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Pourri, résistance, rébellion

17/04/2010 2 commentaires

(Troisième et dernier volet sur mes récentes interventions scolaires. Je ressasse sans doute, un peu, parce que ça me reste en travers, je ressasse si je veux, t’as compris ? C’est mon blog.)

Sans avoir sciemment noirci le tableau, j’ai rédigé mon précédent article à charge, afin de transcrire aussi fidèlement que possible mon désarroi chez Lucie-Aubrac, face à cette génération coupée de l’écrit et conséquemment déstructurée, face à la crise dans l’éducation, dans la culture – et partout ailleurs dans la cocotte minute. Je suis, et je ne vois pas pourquoi je le cacherai, consterné et même inquiet par la fermeture de ces mômes, leur violence, leur rejet de l’école intériorisé comme normal, comme fatal, l’étroitesse de leur imaginaire (ils peinent à construire, non seulement une phrase, mais une histoire, un récit, une perspective, on a l’impression que fait défaut l’idée même que quelque chose peut advenir).

Je ne suis en prise qu’avec l’un des symptômes de questions sociales beaucoup plus graves (quels adultes seront-ils ?), et je me sens dérisoire comme une erreur de casting. J’entrevois ce qu’il faudrait faire, mais je n’en ai pas les moyens. Je ne suis qu’un minuscule outil, instrumentalisé dans le ‘socio-cul’ (pour méditer sur les ravages du socio-cul et l’éradication symétrique de l’éducation populaire, voir ici), confronté une petite poignée d’heures à ces enfants à problème (pour qui ?), je leur dirai au-revoir puis je rentrerai chez moi, loin d’eux, composer tranquillement mes poëmes qu’ils ne liront pas… Comme on me l’a dit un jour, remuant le couteau de ma mauvaise conscience : « Toi, de toute façon, tu t’adresses aux bons élèves ». Voilà où m’a mené l’ambition de m’adresser à tous et à personne.

Bien sûr, je me remets en question : je ne suis pas à la hauteur, je ne sais tout bonnement pas faire, j’usurpe. Je prends ce risque-là en me frottant à eux. Comme l’écrit Jeanne Benameur (ma marraine) dans un témoignage sur ses propres rencontres avec des classes : écrire est risqué « comme rencontrer une classe. Il y a toujours risque à se confronter à l’autre. En soi ou hors de soi. C’est vers la conscience de ce risque que j’essaie d’amener les élèves au cours d’une rencontre. Dans une société qui pose en première place la sécurité, voire le « sécuritaire » l’expérience littéraire, celle de l’écriture, celle de la lecture, suppose de se risquer sous la peau de l’autre et c’est un acte profondément civilisateur. C’est cette conviction qui m’anime lors de chaque rencontre. » Okay, la rencontre civilisatrice n’a de valeur que si elle est risquée, et si elle est risquée alors il faut envisager qu’elle puisse se passer mal, ou pas du tout.

Alors on y retourne. On va au contact, et on improvise. On fera ce qu’on pourra. Des techniques, sinon des méthodes ?

Lire. Oui, comme Nadia R. l’a suggéré en commentaire, offrir une lecture à voix haute. Leur lire puisqu’ils ne lisent pas. Sans l’illusion que cela les fera lire, mais avec l’ambition de les toucher tout de même avec des mots choisis. J’ai expérimenté bien souvent cet exercice, pour lequel je crois posséder désormais un certain savoir-faire. Certes, je capte parfois leur attention.

Écrire. Là, c’est plus délicat. Des ateliers d’écriture ? Ils sont, pour beaucoup d’intermédiaires conviant les auteurs à rencontrer des élèves, le coeur même et l’objectif de ces rencontres. Or je n’ai guère de goût ni de compétences pour ces ateliers, je l’avoue, parce que l’idée  que je me fais des ateliers d’écriture (peut-être fausse – en tout cas politiquement incorrecte) est qu’ils consistent à dire à la cantonade, et avec un sourire bienveillant, ‘Écrire c’est facile‘. Or, ce serait pour moi de la démagogie, car je trouve qu’écrire est plutôt difficile. Je ne vois pas pourquoi j’imposerai à des jeunes (ni à qui que ce soit) mes critères d’exigence en matière d’écriture, je ne me sens pas très sincère en leur disant ‘Elle est très bien, là, ta phrase, continue…‘, et je persiste à croire qu’un professeur ou un documentaliste est mieux placé que moi pour faire écrire les élèves. Au mieux, je peux leur dire, ‘Voilà, c’est ainsi que j’écris, mais cette méthode n’est valable que pour moi‘.

Revenons chez Lucie : la prof de français, jeune, de bonne volonté, aussi enthousiaste que possible (que deviendra son enthousiasme ? par parenthèse, que fait-on de l’enthousiasme des jeunes profs frais émoulus quand on les envoie systématiquement faire leurs armes dans des établissement aussi difficiles ? encore une question politique), les fait écrire. C’est laborieux, chaotique, mais parfois on touche au but : ils ont écrit. La prof a eu l’idée de leur proposée la méthode explicitement employée dans TS : prendre un mot au hasard, et à partir de ce mot construire une narration, dérouler sa propre histoire.

Je lis un texte rédigé par une jeune fille, l’une des plus grandes gueules de la classe, l’une des plus indociles. Pourtant, elle écrit. Elle a choisi trois mots, sans passer par le hasard : résistance et rébellion, parce qu’ils travaillent en classe (« Lucie Aubrac » oblige, sans doute) sur cette thématique ; et pourri, qu’elle a choisi seule.

Une militante doit résister à sa douleur. Même si elle a mal, elle doit être forte et marcher la tête haute, ne jamais se rabaisser, et continuer son chemin.

Tant que je n’aurai pas mes droits, je me rebellerai contre le système raciste, même si la mort doit venir. Jusqu’à ce qu’elle vienne, je me rebellerai.

Je suis en 4e4. J’ai 14 ans. Aujourd’hui à 8h30, j’ai cours de français. C’est un cours pourri. Tellement pourri que j’ai plus envie d’y aller, ça me saoule.

Je fais la part de la provoc facile, du défoulement, de l’injure un peu cliché contre le ‘système’. Après l’échauffement, les trois essais, vient un texte de plus longue haleine, le vif du sujet.

J’ai 14 ans, je suis kurde, j’habite en France. J’ai toujours voulu l’égalité, que tout le monde dise qu’on est tous humains. Mais si on regarde le monde ! On voit que ça continue, encore, le capitalisme, le racisme, qui ne donnent aucun droit à ceux qui n’ont pas la même culture, pas la même langue. Ceux qui se battent pour avoir ces droits interdits sont mis de côté, ou au dernier rang. Alors que ceux qui ont la bonne culture, la bonne religion, les bonnes racines, sont venus comme des barbares, ils ont envahi la terre des gens qui habitaient là depuis 2000 ans. Ces barbares disent aujourd’hui que c’est leur pays, qu’ils sont les propriétaires, qu’ils imposeront leur langue et leur culture, que les autres seront interdites. Eh ! bien, non. Ce peuple est là, aujourd’hui, et depuis des années, ils ne bougera pas. Il ne se rabaissera jamais, il restera jusqu’à obtenir son droit sur cette terre et sur toutes les choses qui lui appartiennent. Aujourd’hui, 2010, les Kurdes sont plus de 50 millions, ils sont intelligents et indépendants, ils sont rebelles et forts, les barbares le savent très bien ! Les barbares n’ont plus de force, ils ne nous soumettrons plus à leur dictature raciste ! L’armée de militants kurdes fait la guerre, nous donnerons notre vie pour notre terre. Nous avons une histoire, une culture, une richesse culturelle à protéger, pour retrouver le nom de notre pays sur toutes les cartes mondiales, pour montrer l’intelligence, la puissance, l’honnêteté kurde, et gagner quelque chose, si nous le voulons !

Je suis épaté. Je lis, je prends, je ramasse, je me tiens pour dit. Je dois trier, à nouveau, évacuer les facilités, les dangereuses revendications identitaires s’imaginant les autres ‘barbares’ (ostracisme que je n’absoudrai jamais, nulle part, pas même pour le malheureux peuple kurde, martyre), mais je retiens cette rage, cette fierté, cette colère, et cette façon de l’exprimer. Oui, je suis épaté. J’ai envie de lui dire ‘Il est bien, là, ton texte, continue…‘, je suis peut-être mûr pour animer un atelier d’écriture après tout. J’ai reçu une leçon. Agressé par le premier accueil qui m’a été réservé ici, j’en avais presque perdu la capacité d’être étonné par eux, de recevoir leur texte, de découvrir leur rage, de comprendre leur fierté. Il me fallait réapprendre à écouter – un peu comme eux, en fait. Tout n’est peut-être pas perdu.

Je souhaitais terminer ce grand reportage en Éducation Nationale par cette jeune fille, sur l’impression qu’elle m’a laissée : ces jeunes gens malcommodes ont bel et bien quelque chose à dire. C’était évident, et je l’avais presque oublié. Qui saura parler avec eux ?

Post-scriptum, Janvier 2011 : je rédige enfin le compte-rendu que je devais contractuellement à la Maison des Ecrivains, consultable sous ce lien. Je sais que ce rapport a huit mois de retard, que c’est de la moutarde après dîner, que plus personne ne l’attend… mais il me fallait tout de même le boucler maintenant, pour mémoire, pour moi : mon prochain programme de rencontres au sein de ce dispositif se mettant en place (je pars lundi à Limoges), il était temps de faire le point, ou de laver l’ardoise.

(Prochainement sur cet écran, l’épilogue nocturne : Manquait plus que le préfet !)

Le livre par terre

11/04/2010 9 commentaires

(Suite directe du précédent article, à propos de mes interventions en milieu scolaire.)

Ce qui me plaît aussi, dans ces invitations scolaires, c’est que je vois du pays. J’aime aller vérifier sur place que les êtres humains y sont à peu près les mêmes qu’ailleurs. En 2009, je partais à la Réunion, et c’est la destination la plus lointaine et exotique que je dois, que je devrai jamais sans doute, à mes livres. C’était dans le cadre de l’opération À l’école des écrivains, des mots partagés, qui expédie des écrivains missionnaires dans des collèges dits « ambition réussite », expression langue-de-bois signifiant : collèges ‘difficiles’, d’une âpreté sociale et scolaire aggravée par l’abandon de la carte scolaire, fréquentés par des mômes du lumpenproletariat, massivement issus de l’immigration, en échec scolaire, déconnectés de l’écrit, de l’école, d’eux-mêmes. Je suis revenu enchanté de mon aventure réunionnaise. Certes, enchanté par le dépaysement, puisque j’étais alléché par cette destination, soupçonnant la misère (scolaire) d’être moins terrible au soleil ; mais enchanté aussi par le travail accompli, bon exemple de ce que je mentionnais la dernière fois : devoir accompli, et plutôt bien accompli, je crois.

2010 : je rempile À l’école des écrivains. Cette fois-ci, fini l’exotisme : je suis affecté dans une classe de 4e du collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, à 15 kilomètres de chez moi. Je m’y suis déjà rendu par trois fois – reste une séance, prochainement. Je ne me suis jamais trouvé confronté à une classe aussi dure, et alors là, oui, je tombe dans l’autre cas de figure : j’en sors frustré et perplexe, échouant à établir le contact avec ces adolescents, doutant de leur avoir apporté quoi que ce soit, doutant d’en être capable, me prenant dans la gueule vingt ans (au moins) de crise de l’éducation, en tant qu’institution et en tant que représentation.

Je sens que je vais avoir du mal à raconter. Tant pis, je me lance. J’entre dans la classe. Ils n’ont pas lu mon livre. Ce n’est pas grave en soi, nous n’avons qu’à prendre le temps de faire connaissance, je peux lire à voix haute, je peux parler, nous pouvons discuter… Sauf que c’est très difficile. Je commence à me présenter… le brouhaha ne cesse pas une seconde, basse continue avec des éclats de voix ici et là. Ils bavardent, ils s’interpellent, ils consultent leurs téléphones portables, ils se demandent à peine (contrairement à moi) ce que je fais là. L’un des garçons fait le vent, et il ne cessera quasiment pas de faire le vent pendant toute la séance. Il souffle en relevant le col de sa veste : « Whou, hou !… », ainsi de suite. Tout en parlant, je me perds en conjectures sur la signification de ce bruitage, une métaphore sûrement, mais de quoi ? Et soudain, j’avise au fond de la classe, mon livre, par terre. Le prétexte, le support de ma présence ici. Mon TS, mon sang, ma sueur et mes larmes, jeté au sol. Que fait-il là ? Je m’interromps – le brouhaha, non.

Je me considère blindé du point de vue de l’ego, je ne prends pas pour un affront personnel ce puissant symbole de rejet. Ce n’est pas mon livre qui a été jeté au fond de la salle, mais le livre en général. Le livre est à terre. Pour eux, pour l’école, pour l’Education nationale. Je dis : « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, ce livre ? » Ils ne prêtent pas attention à cette question. Personne n’en veut, de ce livre. La prof de français, en revanche, s’empresse : « Mais oui, c’est vrai, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Il est à qui ? Qui a jeté son livre ? » Personne ne répond. Elle se précipite au fond de la classe, ramasse le livre, et revient le déposer sur son bureau en expliquant que c’est mal de jeter des livres. La séance se poursuit.

Je m’efforce de leur parler, « Je ne peux pas faire d’angélisme, je ne peux pas vous dire : lisez, c’est bon pour vous. Je ne peux que témoigner que lire a été bon pour moi… », j’essaye, je parle, je parle, je ne suis pas en capacité de mesurer ce qu’ils entendent… Pendant ce temps le vent souffle : « Whou-hou ! » Le temps que la prof fasse une réflexion pour faire cesser la soufflerie, deux autres se sont levés ou ont engagé une autre conversation. Je commets l’erreur de hausser le ton. Une jeune fille me répond :  « Mais monsieur, pourquoi vous nous criez dessus ? Ça ne sert à rien. » Elle a parfaitement raison, bien entendu.

La prof fait une tentative à son tour : « Ce roman parle de l’adolescence, parle de la vie au collège… Est-ce que vous vous y retrouvez ? Vous avez une réaction ? Vous avez quelque chose à dire à Fabrice Vigne qui est venu pour vous en parler ? » Comme elle interpelle nommément un gars près de la fenêtre, celui-ci est obligé de répondre. Il finit par dire : « Ça va. Ça ne me dérange pas. » Je ne le dérange pas. Que dois-je en penser ? En tout cas, pas « toujours ça de gagné ». J’aurais infiniment préféré le déranger, je n’ai pas trouvé les mots.

Nous enchaînons en discutant (?) de l’écriture. De la façon dont j’ai écrit ce livre : « J’ai procédé  comme mon personnage. À chaque chapitre, j’ai pris un mot au hasard dans le dictionnaire, et j’ai écrit mon histoire autour de ce mot. Parce que c’est avant tout un roman sur le langage : si vous maîtrisez le langage, vous maîtrisez votre rapport au monde, vous vous maîtrisez. Alors mon personnage se réfugie dans son dictionnaire, il y puise des mots en étant convaincu que c’est la vérité… C’est ‘un livre qui dit la vérité’, un livre sacré, comme la Bible ou le Coran… »

Un petit gars au fond de la classe, à gauche, à côté de l’endroit où était jeté le livre, semble se réveiller. Il me « calcule », bravache, il me parle pour la première fois : « Quoi, m’sieur ? Vous croyez que la Bible, c’est la vérité ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est la vérité, la Bible ? »

Il n’a manifestement rien compris de ce que j’essayais d’exprimer. Il a embrayé directement sur une agression communautariste : tout ce qu’il voit en moi est un représentant du ‘système’, des classes dominantes, françaises, blanches, lettrées, chrétiennes – une cible. Il me sert un combat de néo-colonisé contre le néo-colon que je suis, du Franz Fanon dénaturé, décérébré façon gangsta, il défend sa religion et s’en prend à « la mienne », son Coran contre « ma » Bible. Ah, le con. Je suis atterré par l’obscurantisme (1) de sa réaction.

Je me sens désemparé, impuissant. Je repense à ce que m’avait dit une enseignante, il y a déjà plusieurs années, alors que j’intervenais dans sa classe : « Je sens venir un nouvel illettrisme, depuis quelques années. Cela m’inquiète beaucoup. Comme un signe avant-coureur de guerre civile. » Ce jour-là, j’avais trouvé qu’elle exagérait, qu’elle était alarmiste, guerre civile comme vous y allez, je m’étais efforcé de la rassurer, de rationaliser…

Que faire ? Il y a forcément quelque chose à faire… Il me reste une séance avec eux… J’y retourne…

(Suite et presque fin prochainement sur cet écran : Pourri, résistance, rebellion.)

(1) – Attention. Étant donné le caractère sensible de ces matières, le mot ‘obscurantisme’ dans ce paragraphe pourrait me valoir facilement un procès d’intention en islamophobie. Aussi je me sens obligé d’enfoncer une porte ouverte, et de préciser ma position : je  ne veux pas me mettre les musulmans sur le dos. J’espère au contraire les avoir tous, les obscurantistes, dans le dos. J’affirme donc que je ne stigmatise pas l’Islam. Mon intention est plutôt de stigmatiser la religion, quelle qu’elle soit. Celle, aussi bien et très chrétienne, de l’individu qui nous tient lieu de Président de la République : une déclaration comme « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur», qui ne peut que jeter de l’huile sur le feu, est un symptôme différent du même obscurantisme contemporain. Je respecte la foi (et c’est sur ce respect que j’ai écrit Les Giètes, figurez-vous) quand elle crée un lien au monde, à l’autre, à la connaissance, mais je méprise de toutes mes forces cette foi-là, cette foi qui se passe de la connaissance, cette foi d’autant plus intolérante qu’elle est superficielle et ignorante, cette foi qui donne un vernis « d’esprit » à tous les embourbés du matérialisme, qu’ils soient Présidents de la République ou collégiens indigents des cités. Cette foi littéralement obscurantiste (persiste et signe), qui n’encourage certainement pas à lire, pas plus les textes sacrés qu’autre chose, transformant les livres saints en grigris magiques intouchables, tabou, alors que ces livres devraient être, comme n’importe quel livre et comme des dictionnaires, des supports à sagesse et exégèses, à échanges, à discussions. Et dire que ces foutues superstitions de masse s’intitulent « religions du livre » ! Suis-je clair ?

Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit.

Abu-l-Ala al-Maari, poète arabe (973-1057)

Retour au lycée

08/04/2010 2 commentaires

(Premier épisode d’une série de trois, ou quatre, on verra.)

Chaque année, bon an mal an, j’accomplis avec constance, curiosité et scrupule, quatre ou cinq rencontres scolaires dans des lycées, et presque autant dans des collèges. Je n’en suis pas encore blasé. Pour la plupart, ces interventions ont lieu dans le cadre du dispositif SOPRANO de l’ARALD (et voilà une occasion supplémentaire de remercier la Région Rhône-Alpes pour son soutien, ah c’est vrai, je la remercie très sincèrement la Région, on s’étonne du taux d’abstention aux élections régionales, il me semble que la raison en est que personne ne sait à quoi elle sert, cette pauvre Région – or, moi, je sais : la région soutient la Littérature, merci la Région), et portent sur TS, qui, quoique mon plus vieux livre, et l’unique paru « pour adultes », demeure le plus à même de chatouiller un public ado – pas à un paradoxe près, on ne reviendra pas là-dessus.

Exception notable : c’est avec Les Giètes pour prétexte qu’a eu lieu l’une de mes dernières incursions marquantes en lycée. Un lycée pro, BEP « service aux personnes », m’avait invité au motif que ces jeunes filles (seulement trois garçons dans les rangs) se destinaient aux métiers type « assistance aux personnes âgées ». J’ai parlé d’assistance aux personnes, comme requis, puis de mille autres choses. Très bon souvenir, première et unique fois que je passais avec une même classe toute une journée, pleine de rebondissement… Comme je présentais à la classe mes autres livres, j’exposais la genèse de J’ai inauguré IKEA : « Moi, IKEA, je n’aime pas ça, ça me fait même peur. Il faut toujours écrire sur ce qui nous fait peur. L’une des origines de ce livre, c’est que j’ai lu dans un article qu’un Européen sur six était conçu dans un lit IKEA. J’en ai eu le sang glacé. »
Une élève, un doigt en l’air : « Ben… Je comprends pas pourquoi… Franchement, pas de quoi avoir peur, m’sieur… »
Une autre, qui engueule la première : « Mais si ! Attends, c’est dégoûtant ! Nous, on y dort, après, dans ce lit ! » (rires)
Je ne vois pas comment je pourrais en venir à me lasser des rencontres scolaires.

Pourquoi conservè-je un tel goût pour ces interventions publiques, alors que certains auteurs, plus connus que moi, plus aguerris, plus prolifiques, voire plus talentueux (ou les quatre à la fois : Jean-François Chabas), en ont soupé et déclinent systématiquement toute invitation en milieu scolaire ?

Bon, faisons immédiatement un sort au tabou phynancier : intervenir en classe est, en toute franchise, intéressant du point de vue numéraire. Lorsque je fais respecter les tarifs de la Charte des auteurs jeunesse, je gagne en trois ou quatre jours d’intervention l’équivalent des droits d’auteurs perçus pour un roman qui m’aura demandé un an de travail ou davantage. Easy money.

Mais je vous prie de ne pas me croire vénal, ni capable de prostituer la parole que je viens délivrer là. Comme j’ai eu l’occasion de le déclarer, précisément à une classe de collège, « Je ne fais rien pour l’argent. À part lorsqu’on a faim (et je n’ai pas faim), l’argent est la pire raison de faire quoi que ce soit, c’est avilissant ».

La vérité est que ces moments d’intervention, de confrontation, de remise en question sur le métier, je les aime.

J’aime être là, j’aime donner mon show un brin narcissique à ces jeunes gens, j’aime échanger avec eux, j’aime leur donner à rire, à s’émouvoir, à réfléchir, j’aime trouver en direct des réponses neuves à des vieilles questions. J’aime ce contact direct, de la même façon que j’adore me retrouver sur scène pour mon spectacle musical adapté des Giètes, et vive le spectacle vivant, la mise en présence en chair et os, en-cet-en-endroit-en-cet-instant, de celui qui dit et de celui qui écoute, strictement le contraire de l’expérience littéraire.

J’aime tout cela ; mais aussi, je crois sincèrement qu’il est important de s’y consacrer. On me jugera prêcheur, naïf ou bien-pensant, tant pis, je ne vais pas m’excuser d’avoir des convictions : j’estime que faire ces rencontres, c’est faire le bien, c’est une mission d’intérêt général, parce que je crois dur comme fer à l’éducation, en général, c’est même l’intime tréfonds de ma fibre politique. Si j’ai des réserves sur les missions édificatrices de la ‘littérature jeunesse’, en revanche je trouve tout naturel de venir en personne édifier la belle jeunesse, en leur parlant littérature tout court. J’ai dit tout récemment l’attachement que je porte aux actions qui construisent le lien entre livre et lecteur. C’est une idée générale, d’accord, mais pragmatique.

Quand ces rencontres se passent bien, j’en ressors heureux, épuisé, vidé et pourtant rechargé à bloc d’émotions en boucle, plein en outre d’un respect renouvelé pour les profs, accomplissant ceci à longueur de journée, à longueur d’année, pour une rétribution bien plus modeste. Et puis, parfois, ces rencontres se passent mal, comme un rendez-vous qu’on manque. Alors, je sors de l’enceinte scolaire perplexe, désemparé, anxieux, et juste malheureux…

(Ne manquez pas le prochain épisode, demain ou après-demain sur cet écran : Le livre par terre.)

G

28/03/2010 4 commentaires

Madame la présidente du Fond du tiroir arborant un G sur la paume. Qu’est-ce à dire ? Tous les détails de l’affaire ici. Encore un « fait divers » qui fait peu honneur à la France, encore une histoire, très littéralement, de merde, encore une saine initiative de Thierry Lenain.

Encore ? Ne nous habituons jamais ! G comme Guilherme, et comme GUEULONS ! comme le dit Thierry.

Baw-waw !

18/03/2010 3 commentaires

Le salon du livre de Montreuil, capitale symbolique de la littérature de jeunesse en France, est en danger. Oh, pas le salon lui-même, qui, en tant qu’évènement commercial, en tant que foire-à-tout et à Martine, ne peut que perdurer en notre monde où la relation marchande devient la norme du lien social. Ce qui risque de disparaître, ce sont toutes les opérations qui entourent et donnent leur sens humain à ce salon – le travail des petites mains de Seine-Saint-Denis, qui depuis 25 ans fabriquent du lien entre les livres et les enfants. Pourquoi cet essentiel travail de fond est-il remis en question ? Parce que le Conseil Général du Neuf-Trois (de gauche, s’il vous plaît) coupe les vivres. Dans le même temps très exactement, Claude Bartolone, président dudit Conseil Général, pousse des cris indignés, et sans doute de bonne foi, pour alerter sur « la culture en danger ». Comme quoi ça ne serait pas sa faute, mais celle du gouvernement, qui sabre les finances des collectivités territoriales tout en leur déléguant davantage de compétences. Tiens, ça me rappelle un livre pour enfants, c’est dire si la littérature jeunesse nous donne des outils pour déchiffrer les enjeux de pouvoir…  Nous ne sommes pas dans le monde éthéré des purs esprits de la culture, mais dans celui, âpre et trivialement combattif, de la politique, sèn-sèn-dni-staïleDe la bombe, bébé.

J’ai posté un petit message de soutien sur le site « Le pouvoir des livres », dédié à la défense et à l’illustration de l’oeuvre de Montreuil et, ce faisant, j’ai parcouru les autres contributions. Je suis tombé en arrêt devant le dessin offert par Mario Ramos, que je reproduis ci-dessus… Au fond, c’est ce dessin que je voulais aujourd’hui placer devant vos yeux, relayer ici les misères de Montreuil n’étant qu’un beau prétexte (même si soutenir le salon ne peut pas faire de mal). J’admire énormément Mario Ramos, et je tiens son Quand j’étais petit pour l’un des plus beaux livres jeunesse du monde (par conséquent, l’un des plus beaux livres du monde).

Et ce dessin-là, quelle merveille ! Quelle simplicité, quelle profondeur ! Tout est dit là, que je vais cependant paraphraser, et mon exégèse sera forcément plus laborieuse qu’un trait de plume : la littérature sert à ceci, très exactement ceci, à ce qu’un chat puisse pleurer en lisant l’histoire d’un chien, puisque celui-ci et celui-là ont en commun, au-delà de toutes leurs différences, leur condition d’êtres humains (sic). Comme je l’ai raconté ailleurs, je me sens tel un chat qui aboie – je ne pouvais que me sentir viscéralement atteint par ce dessin. J’en ronronne et jappe.

Post-scriptum éphémère posé sur l’actualité : les trois prochains jours, le Fond du Tiroir (c’est à dire essentiellement moi-même, suppléé sur certaines plages par Madame la présidente de l’association FdT, et par Marilyne Mangione) tiendra dignement son stand sur un autre salon, le Printemps du livre de Grenoble, dont le visuel est éhontément pompé sur Impitoyable d’Eastwood mais sinon c’est bien.

Je marche

23/01/2010 5 commentaires

Les Giètes, photoroman, évoque à plusieurs reprises (et pour mémoire pp. 101-103) l’expérience particulière des manifs, de ces matins de grève où l’on défile en cortège sur la voie publique. On marche – au double sens, dur et absolu, du beau verbe marcher :  on avance, et on y croit. On marche pour, on marche sur, on marche à, on marche ou crève, on marche.

Le héros dudit roman ne marche plus. Double sens également, quoiqu’il vous parlerait surtout de ses pauvres jambes.

En revanche, moi, je marche encore. J’ai marché hier, avec mes filles. Comme d’habitude, on camarade devant la gare, puis on terminusse devant la Préfecture, où les plus enragés continuent de piétiner. La Préfecture est cet auguste symbole républicain sévèrement gardé par un rang de CRS, arborant des casques intégraux et des gilets pare-balles d’une épaisseur impressionnante, et pour tout dire dissuasive. On renonce à même les regarder, le regard n’atteindrait pas leur épiderme. Mais cette manif était plutôt courte, faible mobilisation, dans le froid et la grisaille. Les syndicats annonçaient 3000 personnes dans le mégaphone, je pense qu’il n’y en avait qu’un petit millier… Toujours les mêmes revendications, « pour sauver le service public »… Je marche, puisque je suis un petit fonctionnaire. On suit la banderole, on soupire au slogan. Y croit-on encore ? Il faut bien, pourtant. Si l’on n’y croyait plus, on s’arrêterait de marcher, puisque c’est la moitié du sens.

Les suppressions de postes de fonctionnaires, qui déglingueront la société française plus durablement qu’un jour de grève, rapporteront à l’Etat 500 millions d’Euros, tandis que le bouclier fiscal, qui enrichit une poignée de créatures extra-terrestres humanoïdes ne vivant pas sur le même plan de la réalité que nous, lui coûte 600 millions d’euros. L’équation est simple, le gouvernement insupportable… Alors on le dit dans la rue… Et puis on n’est plus trop sûr de servir à quelque chose, alors on rentre chez soi et on prépare le repas pour ses enfants. Marcher, c’est physique, ça creuse.

Préparant le repas, j’écoute la radio. M. Henri Proglio, PDG d’EDF, pur spécimen de créature humanoïde extra-terrestre rolexée à mort, est pris en flag de cumul des salaires et de louche collusion entre service public et intérêt privé, précisément aujourd’hui, il tombe bien. Il est contraint de renoncer publiquement à ses émoluments de Veolia et de se contenter de son salaire d’EDF, soit 1 600 000 euros par an. Ce chiffre est tellement énorme, tellement abstrait, tellement incompréhensible, que je manque me couper un doigt en épluchant mes patates, j’interromps la cuisine pour sortir la calculette. Or, après calcul, son salaire est très exactement cent fois le mien.

C’est commode, les chiffres ronds, tout devient clair. Puisque l’argent est la vraie valeur des choses, comme nous le savons depuis le 6 mai 2007, je suis en somme important comme la centième partie de M. Henri Proglio. Il faut cent types dans mon genre, cent fonctionnaires de rien (environ 130 s’il avait conservé son salaire de Veolia) pour équivaloir à M. Henri Proglio. Si 100 (ou 130) gus comme moi mourraient, ce serait, en gros, aussi grave que si M. Henri Proglio mourrait. Voilà la sorte de pensées que cela m’inspire, spontanément. Bizarre, non ? D’autres sans doute se mettraient à rêver ce qu’ils feraient de cent fois leur salaire, puis pour se consoler gratteraient quelques cartons de la Française des Jeux (PDG : M. Christophe Blanchard-Dignac, créature humanoïde extraterrestre), alors que moi ces produits en croix m’entraînent seulement à compter ceux à qui ma mort fera de la peine. Voilà qui renvoie à l’étymologie du mot « prolétaire » = qui n’a d’importance que pour ses enfants, que par ses enfants. Prolo vs. Proglio. Je donne à manger à mes enfants, allez, dépêchez-vous, il est tard.

Pendant ce temps à la radio, le monde continue de trembler. Je continue de calculer. Finalement, 100 (ou même 130) individus dans mon genre, empilés dans la balance du jugement dernier pour parvenir au niveau de M. Henri Proglio, ce serait encore fort peu de chose, une bien modeste manif. Parce que si l’on prenait en compte, au lieu des grilles de salaires de la fonction publique territoriale française, le salaire moyen en Haïti, alors là pardon il faudrait assembler 15 à 20.000 Haïtiens avant d’espérer obtenir pour eux, collectivement, la dignité phynancière attribuée d’office au seul M. Henri Proglio, créature humanoïde extraterrestre. Et encore, c’est bien parce qu’il a renoncé à Veolia.

Bon appétit, les enfants.

Ah, moi qui voulais cesser de parler politique sur ce blog… Parlons plutôt littérature. C’est toujours, quoiqu’il arrive, moins dérisoire. D’autant que, pour les raisons que l’on sait, lire aujourd’hui la Princesse de Clèves est un acte de résistance, surtout pour un petit fonctionnaire qui passe des concours.

Voici, par association d’idées quant à la valeur relative d’un individu, le fameux monologue de Shylock :

« Il a jeté le mépris sur moi, il a ri de mes pertes, il s’est moqué de mes gains, il a méprisé ma nation, entravé mes affaires, refroidi mes amis, échauffés mes ennemis, et quelle raison a-t-il pour faire tout cela ? Je suis un petit fonctionnaire. Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? Est-ce qu’il n’est pas nourri des mêmes aliments, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, échauffé par le même été et refroidi par le même hiver qu’une créature humanoïde extraterrestre ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela ».

Le Marchand de Venise, Acte III, scène 1. William Shakespeare, trad. Emile Montégut et Fabrice Vigne

Quand faut y aller

09/12/2009 9 commentaires

On se dit : « Pas la peine ». On se dit même pire : « À quoi bon ». On se dit : « Ah, bah, c’est trop vain, c’est trop facile, l’indignation… c’est éculé… et puis politiquement correct ».

On se dit : « Pourquoi irai-je m’exprimer sur ces triviales, pénibles mais contingentes questions d’actualité ? Mon blog t’façons est lu par quatre personnes plus un tondu qui se débrouilleront par eux-mêmes pour s’indigner sur ces sujets, je leur fais confiance pour trouver le chemin et s’échanger des pétitions, personne n’a besoin de moi, oh non, personne n’a besoin d’un cri d’orfraie au fond du tiroir… ».

Ouais, ouais. On se dit tout ça, et du coup on garde tout à l’intérieur. On ne dit rien. On laisse faire. On laisse dire. Personne n’a besoin que je m’exprime sur ce sujet, voilà qui est indéniable. Sauf peut-être moi-même. Alors j’y vais quand même. Je le pousse, mon coup-de-gueule-politiquement-correct que je croyais ne pas devoir pousser. Ils continuent bien, ceux d’en face. Quand faut y aller.

Le gouvernement français, complètement déboussolé, trouve judicieux de s’interroger maintenant sur l’Identité Nationale, et dans le même temps envisage de supprimer l’histoire dans certaines filières d’enseignement (ah bon parce que l’histoire ce n’est pas ce qui forge l’identité d’une nation ?…), démantèle froidement les services publics (ah bon au temps pour moi parce que alors les services publics ce n’est pas ?…), ne craint pas de couper les vivres des musées nationaux (ah bon alors pardon moi qui croyais que la culture ?…), ni de flinguer l’économie des communes (ah ben ça alors j’en reviens pas moi qui aurais pourtant juré que les collectivités locales ?…) etc.

Ces incohérences manifestes cachent un grossier calcul politique. Sarkozy a été élu, notamment, en neutralisant stratégiquement le Front National. Il a peur de perdre aujourd’hui la main électorale, puisque Le Pen père et fille reprennent du poil de la bête immonde. Ainsi, c’est à ça qu’il sert, et seulement à ça je crois bien(1), le grand débat Polichinelle sur l’identité nationale (cf. le site officiel) : un bon gros appel du pied aux électeurs du Front du même nom, « coucou, je suis là mon ami de souche, laisse tomber ces losers de Le Pen, ils n’auront jamais le pouvoir, moi je l’ai, je le garde, et tu vois je pense comme toi… On va pas se laisser bouffer toi et moi pas vrai ? »

De là, cet accident, ce lapsus, cet inconscient politique qui parle : les déclarations ahurissantes mais décomplexées de M. André Valentin, maire UMP de Gussainville (Meuse), élu du peuple, qui s’exprime au micro parce que nous avons décidé qu’il avait le droit de s’exprimer à notre place, c’est le principe de la démocratie représentative. « Je pense qu’il est plus qu’utile, qu’il est même indispensable, qu’il est temps qu’on réagisse, parce qu’on va se faire bouffer (…) Par qui ? Par quoi ? Y en a déjà dix millions, hein. Il faut bien réfléchir. Dix millions que l’on paie à rien foutre. »

Il se trouve, pour tout vous dire, que je n’ai pas seulement un grand-père italien. J’ai aussi un frère iranien – ce sont des choses qui arrivent. Mon frère me dit en soupirant : « Que veux-tu, c’est ainsi, la France est raciste ». Je soupire avec lui. Mais attends, attends… Répète, pour voir ? bingo ! « La France est raciste », tout est dit ! En une seule phrase ! Ne cherchez plus ! Débat clos ! Ça va en faire des éconocroques aux contribuables ! On l’a trouvée ! on l’a identifiée l’Identité de cette grande et belle nation, c’était tout simple, on avait le nez dedans. L’Identité nationale, « ce n’est pas dangereux, c’est nécessaire », selon Sarkozy. C’est sympa. C’est même sexy, tiens. C’est tellement glamour de s’assumer enfin ! C’est moderne !

C’est moderne depuis toujours. L’Identité Nationale, ça a commencé il y a bien longtemps, une sale manie, archaïque au possible, l’Identité nationale ça vient du cerveau réptilien, l’instinct du territoire : ici je suis chez moi, un vieux réflexe leitmotiv avéré par l’Histoire, c’était par exemple Cro-Magnon qui défonçait la gueule de Néandertal à coup de massue parce décidément y’en avait trop dans la vallée, non c’est vrai un seul ça va, c’est quand ils sont trop que ça va plus, on va pas se laisser bouffer merde. Ensuite, les néandertaliens ont totalement disparu, bon débarras. Les Cro-Magnons se sont retrouvés entre eux, et se sont forgé une chouette identité rien que pour eux. Mais en se regardant bizarrement d’une tribu à l’autre…

J’ai envie de vomir. Je vomis. Je m’étouffe dans mon vomi. Je ne suis qu’un blogueur de plus, qui a été choqué dans ses fibres, dans sa putain d’ « identité » par ces propos d’un raciste moderne, je ne suis qu’un citoyen qui pense que le racisme, c’est mal, qui se désespère de devoir le dire encore, et qui ajoute pour le principe, vraiment pour le principe, pour faire avancer le débat, son billet-indigné-politiquement-correct, qui l’ajoute à des centaines d’autres, allez, faites suivre, faites tourner, laissons pas faire. Eh, bien, dites-moi, ça en fait du vomi. L’Identité nationale, ça pue.

(1) – À la réflexion, j’entrevois un second enjeu stratégique caché derrière le soutien mordicus de Sarkozy à Besson et à son ministère : Sarkozy est peut-être soulagé de lire dans les sondages que Besson est encore plus détesté que lui. Le méchant de l’histoire, dans les esprits des téléspectateurs, c’est celui-ci et non celui-là. Good cop/bad cop routine. En outre, un ministre aussi honni, c’est un fusible à faire sauter un jour de déprime.

PEEP-Show

19/05/2009 9 commentaires

serai-je tondu à la libération ?

Je travaille dans le camp d’en face. On m’a proposé, et voilà, j’ai dit oui. Eh bien, quoi ? Ne me regardez pas comme ça. Regardez plutôt Kouchner ! Il a bien fini par devenir ministre ! Et Besson, alors ! L’un de nos plus glorieux, la fierté du pays ! Brillant avenir, le gars Besson ! Le retournement de veste est dans le vent. Et attention, l’on n’appelle pas ça trahison, ni reniement, ni opportunisme, on appelle ça ouverture. C’est dire si « Dans la Société du Spectacle, quand une chose n’a pas changé, on lui donne un nouveau nom ; quand une chose a profondément changé, on lui conserve le même nom, ainsi une pomme, un steak, un diplôme. » (Guy Debord)

Ceci pour vous avouer que moi, qui serait plutôt FCPE, voyez le genre, ces temps-ci, je travaille main dans la main avec la PEEP. Oh, ça va, hein, lâchez-moi l’éthique. Allez plutôt faire la morale à Besson. Moi, je ne suis pas nuisible. Je ne suis pas ministre.

Il se trouve que la PEEP de l’Isère m’a proposé de parrainer un joli projet, le Prix du jeune lecteur, alors que la FCPE ne m’a rien demandé du tout… D’abord, je vous le fais remarquer en passant, un livre ouvert orne du logo de la PEEP , pas celui de la FCPE… Et en outre, comme on le sait depuis que le chanteur l’a dit, « fils de la PEEP ou fils de la FCPE, tous les enfants sont comme le tien« … Mais surtout, si le sujet vous intéresse plus loin que mes fausses pudeurs, je vous recommande la lecture attentive de ce forum, émaillé d’édifiantes anecdotes, consacré aux différences entre les deux fédérations de parents d’élèves. Ensuite, vous pourrez revenir me lire vous narrer mes humeurs.

Vous êtes revenus ? Alors sachez que j’ai passé deux heures ce matin dans les locaux de la PEEP de Grenoble, dédicaçant à la chaîne 86 exemplaires de Jean Ier le Posthume roman historique. Ces ouvrages seront offerts, le samedi 6 juin après-midi, lors d’une cérémonie à la Préfecture de Grenoble (qu’est-ce que vous croyez, j’ai des entrées, à présent que je sais choisir mes vrais amis), en guise de récompense à 86 enfants, critiques en herbe, élèves de CM1, CM2 ou 6e, ayant pris la peine de rédiger un texte pour expliquer pourquoi ils aimaient un livre, celui-ci plutôt qu’un autre. J’ai lu quelques uns de leurs textes… parfois touchants pour de bon… lorsqu’ils parviennent à se dégager de la gangue scolaire, des formules attendues, et qu’ils effleurent quelque chose de vital, à la frontière entre leur livre élu et leur sensibilité en formation. Comme des grands. Comme des vrais. Ils touchent le rapport au monde et à eux-mêmes dans les livres. Ils ne l’ont pas volé leur Posthume dédicacé.

Je ne me sens pas viscéralement « auteur jeunesse », je l’ai dit, je n’ai pas systématiquement envie de me revendiquer tel (sauf bien sûr lorsqu’on me prend pour un « auteur adulte », ou qu’on fait mine de mépriser en ma présence la littérature jeunesse)… Mais, au delà de mon statut dont tout le monde se fout et moi aussi un peu, je suis persuadé qu’il faut tout miser sur la jeunesse, et précisément sur l’éducation, rigoureusement tout. La littérature aussi, pourquoi pas., allez hop, dans la balance. Lire, faire lire, oui, je veux bien me faire instrumentaliser par la PEEP, un samedi après-midi à la Préfecture, je veux bien me présenter comme « auteur jeunesse », si c’est pour la bonne cause, si c’est pour l’éducation de la marmaille. Voilà une authentique conviction de gauche, messieurs-dames.

SP3C : un contrepoint

12/02/2009 5 commentaires

sp3c, sa jeunesse, sa littérature, son enthousiasme, sa fête, sa taxe professionnelle de l'AREVA

J’ai déclaré il y a quelques jours mon amour pour Saint-Paul-Trois-Châteaux, lieu magnifique d’une fête du livre réussie, euphorique, fertile, unique.

Beau paysage. Mais au fond du tableau, on aperçoit les cheminées du site nucléaire du Tricastin. On les voit, on traverse leur ombre, on les longe à l’allée comme au retour, et on peut les oublier, puisque c’est la fête. Or je ne les oublie pas une seconde car, vieille mentalité paysanne peut-être, j’aime savoir qui me paye. D’où vient l’argent ? De l’Areva, assez directement : si une aussi petite ville est capable d’organiser un aussi grand événement, c’est bien grâce à la taxe professionnelle pharaonique du nucléaire. L’énergie humaine de Saint-Paul ? Ah oui, bravo, merci, vous travaillez pour vos enfants, pour l’avenir, je viens travailler avec vous, hardi petit. Mais l’énergie produite ici pour de vrai, sans métaphore, dans les fils, dans les ampoules de la fête ? Quel avenir est ici travaillé, pendant que l’on raconte nos histoires aux enfants ? À quoi joue-t-on, les enfants ?

De quoi exactement suis-je complice quand, à l’entrée du chapiteau de la fête, le stand Areva distribue aux marmots des coloriages et des quizz, alors que j’ai dans un coin de la tête le dernier « incident », pas très vieux, septembre 2008, ou bien le scandale des déchets nucléaires jetés au bord de la route, alors que j’étouffe une sourde trouille, mais que tout compte fait je vais m’assoir à mon stand, et sourire et dédicacer ?…

J’aurais pu garder pour moi ces petits tiraillements, cette mauvaise conscience… Mais je reçois aujourd’hui le texte de Sarah Turquety, vigoureux, fier, qui incite à la prise de conscience collective. Texte de poète, c’est à dire qui sait mettre les mots d’une seule sur les pensées partagées. Non, je ne suis pas seul, et je ne garde rien pour moi. Je reproduis cette lettre ouverte avec l’accord de Sarah. Et maintenant, on fait quoi ?

A TOUS LES MILITANTS POUR LE LIVRE DE JEUNESSE

qui sont tout d’abord des militants pour l’Humanité

La fête du livre de Saint-Paul-Trois-Châteaux 2009

fut un beau moment de rencontres et d’échanges

avec tous ces bénévoles, une population venue en masse,

et Aréva.

Je rentre chez moi
et je reçois ce mail sur la prochaine émission de télévision
montrant les enfouiements illégaux de déchets nucléaires dans toute la France,

cette émission qui devrait être diffusée le 11 février sur France 3
et qui ne le sera peut-être pas car Aréva a saisi le CSA afin d’empêcher toute diffusion.

Je rentre chez moi
et je me rappelle ce reportage sur les mines d’uranium d’Aréva au nord du Mali

et l’exploitation des hommes, le pillage des ressources en eau, la sécheresse qui en découle.

Je rentre chez moi
et j’ai honte.

Ainsi je puis être adulte en 2009, parler de poésie
et penser participer à la construction d’un monde solidaire
dans lequel mes enfants pourront grandir
et en même temps accepter qu’un des groupes les plus pollueurs,
de ceux qui nous tuent (tout simplement : tuer)

diffuse sa propagande d’un monde idéal grâce au nucléaire

auprès d’enfants vivant près d’une centrale
qui a connu une grave fuite cet été même.

Je rentre chez moi.

Muette.

Mes mots n’ont aucune valeur. Ils sont vides. De mouvements.

Amour, solidarité, générosité, utopie.

Ainsi je puis avoir appris Tchernobyl et son impact, Hiroshima et la destruction totale

et accepter que l’on vante le nucléaire auprès d’enfants dans un lieu militant pour la lecture.

Je rentre chez moi

un mot en tête : compromis.

Je rentre chez moi
et je pense à nous tous, adultes présents à cette fête du livre,

auteurs, illustrateurs, plasticiens, instituteurs, bénévoles de tous bords, passionnés,

nous, passionnés, qui cloisonnant nos luttes, fermons les yeux,

tournons les regards, n’osons pas voir le mensonge et la manipulation.

Je suis rentrée chez moi

mais, pour autant, je ne resterai pas muette.

Car ma voix est celle de tous ceux qui

sont rentrés chez eux,

avec un regret, un élan noyé.

Car je sens que nous serions nombreux
à soutenir une transformation de cette magnifique aventure humaine
qu’est la fête du livre jeunesse de Saint-Paul-Trois-Chateaux.

Car je sens qu’aujourd’hui nous pouvons nous passer de restaurants chics, d’honneurs

pour nous sentir pleinement humains et pères et mères de nos enfants.

Car je fais confiance aux idéaux de chacune et chacun pour faire œuvre de sa conscience.

Utopistes, debout !

Sarah Turquety, poète


Je vous en fiche mon billet

11/01/2009 un commentaire

À la une de Livre & lire, mensuel de l’Arald, figure une chronique intitulée « Les écrivains à leur place », rédigée par un écrivain différent chaque mois. Le rédac-chef du canard, Laurent Bonzon, a aimablement proposé de me la confier pour le numéro de janvier 2009.

J’ai d’abord hésité. Cette carte blanche, que je lis à peu près sans faute, est surtout le lieu de la complaisance narcissique d’auteurs en train de se regarder écrire (à l’exception notable d’Enzo Corman qui, l’an dernier, a malicieusement joué de sa colonne comme d’un sketch, très drôle, subversif comme sait l’être l’absurdité, portant pertinemment sur la communication médiatique des écrivains). Or, en ce qui me concerne, je dispose déjà d’un support où je me regarde écrire, et me complais narcissiquement : le présent blog. Qu’aurais-je à écrire dans cet article, que je n’eusse point  pu écrire dans MA tribune au Fond du tiroir, ma jalouse liberté d’expression ?

Par association d’idées, j’ai tenté, en vain, de retrouver dans ma bibliothèque la page où Céline (est-ce dans un roman ? une interview ? quelque « tribune libre » de journal ?) raconte qu’il déteste les photographies où des écrivains prennent la pose, plume à la main, le regard pénétré de l’œuvre à venir. Céline trouve ces clichés aussi obscènes que si l’on avait tiré le portrait de ces messieurs-dames « de lettres » assis sur leurs toilettes, pantalon sur les chevilles… Toujours la métaphore scatologique associée à l’écriture, chez lui : écrire, c’est expulser de soi une forme noire et malodorante, qui vous rendrait malade si vous la gardiez à l’intérieur du corps.

Je lance, tiens, incidemment, le grand concours FdT de l’année : le premier ou la première qui me retrouvera la référence exacte de cette citation donnée ici de mémoire recevra le stylo bille série limitée Fond du Tiroir (ce n’est pas des craques, ça existe vraiment, qu’est-ce que vous croyez), afin de pouvoir écrire ce qui lui chantera à titre purgatif.

Bref ! Finalement je me suis dit qu’il serait goujat, et stupide, de dédaigner ce micro tendu par la Région (surtout avec ce que je dois à la Région), et je me suis fendu d’un texte qui me permettait tout à la fois d’exprimer ma gratitude, d’évoquer ma « place d’écrivain » (au fond du puits), et de parler d’autre chose. Voici ce texte.

L’orgueil du métier

Merci, l’Arald. Merci pour le soutien à « la vie d’écrivain », pour la tournée du PRAL qui m’a vu arpenter la région.
Merci pour l’étape à Saint Etienne. Le matin, avant mon intervention en librairie, j’avais  du temps, des loisirs. J’ai cerclé sur le plan
le musée de la mine. On pénètre d’abord le domaine fantôme, l’administration, le bureau des ingénieurs, la salle des pendus comme une cathédrale, puis les machines, lampisterie, chaufferie, centrale électrique, bassins de décantation, recette. Enfin on passe sous le chevalement. On prend l’ascenseur. On descend sous terre. On respire plus fort.
Dans le tunnel humide, le guide vante avec lyrisme la noble caste disparue.
« Les mineurs, aristocratie du prolétariat, accomplissaient le plus dur travail de la nation, le plus cruel et brave ! Des titans, des héros, une race éteinte de géants ! Leur prestige était tel que leur métier fut le seul mesdames et messieurs à orner jamais un billet de banque français (coupure de 10 francs, 1941-1949). Mais ne confondons pas… Il y a mineur et mineur… La mine n’est pas un métier mais cent ! Or, la tâche est distincte au fond et au jour, selon qu’on est pousseur, haveur, toucheur, boiseur, trieur, soutireur… Parmi eux, le seul vrai prince, l’audacieux colosse révéré de tous est le piqueur ! Celui qui nu se frotte à la terre, à même la paroi et abat le charbon ! Un quelconque
mineur ne saurait se prévaloir d’être authentique piqueur, car un signe ne trompe pas : les poussières de charbon imprègnent la peau du piqueur, et ses bras, son visage, tout son corps, se voilent de dessins bleus. Qui porte ces tatouages, voilà le piqueur ! Voilà celui que l’on respecte. »
Et moi j’entends cela, je vois la peau bleue marbrée de mon pépé, j’apprends ce que je savais déjà : qu’il était prince, je m’éloigne au fond de la galerie rehaussée d’écrans multimédia, et j’essore mes yeux. Il en est mort à petit feu, d’être prince. Travail de titan, de billet de banque, mais travail de con, aussi, qui tue pour faire tourner la boutique « France ». Les mines ont fermé ? Tant mieux.
Merci pour tout, l’Arald. Pour le précieux soutien à « la vie d’écrivain ». Ce n’est pas la mine, allez.

Fabrice Vigne

(N.B. : sur la première ligne de l’article dans sa version publiée, les correcteurs du journal ont jugé bon de remplacer « tournée du PRAL » par « tournée du prix Rhône-Alpes du livre » – explicitation du sigle qui  perturbe la métrique et entraîne deux génitifs successifs, c’est moche, ce n’est pas ma faute.)