour.

1) Un jeune Rom de 17 ans a été lynché et retrouvé en pulpe dans un Caddie, dans « la cité des Poètes », un quartier de Pierrefitte-sur Seine (93).

Quartier également connu sous le nom de Cité rose et décor d’un film portant ce titre, et dont l’affiche montrant des enfants dans un Caddie prend aujourd’hui des connotations sinistres. Les images m’en sont bizarrement familières (j’ai habité autrefois à Saint-Martin-d’Hères un quartier dessiné par le même architecte, Jean Renaudie). La Cité des Poètes est le cadre occasionnel, non de joutes de poésie, mais de violences, de trafics, de la misère qui gagne, d’agressions de pauvres par d’autres pauvres. À nouveau la presse déborde d’articles sur les violences dans les cités.

2) À l’épreuve de français du baccalauréat est tombé hier un poème extrait des Contemplations de Victor Hugo, « Crépuscule ». Dans les heures qui ont suivi, Hugo s’est retrouvé couvert d’un tombereau d’ordures numériques. Les lycéens se sont défoulés dès la sortie de la salle d’examen en l’insultant copieusement post-mortem sur Twitter.

Florilège :

Crépuscule de merde, Victor Hugo, tu fais chié à écrire des poèmes comme sa ! avec ta nature, ta vie et ta mort à deux balles !

Victor Hugo a cause de toi j’ai foirer mon bac la prochaine fois t’eviteras de faire discuter un brin d’herbe et une tombe cimer

Victor Hugo tu pu vraiment enfoiré , avec ton crépuscule du cul là !

Torches toi avec ton brin d’herbe fdp de Victor Hugo

J’avoue Victor Hugo il est pas tout seul dans sa tête. Genre le mec il compare l’amour a un tombeau

Faus areter les Gars Victor Hugo c un gro tarba, il étai just fashion avant. Mnt ta gueeule FDP

C’est vrai, il n’est pas clair du tout ce Victor Hugo. En plus, il est complètement dépassé.

Victor hugo c un batard il peut pas parler normalement cmme les autre que i parle en message codé

Je l’aimais déjà pas lui, alors maintenant je le déteste

Wallah il est fou il parle d’amour de mort et de nature en mm temp fou lui

Nike ta mère Victor Hugo et Nike la mère à tes de potes aussi pd

Victor Hugo si j’te croise dans la rue t’es mort

Mon rêve est de cracher sur la moustache a V.Hugo

Ce soir je brûle un victor Hugo sur la place de la mairie j’ai plus rien a perdre

Victor Hugo enfoiré avec ton brun d’herbe ! Au lieu de nous le donner en sujet t’aurais pu le fumer merde

Victor Hugo ta vie ta mort et ton amour tu te le fou ou je pense tu m’as gonflé pendant 4 heures

Je te maudis victor hugo, toi ta famille ta fille, Leopoldine cette grosse pute CREVEZ

Victor Hugo vient de devenir en une journée moins populaire que François Hollande.

Je récapitule les deux informations. Les gros titres. D’un côté, Les Poètes : portrait d’une cité à la dérive ; de l’autre, Victor Hugo menacé de mort sur Twitter. Je connecte les deux. Je comprends. Crèvent les poètes ET ceux qui les habitent. C’est facile, finalement, décrypter l’actualité. On devrait l’enseigner au lycée.

Bon, cessez-le feu. Calmez-vous, les jeunes. Si Les Contemplations vous sont hermétiques, lisez plutôt Les Misèrables (tome III livre 6 chapitre IV):

Marius pensait en ce moment-là que le Manuel du Baccalauréat était un livre stupide et qu’il fallait qu’il eût été rédigé par de rares crétins pour qu’on y analysât comme chef-d’œuvre de l’esprit humain trois tragédies de Racine et seulement une comédie de Molière. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. Tout en approchant du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeux se fixaient sur la jeune fille. Il lui semblait qu’elle emplissait toute l’extrémité de l’allée d’une vague lueur bleue.

Ou ceci. Ou cela.

[Bonus : Rimbaud, Baudelaire, Hugo, alias Filochard, Ribouldingue et Croquignol, enfresqués sur les murs de la cité des Pierreuses, Chanteloup-Les-Vignes (78). ‘L’immeuble comportant le portrait de Victor Hugo a été détruit en 2005 lors d’une phase de l’opération de rénovation urbaine.‘]

Le plaisir dans la joie (ou réciproquement)

11/06/2014 Aucun commentaire

L’autre jour, d’ailleurs c’était l’autre nuit, je discutais avec une jeune fille, debout dans une cuisine. Elle détaillait, pièce à conviction en main, les bienfaits de sa tablette. Grande lectrice, de l’ongle de son pouce elle me faisait miroiter la quantité astronomique de romans qu’elle détenait au creux d’un si minuscule bidule, ça j’ai lu ça j’ai lu ça j’ai lu, ça j’ai pas encore lu, et attention pas des minces volumes, des pavés comac, l’épaisseur disparaît dans l’écran digital. J’en étais heureux pour elle, mais lui objectais que pour ma part j’aimais l’objet livre. Entre autres raisons parce qu’on peut l’offrir.

Ensuite, je lui ai offert un livre : preuve à l’appui, moi aussi.

Joie ! Plaisir ! Je me souviens des tirettes à un franc de la fête foraine de mon enfance, quatorze-juillet, serrez-les-bien-mesdemoiselles, sons et lumières. Je cassais mon billet auprès du marchand de barbapapa, la monnaie en pièces de un, et je claquais tout dans les distributeurs en plastique et fer blanc, grisé comme par un jackpot où l’on gagne à tous les coups, Las Vegas en cambrousse, avidement je récupérais les petits cartons colorés contenant une bricole en plastoc, moi ce que j’affectionnais c’était les bestioles, araignées scorpions serpents têtes de morts, cette collection répugnante est ce que j’ai fait de plus gothique de ma vie, j’avais onze ans. N’empêche que sur chaque carton figuraient des mots qui ont eu le temps de se graver dans ma vision du monde : « Plaisir d’offrir, joie de recevoir. »

Je dois à Michel Tournier la distinction sémantique entre « joie » et « plaisir ». Je cite de mémoire (c’est dans son joli petit Miroir des idées) : le plaisir, passif, se fonde sur la consommation, tandis que la joie, active, émane de la création ; l’activité sexuelle serait seule capable de fondre les deux aspects. En conséquence, j’incline aujourd’hui à penser que les cartons se trompaient, et que la proposition contraire eût été préférable, « Joie d’offrir, plaisir de recevoir » mais bon, ça aurait foutu par terre la métrique.

Il se trouve que les trois derniers livres que j’ai lus m’ont été offerts. Et qu’ils étaient bons. Ce qui fait que j’ai apprécié trois gestes en plus en plus de trois textes.

Mingarelli

Un repas en hiver d’Hubert Mingarelli, m’ a été offert par Yann G. Roman bref et magnifique. Je n’aime pas toujours Mingarelli, il est parfois un poil trop sec et statique, trop implicite, pour me fouetter l’émotion. Mais dans celui-ci il est sec et statique et implicite, et dense et bouleversant. Histoire poignante (vraie ou non ? peu importe, romanesque), style parfait. Pas un mot en trop, pas un mot ne manque.

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Jonas le prophète insoumis m’a été offert par l’auteure en personne, Anne Jonas, or rien que ça, Jonas écrit par Jonas offert par Jonas, me réjouit puissance trois. Jonas le medium-malgré-lui, le prophète qui refuse de prophétiser, est une figure biblique universelle, fascinante à bien des égards : pour Anne (outre qu’elle porte le même nom que lui et que depuis l’enfance on lui serine Jonas comme la baleine ?) parce c’est un personnage de conte bizarre et un mystique atypique, pour moi parce que je me suis, au temps de mes études, beaucoup questionné sur les idées de vocation, de déni, de refus, de fatalité… Anne fait de l’histoire de Jonas un thriller haletant, course poursuite entre un type aux abois, anxieux, peu sympathique au fond, et des forces qui le dépassent. Très moderne, en fait.

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Rue des maléfices, par Jacques Yonnet, m’a été offert par Christophe S., à la suite, pour tout dire, d’une sorte de tombola où le hasard attribuait tel livre à telle personne. Merci le hasard en plus de merci Christophe. Livre archi-singulier, le seul signé par son auteur, en 1954, visite de Paris en état second, sous l’occupation. À chaque coin de rue, un conte extraordinaire. Un peu de Prévert, un peu de Lovecraft, et surtout beaucoup de Paname gouaillant et grouillant. Le trait est à peine forcé, la ville est bien sûr extraordinaire.

Sur la même période, j’ai moi aussi offert plein de livres. Oh, la, la, plein-plein, à des gens connus et à d’autres qui mériteraient de l’être. Avec tant de libéralité qu’on se demande comment le Fond du tiroir est viable tellement ses livres sont gratuits (en vrai on ne se le demande pas : il n’est pas viable c’est tout, un autre privilège de l’auto-édition est de régaler qui l’on veut). Le papier circule et c’est bien. Cependant je n’ai rien contre le numérique, puisque j’ai simultanément fait tourner pas mal de liens, comme leur nom l’indique.

La raclure de gorge comme dernier argument

16/05/2014 Aucun commentaire

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Je me trouve pour quelques jours à Beausoleil, banlieue pauvre de Monaco (ceci n’est pas un oxymore mais une curiosité sociologique), où habita autrefois Léo Ferré, et où se tient aujourd’hui un salon du livre tout à fait épatant (merci Karin ! Merci tout le monde !).

Cette journée de rencontres dans les écoles fut éreintante et fertile. Beausoleil se targue d’être la première ville cosmopolite de la Côte d’Azur et peut-être même de France comme me le précise un édile, avec 80% des enfants scolarisés qui n’ont pas le Français pour langue maternelle. De fait, dans les classes, une multitude de couleurs, de noms, de prénoms, d’exotisme, de mômes du monde. Or figurez-vous que ce meeting-pot tient, qu’il vit ensemble naturellement, que la cohabitation se passe bien. Je n’avais pas vu pareille société hétéroclite et cependant harmonieuse depuis mes pérégrinations sur l’île de la Réunion, un peu le même genre… Je finis donc le jour vidé mais heureux, rassuré, confiant.

Las ! J’ouvre le journal. J’apprends que, selon les sondages pré-élections européennes, le FN est le premier parti de France. Ma confiance s’évanouit dans l’éther. J’ai des bouffées d’angoisse.

Que faire, plutôt que de se morfondre ? Tenter de comprendre ce que la pole position du FN veut dire. Or justement j’ai la réponse dans la poche : le dernier numéro de l’incomparable revue Metaluna, acheté pour lire dans le train. J’y trouve une excellente, et éclairante, chronique signée Rurik Sallé. Tout est dit, je me contente de recopier (à la main, puisque ce n’est pas en ligne) ci-dessous.

L’aut’ fois, tu sais quoi ? L’aut’ fois c’était hier, en fait, et je me baladais dans la campagne avec des gens de ma famille – car j’ai une famille – et des amis. On était contents de se balader la nuit, de regarder les étoiles, tous ces trucs beaux… En sortant d’une zone d’herbe, par hasard, je débarque sur un parking face à des voitures garées. Là, au loin, un gars qui était dans une soirée dans la salle des fêtes du hameau commence à gueuler vers moi en semi-rigolant : « Hey, t’as volé quoi ? Hey ! ». On se prend un peu la tête à distance. Essayant de regagner son honneur devant ses potes (et potasses) avinés, le gars s’approche de moi. Re-prenage de tête, le gars menace de taper et tout. Un de mes potes se met à côté de nous, un mec de 50 ans, tranquille, cheveux gris, pour calmer le jeu. Le mec l’insulte. Une amie s’approche elle aussi : « Monsieur, y a des enfants, on se promène en famille… ». Le merdeux répond : « Rien à branler des enfants ! » On décide de se casser. « Fils de pute ! », qu’il éructe à distance. « Vive Le Pen ! ».

Un « Vive Le Pen » donc, lancé à un groupe de dix Blancs, cheveux blonds (ou pas de cheveux), yeux bleus. Le mec brandit sa morve verbale comme un affront, comme un glaive de victoire, comme une médaille. Voilà donc ce que c’est, le « Vive Le Pen » pour cette raclure, comme pour beaucoup qui ont voté du même côté puant : une insulte, une arme, une colère sans fond,  absurde, une fierté mal placée. T’aimes pas un gars ? Jette-lui un « Vive Le Pen » à la gueule. Un chien s’apprête à te mordre ? Sûr qu’un bon « Vive Le Pen » lui cassera un croc ou deux. En fait, ce « Vive Le Pen » qu’on dégaine, c’est l’énergie du désespoir, c’est la raclure de gorge comme dernier argument. On dit « Vive Le Pen » comme on dirait « Va te faire enculer » parce que ça tache tout autant. Parce que c’est sale, parce que ça pue, parce que ça griffe… Pas parce que ça voudrait dire quelque chose.

Outre ce texte fort, qui vaut à lui seul les 4,90 € de la revue, on pourra profiter au fil des pages, gratuitement en somme, d’articles divers mais tous susceptibles de créer une légère stupéfaction, comme un dossier de dix pages sur les monstres qui affrontèrent Godzilla, un autre sur les musiques de films d’horreur, des interviews de Béatrice Dalle, Philipe Vuillemin ou William Friedkin,  un émouvant hommage posthume à Nelson de la Rosa, ou un reportage sur la fabrication des fausses bites en silicone pour doublure d’acteurs timides. Il n’y a pas que des nouvelles moroses, dans la presse. Lisez Metaluna et retrouvez la confiance dans la France.

Chère Annie Ernaux

28/04/2014 2 commentaires

regardeleslumieresmonamour

J’ai écrit à Madame Annie Ernaux.

Fabrice Vigne
11 rue du Champa
38450 Le Gua

À l’attention de Mme Annie Ernaux
via MM. Rosanvallon et Peretz
« Raconter la vie », éditions du Seuil
25, boulevard Romain Rolland
75014 Paris
Le Gua, le 19 avril 2014

Madame Ernaux

Je lis de longue date et avec passion votre œuvre. Je me suis précipité sur votre dernier, Regarde les lumières mon amour, pour une seconde raison : l’attrait, lui aussi invétéré, et non exempt d’ambiguïté, que j’éprouve pour les hypermarchés, pour les grandes surfaces qui les hébergent.

Parmi vos observations sociologiques et psychologiques, intimes autant que générales, humaines en somme, je me « suis retrouvé », comme on se retrouve régulièrement, fatalement, dans les travées des hypers, lieu commun aussi bien que non- lieu.

Mes propres usages de supermarché (en tant que client, bien sûr, mais également en tant que salarié, puisque j’ai quelque temps empilé des produits dans les rayons entretien et animalerie d’un Intermarché ; et en tant que voleur à l’étalage pincé par un vigile – deux expériences de jeunesse, remontant à plus de vingt ans) recoupent largement votre récit.

Si je devais y apporter une touche supplémentaire, ce serait pour évoquer le supermarché comme lieu érotique, puisqu’il est lieu de rencontre et de croisement, de frôlements. Je crois cet aspect non négligeable, quoiqu’un peu ridicule (je pense au Dragueur des supermarchés de Jacques Dutronc : Le chéri des libres-services/Qui libère les prix et les cœurs/Celui qui porte les paniers/Et qui s´occupe de vos bébés/Le Don Juan des ménagères/Avec son cœur de camembert…)

Je me souviens, lorsque j’étais jeune et employé de la grande distribution, des rapports de séduction, sinon de flirt, entre les caissières (à cette époque et en cet endroit, uniquement des femmes assises) et les manutentionnaires (presque uniquement des hommes debout) ; encore aujourd’hui, je me rends compte que, en plus des deux critères que vous mentionnez pour arrêter le choix de la caisse vers laquelle on va engager ses provisions (on évalue mentalement à la fois le volume du Caddie devant nous, et l’efficacité de la caissière), s’ajoute presque inconsciemment un troisième : j’opterai le cas échéant pour la caissière la plus jolie, alors même qu’il n’y aura aucun contact véritable, juste pour le plaisir de voir passer mes marchandises entre des mains liées à un joli visage. Aujourd’hui, on rencontre beaucoup de caissiers parmi les caissières, donc j’imagine que ces rapports de séduction superficielle, « valeur ajoutée » de la circulation des marchandises, sont susceptibles de concerner tous les sexes et toutes les préférences sexuelles.

Mais surtout, si je vous écris aujourd’hui, c’est que votre livre m’a frappé par ses similitudes avec un bref texte que j’ai moi-même écrit en 2007, dans un magasin IKEA. L’intention était différente, puisque je ne comptais pas en faire un livre – c’est le graphiste avec qui je travaillais alors, Patrick Villecourt, qui a eu l’idée d’en faire un « livre », en réalité un livre-objet ludique, un livre en kit, pastiche « afin de détourner le langage de l’adversaire » selon ses propres termes. La tonalité de mon J’ai inauguré IKEA est également distincte de votre Regarde les lumières mon amour, puisque j’ai glissé, conformément sans doute à ma nature, vers un traitement grotesque, un traitement en farce absurde, tandis que vous êtes sensiblement plus bienveillante (et en conséquence plus profonde, je crois). Cependant la « méthode » était bien identique : pénétrer dans un grand magasin, noter scrupuleusement  ce qu’on y voit et entend, afin de comprendre ce qui nous relie aux autres, et aux choses.

Je me fais une joie de vous offrir ci-joint un exemplaire de ce « livre » à monter soi-même. J’espère qu’il vous intéressera sur son fond, et qu’il vous distraira par sa forme.

Je joins en outre un second livre, Double tranchant, que j’ai réalisé avec le peintre Jean-Pierre Blanpain. Celui-ci est une fiction, le monologue d’un artisan coutelier, et n’a presque rien à voir… si ce n’est qu’en ce moment je tourne avec des musiciens un spectacle adapté de ces deux livres, et que la version scénique tente de rendre explicites les points communs du diptyque, la fabrication, la circulation, la consommation des objets.

Avec mon admiration, mes bien sincères salutations.

Fabrice Vigne

Post-scriptum : J’ai puisé dans votre livre des références littéraires que je ne manquerai pas d’explorer, Contrecoup de Rachel Cusk cité dans l’épigraphe, et De jeunes corps de Jon Raymond.
Réciproquement peut-être serez-vous intéressée par une liste de « films de supermarchés » que j’avais tenté de dresser il y a quelques années sur mon blog ?

Je vous dirai si elle me répond.

Maquille ton esprit

25/04/2014 Aucun commentaire

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Si, comme Saâdi, tu n’as des maîtresses qu’en songe, tu es à l’abri des chagrins et des désillusions.

Bustan ou Le jardin des fruits, première histoire : l’amour.
Saâdi (1210-1292), trad. Franz Toussaint

Lu cette semaine un intéressant petit bouquin de cul : Introduction aux porn studies, du chercheur François-Ronan Dubois.

Depuis que j’ai lu Wilhelm Reich, je sais que le désir sexuel est la plus puissante source d’énergie sur terre, et qu’elle est renouvelable, sans empreinte carbone, et de couleur bleu ciel.

Des preuves chaque jour dans le bulletin de santé de monde, tiens, en Syrie par exemple, et il n’y a pas de quoi rire : on aura beau multiplier les interprétations sociologiques, géopolitiques et religieuses, on n’aura pas épuisé le sujet des jeunes décervelés débordant d’hormones et d’orgone, qui partent faire le jihad en Syrie tant qu’on n’aura pas mentionné qu’en échange de leur martyre ils escomptent pécho 72 houris aux yeux noirs. Le fantasme nous meut, même dans le pire des contextes. Le désir nous fait lever le matin, nous fait coucher le soir (à plusieurs, dans le meilleur des cas – sinon dommage), c’est ainsi, homo sapiens est homo libidens, notre désir est l’un des plus petits dénominateurs communs de l’espèce.

Le sexe, soit on le fait, soit on y pense, puisqu’on ne peut pas le faire toute la journée. Et à force d’y penser on le représente. L’histoire s’est maintes fois répétée : à peine un art est inventé que déjà il s’emploie à représenter le désir sexuel, comme si c’était sa vocation première. Les humains représentent le sexe à la fois pour s’en souvenir, pour l’imaginer, pour le comprendre (parce que son mystère est irrémissible), mais aussi, plus prosaïquement, pour s’exciter le bourrichon, se mettre en état, se préparer à l’acte, ou le substituer faute de mieux. On sait que l’une des fresques rupestres de Lascaux montre un homme en érection. Trique inaugurale: l’histoire de l’art peut s’enclencher, passer par l’Egypte et le Papyrus de Turin, les peintures murales de Pompei, les hentaï d’Hokusai, I modi de Caracci…

Idem pour la littérature, dont l’acte de naissance est L’épopée de Gilgamesh. De quoi nous parle Gilgamesh depuis quatre millénaires ? De cul (ainsi que de naissance de la civilisation, d’aventures, d’amitié, de deuil, de peur de la mort, de sagesse… parce qu’il n’y a pas que le cul dans la vie. Mais il y a le cul). Gilgamesh le civilisateur apprivoise celui qui deviendra son meilleur ami pour la vie, Enkidu l’homme sauvage, en dépêchant auprès de lui une prostituée sacrée. Selon la traduction donnée par Jean-Jacques Pauvert :

« C’est lui, courtisane. Enlève tes vêtements, dévoile tes seins, dévoile ta nudité. Qu’il prenne des charmes de ton corps toute sa jouissance. Ne te dérobe pas, provoque en lui le désir. Dès qu’il te verra, vers toi il sera attiré. Enlève tes vêtements, qu’il tombe sur toi. Apprends à cet homme sauvage et innocent ce que la femme enseigne. S’il te possède et s’attache à toi, la harde qui a grandi avec lui dans la plaine ne le reconnaîtra plus. »
La courtisane enlève ses vêtements, dévoile ses seins, dévoile sa nudité, et Enkidu se réjouit des charmes de son corps. Elle ne se dérobe pas, elle provoque en lui le désir. Elle laisse tomber son écharpe et découvre sa vulve, pour qu’il puisse jouir d’elle. Hardiment elle le baise sur la bouche et lui, Enkidu, tombe sur elle. Elle apprend à cet homme sauvage et innocent ce que peut enseigner la femme, tandis que de ses mignardises il la cajole. Il la possède et s’attache à elle. Six jours et sept nuits, Enkidu sans cesse possède la courtisane.

Idem pour le cinématographe, art de la représentation du mouvement comme dit son étymologie : va pour la représentation du va-et-vient. Le cinéma est inventé en 1895, et F.-R. Dubois date de 1896 le premier film pornographique, Le coucher de la mariée. Le cinéma sert dès l’origine à distraire les foules et les familles dans les foires, mais aussi, plus clandestinement, à montrer l’immontrable à un public averti. Des coïts sont filmés dans (et pour) les bordels et on constate que, les variantes d’intromission fatalement en nombre limité étant connues depuis l’aube de l’humanité, ces films n’ont pas grand chose à envier aux gonzos du XXIe siècle. Une ­lettre de Paul Eluard à sa femme Gala, en 1926 : « Le cinéma obscène quelle splendeur ! C’est exaltant. Une découverte. La vie incroyable des sexes immenses et magnifiques sur l’écran, le sperme qui jaillit. Et la vie de la chair amoureuse, toutes les contorsions. C’est admirable, d’un érotisme fou. (…) Le cinéma m’a fait bander d’une façon exaspérée. Tout juste si je n’ai pas joui rien qu’à ce spectacle. Très pur, sans théâtre, c’est un art muet, un art sauvage, la passion contre la mort et la bêtise. On devrait passer cela dans toutes les salles de spectacle et dans les écoles. » (source : Et le sexe entra dans la modernité. Photographie obscène et cinéma pornographique primitif, aux origines d’une industrie, Frédéric Tachou, éditions Klincksieck.)

Idem pour Internet. Le web balbutiait encore que déjà une poignée de geeks émerveillés découvrait qu’ils tenaient là un moyen formidable de trimbaler des images cochonnes d’écran à écran (cf. les touchantes images archéo-pornos faites de caractères ASCII)…

Je crois qu’on peut aimer la pornographie parce qu’on aime le sexe, de la même façon qu’on peut aimer les romans parce qu’on aime la vie – et certes il existe d’autres raisons, plus obscures, d’adorer les simulacres. « Privé de mon vrai bien, ce bien faux me soulage » , Honoré d’Urfé, L’Astrée, IIe partie, livre 5.

Et puis voilà, désormais la pornographie est dans la place, elle brûle les yeux, court les rues, crève les écrans, et sex est à travers le monde le mot le plus écrit dans la fenêtre de recherche Google. La pornographie est tellement présente dans notre écosystème qu’elle est objet d’études académiques, nommées porn studies. La chair en chaire : sur les campus on cause savamment de sexualité, et de pornographie comme fait culturel, fait social, et discours, bien sûr, mais aussi de sociologie, philosophie, loi, économie, politique, histoire, esthétique, religion, psychopathologie.

Toutes ces contributions sont les bienvenues, mais je suggère de démarrer la réflexion un brin en-deça, d’en revenir aux corps, au plus petit dénominateur commun, à la palpitation organique, au désir universel et bleu. Il m’est venu une comparaison avec la diététique, que je vous livre ici.

J’ai appris un jour de la bouche d’un médecin que nombre des problèmes de santé de masse dans les sociétés capitalistes avancées (hypertension, diabète, obésité, cancer) proviennent d’un décalage hurlant entre nos besoins physiologiques, inchangés depuis des millions d’années, et nos ressources, bouleversées en un siècle. Si l’on ne se surveille pas, l’on a tendance à raffoler de ce qui est gras, salé, et sucré. Pourquoi ? Parce que notre organisme a besoin pour fonctionner correctement d’un peu de gras, d’un peu de sel et d’un peu de sucre. Autrefois, à l’époque où nos ancêtres dessinaient leurs premières pines sur les murs de Lascaux, ces denrées nécessaires étaient fort rares et l’ordinaire en était dépourvu – d’où la gourmandise instinctive, la convoitise pour ces vivres. Aujourd’hui, en notre civilisation de confort et d’abondance, de plaisir et de réconfort à portée de la Visa, la convoitise est intacte. Sauf qu’il suffit d’un seul repas au MacDo pour absorber des rations de gras, de sel et de sucre, qui eussent peut-être permis de tenir six mois à un Cro-Magnon. Le surplus dans nos corps engendre les maladies sus-énumérées.

Convoitise intacte née aux temps de la pénurie à des fins de conservation de l’espèce / offre démultipliée de façon exponentielle par l’économie capitaliste…

Ce schéma semble s’adapter comme un gant à la sexualité (instinct archaïque) et à la pornographie (offre en expansion exponentielle). En cas d’appel du ventre, il est aussi facile de se procurer du malsexe que de la malbouffe. Dans cette perspective, les équivalents de l’hypertension, du diabète, de l’obésité, du cancer seraient les effets pervers du trop-plein de porno. Les tétanisantes invitations au sexe à tous les coins de rue comme mauvaises graisses de la société de consommation. Exemples de dysfonctionnements pathologiques :

* la génération digital native autoformée sur la sexualité grâce à Youporn (courant le risque de confondre le réel et le fantasme, le produit d’appel machiste outrancier et la norme) ;

la banalisation d’un sexisme de convention, rapport de force qui déborde largement de la chambre à coucher (femmes dominées, hommes dominants) ;

* la prolifération d’images porno soft vulgarisées (si l’on ose dire) dans la pub (une paire de seins fait vendre une voiture, recette bien connue : le désir de forniquer, huile dans les rouages économiques, est remplacé par fondu-enchaîné subliminal, par le désir de changer de bagnole) ainsi que dans d’autres champs de communication visuelle, comme la mode ;

* les bimbos de la téléréalité (restez bandés ! ne zappez pas ! juste après la pause de pub vous apercevrez peut-être la culotte de Nabilla !) ;

* la presse féminine qui apprend aux filles dès leur plus jeune âge à se faire belles, à s’habiller, se maquiller, bouger et parler sexy, et à dépendre pour la vie du regard des garçons.

Je me suis laissé fasciner par un article du Huffington Post sur le maquillage des actrices porno. Prenez le temps de faire défiler le diaporama qui présente chaque fille avant et après Avant : des trognes sympas de bonne copine ou de voisine de palier, parfois jolie, parfois pas trop, maigrichonne ou boulote, l’air d’une rigolote ou d’une chieuse, parfois mal réveillée, parfois un bouton sur le nez ou des cernes sous les yeux… bref, un défilé de filles normales, d’êtres humains, infiniment divers en dépit du plus petit commun dénominateur ; après : des bombes sexuelles stéréotypées, uniformes, lisses comme du plastique, toutes bien complètes de leur oeil de biche et de leur bouche luisante entrouverte. L’appel à la reproduction est un goulot d’étranglement. Melissa Murphy, auteure de ces photos, est maquilleuse pro sur les tournages pornos. Elle explique que techniquement, il n’y a pas de différence flagrante entre embellir une actrice de films X sur le point de tourner une scène et maquiller une femme pour le jour de son mariage. Elle prononce en interview ce crédo professionnel, cet adage simple et merveilleux : « Si vous devez rendre une femme magnifique, vous rendez simplement une femme magnifique».

Make up your mind, comme disent les Anglais. Injonction que nous pourrions traduire tendancieusement par Maquille ton esprit.

Conseil de lecture 1 : Paye ta shnek. De la pulsion sexuelle bien dégueu verbalisée en pleine rue. C’est obscène, rigolo, machiste, instructif (voici ce que subissent les jeunes filles dans la vraie vie) et à l’occasion poétique (Mademoiselle t’as des jambes de sirène !) À mi-chemin entre les Brèves de comptoir et la Vie secrète des jeunes de Sattouf.

Conseil de lecture 2 : La technique du périnée de Ruppert et Mulot. Ce n’est pas tout à fait de la pornographie.

Conseil de lecture 3 : bah, lisez donc Reiser, ça ne peut pas faire de mal. Comme je l’ai dit ailleurs, Reiser a toujours raison quand il regarde notre époque depuis sa mort. Ci-dessous son avis sur la question, en 1980 :

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Addendum décembre 2014, conseil de lecture 4 : sous ce lien une tribune anti-pornographie, très bien argumentée, par Ran Gavrieli, dans Libé. La pornographie y est fort pertinemment, y compris du point de vue étymologique, qualifiée de « prostitution filmée ». L’auteur va plus loin, qualifiant toute l’imagerie dont nous sommes bombardés au quotidien (via la publicité, les clips, la téléréalité, la mode, etc…) de « pornographie habillée ».

Si ce bain de culture où nous pataugeons est de la « pornographie » et que la « pornographie » est elle-même de la « prostitution filmée », alors nous baignons (CQFD) dans un monde de propagande pour la prostitution, où toute la culture mainstream dit aux garçons : « vous serez un homme si vous pénétrez une fille à votre désir immédiat parce que la fille est faite pour cela », et aux filles : « vous serez digne d’intérêt si et seulement si vous êtes capables de susciter le désir sexuel chez un garçon ». La société entière, qui est devenue une funeste machine à consommer (une fille à oilpé sur les panneaux des abribus pour vendre un produit non seulement X mais aussi Y ou Z, c’est vachement bien puisque c’est bon pour la croissance) valide ces comportements comme « normaux ». Cela est grave.

J’ai signé, pour ma part, la pétition Zéromacho, mais sans passion ni conviction, parce que je ne crois pas à la disparition de la prostitution (je crains que la rendre illégale ne réussisse qu’à la rendre plus brutale). En revanche je crois, comme en toute chose, aux vertus de l’éducation, plus déterminante que les lois. Il nous faut sans relâche expliquer aux jeunes gens pourquoi la pornographie n’est pas la vie, et pourquoi la prostitution est nocive. (Et la pub aussi, en général, d’ailleurs.)

Maire vert polymorphe

19/04/2014 un commentaire

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J’écoute (en faisant la vaisselle) une intervioue de Jean-Pierre Andrevon à l’occasion de la sortie de sa fabuleuse somme, 100 ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction (ed. Rouge profond). Dites-moi Andrevon, quand et comment avez-vous découvert le fantastique ?

« … Eh bien comme j’ai pu, de là où j’étais, puisque j’étais un provincial. Je suis de Grenoble. Ville dont on n’a pas à rougir, depuis les dernières élections municipales. Première grande ville dont le Maire est écolo, je tiens à le saluer au passage… »

Bon, ce n’est pas tout à fait exact, Montreuil (104 000 hab.) ayant eu sa Maire verte un mandat avant Grenoble (157 000 hab.) mais peu importe, moi aussi je suis provincial, du même coin, et moi aussi je me réjouis de l’élection de M. Eric Piolle à la Mairie de Grenoble.

Le week-end dernier, le dit Piolle, nouvel édile des jeunes faisait le tour des stands du salon de Grenoble, serrant chaque paluche de façon en somme désintéressée, le scrutin étant passé. Je lui ai présenté mes petites productions bio, et parmi celles-ci je me suis fait une joie de lui offrir ce que je considère comme mon livre écolo.

Et tout en rinçant ma vaisselle j’essaye de faire le lien entre l’optimisme distillé par cette élection, et le bouquin fantastique (tous sens du terme) d’Andrevon. Le rapport me saute aux yeux. Pour porter l’écologie au pouvoir, il faut de l’imagination.

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ᏍᏏᏉᏯ

18/04/2014 un commentaire

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ᏏᏉᏯ (ᏍᏏᏉᏯ Ssiquoya ᎭᏫᎾᏗᏢ ᏣᎳᎩ) (ca. 1767 – ᎫᏰᏉᏂ ᎠᎴ ᎦᎶᏂ 1843), ᎤᎾᏅᏛ ᏥᏄᏍᏗ ᏣᏥ ᎢᏰᎵᏍᏗ, ᎠᏓᏩᏛᎯᏙᎯ ᎠᎴ ᎠᎴᏂᏙᎲ, ᏥᏄᏍᏛᎩ ᏣᎳᎩ ᎠᏕᎸ ᎤᏁᎬ ᎠᏥᏅᏏᏓᏍᏗ ᎦᎪ ᎪᎷᏩᏛᏗ ᎯᎠ ᏣᎳᎩ ᏗᎪᏪᎵ, ᎯᎠ ᎢᏴ ᎠᏓᏠᎯᏍᏗ ᎾᏍᎩ ᎠᏍᎦᏯ ᏀᎾᎢ ᏀᎾ ᎯᎠ ᏙᎪᏩᎸ ᎪᎷᏩᏛᏗ ᎠᏃᏪᎵᏍᎬ ᎢᏯᏛᏁᎵᏓᏍᏗ.

ᎾᎥ ᏔᎾᏏ ᏛᏍᎩᏥ ᏙᏧᏙᎥ ᎦᏚᎲ, ᎤᎿ ᎨᏎ ᎤᎨᏓᎵᏴ ᏕᎨᎦᏨᏍᏔᏁ ᎠᏣᎳᎩ ᎤᎬᏩᏳᎯ ᎤᏪᏥ, ᏭᏖ, ᏃᏊᎴ ᏅᏕᏂᎵ ᎩᏍᏗ. ᏗᎦᏁᎦ ᏗᎦᎾᏕᎩ ᎨᏎ ᏅᏕᏂᎵ. ᏭᏕᏁ ᏏᏉᏯ ᎦᎵᏆᏍᎪ ᎦᎵᏆᏚ ᏑᏓᎵ ᎤᏕᏗᏴᏌᏗᏒᎢ.

ᎠᏲᏟ ᏥᎨᏎ ᎤᏓᏂᏰ ᏔᎾᏏ ᎤᎾᎴᏅ ᎠᏂᏲᏁᎦ ᎠᏂᎷᎬᎢ. ᏣᏥᏱ ᏗᏝ ᏭᏓᏅᏎ ᏭᏕᎶᏆᎡ ᏧᎸᏫᏍᏓᏁᏗ ᎪᏢᏅᏍᎬ ᎠᏕᎳ ᎤᏁᎦ ᎢᎬᏗᏍᎬ. ᎠᏍᎦᏯ ᎤᏩᏎ ᎤᏬᏢᏅ, ᎠᏥᏁᏍᏓ ᏁᎴ ᏏᏉᏯ ᏚᏙᎥ ᎤᏬᏪᎶᏗ ᎤᏬᏢᏅᏅ ᎦᎾᏕᎬ. ᎤᏚᎸᎮ ᏚᏙᎥ ᎤᏬᏪᎶᏗ ᏏᏉᏯ. ᎠᏎᏃ Ꮭ ᏯᎦᏔᎮ ᎤᏬᏪᎶᏗ. ᎪᏟᎩ ᎨᏎ ᎤᏪᎿᎢ ᎠᏍᎦᏯ ᏗᎦᎶᎩᏍᎩ. ᏣᎵ ᏧᏙᎢᏓ ᎥᏍᎩᏃ ᎤᏎᎮᎴ ᏲᏁᎦ ᎢᎬᏗ ᏚᏙᎥ ᎤᏬᏪᎳᎾ. ᎾᎯᏳ, ᏁᎳᏚ-ᏐᏁᎳ ᎤᎴᏅᎮ ᎠᏓᏅᏕᏍᎬ ᏣᎳᎩ ᎪᏪᎶᏗ. ᎤᏓᏅᏒ ᎠᎳᏆᎹ ᏗᏝ ᏬᎶᏒᎢ. ᏭᏖᎳᏕ ᏣᎳᎩ ᎠᏂᏲᏍᎩ ᎠᎾᏟᎲ ᎤᎾᏙᏢᏒᎢ. ᎾᎯᏳ ᏓᎿᏩ ᎠᏍᏆᎵᏍᎬ ᎤᏕᎳᎰᏎ ᏂᎦᎥ ᎦᎷᎶᎬ ᏣᎳᎩ ᎪᏪᎶᏗ. ᎬᏩᎵᏨ ᎨᎡ ᏙᏧᏁᏅᏒ ᏗᎪᏪᎵ ᏧᏃᏪᎳᏅ ᏫᏚᏂᏅᏗ ᎠᎴ ᎤᏃᏪᎶᏗ ᏂᎦᎵᏍᏔᏅᏍᎬᎢ.

ᏓᎿᏩ ᎤᎵᏍᏆᏙᎾ ᎤᎴᏅᎮ ᏙᏳ ᎨᏒ ᏚᎸᏫᏍᏓᏁᎲ ᏕᎪᏢᏍᎬ ᏣᎳᎩ ᏗᎪᏪᎶᏗ. ᎤᎴᏅᎮ ᏕᎪᏪᎵᏍᎬ ᏂᎦᎵᏍᏗᏍᎬ ᎦᏁᎬᎢ. ᏁᎵᏍᎪ ᏑᏓᎵ ᎢᏳᏓᎴᎩ ᎦᏁᏍᏗ ᏚᏬᏪᎳᏁᎢ. ᎤᏍᏗ ᎠᎨᏳᏣ ᎤᏪᏥ, ᎠᏲᎦ ᏧᏙᎢᏓ, ᎠᎯᏓ ᎤᏕᎶᏆᎡᎢ ᎤᏬᏪᎶᏗ ᏣᎳᎩ. ᎤᏎᎮᎴ ᏔᎵᏁ ᎠᎾᏟᏅᏢ, ᏣᏥ Lowery, ᏙᏱᏗᏝ ᏭᏎᎮᎴ ᎤᏪᏅᏍᏗ ᎠᏲᎦ, ᏅᏊ ᏅᏛᏛᏁᎢ ᎪᎰᏍᏗ ᏣᏥ. ᏏᏉᏯ ᎤᏬᏪᎳᏁ ᎤᏬᎭᎵᏴᏓ ᏅᏊᎴ ᎤᏛᏛᏁᎢ ᎠᏲᎦ ᎤᎪᎵᏰᏗᎢ. ᎤᏍᏗᏰᏔᏁ ᏣᏥ ᎠᏂᏐᎢ ᏴᏫ ᏧᏎᎮᏗ ᏂᎬᏁᎲ ᏕᎪᏪᎵᏍᎬᎢ. ᏁᎳᏚ ᏌᏊᏦᏁ, ᎤᎾᏠᏯᏍᏔᏁ ᏣᎳᎩ ᎠᏰᏟ ᎤᎾᏤᎵ ᎤᏅᏔᏁ ᏗᏣᎳᎩ ᏗᎪᏪᎶᏗ.

ᏏᏉᏯ ᏃᏊᎴ ᎤᏓᏅᏎ ᏭᏕᎵᎬ ᏗᏝ, ᏲᏁᎬ ᏙᏧᏙᎥ ᏭᎶᏎᎢ. ᎠᎹᎭ ᎠᎹ ᎦᎶᏗᏍᎨ ᎤᏔᎾ ᏧᎳᏍᎩᎢ. ᏳᎧᏲᏌ ᎠᎹ ᎠᏘᏯᏍᎨ ᎠᎹ, ᏃᏊ ᏫᎦᎾᏕᎨᎢ. ᏁᎳᏚ ᏅᎩᏦᏁ ᎤᏕᏘᏴᏌᏗᏒ ᎢᏤ ᎢᏦᏓ ᎢᎬᎾᏕᎾ ᏗᏂᎳᏫᎩ ᎤᎾᏓᏡᎬ ᎤᏃᏢᏁ ᎤᏯᏟᏗ. ᎣᏂᏊᏳᏍᏗ ᎤᏅᎪᏤ ᏗᎦᎴᏔᏅ, ᏣᎳᎩ ᏧᎴᎯᏌᏅ, ᎤᎿ ᎥᏍᏊ ᎦᏚᎲ. ᏁᎳᏚ-ᏧᏁᎵᏦᏁ ᏣᎦᏟᎶᏍᏔᏅ ᎤᏂᏑᏫᏎ ᏩᏒᏓᏂ ᏩᏂᎦᏛ ᏧᏄᎦᏙᏗ ᎨᏥᎢᎸᏍᏗ ᏲᏁᎬ ᎤᎦᎳᎰᎹ ᏗᏝ.

ᎠᏂᏍᏆᏂ ᏗᏁᎲ ᏗᏝ, ᎢᎦᏓ ᎠᏂᏣᎳᎩ ᎤᎿ ᏥᏭᏂᎶᏒ ᏓᏲᎲ ᎪᎱᏍᏗ ᏧᏩᏂ ᏭᏲᎱᏎ ᏁᎳᏚ ᏅᏍᎪ ᏦᎢ ᎤᏕᏗᏴᏌᏗᏒᎢ. Ꮭ ᎩᎶ ᏳᏅᏔ ᎤᎿᎢ ᎦᏂᏌᎲᎢ.

En 2014, tout le monde ment

20/03/2014 Aucun commentaire

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Depuis ma brûlante découverte de Martin Eden, sa vigueur, sa profondeur, son actualité, j’ai fait le serment de lire un roman de Jack London par an, comme on fait une cure de raisin pour se purger les entrailles. Je m’y tiens. En 2014 j’ai d’abord lu ceci, excellent livre certes, mais qui ne compte pas, car c’est une adaptation, un produit dérivé.

Mon « vrai » London 2014 date de 1916 : La petite dame dans la grande maison. Or ce roman tombe à point nommé, comme une contribution sur mesure aux débats, sinon sur les genres, du moins sur l’égalité homme-femme, sur l’émancipation des femmes, et autres combats que l’on serait naïf de croire gagnés une fois pour toutes. Le roman s’ouvre sur un portrait du protagoniste, londonien en diable, mâchoire carrée et yeux qui brillent, tout à la fois self made man, aventurier et poète, on imagine Kirk Douglas dans le rôle… Mais très vite le véritable héros du livre se révèle autre, plus original, et plus intéressant : c’est sa femme. Brossant le portrait d’une femme indépendante, choisissant librement sa vie et sa sexualité (l’histoire tourne autour d’un ménage à trois), La petite dame a fait scandale il y a un siècle. Il n’est pas inutile de le lire aujourd’hui.

Parce qu’il y a du boulot, là.

Je côtoie en ce moment des élèves d’un lycée pro au sein d’un dispositif de longue haleine, qui leur permet de rencontrer toutes sortes d’intervenants. Moi d’une part, mais aussi des conseillères conjugales du Planning familial (celui de Grenoble, l’héroïque, le pionnier) – car nous travaillons sur un thème imposé : les rapports filles-garçons. J’ai tenu, la semaine dernière, à assister en simple spectateur à la rencontre entre les ados et les dames du Planning, d’abord pour faire connaissance avant la séance où j’échangerai avec eux à propos de la littérature, ensuite parce que le sujet fille/garçon me titille, l’avouerai-je, davantage que la littérature.

Extrait spécialement marquant de la conversation à bâtons rompus :

– Bon, la contraception, vous savez ce que c’est ?

– Ben, ouais, c’est… comment… un contrat, quoi… C’est tu t’engages à faire quelque chose…

– Non, pas du tout. C’est le moyen d’avoir des rapports sexuels sans faire des enfants.

– Mais, attendez, madame, à propos du viol… Je sais pas si c’est vrai, j’ai entendu dire… Un viol, en fait, c’est pas un viol si on met un capote.

– Comment ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Ben, si tu mets une capote… Après, y’a plus de preuve. Alors, c’est pas un viol.

– Un viol est un viol, avec ou sans capote ! C’est-à-dire un crime, puni de huit ans de prison. Les prisons sont pleines de violeurs qui ne comprennent toujours pas ce qu’ils ont fait de mal.

– Ben non, c’est pas un viol, puisqu’il n’y a pas de preuves. Je sais ce que je sais…

– Non non non, attends, tu ne peux pas dire ça. Ce serait comme tuer quelqu’un, faire disparaître le corps, et repartir conscience tranquille puisqu’il n’y a « pas eu meurtre ». Capote ou pas, il y a d’autres preuves, à commencer par la parole de la victime. Le témoignage. Ça ne compte pour rien,  la parole ? Une fille qui vient porter plainte pour viol, on ne va pas chercher s’il y a capote ou pas. Il y a viol de toute façon. Prison. Huit ans.

– Mais c’est n’importe quoi, ça… Alors la fille, d’abord elle veut, et ensuite une fois que c’est fait elle veut plus, elle va faire croire qu’elle voulait pas, et elle ira voir les flics ? C’est pas normal, ça ! Elle a pas de preuves !

– Tu crois qu’une fille qui n’a pas été violée va aller voir la police, et se mettre dans la situation humiliante de se plaindre d’un viol pour le plaisir de mentir ?

– Ben ouais, bien sûr ! Eh ! Faut arrêter, là, faut ouvrir les yeux. On est en 2014, tout le monde ment.

Jamais je n’avais reçu, énoncée avec autant de calme, de clarté, de clairvoyance peut-être, la définition du chaos qui nous tient lieu d’écosystème. J’ai bien fait de venir. J’ai froid dans le dos.

Ces mômes vivent dans le chaos, celui qu’on leur laisse, nous, Tapie, Cahuzac, DSK, Sarkozy, etc, le chaos où tout le monde ment, où il est normal de mentir, puisque de haut en bas de la société, des misérables jusqu’aux oligarques, c’est chacun pour sa gueule. Le chaos est là, il est premier, on vient ensuite, on s’adapte, on se conforme, question de survie, ce n’est pas le monde qui s’adaptera pas à nous. La première règle de vie n’est pas respecter les autres et la loi, mais ne pas se faire gauler. Pas de preuve ? Pas de mal. Ces ados sont très bien adaptés. Ils savent, sans même avoir besoin de lire les rapports de la NASA, que la civilisation touche à son terme.

Après, nous discutons, bien sûr. Nous nous trouvons non seulement dans le même monde, mais dans la même salle de classe, alors le contact est possible, nous discutons. C’est long, laborieux, mais nous discutons, et nous arrivons à élever le débat, quelques centimètres au-dessus du chaos.

Je sors du lycée, je jette un œil aux nuages, un peu inquiet, vaguement oppressé. Mais avec une admiration renouvelée, sans bornes, pour l’Education Nationale, pour le Planning Familial, pour tous les travailleurs anti-chaos.

Mise à jour mai 2015 : la preuve rétroactive que le mensonge est normal en 2014.

Traité du Loup des steppes (Pour les fous seulement)

11/01/2014 un commentaire

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Je lis, j’écris. J’écris parce que j’ai lu, je lis parce que j’ai écrit, ainsi de suite. Inspiration, expiration. Mais si je fais le compte, je suis beaucoup plus lecteur qu’écrivain.

Je suis « écrivain » de façon intermittente, et fragile, les moments où j’écris étant justement ceux où je réalise que je ne sais pas écrire. En revanche je suis « lecteur » ah ça oui, aucun doute, chaque jour. Je lis, et tout s’éclaire. Je viens de lire Le loup des steppes de Hermann Hesse. Mon premier roman lu en 2014 date de 1927. L’année commence bien.

C’est l’histoire d’un certain Harry Haller, érudit marginal, qui se figure coupé en deux, moitié homme, moitié loup. Harry est un champ de bataille perpétuel, dont les deux personnalités prennent tour à tour le contrôle. Il est bipolaire comme on dit de nos jours, asocial en tout cas, incapable de vivre parmi le commun des mortels. Déclassé en perdition, joyeux mélancolique, odieux et attachant, complexe et tête-à-gifles, Haller est une création romanesque originale – or comme l’estime Houellebecq, la réussite des personnages est le premier critère qui vaille en matière de romans. Mais il y a davantage, il y a l’histoire : un beau jour, ou plutôt une nuit d’errance, une nuit onirique et scintillante, il croise au coin d’une rue mal famée un camelot qui lui vend une brochure intitulée Traité du loup des steppes. Cette brochure semble n’avoir été rédigée que pour l’égaré Harry Haller, et lui révèle tout de sa propre vie, par une analyse psychologique froide et détaillée.

La mise en abyme de l’expérience romanesque est transparente… Tôt ou tard, vous aussi vous tomberez sur un inconnu qui vous collera entre les mains le livre, le miroir, qui éclairera votre existence.

Cette fois-ci, voilà comment ça s’est passé pour moi : au coin non d’une rue mais d’un mail.

Je cherche depuis six mois à faire publier mon dernier roman, me pliant humblement à la méthode traditionnelle : j’envoie des manuscrits par la Poste, puis j’attends à côté du téléphone (par lequel viendra peut-être la bonne nouvelle) ou de la boîte aux lettres (par laquelle vient sans faillir la mauvaise). Je reçois donc en cascade, comme de juste, les lettre types « cher manuscrit n°8765 malgré toutes ses qualités votre manuscrit n’a pas fait l’unanimité dans notre comité de lecture mais nous vous remercions pour l’intérêt  que vous avez manifesté pour notre maison nous tenons votre machin à votre disposition dans nos locaux si vous ne le récupérez pas sous quinzaine il nourrira nos cochons ».

Rompant soudain cette monotonie tiède dont on se console comme on peut, je reçois pourtant un refus singulier, personnalisé. Enthousiaste, même. Un éditeur charmant, un gentleman, même (je vous donnerai son nom si vous me le demandez gentiment) me refuse tout en me recouvrant de compliments – expérience inédite dans le genre double bind. Se faire refouler ainsi est presque un plaisir masochiste (et quoi qu’il en soit, je suis résolu à proposer autre chose un de ces jours à sa maison d’édition). Plein de tact, il prend la peine de m’expliquer qu’il n’a pas envie de publier mon roman mais qu’il l’a trouvé « remarquable, beau, sensible, intelligent », plein de « moments poétiques et forts, d’instants de folie stylistique et visuelle ». Il ajoute : « J’ai songé plusieurs fois au Loup des steppes de Hesse, souvenir de lecture lointain mais vivace ».

Or je n’ai jamais lu ce livre. L’occasion ? Le larron ! Je m’y plonge. Je ne vois pas trop le rapport avec mon propre livre, mais peu importe, je l’aime.

Depuis que j’ai lu Le loup des steppes, j’en parle avec enthousiasme autour de moi. Et je reçois le même genre de réactions que lorsqu’en 2008, je découvris Martin Eden et tâchai de le faire lire à tout le monde : « Ah, oui, ça me dit quelque chose, je l’ai lu quand j’étais ado, je me souviens que j’avais aimé ». Encore un livre que j’aurai loupé dans mon adolescence. C’est vrai : ce roman est de la catégorie qui peut marquer pour la vie à un certain âge tendre, mais semblera seulement intéressant plus tard. Peut-être n’ai-je pas terminé ma néoténie. Il me reste des romans d’apprentissage à lire, et sans doute des apprentissages à accomplir. Je me demande si je vivrai assez vieux pour combler toutes les lacunes de mon adolescence.