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L’esprit des lois (lectures pendant la canicule, 6)

23/07/2015 Aucun commentaire

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Je suis Charlie, sans doute, mais je suis également Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu.

Et puisqu’on est là entre nous à parler lectures d’été, autant l’avouer, je suis aussi un peu Almanach Vermot. Chaque été, quand j’étais petit, je relisais chez mes grands parents des Almanachs Vermot jaunis et cornés, vieux déjà de plusieurs décennies, mais qui eussent tout aussi bien convenu pour l’an courant, porteurs d’un humour dont la rancitude n’avait pas d’âge, à base d’immarcescibles blagues d’amants dans le placard, de belles-mères, de misogynie bon-enfant, de défoulements sur les frustrations ordinaires des hommes de rien, de bons mots d’enfants ou de politiciens, d’astuces pratiques, de calembours, de de paires de seins. Le Vermot fête ses 130 ans et recycle depuis sa naissance ces ingrédients de l’esprit français.

Or puisque je suis un soir d’été, je feuillette l’édition 2015 du Vermot, je l’ouvre à la page 99, je m’attends à une blague vaseuse mettant en jeu une paire de seins… Mais je tombe à brûle-pourpoint sur une citation de Montesquieu. « Si, dans l’intérieur d’un État, vous n’entendez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas. »

Voilà qui m’éclaire davantage sur ce qu’est au juste l’équation de l’esprit français : la gaudriole éculée PLUS la citation à brûle-pourpoint de Montesquieu.

Comme le Fond du tiroir se sent, au fond, très français, il se replonge cet été dans L’Esprit des lois de Montesquieu. Et, en tant qu’envoyé spécial en 1748, vous offre sur un plateau cette solide matière à penser :

Livre XXIV : des lois dans le rapport qu’elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses pratiques et en elle-même

Chapitre I : Des religions en général

Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds, ainsi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société; celles qui, quoiqu’elles n’aient pas l’effet de mener les hommes aux félicités de l’autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

Je n’examinerai donc les diverses religions du monde, que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil; soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.

Comme dans cet ouvrage je ne suis point théologien, mais écrivain politique, il pourrait y avoir des choses qui ne seraient entièrement vraies que dans une façon de penser humaine, n’ayant point été considérées dans le rapport avec des vérités plus sublimes.

À l’égard de la vraie religion, il ne faudra que très peu d’équité pour voir que je n’ai jamais prétendu faire céder ses intérêts aux intérêts politiques, mais les unir: or, pour les unir, il faut les connaître.

La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s’aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles, parce qu’elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir.

Chapitre II : Paradoxe de Bayle

Bayle a prétendu prouver qu’il valait mieux être athée qu’idolâtre; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’il est moins dangereux de n’avoir point du tout de religion, que d’en avoir une mauvaise. « J’aimerais mieux, dit-il, que l’on dît de moi que je n’existe pas, que si l’on disait que je suis un méchant homme. » Ce n’est qu’un sophis­me, fondé sur ce qu’il n’est d’aucune utilité au genre humain que l’on croie qu’un certain homme existe, au lieu qu’il est très utile que l’on croie que Dieu est. De l’idée qu’il n’est pas, suit l’idée de notre indépendance; ou, si nous ne pouvons pas avoir cette idée, celle de notre révolte. Dire que la religion n’est pas un motif réprimant, parce qu’elle ne réprime pas toujours, c’est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus. C’est mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu’elle a produits, si l’on ne fait de même celle des biens qu’elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu’ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion, il ne le serait pas que les princes en eussent, et qu’ils blanchissent d’écume le seul frein que ceux qui ne craignent point les lois humaines puissent avoir.

Un prince qui aime la religion, et qui la craint, est un lion qui cède à la main qui le flatte, ou à la voix qui l’apaise: celui qui craint la religion, et qui la hait, est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent: celui qui n’a point du tout de religion, est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu’il déchire et qu’il dévore.

La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme ou qu’un certain peuple n’eût point de religion, que d’abuser de celle qu’il a; mais de savoir quel est le moindre mal, que l’on abuse quelquefois de la religion, ou qu’il n’y en ait point du tout parmi les hommes.

Pour diminuer l’horreur de l’athéisme, on charge trop l’idolâtrie. Il n’est pas vrai que, quand les anciens élevaient des autels à quelque vice, cela signifiât qu’ils aimas­sent ce vice: cela signifiait au contraire qu’ils le haïssaient. Quand les Lacédémoniens érigèrent une chapelle à la Peur, cela ne signifiait pas que cette nation belliqueuse lui demandât de s’emparer dans les combats des cœurs des Lacé­démoniens. Il y avait des divinités à qui on demandait de ne pas inspirer le crime, et d’autres à qui on demandait de le détourner.

Chapitre III : Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane

La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme: c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Évangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se ferait justice, et exercerait ses cruautés.

Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfer­més, moins séparés de leurs sujets, et par conséquent plus hommes; ils sont plus disposés à se faire des lois, et plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout.

Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides, et par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admi­rable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du cli­mat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l’Afri­que les mœurs de l’Europe et ses lois.

Le prince héritier d’Éthiopie jouit d’une principauté, et donne aux autres sujets l’exemple de l’amour et de l’obéissance. Tout près de là, on voit le mahométisme faire renfermer les enfants du roi de Sennar : à sa mort, le Conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et, de l’autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez recon­naître.

C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vain­cus ces grandes choses : la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la reli­gion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même.

On peut dire que les peuples de l’Europe ne sont pas aujourd’hui plus désunis que ne l’étaient dans l’empire romain, devenu despotique et militaire, les peuples et les armées, ou que ne l’étaient les armées entre elles: d’un côté, les armées se faisaient la guerre; et, de l’autre, on leur donnait le pillage des villes et le partage ou la confis­cation des terres.

Chapitre IV : Conséquences du caractère de la religion chrétienne et de celui de la religion mahométane 

Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane, on doit, sans autre examen, embrasser l’une et rejeter l’autre: car il nous est bien plus évident qu’une religion doit adoucir les mœurs des hommes, qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie.

C’est un malheur pour la nature humaine, lorsque la religion est donnée par un conquérant. La religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée.

L’histoire de Sabbacon, un des rois pasteurs, est admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe, et lui ordonna de faire mourir tous les prêtres d’Égypte. Il jugea que les dieux n’avaient plus pour agréable qu’il régnât, puisqu’ils lui ordonnaient des choses si contraires à leur volonté ordinaire; et il se retira en Éthiopie.

Chapitre V : Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, et que la protestante s’accommode mieux d’une république

Lorsqu’une religion naît et se forme dans un État, elle suit ordinairement le plan du gouvernement où elle est établie: car les hommes qui la reçoivent, et ceux qui la font recevoir, n’ont guère d’autres idées de police que celles de l’État dans lequel ils sont nés.

Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la protestante, et ceux du midi gardèrent la catholique.

C’est que les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du midi; et qu’une religion qui n’a point de chef visible, convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un.

Dans les pays mêmes où la religion protestante s’établit, les révolutions se firent sur le plan de l’État politique. Luther ayant pour lui de grands princes, n’aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de prééminence extérieure; et Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités.

Chacune de ces deux religions pouvait se croire la plus parfaite; la calviniste se jugeant plus conforme à ce que Jésus-Christ avait dit, et la luthérienne à ce que les apôtres avaient fait.

Et ça continue ainsi, fluide et lumineux, grand style classique… Je note encore ceci, qui manifestement traite de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui n’adviendrait que 150 ans plus tard :

Chapitre VII : Des lois de perfection dans la religion 

Les lois humaines, faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils: la religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils, et peu de préceptes.

Quand, par exemple, elle donne des règles, non pas pour le bien, mais pour le meilleur; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils et non pas des lois; car la perfection ne regarde pas l’uni­versalité des hommes ni des choses. De plus, si ce sont des lois, il en faudra une infinité d’autres pour faire observer les premières. Le célibat fut un conseil du chris­ti­a­nisme: lorsqu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua, il fatigua la société, pour faire exécuter aux hommes par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil.

Tout le Livre XXIV vaut le coup. Puis, dans le livre XXV, qui poursuit le même sujet, on trouve notamment :

Chapitre IX : De la tolérance en fait de religion

Nous sommes ici politiques, & non pas théologiens : & pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion & l’approuver.

Lorsque les lois d’un état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entr’elles. C’est un principe, que toute religion qui est réprimée, devient elle-même réprimante : car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie.

Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non-seulement qu’elles ne troublent pas l’état, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entr’elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois, en se contentant de ne pas agiter le corps de l’état ; il faut encore qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit.

Sans doute l’intégralité de L’esprit des lois mérite d’être lu aujourd’hui comme hier, mais c’est plus difficile que le Vermot, eh, oh, nous sommes en été, tout de même.

(source : Wikisource)

Face aux ténèbres (lectures pendant la canicule, 5)

18/07/2015 Aucun commentaire

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Se sentir dépressif est un phénomène normal. Normal dans le sens « ordinaire » plutôt que « naturel », puisque la dépression est paraît-il inconnue de certaines sociétés traditionnelles… La « dépression nerveuse » (à l’usage, l’adjectif s’est usé) aurait donc donc été inventée par notre mode de vie, quelque part entre la Révolution Néolithique et la Révolution Industrielle, au même titre que l’eau courante, le plan d’occupation des sols, la bombe atomique, le cinéma, le kit mains-libres, l’accident de la route et le don d’organes, le travail salarié et le chômage de masse, le libre arbitre et le fascisme.

La dépression, comme l’esprit, souffle où elle veut. Elle a des causes lointaines et des déclencheurs immédiats, qu’il convient de ne pas confondre. Elle a de solides raisons et de fragiles traitements. Elle va et vient, et quand elle revient c’est parfois avec un autre masque, un autre nom. En ce moment, le vocabulaire tendance est bipolaire, j’ai pris le temps de comprendre ce que ce mot signifiait, explicitement et implicitement, mais je n’en suis pas venu à bout.

En réalité, pour comprendre la dépression comme pour comprendre tout ce qui porte un nom, pour poser des mots un peu exacts sur les choses, il faut s’en remettre aux écrivains et aux poètes (et c’est ici qu’on place l’inusable sentence d’Albert Camus, « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde »).

Le livre le plus terrible et le plus vrai que j’ai lu sur la dépression n’a pas été écrit par un psychiatre mais par un romancier. Ce n’est cependant pas un roman. C’est Face aux ténèbres, chronique d’une folie, le témoignage de William Styron paru en 1989. Le titre original est Darkness visible, deux mots que Styron, qui s’en remettait aussi aux poètes, avait dénichés dans un poème de John Milton. L’obscurité visible, magistral oxymore qui n’est pas sans rappeler le concept d’Eigengrau.

Styron, surtout connu pour Le Choix de Sophie, raconte ici à la première personne sa descente en son enfer intérieur, étape par étape. Les racines du mal, les signes avant-coureurs, l’aggravation jusqu’à l’incapacité physique et psychique, voire la confusion (le basculement dans son cas a eu lieu à Paris, un jour où on devait lui remettre un prix pour son oeuvre… contretemps ironique et tragique), l’alcool, les cachets, le désespoir, l’impuissance, les insomnies consacrées à planifier son suicide… Tel un voyageur qui met au propre son carnet de route, il déroule tout cela avec précision, méticulosité et, c’est le plus frappant, lucidité. Le malade comprend tout (fût-ce avec un léger différé) de sa maladie. Première leçon : la lucidité ne sert donc à rien. En tout cas pas à éviter de sombrer. C’est en pleine clairvoyance que l’on s’abîme.

Moi, qui me sens dépressif chronique depuis… bah, disons, depuis toujours, j’ai cru reconnaître entre ces lignes certains symptômes. Mais, curieusement, leur lecture m’a fait grand bien. La compassion soulage : pauvre Styron, je n’en suis tout de même pas à son stade… Traverser les mots d’un autre pour les faire siens est une thérapie à part entière, on s’en extirpe un tant soit peu purgé. Le phénomène est d’ailleurs connu depuis des millénaires, et s’appelle catharsis (eh, oui, bien sûr, si à chaque fois qu’un concept grec millénaire nous sauvait la mise, nous reversions un impôt minime à la Grèce, on aurait remboursé leur foutue dette en moins de deux).

J’allais mieux, j’avais quelques mots dans la bouche, aussi je suis allé consulter. Pour la première fois de ma vie, j’ai déclaré à mon généraliste : « Je crois bien que ça ne va pas, là, dans ma tête je veux dire, il faudrait faire quelque chose ». Pour la première fois de ma vie, j’ai eu droit à une ordonnance pour des antidépresseurs, et à une autre pour m’entretenir avec un purgateur professionnel. Je n’ai utilisé ni l’une, ni l’autre. Les cachetons, non merci, je me méfie (Styron leur consacre de longs passages, et selon son expérience, même s’il distingue les bonnes et les mauvais molécules, la balance risque/gain est peu incitative). Quant au psy, je ne suis pas encore tout à fait prêt, je crois.

À la place, je me suis offert une autre « première fois de ma vie » : sur les conseils d’une personne de confiance, j’ai consulté un acupuncteur. J’ai aimé ça. Rencontrer un homme avec du flair, de l’intuition, de l’écoute, de la culture, est toujours bon à prendre, et il se trouve que celui-ci est acupuncteur. Nous avons longuement parlé, avant qu’il ne sorte ses aiguilles. Il m’a complimenté là où il a pu : « Vous avez une excellente respiration abdominale, vous avez l’habitude de faire du yoga ? Pas du tout, mais en revanche je joue d’un instrument à vent. Parfait, l’instrument à vent, bravo ! Alors vous êtes prédisposé à comprendre que le corps et l’esprit ne font qu’un, mon travail sera plus facile… »

Il m’a dit encore : « Certes, il y a de quoi être dépressif en vivant dans ce monde-ci. Vos idéaux ne peuvent qu’être bafoués quotidiennement. L’égalité, par exemple. Vous y croyez, à l’égalité ? Les hommes ne sont pas égaux ! Voyez les beaux cheveux que vous avez, et mon pauvre crâne nu. » Eh, de l’humour, avec ça.

Il m’a dit enfin : « Vous me dites que vous êtes dépressif, mais je ne sens pas de dépression en vous. Les dépressifs ont une odeur caractéristique, de prune acide, rien de tel chez vous. Selon moi, vous êtes plutôt, mélancolique d’une part ça c’est une question de tempérament, et simplement triste d’autre part ça c’est une question de circonstances. »

La prune acide. Rien que pour entendre cela, j’ai bien fait d’aller le voir. Même Styron ne me l’avait pas fait, le coup de l’odeur de prune acide. Peut-être que je ne suis pas dépressif, après tout, preuve par le nez. Styron énumère dans son livre de nombreux grands artistes et écrivains dépressifs (Lewis Trondheim fera un peu la même chose 20 ans plus tard, dressant la liste de ses confrères déprimés légers ou graves ou suicidés), établissant même un rapport de cause à effet entre dépression et la création… Aurais-je voulu rejoindre ce beau cénacle par pur orgueil ? Pour qui me prenais-je ? Je me suis cru en dépression, luxe au-dessus de mes moyens, moi qui ne sens même pas la prune !

Bon, ça fait du bien de se dilater un peu la rate, mais mon acupuncteur veut me revoir prochainement. Pour me traiter la rate. D’après les Chinois et lui, la rate est l’organe de la créativité. Ah, bon.

Comix Book (lectures pendant la canicule, 4)

15/07/2015 Aucun commentaire

comix

Dans Jean Ier le Posthume roman historique ainsi que sa séquelle, le personnage de Stan incarne la toute puissance de l’imagination, la liberté du démiurge, l’univers en expansion infinie dans un crâne de 1500 cm3 environ (comme le mien ou le vôtre – vérifiez). Il se prénomme « Stan » en hommage à l’idole de mes 11 ans, Stan Lee.

En ce temps-là, c’était sous Giscard, je dévorais Strange (que l’on prononçait comme-ça-s’écrit, Strange et non Stwèndje) et chacune de ses variantes mensuelles, bimestrielles, trimestrielles. L’univers Marvel et son panthéon de héros en collants, à bras cassé ou à énergie pure, m’offraient rien de moins qu’une vie parallèle, incomparablement plus attirante, plus excitante, plus colorée, et peut-être même, attention terrible aveu de syndrome bovaro-quichottesque, plus réelle, que mon quotidien à l’école ou chez mes parents. Or, j’avais bien repéré que chaque nouveau chapitre de l’interminable saga de ce monde parallèle, qui me faisait explorer les rues de Manhattan et les confins du cosmos, s’ouvrait par la même formulette : « Stan Lee présente ».

Comment ? Un seul homme, et quel homme ! quel colosse ! quel titan ! se cachait donc derrière ces paysages merveilleux, tirant les ficelles de tous leurs habitants ? Ce Stan Lee avait engendré à la force de son seul poignet chaque personnage, chaque péripétie ? Il était plus fort qu’Homère, plus fort que Walt Disney, plus fort que les frères Bogdanoff qui enfilaient leur pyjama d’argent tous les samedis ! Son nom était un mantra, et le culte de sa personnalité était alors renforcé par la série Strange Spécial Origine, où Stan « The Man », dont on découvrait la trogne surgissant d’une machine à écrire (il était barbu et souriant), racontait complaisamment comment lui étaient venues toutes ces idées géniales. En moi s’épanouissaient une admiration fulgurante, et une première ambition littéraire : Je veux être Stan Lee ou rien (à l’époque je n’avais pas encore lu Chateaubriand).

Quelques temps après mes 11 ans, je me suis mis à lire des comics en VO, et surtout des comix underground , toute cette scène de freaks plus californiens que new-yorkais (Crumb, Shelton, Spiegelman, Bagge, les frère Hernandez, Clowes… Et toute l’équipe de Raw), qui m’ont explosé le ciboulot sans même que je n’aie recours à des substances illicites. J’ai révisé mon jugement et escamoté Stan Lee dans le purgatoire de mon imaginaire : finalement, il n’était qu’un vulgaire faiseur, consensuel et (pouah !) grand public, un homme d’affaires un peu escroc (un méchant patron de presse refusant leurs droits aux artistes), un peu usurpateur (il s’attribuait le mérite de créations qui devaient davantage au véritable auteur de la maison : Jack Kirby, avec lequel il s’était en outre fort mal comporté), horripilant avec son perpétuel sourire auto-satisfait… Entre temps la vague de films adaptés de son fond de catalogue vieux de 50 ans lui a permis de s’en donner à cœur joie dans son registre favori : le clin d’œil cabotin.

2015 : après la thèse et l’antithèse (l’enfance et l’adolescence), j’ai l’impression de tenir entre les mains la synthèse, l’improbable réconciliation entre la Marvel de l’âge épique de Stan Lee, et la révolution underground portée par des beatniks iconoclastes, drogués et obsédés sexuels, aux traits touffus et sales, drôles et conscients.

L’ouvrage s’appelle Comix Book. Il est traduit par le toujours impeccable Harry Morgan (allez donc visiter son site, des heures de culture générale et particulière en perspective !) et publié par les excellents éditions Stara, déjà responsables l’an dernier de l’édition française du passionnant recueil Anarchy Comics. Ce nouveau livre retrace et compile l’éphémère aventure du magazine Comix Book, lancé par Stan Lee en 1974 parce qu’il avait compris que les étudiants ne lisaient plus ses historiettes de super-héros et leur préféraient les comix alternatifs des hippies de la côte Ouest… Il a donc proposé à Denis Kitchen, fondateur des éditions Kitchen Sink Press, de publier au sein même de la maison Marvel un magazine alternatif, moins radical et explicitement sexuel que ce qui se faisait alors, mais explorant tout de même les voies de l’Underground, avec son humour corrosif, ses parodies, ses explorations graphiques, et son attitude très clairement anti-tout ce que représente la culture de masse. Imaginons Universal qui, chagrinée de perdre la clientèle des punks, voudrait à tout prix signer un contrat avec Didier Super (ah ben… c’est arrivé, ça, d’ailleurs… Le monde est étrange, quand on y pense…)

Finalement, le compromis était peut-être impossible et condamné congénital. Le magazine est abandonné au bout de cinq numéros seulement, et sombre dans l’oubli – il faut reconnaître que les stars de la contre-culture réunies ici (Justin Green, S. Clay Wilson, Alex Toth, Kim Deitch, Harvey Pekar…) firent mieux ailleurs, notamment chez le  concurrent direct de Comix Book, beaucoup moins corseté et qui, lui au moins, avait Crumb à offrir : Arcade. C’est donc quasiment d’un point de vue documentaire, historique, que cette réédition est captivante : comment peuvent cohabiter, fût-ce fugacement, le bouillonnement créatif d’une scène alternative et les contraintes de la production et de la distribution mainstream ? Ah, que n’avions-nous ce précédent en tête, pour analyser la dilution de la « nouvelle bande dessinée française » des années 90 chez les grands éditeurs commerciaux, et le pétage de durite consécutif de JC Menu, qui, dans ses Plates-bandes vilipende la récupération, les resucées tiédasses, les avant-gardes soft !

La première chose qui saute aux yeux est l’éclectisme du volume. Forcément, dès qu’on s’arrache aux traditions et conventions qui vous dictent d’imiter le style de Kirby là-bas, ou d’Hergé chez nous, toutes les façons de dessiner deviennent possibles. Conformément à ce fourmillement propre à tout ce qui est alternatif, on voit défiler en vrac du bon du mauvais, du gentil du méchant, de l’excitant du tarte, du frais du daté.

Parmi les morceaux de bravoure : les chroniques anachroniques de Leslie Carbaga qui, tournant le dos à la modernité de ses pairs, se passionne pour les années 20 (et offre une croquignolesque biographie des frères Fleischer, ces rivaux malheureux de Walt Disney) ; un récit inédit de Trina Robbins, Wonder Person se fait mettre enceinte, parodie féministe de qui-vous-devinez (le dessin sensuel et élégant de Robbins rappelle qu’elle est l’une des rares femmes dans un milieu masculin et, à l’occasion, machiste) ; et puis ces trois pages hallucinantes, la Shoah façon Funny Animals : la première mouture de Maus d’Art Spiegelman, quelques années avant que celui-ci ne se lance dans ce qui deviendrait l’œuvre de sa vie. Répétons-le, le monde est très étrange : Maus est donc initialement paru chez l’éditeur de Spiderman.

Je suis grand, maintenant. Je fais la part des choses. Crumb et Spiegelman sont des génies, entendu. Mais tous comptes faits, Stan Lee en est un autre. D’abord parce le charme des comics de super-héros qu’il écrivait dans les années 60 et 70 est intact, ils restent ce que la machine industrielle Marvel a produit de plus drôle, de plus humain, de plus pop et cool. Ensuite parce qu’en éditeur avisé, il a pris acte, en 1973, que la bande dessinée était en train de changer. Il a voulu participer au mouvement. Ça n’a pas tout à fait fonctionné, mais il a le mérite d’avoir essayé. Depuis, toutes les revues d’anthologie mêlant l’humour et la recherche, et cherchant tout de même la diffusion en kiosque, lui doivent quelque chose : été 2015, le n°3 de Franky et Nicole, la revue qui invertit son nom à chaque numéro, vient de paraître, comme si l’été n’était pas suffisamment chaud.

Excelsior !

Aucun de nous ne reviendra (Lectures pendant le solstice, 3)

04/07/2015 Aucun commentaire

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J’aime Emmanuel Merle. Je veux dire que je l’aime deux fois : j’aime le bonhomme, j’aime son écriture. Parce que tous les deux sont d’une intégrité absolue. Emmanuel Merle est un poète. Nous nous croisons de loin en loin, nous nous serrons la main, nous échangeons des nouvelles, « Et toi, qu’écris-tu en ce moment ? »

Or un jour, à cette question Emmanuel a répondu : « J’écris sur Auschwitz. Mais tu sais, j’ai du mal, c’est difficile. » Sottement, je l’avoue, ce jour-là j’en ai été surpris. Auschwitz ? Pourquoi ça ? Pourquoi toi ? Pourquoi encore un livre sur la Shoah, événement historique vieux de plus de 70 ans ? Ensuite, j’ai réfléchi. Il faut un minimum de temps et de réflexion pour comprendre que s’étonner de l’entreprise d’un énième livre sur la Shoah est aussi déplacé que de regretter que tel livre raconte un deuil, thème rebattu par la littérature depuis Gilgamesh – c’est-à-dire depuis que la littérature existe.

Chaque nouveau livre sur Auschwitz doit être le bienvenu entre nos mains. Surtout, naturellement, s’il est écrit par un poète, qui a la charge de nos mots. Pas seulement parce que nous vivons une époque fort malsaine, où l’antisémitisme, étalon des haines raciales, cesse peu à peu d’être un crime pour redevenir une opinion ; où le révisionnisme est l’épice ordinaire de la maladie mentale complotiste ; où de dangereuses crapules comme Alain Soral croient faire un geste politique fort en exhibant leur quenelle au milieu du mémorial de l’Holocauste de Berlin. Surtout, chaque livre sur Auschwitz est essentiel parce que l’Holocauste juif s’est accompli, qu’il ne se désaccomplira pas, qu’il est devenu pour toujours une donnée de notre paysage mental. En tant que monstruosité à admettre, souvenir à protéger, énigme à résoudre, avertissement à méditer. La haine de l’autre poussée jusqu’à l’éradication de masse… La pulsion archaïque d’agression, mais démultipliée par les moyens rationnels de la modernité et l’efficacité du process industriel, avec ses six étapes qui ne finiront jamais d’engendrer des récits, des livres, des films, que nous ne finirons jamais de découvrir stupéfaits, de lire, de regarder.

Ces six étapes sont, et tant pis si elle font mal à ré-entendre : la déportation ; la déshumanisation par le traitement habituellement réservé au bétail (parcage, schlague, transformation en bêtes de somme puis en bêtes d’abattage) ; le travail forcé qui trie les forts et les faibles – seuls les forts méritent un peu de sursis ; la mort comme unique destin, soit arbitraire, surgissant d’un caprice du SS ou du kapo ou de son chien, soit méthodique, en chambre à gaz ; l’élimination des corps dans les fours crématoires et les longues cheminées ; le traitement des reliquats, vêtements, lunettes, dents en or, suif pour la confection de savons.

Je n’ai pas encore lu ce livre-là d’Emmanuel Merle. Il m’attend sans doute. Mais entre temps, je viens de lire Charlotte Delbo.

Et voilà, c’est reparti, les six étapes dans le désordre, et puis l’effroi, la sidération, le dégoût, le chagrin et la pitié – émotions viscérales que seuls les poètes rendront exactement. Delbo est un poète, aucun doute.

Charlotte Delbo n’est pas juive, mais communiste – faute également mortelle, deuxième au palmarès de l’infamie édicté par le IIIe Reich. Elle est déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943. Un convoi de 230 femmes part. Seules 49 reviennent en 1945. Dont Charlotte Delbo qui, puisqu’elle sait écrire, écrit ce qu’elle a vécu, vu, entendu, senti, enduré et rêvé. Une trilogie paraît, intitulée Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra (écrit dès 1946 mais publié en 1965), Une connaissance inutile (1970), Mesure de nos jours (1971). Dans l’indifférence absolue. On n’a pas très envie de lire cela, à l’époque. Elle meurt en 1985. On ne redécouvre son œuvre qu’à l’occasion du centenaire de sa naissance, en 2013.

On ouvre le premier volume. Aucun de nous ne reviendra : parole de poète déjà, le titre est un vers d’Apollinaire. Les « chapitres » se succèdent, ce ne sont pas vraiment des chapitres, un récit de cinq pages puis un poème de deux, puis d’autres fragments, des litanies, des titres de parties qui pourraient figurer un autre ordre, Un jour ; Un soir ; Un matin ; reviennent : L’appel recommence, ne s’achève jamais, et puis soudain tout continue sans titre, tout recommence, le temps est flou, la nuit est longue. Delbo donne à voir. Ses mots sont d’abord physiques, charnels, puisque ce sont les corps, le sien compris, qu’elle montre en dépérissement. La chair des mots est d’autant plus précieuse. Chaque syllabe compte. On aimerait tout lire à haute voix, je crois qu’on se rendrait mieux compte.

On s’imprègne de son écriture impressionniste et non-chronologique, chahutée, faite de bribes, de scènes horriblement réelles puis affreusement oniriques, de hiatus et de répétitions, de leitmotivs hallucinés (… et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir), faite aussi de mots inconnus, qui ont beau revenir, à chaque occurrence ils résistent à notre compréhension alors même qu’ils sonnent de façon familière (qu’est une trague ? qu’est un revir ? Pourtant on devine qu’ils sont, comme chacun des autres mots, une question de vie ou de mort).

On referme le premier volume, on ferme aussi les yeux. Et on hésite à enchaîner trop vite avec le deuxième, dont le titre terrible fait si froid dans le dos. Une connaissance inutile. Une mémoire pour rien, alors ? Pour nous là, en 2015, qui devons vivre depuis 1945 avec ce savoir, cette expérience d’avant nous, cette histoire d’être humains qui ont infligé tout cela à d’autres êtres humains, en six étapes… cette transmission serait inutile ? Si ce livre est vain, tous le sont. Alors le crime aurait gagné, et gagne tous les jours.

Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent.
Nous restons debout immobiles et l’admirable est que nous restions debout. Pourquoi ? Personne ne pense « à quoi bon » ou bien ne le dit pas. A la limite de nos forces, nous restons debout.
Je suis debout au milieu de mes camarades et je pense que si un jour je reviens et si je veux expliquer cet inexplicable, je dirai : « Je me disais : il faut que tu tiennes, il faut que tu tiennes debout pendant tout l’appel. Il faut que tu tiennes aujourd’hui encore. C’est parce que tu auras tenu aujourd’hui encore que tu reviendras si un jour tu reviens ». Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien. La volonté de résister était sans doute dans un ressort beaucoup plus enfoui et secret qui s’est brisé depuis, je ne saurais jamais. Et si les mortes avaient exigé de celles qui reviendraient qu’elles rendissent des comptes, elles en seraient incapables. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette.
Je suis debout au milieu de mes camarades. Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc dans la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. Je vois ma mère avec ce masque de volonté durcie qu’est devenu son visage. Ma mère. Loin. Je ne regarde rien. Je ne pense rien.

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, p. 102

Cruauté envers les animaux, un manuel (Lectures pendant le solstice, 2)

22/06/2015 un commentaire

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Hier j’ai donné dans le bon sentiment. Autant prévenir qu’aujourd’hui, ce sera du mauvais.

Cruauté envers les animaux (titre international : Cruelty to the animals) est un manuel réalisé par Vivien Le Jeune Durhin, publié par les Requins Marteaux en 2014.

Cet élégant volume, sobre, solide et maniable, définit ainsi ses objectifs, en six langues (anglais, allemand, français, chinois, espagnol, russe) et en croquis :

Ce manuel pratique fournit des méthodes indispensables et originales pour tous les amateurs d’actes cruels envers les animaux. Pour obtenir des résultats de cruauté optimale, il convient de suivre soigneusement les procédures illustrées, point par point. Les sujets sélectionnés par l’auteur constituent un panel de base représentatif du règne animal.

En 130 pages qui sont autant de fiches techniques fort bien conçues, au code graphique aisément assimilable, et classées par ordre alphabétique (attention : la langue de référence choisie étant l’anglais, on trouvera le Morse à la lettre W pour Walrus), le lecteur découvrira comment procéder, étape par étape et le plus efficacement possible, pour briser la tête d’un écureuil au casse-noix, crucifier un albatros, enflammer la crinière d’un poney, tresser des scoubidous avec les tentacules d’une pieuvre, faire tourner un hamster non dans sa roue mais dans une essoreuse à salade, ou encore obstruer l’évent d’un dauphin avec un bouchon de liège. L’auteur, dans un louable souci pédagogique, attribue une note à chacune des procédures en fonction de son niveau de difficulté ; ainsi, exploser des fourmis au micro-onde est une procédure de niveau un (débutant), tandis qu’abattre une patte d’éléphant à la hache est de niveau cinq (expert).

Voici le livre le plus drôle et le plus dérangeant que j’ai lu depuis celui du Tampographe Sardon – attendu que jamais on ne rit, sinon plus fort, du moins plus viscéralement, que lorsqu’on est dérangé.

Pourquoi est-ce comique, au juste, alors que c’est manifestement de si mauvais goût ? Parce que la cruauté envers les animaux existe. Elle est en nous, souvenez-vous. Que celui qui, enfant, n’a jamais arraché les ailes d’une mouche pour voir l’effet que ça faisait, à la mouche, et à soi, jette à l’auteur de ce livre (ainsi qu’à celui de ces lignes) la première pierre, et qu’il aille ensuite consulter la page 51 de l’audacieux bréviaire.

Un avertissement explicite, Ce manuel ne peut être utilisé qu’en conformité avec la législation propre au pays où l’on souhaite opérer. L’auteur ne pourra être tenu responsable d’aucune transgression, participe du comique quand on constate que la procédure consacrée au crabe préconise tout simplement de le jeter tout vif dans l’eau bouillante, pratique ordinaire, tout-à-fait recevable socialement, alors même que l’on sait que le crabe ressent la douleur. On apprendra aussi comment presser du citron sur une huitre vivante (niveau facile), ou obliger un tigre à passer à travers un cerceau (difficile), tortures banales mélangées à d’autres extravagantes en sus d’être malfaisantes.

Je postule que ce qui est ici livré en pâture au comique, ce qui est parodié, et par conséquent dénoncé, ce n’est pas notre sadisme intrinsèque, insupportable et tabou, ni notre indifférence à la douleur des autres espèces (voire des autres hommes puisque, rappelons-le pour mémoire, c’est le principe du racisme : si tel être humain est d’une autre race, alors sa douleur est négligeable, elle ne vaut pas la mienne). Non. Ce qui est moqué est la forme du manuel. La mise en scène absurde de l’objectif d’efficacité, la rationalisation, la transmission d’une méthode promettant d’optimiser des gestes ignobles, le côté Barbarie pour les nuls. Vous êtes cruels envers les animaux ? Vous souhaitez l’être mieux ? Apprenez grâce à notre méthode simple, pratique, personnalisée et multimédia, à rentabiliser au maximum votre férocité.

Nous vivons dans une civilisation du rendement, du lean management, de la productivité dépassionnée, en somme de l’horreur économique, celle-là même qui dans toutes les langues lisse et climatise la cruauté, éradique l’humain dans l’homme et la vie sur la planète, dans le plus parfait et scandaleux mépris de la disparition des animaux, ce qui rejoint le sujet du livre.

L’humour du Manuel est la projection de cette mécanique tragique et planétaire sur nos bas instincts d’enfants pervers, conformément à la définition classique de l’humour selon Bergson : « Du mécanique plaqué sur du vivant » . En cela, Vivien Le Jeune Durhin fait merveille : sa charte graphique pince-sans-rire, ses schémas méthodiques, répugnants mais propres, reproduisent mécaniquement d’innombrables guides pratiques standard – exactement la même démarche, je me permets de le signaler pro domo, que celle de Patrick Villecourt lorsqu’il parodiait le langage d’IKEA pour J’ai inauguré IKEA.

L’humour noir est une tradition immémoriale, célébrée en son temps par André Breton. Il faut croire que nous ne vivions plus à l’époque de Breton : le seuil de tolérance s’est abaissé dans bien des domaines, l’humour noir est aujourd’hui inadmissible, et un trait trop noir peut être prétexte à une levée de boucliers de quiconque se sent offensé (ici : un ami des animaux dont on aura semble-t-il insulté le prophète), puis à un lynchage dans les réseaux sociaux, dans ces égouts à ciel ouvert que sont les commentaires d’internautes. Cf. la façon dont ce livre a été traîné dans la boue sur Amazon : la violence y est confondante, et bien moins drôle que le livre lui-même. Ces nombreuses attaques ont obligé l’auteur à se fendre d’un droit de réponse sur le site de son éditeur. Sa justification (plutôt : le fait qu’il ait besoin de se justifier, presque de s’excuser) est triste comme une blague qu’on prend la peine d’expliquer aux mal-comprenants, et a suffi à me motiver pour rédiger cet article.

Le moindre mal (Lectures pendant le solstice, 1)

21/06/2015 2 commentaires

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Aujourd’hui, c’est le solstice : je m’en vais dans quelques minutes jouer de la musique dans les rues, pour oublier que désormais les jours raccourcissent, la nuit gagne petit à petit, et nous nous acheminons vers l’hiver. Lisons de bons livres en attendant l’extinction de l’espèce humaine.

Exemple de bon livre : Le moindre mal, de François Bégadeau. Honnêtement, je n’attendais pas autant de lui. Bégadeau, dont j’avais aimé Entre les murs, m’est depuis tombé des mains pour cause d’egotrip. Sa récente auto-science-fiction, La politesse, m’avait laissé circonspect pour cette raison, auto-centré sur ses déboires d’écrivain dans l’infime milieu littéraire français – pourquoi pas, mais l’enjeu ne dépasse pas vraiment (à part dans la dernière partie spéculative) ce qu’on peut lire sur bien des blogs, y compris celui-ci.

Mais pour ce Moindre mal, il a délaissé son égo, et s’est intéressé à « d’autres vies que la sienne » pour reprendre la formule d’un autre écrivain à qui ce décentrage de l’écriture avait pas trop mal réussi. Le livre prend place dans l’admirable collection Raconter la vie de Pierre Rosanvallon qui s’est justement donné pour objectif de donner la parole, soit directement soit par l’intermédiaire d’écrivains-écriveurs-écrivant, au Parlement des invisibles, ce monde occulté des hommes et femmes modestes, de tous ceux qui ne (nous) parlent pas mais pourtant existent si fort (c’est dans cette même collection qu’avait paru le livre d’Annie Ernaux sur les supermarchés).

Bégaudeau, donc, raconte la vie d’une infirmière, Isabelle. Sa vie en tant que parcours (d’où vient-elle), puis en tant que quotidien (que fait-elle). C’est passionnant. Au bout du livre, on connaît Isabelle, et on est drôlement content de la connaître, on a envie de lui dire merci.

En outre, lire ce livre n’est pas seulement une occasion de découvrir un être humain, et le métier qu’elle exerce, quand bien même cette qualité documentaire serait une bonne cause et une fin en soi : l’expérience littéraire y est excitante aussi parce que Bégaudeau, dans la troisième et dernière partie du livre, expérimente. Il écrit la journée d’Isabelle à l’hôpital en un seul interminable paragraphe, un flot de conscience dense et fluide, composé d’idées, d’impressions, d’images, de bribes de dialogues, de visages de patients, de collègues, d’odeurs, mais surtout de gestes répétitifs ou singuliers, accomplis dans la nécessité de l’ouvrage. On achève cette journée de trente pages dans le même état qu’Isabelle : harassé, mais un peu plus humain.

Lisez Le moindre mal.

Sur le même sujet : le Charlie Hebdo de cette semaine est lui aussi très hospitalier (il convient, de temps en temps, de rappeler que Charlie n’est pas seulement un symbole, mais aussi un journal). Outre les Histoires d’urgence du Dr. Pelloux, palpitantes depuis plus de dix ans, et la chronique de Philippe Lançon qui, par la force des choses est devenue depuis cinq mois un reportage permanent (et poignant) en direct de l’hôpital, voilà que l’écrivain Robert McLiam Wilson, qui signe en alternance la rubrique Papier buvard, raconte à son tour son passage à l’hôpital, en rendant un vibrant hommage à ceux qui l’ont soigné. Je reproduis ce paragraphe magistral :

Une confirmation : les gens qui bossent là sont ceux qui ont les vrais boulots. Eux, les profs, et quelques maçons, et tous ceux qui nettoient les rues (et bon, d’accord, peut-être certains bouseux poilus qui font pousser de la nourriture). Voilà des boulots. Tout le reste n’est qu’infantile babillage. Si vous êtes consultant en management, programmeur, relations publiques, agent immobilier, ou écrivain à la con, inclinez-vous humblement devant ces adultes. En particulier si vous êtes scandaleusement mieux payé qu’eux (et vous l’êtes). Les infirmières, les profs, les assistantes sociales et les ouvriers agricoles devraient être les personnes les plus riches dans n’importe quelle société. L’aristocratie.

Rien à ajouter.

Le prophète se caricature

19/03/2015 3 commentaires
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Portrait signé Denis Rouvre. Pour en voir un autre, cliquer sur l’image.

Finalement je me le suis mangé, le Soumission, avalé plus que dégusté. J’ai tergiversé un peu mais il n’y avait pas de raison. J’avais lu tous les précédents, je n’allais pas boycotter ce Houellebecq-ci pour de mauvais prétextes, parce qu’il serait encore plus scandaleux, « islamophobe » (quelle connerie)… Parce qu’il serait paru un jour spécial, 7 janvier jour funeste, jour funèbre, jour fatal

J’ai lu Soumission et, sur la plus grande part du trajet, je me suis régalé. Houellebecq est avant tout un grand auteur comique, non mais PTDR, quoi.

On est en droit de trouver son humour trop noir, sinistre et désespéré, mais moi, je lis ça, et je me bidonne tout haut :

Ma voiture démarra sans difficulté. Je n’avais aucune destination précise ; juste la sensation, très vague, que j’avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper.

Houellebecq est également un auteur érotique, qui continue de mêler ses obsessions sexuelles à l’économie (puisque pour lui, depuis le tout début, Extension du domaine de la lutte, la sexualité est un « marché », le marché premier et dernier. L’existence d’un être humain se résume à la valeur qu’il revêt, fatalement en déclin au fil des années, sur le « marché de la séduction sexuelle »).

On est en droit de juger ses scènes de cul complaisantes mais moi, je lis ça, et je rêve tout bas :

Le pénis passait d’une bouche à l’autre, les langues se croisaient comme se croisent les vols des hirondelles, légèrement inquiètes, dans le ciel sombre du Sud de la Seine-et-Marne, alors qu’elles s’apprêtent à quitter l’Europe pour leur pèlerinage d’hiver.

Enfin, Houellebecq est un auteur de science-fiction, qui cultive, comme il dit, le goût des hypothèses. Or l’hypothèse formulée ici (la charia imposée en France par des moyens démocratiques) est palpitante, presque crédible, et ouvre de très nombreuses réflexions politiques. Houellebecq, révoltant et génial, a le culot de parler vraiment d’ici et de maintenant (malgré la légère anticipation : nous sommes en 2022). C’est ce qui le rend déplaisant, sans aucun doute. Mais le cataloguer « symptôme » à jeter dans le même sac que Zemmour est une aberration et une paresse. Il n’est pas un symptôme, il est un écrivain, qui fictionne sur ses intuitions.

Sur le plan du style justement, les ingrédients familiers sont réunis. On retrouve sa phrase nonchalante, faite de considérations générales et acerbes sur la société contemporaine, de citations hétéroclites, de points virgules pince-sans-rire, d’italiques à usage ironique, et surtout, trait le plus caractéristique, de la juxtaposition paradoxale de termes précis (issus de registres incontestables, technique, sociologique, voire médiatique et people, puisque c’est notre socle culturel commun), et d’adverbes flous (généralement, à peu près, souvent, globalement, pratiquement, un peu, pas vraiment, au fond etc.)

C’est peut-être à cause de cette sensation de déjà-lu, et peut-être aussi parce que le postulat initial du roman, très puissant, n’est pas poussé aussi loin qu’il le pourrait, que vers la fin du livre mon enthousiasme était légèrement détumescent. Quand on a lu tous les autres Houellebecq, on se retrouve en terrain tellement connu dans la dernière partie de celui-ci qu’on a hélas l’impression de voir les ficelles. Finalement, ce n’était que du Houellebecq. C’est déjà beaucoup. Faites vous-même votre propre petit Houellebecq en suivant les étapes narratives suivantes :

* traversée désabusée et dépassionnée d’un milieu professionnel donné – cette fois : l’université, vue comme lieu des querelles de pouvoir entre des ratés et des arrivistes (Houellebecq est infiniment plus universitophobe qu’islamophobe, l’islam n’étant présenté ici que comme une opportunité de carrière et de droit de cuissage, et la polygamie une bonne affaire pour les vieux mandarins libidineux qui aiment à séduire les étudiantes) ;

* leitmotiv de la décrépitude physique et mentale, du dégoût généralisé et de l’obsession de l’inéluctable ;

* misogynie ambiguë, chagrin d’amour rationnalisé en métaphysique des corps, impossibilité des relations avec les femmes qui apportent pourtant les seuls moment de bonheur, qui seules peuvent consoler les hommes de vivre et de mourir ;

* famille explosée, branche brisée, sans tronc ni bourgeons, renoncement à la descendance, et compte de l’ascendance réglé expéditivement par enterrement d’un parent puis de l’autre ;

* longues discussions explicatives et alcoolisées avec des personnages plus savants ou plus cyniques ou plus ambitieux ou plus passionnés que le narrateur…

Non, tout compte fait, on aurait beau énumérer les pièces et morceaux, on ne pourrait pas faire Houellebecq. Les perles sans le fil. Manquerait le lien, c’est-à-dire l’auteur lui-même. Pour le citer une dernière fois, parce que Houellebecq, aussi, est un écrivain qui parle très bien de la littérature (Soumission, p.13) :

Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami (…) Alors bien entendu, lorsqu’il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres.

Persan intéressant

15/03/2015 Aucun commentaire

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Internet, ce ne sont pas que des trolls haineux surexcitant l’air ambiant, des chapelets sans fin de vidéos youtioubées à curiosité molle puisque vous avez aimé ceci vous allez aimer cela mais Bon Dieu qu’est-ce que je fous encore devant mon écran alors que j’ai du boulot, des touites décérébrés retouités pour la galerie, ou des tutoriels permettant d’apprendre dans sa chambre le jihad et la vérité vraie sur les complots. Internet est, aussi, un miracle de connexion, sans cesse renouvelé, dont il est impossible jamais de se déclarer blasé : nous sommes à une queue de souris les uns des autres.

Ainsi il y a deux ans, je rentrai en contact, émerveillé, avec Dorothée Blanck, grâce à son blog ; aujourd’hui seulement (après un hiatus dû entre autres contretemps à une hospitalisation de la dame – mais elle va bien !), notre conversation trouve sa conclusion naturelle par un troc de livres. Je lui ai adressé un bouquet garni du Fond du tiroir, et j’ai reçu en échange deux de ses livres, La dériveuse et Rêves, deux témoignages pétillants et savoureux de sa vie, qui fut, qui est, exemplaire de liberté et de doux anticonformisme.

Autre genre de beauté : je lis un livre qui me surprend et me bouleverse, Le sourire des marionnettes de Jean Dytar. Quelques minutes plus tard, je discute d’Omar Khayyâm avec l’auteur sur son site. Internet, en fait, c’est bien.

Bonjour
Je viens de découvrir (oui, avec 5 ans de retard) votre magnifique Sourire des marionnettes. Outre ses vertus propres (histoire excellente au service d’une philosophie profonde, graphisme très neuf tout en étant très référencé – c’est curieux d’ailleurs comme la géométrie particulière des miniatures persanes, tellement précise qu’elle en fausse la perspective, vous rapproche d’une esthétique qui n’a rien à voir : celle de Chris Ware), votre livre lu aujourd’hui, c’est-à-dire dans la période nouvelle ouverte par les événements du 7 janvier, prend de très fortes connotations politiques. Nous puisons dans votre Omar Khayyâm revisité de quoi méditer sur certains invariants de l’islam et de l’être humain… La liberté et la manipulation, la culture et les jeux de pouvoir, la sophistication et la barbarie, l’humanisme et la violence, l’aveuglement et l’éphémère. Et cette conclusion extraordinaire et muette, les oeuvres nées des dépouilles disputées aux vautours…
Je vous remercie.
Cordialement,
Fabrice Vigne

 

 

Bonjour et merci beaucoup pour votre très gentil message, d’une grande finesse.
Vous semblez avoir pleinement perçu ce que j’ai essayé de mettre dans l’album, et oui, c’est vrai je l’ai moi-même relu après les évènements de Charlie Hebdo, et les résonances m’ont paru saisissantes. J’apprécie aussi votre commentaire sur la fin dans la mesure où pour plein de gens elle a été considérée comme trop hermétique, au point que j’ai parfois fini par la juger aussi comme telle (mais l’ayant donc relu dernièrement, je me suis de nouveau trouvé en affinité avec cette fin ouverte, et même émotionnellement je retrouvais dans la fuite désespérée d’Omar Khayyâm la sensation que j’éprouvais – et éprouve encore – suite à l’attentat contre Charlie – et et au vu de l’Etat Islamique – et Boko Haram… et j’aime toujours ce pied de nez final et dérisoire). Cela me fait plaisir de constater que des lectures fines et sensibles peuvent tout de même plonger dedans et investir ce final muet…
Enfin, d’un point de vue plus formel, le lien que vous faites avec Chris Ware est tout à fait pertinent. Je l’avais aussi en tête, bien sûr. Il fait partie de mon panthéon d’auteurs absolument indispensable, et nourrissant.
Merci donc pour votre message qui m’a beaucoup touché.
Bien cordialement,
Jean Dytar

 

Je trouve quant à moi ce final excellent, justement parce qu’ambigü, même si pour ma part j’y vois un sens très clair : LA vie qui se poursuit après NOTRE vie, Khayyâm n’aurait pas désavoué cela.
Merci beaucoup pour cet échange. Verriez-vous un inconvénient à ce que je le reproduise sur mon blog ? Dans tous les cas, bonne continuation et amicalement,
Fabrice

 

Bonjour,
je découvre votre blog, et par la même occasion que vous êtes écrivain et éditeur ! Je perçois autrement la finesse de votre regard, donc… (même si évidemment il n’est pas nécessaire d’être un créateur pour être un bon lecteur). Je retournerai vous lire quand j’aurai davantage de temps, mais j’ai l’impression de questionnements intéressants nourris d’une belle curiosité. C’est attirant.
Pour finir sur ce final, oui, je crois être resté proche de l’esprit de Khayyâm, avec cette figure du potier qui apparaît souvent dans ses poèmes, celui qui façonne l’argile, modeste personnification de la Création plutôt que Dieu transcendant. Il y a effectivement de ce que vous dites. Au départ, j’avais en tête un poème précis, que je voulais juste mettre en images, mais je ne voulais pas citer le poème pour ne pas terminer sur un final illustratif, rester plus énigmatique justement. J’ai toujours aimé les fins ouvertes qui prêtent à la rêverie, qui amènent à (ré)interroger l’oeuvre.
Le poème était celui-ci :
Quand mon arbre de vie se déracinerait
Et par ses éléments au sol retournerait
De ma poussière alors qu’on fasse une carafe
Et tout rempli de vin je ressusciterai
(traduction Sadegh Hedayat)
Petite pirouette devant l’absurde, « politesse du désespoir »…
Oui, vous pourrez relater cet échange si vous souhaitez.
Bonne continuation à vous aussi,
Au plaisir,
Jean

 

Ennemi du livre

25/02/2015 un commentaire

sfar gaz

Sur de nombreux sujets, je ne sais plus quoi penser. Exemple : le rétablissement du service militaire obligatoire. Longtemps j’ai été contre, catégorique avec ça, résolu, farouche, vomissant tout kaki les meilleurs arguments, estimant avoir payé d’une année de ma vie (grenadier voltigeur Vigne, classe 12/91, 46e régiment d’infanterie de ligne) le droit d’exprimer un avis autorisé sur ces conneries d’un autre âge.

Mais d’un autre côté, et surtout depuis le 7 janvier, je ne suis pas insensible à certains contre-arguments : ce service national serait souvent, de fait, la seule occasion de brassage entre jeunes hommes (et quelques femmes ?) français, le moyen de faire se croiser des citoyens de divers milieux, quartiers, communautés, classes sociales… le temps de leur faire éprouver (entre autres corvées de chiottes et rituels débilitants) ce qu’ils ont en commun : cette citoyenneté française, justement.

Bref je suis indécis. C’est Siné qui a éclairé ma lanterne dans sa dernière chronique. Merci Siné ! Je sais désormais ce que j’en pense : la même chose que lui.

Je me félicite chaque mercredi de l’existence de Siné. Je suis Siné, pourrais-je dire si toutes les revendications identitaires ne me révulsaient pas à court ou long terme. J’aime son canard, j’aime ses livres, j’aime son blog. Il y est partout le même depuis 50 ans, pourtant un livre n’est pas un blog. On ne fait pas un livre avec des articles de blog ; on ne fait pas un blog avec les pages d’un livre. (Je ferais mieux d’écrire ces ces phrases avec « je » plutôt que « on »… Chacun fait ce qu’il veut, bien sûr… Je dois cesser d’être catégorique, je ne sais plus quoi penser sur tant de sujets.)

Tiens, prends Joann Sfar. Je ne suis pas un inconditionnel des livres de Sfar. Vite faits, ni à faire, à peine pensés sitôt dessinés, mille idées en vrac lui passent par la tête, aussitôt à la pointe du crayon, et quand on arrive au bout c’est tout ? ah, bon, au suivant… je m’y ennuie parfois. En revanche, j’adore son blog (qui a souvent changé de forme et d’adresse, il s’appelle aujourd’hui Si Dieu existe et il est hébergé par le Huffington Post), vite fait, à peine pensé sitôt dessiné, mille idées en vrac lui traversent la tête, aussitôt à la pointe du crayon, et une fois au bout c’est tout ? eh, oui, au suivant, bravo… je ne m’y ennuie jamais.

Comme tout le monde, Sfar a sensiblement changé de ton depuis janvier. Ses mots et crobards sont plus graves, mais toujours nourrissants. Par exemple, Sfar est celui qui a trouvé les mots justes (ici) à employer en guise d’auto-défense intellectuelle pour rétorquer à tous les dieudonnistes qui nous engluent avec l’argument Deux poids deux mesures, soit ignorants soit manipulateurs mais toujours crypto-complotistes, qui justifient un racisme par un autre (nous voilà bien avancés), « tout le monde défend la liberté d’expression raciste de Charlie alors que la justice tombe sur le râble du pauvre Dieudonné »…

Et merci Sfar pour un autre point de philologie : que signifie Boko Haram, qui donne son nom à une puissante secte de barbares ? Les traductions consensuelles donnent « l’éducation occidentale (Boko) est impure (Haram) », parce que ces pieux individus dénoncent l’American Way of Life qui impose le string aux jeunes filles et des mensonges scientifiques aux écoliers (sur ce sujet lisez ceci je vous prie, c’est effarant), ils récusent la mondialisation de ce modèle tel qu’on le conçoit depuis un siècle ; disons, depuis Ford, Disney et les accords Sykes-Picot, jusqu’à Macron, Davos et l’axe du mal de George W. Bush.

Mais Sfar propose pour l’expression Boko Haram une autre traduction, tout à la fois plus vague et plus ciblée : « le livre est mauvais ». Au moins, les positions sont claires. Le livre, la culture, la connaissance, l’enseignement, tout cela condamnable. Nous tous, qui vivons par et pour et avec le livre, avons été désignés comme ennemis. (Daesh, cousin de Boko Haram, brûle des livres comme il tue des gens.)

Une anecdote remonte. Je me souviens, il y a plus de 15 ans, je commençais à travailler en bibliothèque dans un « quartier », un de ceux où le mercredi après-midi l’école coranique prenait le relai de la République, on ne peut pas dire qu’on a rien vu venir, c’est bien le pire, on voit venir depuis 15 ans… Or systématiquement dans ma bibliothèque, le Saint Coran disparaissait. On l’achetait, on le couvrait, on le mettait en rayon… Quelques jours plus tard il était à nouveau introuvable, subtilisé. On a fini par apprendre que c’était les barbus du coin qui trouvaient intolérable que cet objet sacré figure dans un lieu haram, ils nous le confisquaient. La haine du livre, c’est cela aussi : le sacraliser pour ne jamais l’ouvrir, jamais le lire. Le Coran est un objet magique, pas un texte à lire. Lire, c’est haram.

Et sans fin tourne dans ma tête ce poème d’Hugo, C’est ton bien ton trésor ta dot ton héritage

Le Nobel c’est de la dynamite

13/10/2014 un commentaire

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Ah, tiens ? Patrick Modiano. Un prix Nobel de littérature que j’ai lu. Ça ne m’était pas arrivé depuis 2008. C’est bien, lire un Modiano de temps en temps. Même un nouveau, on a l’impression de l’avoir déjà lu, mais peu importe, le précédent aussi était bien.

Comme s’il était mort, sauf qu’en plus il est vivant et qu’il vient de sortir un livre, les hommages à, et biographies de Modiano ont pullulé dans les médias, et ça nous a ventilé les neurones, ça nous a reposé de Zemmour,  un petit air frais comme si quelqu’un avait ouvert une fenêtre.

J’ai appris à cette occasion que Modiano avait écrit tout un album de chansons, enregistré par son vieil ami Hugues de Courson, sous le titre Fonds de tiroir. Je me suis rendu compte, creusant la question, que je connaissais certaines de ces chansons par des reprises, notamment La coco des enfants sages par le groupe Casse-Pipe.

Un chansonnier nobélisé ? C’est sa fille qui doit être fière, chanteuse de la famille ! Sincères félicitations à Modiano ! Toutefois… J’avoue être très réservé quant à l’intitulé de cet album… Fonds de tiroir, il faut reconnaître que ça ne fait pas très sérieux… Pas vendeur du tout, aucune chance de marcher, aucun avenir, suicide commercial, facilité, humour potache, autodérision balourde, nihilisme et balle dans le pied…

Ah ah ah, tu en veux-tu, de la dérision, mon p’tit gars ? Bouge pas, j’en ai, écoute ça. Mes beaux-parents déménagent. Ils passent ces jours-ci d’une grande maison à un petit appartement. Ils bazardent à tour de bras, ménagent par le vide, toute une vie bien siphonnée, par pans à la benne… J’avais toujours vu chez eux une élégante et intimidante collection de livres, un alignement d’épais volumes reliés, par dizaine, cuir blanc ou simili, crobard de Picasso sur la couverture. Il s’agit de la collection Prix Nobel de Littérature des éditions Rombaldi, commercialisée par correspondance dans les années 60 et 70. Plusieurs mètres linéaires, chaque Nobel par ordre chronologique depuis 1901 avait droit à sa reliure blanche et à son Picasso, une bibliothèque qui tenait toute seule, un patrimoine culturel qui imposait le respect,  qui serait transmis de génération en génération, qui était très répandu dans les bonnes familles bourgeoises des Trente Glorieuses… Aujourd’hui, plus personne n’en a que faire. Cette magnifique somme populaire de Littérature estampillée Nobel a trop couru, a vécu, n’a pas été beaucoup lu, et aujourd’hui elle se trouve facilement sur eBay. Mes beaux-parents ont essayé de placer leurs Nobel d’occase sur Leboncoin, à vil prix, puis à très vil prix, puis gratos à enlever sur place. Jusqu’ici, pas de client. Sic transit gloria liberi. Nobel, t’façons, c’est de la dynamite.