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Racisme anti-blanc ?

01/10/2012 un commentaire

Jean-François Copé, poussant ses pions dans la guéguerre des chefs de l’opposition, a réussi à se faire remarquer par sa sortie sur le « racisme anti-blanc ». Je rumine cette histoire, cette curieuse association de mots… À ma propre stupéfaction je crois que Copé a raison. Je crois que le racisme anti-blanc existe, mais voilà qui m’inquiète : mon acquiescement ferait-il de moi un allié objectif de Copé, voire des Le Pen ? Cela m’oblige à un examen de conscience.

Il me semble que le racisme, comme son corolaire la bêtise, est universel, on-ne-peut-plus banal au sein de l’humanité. « Ces gens-là ne sont pas comme nous » , phrase archaïque qui permet de se faire une idée de qui nous sommes et donc d’apaiser notre angoisse. Selon l’endroit où l’on cherche, on débusquera ainsi sans se fouler des manifestations de racisme anti-blanc, anti-noir, anti-arabe, anti-jaune, anti-juif, anti-gitan, anti-roux, anti-gros, anti-anorexique, anti-handicapé, anti-jeune, anti-vieux, anti-riche, anti-pauvre, anti-intelo, anti-prolo, anti-femme, anti-homme, anti-homo, anti-hétéro… Il n’y a qu’à se baisser. Anti-tout. Modèle de société compatible avec le néo-libéralisme en cours de victoire hégémonique : la guerre de tous contre tous. (Aux dernières nouvelles Laurence Parisot dénonce le « racisme anti-entreprise », ce qui n’est pas fait pour clarifier le concept.)

Le racisme, selon cette acception extensive, est le prêt-à-penser très bien distribué qui permet d’avoir un avis sur son voisin sans le connaître, d’avoir peur de lui, et de le détester. Par exemple, si l’Union Européenne, fondée en 1957 sur les échanges économiques (et non sur les échanges culturels), court actuellement le risque d’exploser, c’est que la crise économique vaporise l’idée même d’union, et exacerbe partout-partout la haine des autres : les Français détestent les Anglais qui détestent les Allemands qui détestent les Grecs qui détestent les Italiens qui détestent les Polonais et ainsi de suite, nous sommes 27 en tout, à nous détester sans frontières (pendant ce temps les Belges se détestent entre eux – c’est normal, ils ont un rang à tenir, la Belgique abrite la capitale de l’Europe).

Je me souviens d’une scène particulièrement violente de Do the right thing (Spike Lee, 1989) où dans une série de travellings qui giflaient le spectateur, un blanc (italien) face caméra insultait les Noirs, un noir maudissait les Blancs, un WASP vomissait les Chinois, un chinois dégueulait les Latinos, etc. Spike Lee filmait en 1989 une société américaine tétanisée, à cran, en sueur, prête à se dévorer elle-même – la situation a-t-elle changé depuis que le Président des Etats-Unis est noir ? Fantasmons deux secondes : la France s’apaisera-t-elle le jour où elle élira un Président d’origine maghrébine ?

En attendant, le racisme « anti-gaulois » est un fait avéré dans les banlieues que les Gaulois ont ghettoïsées, je suis d’autant prêt à le croire qu’incidemment il m’est arrivé d’en faire les frais. On se demande donc par quel prodige le racisme anti-blanc serait le seul au monde à ne pas exister et, a priori, Copé ne fait qu’enfoncer une porte ouverte. Pourquoi en ce cas son truisme laisse-t-il un sale goût dans la bouche ? Peut-être parce que cette acception que j’ai qualifiée d’« extensive » du racisme prête au fond à confusion, en évacuant le sens initial, absolu, du mot Racisme, c’est-à-dire l’idéologie pseudo-scientifique de hiérarchisation des groupes humains, rancie quoique toujours opératoire, qui a théorisé et permis le colonialisme, soit l’origine de pas mal de maux d’aujourd’hui. Le paradoxal « racisme anti-blanc » serait une sorte de révisionnisme par le lexique : si l’on dilue comme Copé le racisme dans les racismes, perdant de vue l’Histoire, si l’on oppose terme à terme le racisme anti-blanc au racisme commis par les blancs, alors toute chose est égale par ailleurs et nous avons bien raison de ne pas les aimer puisque vous voyez bien, ils ne nous aiment pas, alors que nous sommes chez nous, merde, on les accueille dans notre pays et en plus ils ne nous aiment pas, ces ingrats. Et c’est là qu’on aperçoit la démagogie de Copé, c’est là qu’on comprend que ces ambiguïtés terminologiques profitent au FN : Marine a beau jeu de réclamer « une loi contre le racisme anti-blanc », comme si une loi contre LE racisme n’existait pas déjà dans la République.

En somme, comme le rappelle Humpty Dumpty, la question n’est pas de savoir ce que les mots veulent dire mais de savoir qui est le chef. Dans la mesure où les Blancs ont massivement le pouvoir, le racisme des Blancs est tout de même plus prégnant et plus toxique que le racisme dont souffrent les Blancs.

(La problématique est rigoureusement la même lorsque des petits malins masculinistes s’insurgent paradoxalement contre le « sexisme des femmes envers les hommes »… Mais jusqu’à nouvel ordre, qui détient le pouvoir, les hommes ou les femmes ? Et sur lequel des deux « sexismes » se fonde ce pouvoir immémorial ? De même, le précité racisme anti-entreprise de Parisot est une bonne blague, un retournement rhétorique victimaire, qu’il est aisé de démasquer puisque manifestement ce sont les classes laborieuses classes dangereuses qui souffrent de préjugés, de parcage et d’oppression depuis que la révolution industrielle a inventé la lutte des classes.)

Je pèche sans doute par naïveté tendance Yakafokon, tant pis : je crois que la première mission sociale du gouvernement actuel, sans doute trop ardue pour lui, est de changer les mentalités, réconcilier les Français, après un quinquennat qui a hérissé les communautarismes et les hostilités, accroissant systématiquement les inégalités. Pour cela, il faudrait aller au charbon, sur le terrain, dans les cités, ailleurs, faire reculer la bêtise raciste sur tous les fronts, démontrer économiquement et socialement aux Français des banlieues qu’ils sont Français comme les Gaulois… Au lieu de cela, la gauche s’indigne à bon compte et dénonce « les propos très graves » de Copé. Ah, ouais ? Et puis ? Faut-il remédier aux mots ou aux choses ? Moi je vote Humpty Dumpty.

La croûte de synthèse

12/05/2012 4 commentaires

Chaque habitant de l’Europe occidentale consomme environ cent kilos de matières plastiques par an. Comment comprendre un chiffre aussi abstrait ? C’est comme pour l’empreinte carbone ou pour à peu près tout ce qui se consomme, on trouvera de par le monde plus glouton que nous, et aussi plus tempérant (plus riche et plus pauvre, mettons : les USA et l’Afrique sub-saharienne), mais en ce qui nous concerne, voilà le tas individuel, le vilain sac paco, en moyenne un quintal de plastoc par tête de pipe, bon an mal an. On le consomme, c’est-à-dire naturellement on ne le mange pas (encore que), selon l’acception du Robert on l’amène à destruction en utilisant sa substance, on en fait un usage qui le rend ensuite inutilisable. On consomme le plastique notamment sous forme d’emballages variés, car on achète les produits sous une ou plusieurs peaux qui nous prouvent que nous en sommes bien le premier propriétaire (« Neuf sous blister ! »), on déballe comme on dépucelle un produit de consommation, on arrache l’hymen de plastique, on jette le contenant et on n’y pense plus, on se concentre sur le contenu.

Lorsqu’on jette ce plastique dans une poubelle adéquate-qui-procure-une-vague-bonne-conscience, le plastique aura une chance d’être recyclé, ne serait-ce qu’en étant brûlé pour produire de l’énergie, après tout ce plastique est un dérivé d’hydrocarbure, il peut servir à ça, tant pis pour l’empreinte carbone.

Mais lorsqu’on le jette ailleurs, Mister Plastoc vaque librement, il traîne, il s’envole en plein air, il se salit en pleine terre, il tourne mal : il échoue dans la nature ou bien dans un caniveau et glissera ensuite, dans les deux cas, au fil d’un ruisseau. Le ruisseau le confie à la rivière. La rivière le charrie jusqu’au fleuve. Le fleuve le jette dans la mer. Les courants marins l’emportent au large.

Et là, au large, très au large, se passe quelque chose d’étonnant : il ne bouge plus, le plastoc, il tourne en rond, il s’agglomère, il retrouve ses amis, il fait masse. Il existe cinq zones sur le globe, Pacifique Nord, Pacifique Sud, Atlantique Nord, Atlantique Sud, Océan indien, où les courants marins se rencontrent et s’enroulent façon cul-de-sac centripète, dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord, en sens inverse dans l’hémisphère sud, formant d’immenses vortex nommés gyres océaniques, équivalents maritimes des trous noirs dans l’espace intersidéral : d’où que l’on vienne, on s’y retrouvera fatalement, on y sera aspiré, englouti en lent tourbillon, et on n’en sortira plus jamais.

Au fil des décennies (les premiers polymères produits industriellement datent des années 1930), des milliers de mètres cubes de déchets impossibles à digérer par la nature se sont ainsi agglutinés dans l’océan, sur lui et sous lui, de la surface jusqu’à une profondeur de trente mètres. Ce phénomène est continu, jour et nuit : durant l’année qui vient de s’écouler, alors que la campagne électorale battait son plein et abordait des sujets très-très-très intéressants et qu’Eva Joly était persiflée au prétexte que son accent n’est même pas français, une portion évaluée à 10% des cent kilos de plastique européen par personne et par an est venue augmenter l’une des deux nappes de l’Atlantique, ou, allez savoir, selon les caprices de Neptune, l’une des trois autres. Ou peut-être celle de la Méditerranée, qui est plus modeste et plus diffuse, parce qu’on n’a pas dans Mare Nostrum de courants marins d’une force comparable à ceux des océans.

La plus gigantesque de ces cinq poubelles flottantes, et la plus observée (cela expliquerait-il ceci ?) est celle du Pacifique Nord, qui mesure 3,5 millions de kilomètres carré, soit six fois la France. Ces millions de tonnes de plastique, en fragments massifs ou infinitésimaux, qui naturellement ont chassé toute vie alentour (plus de plancton, plus de poisson, plus d’oiseaux, plus de chaîne alimentaire, rien d’autre rien rien que des milliards de bouts de plastique, des durs des mous, des gris des colorés des transparents), ont formé ce que l’on a appelé « the Great Pacific Garbage Patch » (la grande plaque d’ordures du Pacifique), nouveau continent artificiel ou, pour les poètes, « septième continent en plastique ».

Parfois, je lis quelque chose, j’intègre une information, jusque tard dans la nuit je gouguelise tétanisé, et j’en reste si effaré, choqué, abasourdi, presque mort un petit peu moi-même face à tant de mort, que je me dis « il faut faire un livre là-dessus ». Mais je ne m’y colle pas, je ne sais pas comment m’y prendre, je ne vois pas l’intérêt d’ajouter aux faits bruts, de retrancher, pis : d’inventer une histoire, alors je me contente d’en faire un article sur ce blog, je transmets simplement, j’informe à mon tour.

En revanche, il m’arrive, sur d’autres sujets, de finir à force de rumination par trouver comment construire mon livre, à partir d’une idée qui m’aura traversé comme une flèche lancée depuis les mass médias. Cela peut prendre des années, mais de temps en temps un texte se concrétise ainsi. Mon prochain livre, Lonesome George, parle de l’environnement, je ne peux pas dire mieux. Guettez le bon de souscription ici même dans quelques jours.

C’est reparti pour un four

30/04/2012 un commentaire

Je n’avais pas autant désopilé en lisant un livre depuis belle lurette : Le Tampographe Sardon – déjà, cette somme se singularise par une anomalie : son titre et son auteur sont une seule et même chose, Le Tampographe Sardon, coïncidence entre le sujet et l’objet, très existentialiste au fond, je suis ce que je fais, pratique courante en musique où l’on n’hésite pas à intituler son album de son propre nom, surtout si c’est le premier, mais en bibliophilie je ne songe à aucun précédent, il doit pourtant s’en trouver, dites-moi si vous avez ça en tête, oh, pas de jeu-concours, rien à gagner cette fois-ci, je réfléchis c’est tout, si vous voulez bien vous donner la peine de réfléchir avec moi, je cherche, je trouve en quelques secondes des livres dont le nom de l’auteur fait partie du titre, celui-ci par exemple, ou celui-là, ou cet autre, sans parler des innombrables Vie de Untel écrite par lui-même, mais l’identité parfaite nom/auteur, je ne vois pas, ah, un instant, madame la Présidente murmure dans mon oreillette, elle me souffle ceci, c’est exact, bon, je m’éloigne du sujet.

Je disais donc, je désopile. Je lis dans mon lit ce pavé sans exemple, j’en suis secoué de spasmes, et pas que de rire, parfois ça grince aussi, ou parfois les deux, comme dans la page 238 du livre où l’on commence par l’un pour sombrer dans l’autre.

Sardon trouve même le moyen de pervertir le paratexte de son bouquin : à la fin du volume, la page Du même auteur est rebaptisée Précédents échecs commerciaux. Ah, j’éclate de rire à nouveau ! Mais tout de suite après, je re-grince, parce que cela me rappelle que je publierai sous peu mon propre prochain échec commercial, et que je ferais bien de retourner au boulot sur mon histoire de tortue plutôt que de rigoler comme une baleine amère. Je m’y remets, le coeur joyeux, je choisis pour cet article une illustration qui m’évoque à la fois les tortues et le printemps, je me sens tout printanier moi-même, en plus nous changeons d’ère politique dans quelques jours, enfin débarrassé de l’exaspérant prince du bling, on n’en peut plus de cette arrogance, de cette vanité vulgaire, de cette démagogie, de ces mensonges continuels, de cet arrivisme, de ce mépris, de cette violence symbolique (putain, il m’est resté dans la gorge, son « discours de Grenoble », ma cité, ma cité à moi est célèbre grâce à ça, sagouin ! voyou ! sauvageon ! terroriste !), de ce clivage permanent entre les bons et les mauvais (sa dernière invention, vraiment la dernière espérons-le : « la fête du vrai travail » pour ceux qui travaillent plus pour gagner plus de Rolex, par opposition aux feignasses fonctionnaires paupérisés et/ou créateurs désargentés dans mon genre, tous losers répugnants cancers), c’est simple je me sens insulté dès qu’il ouvre la bouche, de la même façon très exactement que je me sens insulté quand je vois ou entends une publicité, la pub cherche à occuper mon cerveau et me prend pour un con, ce type qui fait pareil au fond n’est pas un Président, c’est une publicité pour un Président, alors d’accord, on peut regretter que son challenger soit un pépère un peu terne qui dans les cinq ans à venir nous décevra fatalement, il lui manque sans doute quelques qualités, mais au moins n’a-t-il pas tous ces défauts, je crois à la puissance des symboles, or le Président se pose comme symbole et il me représente, moi et soixante-cinq millions d’autres misérables, si être représenté par un gros pépère socio-démocrate est peu reluisant, l’être par un gougnafier démagogue qui flatte l’extrême droite prolétarisée ou plutôt le prolétariat extrême-droitisé afin de continuer cinq ans de plus à rouler pour le Rotary est toxique, il s’agit maintenant de décider si on préfère avoir une image de son pays, par conséquent, un peu, de soi-même, peu reluisante, ou bien toxique.

Ah ? Tiens ? Je me suis encore éloigné de mon sujet. Un peu de mal à me concentrer. « Je suis moins guéri de politique que je ne le crois s’il s’agit d’aller botter le cul de cette andouille de etc. » Ce n’est pas de ça que je voulais parler. Je voulais parler du septième continent en plastique. Une autre fois.

Le rêve américain, encore

11/02/2012 Aucun commentaire

Susie Morgenstern m’avait raconté combien elle était fière, et excitée, et intimidée, de traduire, avec l’aide de sa fille Aliyah, le livre pour enfants de Barack Obama. Le titre original de l’ouvrage, Of thee I sing, reprend une tournure désuète extraite d’une vieille chanson patriotique qui faillit devenir l’hymne américain, réincarnée plus tard en comédie musicale de Gershwin, dont l’intrigue tourne incidemment autour d’une élection présidentielle… Comme Susie est naturellement douée pour rendre les histoires de la plus drôle façon, elle m’expliquait qu’elle avait passé des jours à chercher à ces quatre mots un équivalent français pertinent et, lorsqu’enfin elle avait envoyé, contente d’elle, sa version à la Maison Blanche, le service protocolaire lui rétorqua que, en France comme dans tous les pays où ce livre serait traduit, le titre serait Of thee I sing et puis c’est tout.

Je viens de lire ce livre. Je suis épaté par ce concentré de culture américaine (non, ce n’est pas un oxymore). Obama parle à ses deux filles. Vous ai-je dit récemment que vous êtes formidables ? Il les édifie, en leur montrant l’exemple de glorieux américains. Les héros défilent, qui sont autant de symboles : un grand sportif, un grand président, un grand sage indien, une grande architecte, un grand explorateur (Neil Armstrong), une grande chanteuse (Billie Holiday, oh mon Dieu, son évocation en quatre lignes me fait autant frissonner que si j’entendais God bless the child pour de vrai), une grande artiste peintre, un grand syndicaliste, un grand scientifique (Einstein, il était américain ? Eh, oui, naturalisé, parce que l’une des forces de ce pays-ci est l’accueil qu’il réserve traditionnellement aux étrangers)…

C’est bien sûr de la propagande pur jus, bien sûr simpliste, bien sûr patriotique (et le patriotisme est le père ou le grand-père de la guerre), bien sûr politiquement correct (les quotas sont respectés, un native american, deux noirs-américains, une asiato-américaine, un latino, etc.), bien sûr bourré de bons sentiments (la dernière phrase est Je vous aime), bien sûr cachant sous le tapis le côté obscur de la force (ce pays est aussi le plus impérialiste de la planète, le plus violent, le plus guerrier, le plus inégalitaire, le plus glouton, le plus irresponsable, le plus impitoyables envers ses minorités)… Bien sûr je tique sur la phrase Vous ai-je dit que vous devez être fières d’être américaines ? (je campe sur cette position éthique : on ne peut être fier que de ce qu’on a fait, de ce qu’on a choisi, de ce qu’on a décidé – pas de ce qu’on est par hasard)… N’empêche.

N’empêche, je lis ça, et ça fonctionne. Je suis réellement ému. Convaincu que les iouhessé sont une belle et forte nation. Je regarde la bannière étoilée, la main sur le coeur, merde, c’est vrai, nous sommes tous des Américains, leur bourrage de mou a marché, ils m’ont encore eu cette fois. Comme ils m’ont eu tant de fois avec leur cinéma, leur musique, leurs romans, leurs comics, leurs séries télé, parce qu’ils savent raconter des histoires, ils savent produire de l’imaginaire, des mythes, des émotions pour les masses mondiales qu’ils ont inventées. Ils sont forts, ces Américains. On les déteste parfois un peu, parce qu’il faut bien détester Goliath quand il y a tant de David, mais tout de même on les aime. Le message est parvenu jusqu’aux filles d’Obama, et jusqu’à moi, pareil.

Le message : « Vous ai-je dit que l’Amérique est faite de toutes sortes de personnes ? Quelles que soient leurs races, leurs religions ou leurs croyances, qu’elles viennent de régions côtières ou de la montagne, elles ont fait jaillir la lumière en partageant leurs dons uniques, en nous apportant le courage de nous soutenir les uns les autres, de continuer à nous battre, de travailler et de construire notre Nation sur toutes ces fondations. »

C’est tellement, tellement plus beau, en guise de message adressé à son propre peuple et à l’export, que Toutes les civilisations ne se valent pas, il y a des civilisations que nous préférons. Pas étonnant que les Ricains soient fiers (à bon droit ou pas) d’exhiber à tout bout de champ leur drapeau, à leurs fenêtres et autour de leurs mugs, à la devanture de leurs magasins ou de leur stations-services aussi bien que de leurs administrations (comme si au fond il n’existait qu’une enseigne, qu’un logo, qu’un seul trust), plein leurs fringues et leurs voitures, comme élément de déco intérieure ou sur le temps qui passe, sur leurs beaux-arts comme sur leurs héros… Tandis qu’en France, le geste de brandir le drapeau bleu-blanc rouge gardera toujours quelque chose de beauf, de fasciste, ou de juste nouille.

Il devrait en être de même pour la honte que pour la fierté : on n’a pas à avoir honte de ce dont on n’est pas responsable. Pourtant j’ai du mal à lutter contre la honte d’avoir Claude Guéant dans le paysage. Mais au fait… Je m’adresse à mes filles. Je m’adresse à tout le monde. Vous ai-je dit qu’il y a des Français formidables ? Françoise Héritier, par exemple. Elle donne un entretien stimulant et réconfortant au journal le Monde, où elle parvient à la même conclusion que moi : il serait temps d’enseigner l’anthropologie à l’école, pour éviter que des crétins s’approprient n’importe comment des mots comme « civilisation ».

Je ne sais pas s’il faut voir [dans les propos de Guéant] une marque d’opportunisme politique en toute connaissance de cause ou s’il s’agit de l’expression de l’ignorance : calcul ou méconnaissance ordinaire de divers savoirs ou même du sens des mots ? Ce qu’il convient de dire en premier, c’est que ces certitudes, fondées sur des émotions, ce « bon sens » partagé pour affirmer que les autres ne sont pas comme nous et, dans la foulée, nous sont inférieurs, proviennent d’un réflexe psycho-social partagé par toute l’humanité. Ce réflexe peut jouer sur de bien courtes distances : une femme d’une commune du sud de la Bretagne me parlait ainsi souvent des habitants de la commune d’à-côté comme de ces « sauvages qui ne mangent pas comme nous ». Et le démographe Jean Sutter a montré en son temps que, dans les campagnes françaises, on répugnait même à se marier dans un voisinage proche, quitte parfois à préférer des étrangers vraiment très éloignés. Ceux qui sont considérés comme autres selon divers critères (ici, la nourriture, ailleurs, les intonations, le vêtement…) sont déjà des barbares dont les usages ne valent pas les nôtres.

À bas le travail

09/02/2012 Aucun commentaire

Des titres.
Des billets.
De l’or.
Et les grandes richesses, alors,
Et tout ce que les grandes richesses sont dans la vie,
Femmes, tableaux, chevaux, châteaux, tables servies,
Tout, j’ai tout, tout ce que je veux.
J’ai tout, tout ce qu’ils n’ont pas,
Alors comment est-ce qu’il se fait que ces autres choses ne soient pas à moi ?
Quand tout l’air sent bon comme ça.
Seulement l’odeur n’entre pas.
Les seules choses qui font besoin
Et tout mon argent ne me sert à rien, parce qu’elles ne coûtent rien.
Elles ne peuvent pas s’acheter.
C’est pas la nourriture qui compte, c’est l’appétit.
Charles-Ferdinand Ramuz, L’Histoire du soldat, 1917

(Cet article est dédié au taquin Fred P.)

Ouf. Le léger doute qui m’assaillait lors du précédent post est dissipé : j’ai finalement peu en commun avec Nicolas Sarkozy. Le 24 janvier dernier, l’excité en chef souhaitait en ces termes la bonne année aux acteurs de la culture : « Est-ce que l’on respecte ce qui est gratuit ? Non ! » Ben voyons. Respect = thune. C’est vrai, comment respecter un quelconque minable qui n’affiche pas sa réussite commerciale à même son poignet, surtout passé 50 ans ? Le pénible histrion de la bling aura donc incarné jusqu’au bout (courage, on le voit, le bout) l’immonde mépris pour ce qui est gratuit (le bénévolat ? pouah ! Les relations sociales désintéressées, s’il en reste ? Laissez-moi ricaner ! Et le dévouement, l’altruisme, le rêve ? L’amour ? Toutes ces valeurs ringardes ne finiront pas au caca-rente, alors du balai), et par extension pour toute activité à but non lucratif. Les services publics en général, tout s’explique, l’éducation en particulier. Ainsi que, donc, la culture. Le cynique a cru flatter le monde de la culture en le galvanisant, pour tout voeu, sur l’air « Vous êtes bankable ! » , sur l’air « … pour gagner plus ! » en somme, car il n’en connait guère d’autre.

Gloire au gratuit ! C’est beau, un coucher de soleil. C’est gratuit. Respect. J’ai la furieuse envie de ne plus célébrer, n’aimer, ne préconiser, que ce qui est gratuit. Le don, le contre-don, le potlatch, le sacrifice, le partage, le prêt, le téléchargement sub-légal, c’est ta tournée ? la prochaine est pour moi, n’importe quoi plutôt que la vente. J’en ai nourri fugitivement la tentation de distribuer gratos tous mes stocks de livres, allez pfuit, tout doit disparaître, marre de ces cartons dans mon garage, mais je me suis retenu à temps, me suis calmé, il me pousserait à la faute l’affreux jogger, mes livres restent en vente, achetez-les. J’ai trouvé un autre dérivatif : cette semaine, je viens de me payer le luxe de refuser une offre d’emploi. J’ai reçu ça :

Bonjour,
Dans le cadre du Forum des métiers (voir pièce jointe), on nous a contacté pour savoir si un écrivain pouvait témoigner de son métier : nous avons pensé à vous, seriez-vous disponible ?
Ces rencontres sont prévues les 8 et 9 mars, Salle Emile Allais, Savoie Technolac.
Nous sommes persuadés que votre contribution lors de ce forum pourra apporter aux jeunes un éclairage sur le métier d’écrivain, ainsi qu’une ouverture possible aux côtés d’activités professionnelles plus, oserais-je dire, « lisibles » ?
Pouvez-vous me tenir au courant quant à votre disponibilité ?
Merci beaucoup !
Cordialement,
XXXX
Chargée des relations internationales
Chargée des relations avec les établissements scolaires et universitaires

J’ai rédigé d’abord une réponse bien sentie :

Bonjour
Je vous remercie d’avoir pensé à moi.
Mais je ne suis pas certain d’être la personne la mieux indiquée pour présenter à des collégiens mon travail d’écrivain ou d’éditeur en termes de débouchés professionnels. Je suis très loin de vivre (« vivre » au sens financier) grâce aux livres que j’écris. Quant à ceux que j’édite, non seulement ne me rapportent-ils rien, mais ils me coûtent. J’ai récemment été rattrapé par le réalisme économique, et j’occupe désormais un emploi salarié à plein temps – très heureux d’avoir cette chance, alors que le chômage progresse encore. C’est cet emploi, et non mes livres, que je considère comme « mon métier », et d’ailleurs c’est lui qui occupera mon temps les 8 et 9 mars prochains. Mes travaux littéraires sont donc distincts de mon « métier », et cependant pas moins importants (euphémisme), parce qu’il n’y a pas que le métier, dans la vie. Voilà, je le crains, le genre de discours que je serais susceptible de tenir à ces collégiens, et que les organisateurs du Forum des métiers seraient fondés à juger contre-productifs !
Du reste, pour ne pas m’en tenir à mon cas personnel, je lis dans votre prospectus qu’il s’agit d’exposer aux jeunes « les métiers dans lesquels les différents secteurs recrutent », or je ne sache pas que le secteur du livre soit particulièrement porteur ces temps-ci, et je crois que je serais envahi par un sentiment de supercherie si je devais vanter à des élèves de 3e les perspectives alléchantes du marché de l’édition (-3% de livres vendus en 2011 en France par rapport à 2010)…
Voilà pourquoi je regrette de devoir décliner votre pourtant sympathique proposition. En revanche, j’entrevois une autre façon de contribuer : j’aurais envie, en toute compassion, de conseiller aux adolescents perplexes, incités toujours plus tôt à réfléchir à leur avenir professionnel, pressés par l’école, par les parents, par les conseillers d’orientation, par toute une société anxiogène, de se détendre un moment, de réfléchir et de prendre du recul, de rire un peu, en lisant mon roman Jean II le Bon, séquelle, qui parle précisément de cela.
Bien cordialement,
Fabrice Vigne

… Et puis finalement, j’ai changé d’avis, je me suis contenté de répondre : « Navré, je ne suis pas disponible ». Reçu aucune réaction. Suivant.

Le porte-parole de la civilisation française pue de la gueule

07/02/2012 2 commentaires

Je viens de lire le bouquin posthume de Claude Levi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne. Ration d’intelligence et de sagesse. Je me trouve de bonne humeur, remonté à bloc, illuminé, réchauffé, je suis une personne meilleure qu’avant lecture. Et ma conviction la plus profonde en matière d’éducation en sort confortée, à savoir que le plus important savoir, la discipline intellectuelle essentielle, celle qui permet l’exercice sain de toutes les autres, celle qui devrait s’enseigner dès la maternelle, celle qui fait prendre conscience pour toujours que chacun des sept milliards de terriens est une possibilité de l’humanité, et chaque culture une culture possible, c’est bien l’anthropologie.

La première section de ce recueil de conférences données au Japon en 1986, intitulée La fin de la suprématie culturelle de l’Occident, s’ouvre sur un précepte : Apprendre des autres. Je lis, j’apprends, je médite, ces leçons d’humilité et d’ouverture. « Depuis environ deux siècles, la civilisation occidentale s’est définie à elle-même comme la civilisation du progrès, [convaincue] que les institutions politiques, les formes d’organisation sociale apparue à la fin du XVIIIe siècle en France et aux Etats-Unis, la philosophie qui les inspiraient (…) gagneraient l’ensemble de la terre habitée. Les événements dont le monde a été le théâtre au cours du présent siècle ont démenti ces prévisions optimistes. » Dès lors, il nous faut, tous, sous peine d’auto-destruction de l’humanité, « tempérer notre gloriole, respecter d’autres façons de vivre, nous remettre en question par d’autres usages » et apprendre, aujourd’hui et sans relâche, grâce aux outils offerts par l’anthropologie, « que la manière dont nous vivons, les valeurs auxquelles nous croyons, ne sont pas les seules possibles (…) L’anthropologue invite seulement chaque société à ne pas croire que ses institutions, ses coutumes et ses croyances, sont les seules possibles ; il la dissuade de s’imaginer que du fait qu’elle les croit bonnes, ces institutions, coutumes et croyances sont inscrites dans la nature des choses (…) La plus haute ambition de l’anthropologie est d’inspirer aux individus et aux gouvernements une certaine sagesse. »  (Tout ceci pp. 14, 51, 57, passim.)

Une certaine sagesse. Je regarde l’horizon, je remonte le col de mon manteau, je plisse les yeux et je souris. Je me sens capable de passer l’hiver. J’ai foi en l’homme. Pas en l’homme occidental rousseauiste ou adamsmithien progressiste arrogant pour la bonne cause aimablement totalitaire et catholique romain de préférence, mais en l’Homme, celui qui tire son nom de la Revue française d’anthropologie, celui qui partout a appris à vivre dans le monde, celui qui partout a trouvé sa solution particulière aux problèmes universels, celui qui partout s’est montré noble et pervers et surtout imaginatif, celui qui partout est entré dans l’Histoire.

Las ! Mon ensoleillement intérieur fait long feu. J’éternue. Je tombe sur certains propos d’une inquiétante brute portant le même prénom que le grand savant, comme quoi hein, un certain Claude Guéant, Ministre de la République, en conséquence un type qui me représente, à qui je délègue mon pouvoir et ma parole (alors qu’il n’a été élu par personne et certainement pas par moi).

Toutes les civilisations ne se valent pas.

Le racisme d’État dans notre misérable pays provoque en moi des aigreurs d’estomac. Et le contraste ne cesse de m’effarer entre les merveilles dispensées par les livres, et la médiocrité de la vraie vie où s’ébattent essentiellement des brutes qui n’en lisent pas – contraste lui-même inépuisable sujet de littérature (Bovary, Quichotte…).

Cela m’ennuie un tantinet de partager quoi que ce soit avec Sarkozy, fût-ce de la lumière, mais bah, allez, après tout lui aussi est un homme. Il semble que le Presque-Plus Président admire Lévi-Strauss. Ah, bon. Il aurait déclaré l’an dernier, je cite : « Levi-Strauss était un génie. En 1935, il avait compris qu’il n’y avait pas de civilisation barbare. Car dans l’art, il n’y a pas de progrès. » Propos raisonnables, en contradiction manifeste avec ceux de son sinistre de l’Intérieur, des Collectivités territoriales, de l’Immigration, de la Haine entre les peuples et de la Guerre civile au service de la Relance. Pourtant Sarkozy laisse dire, et même il envoie dire, son ordure utile, il lâche son chien qui aboie direction l’électorat FN. Voilà le niveau de ce qu’il faut bien appeler « le débat politique ». Vivement qu’elles soient passées, ces foutues élections, qu’on en finisse.

À écouter : les deux extraordinaires albums Interzone de Serge Teyssot-Gay et Khaled AlJaramani. Un oud et une guitare électrique. Ensemble. Pas l’un contre l’autre. Pas l’un meilleur que l’autre. Pas l’un au service de l’autre, ni faire-valoir de l’autre, ni alibi, ni bonne conscience de l’autre. Deux instruments, deux traditions et cependant deux artistes, deux civilisations, celles précisément qu’oppose Guéant, l’Occident et le monde arabe, deux zones qui apprennent l’une de l’autre et bricolent ensemble de la beauté pour tout de suite et demain.

Allez savoir pourquoi j’ai mis ce disque-là sur la platine. Pas pour me consoler, ah, non, la consolation ce serait se réconforter et oublier, passer à autre chose, non, certainement pas pour oublier, mais pour cheminer, pour m’illuminer, encore, par l’exemple.

Banalité du mal, figure 27453 (Troyes épisode 75)

26/11/2011 un commentaire

Qui, au sein de l’exécutif français, est en charge de la lutte contre le racisme ? Le Ministère de l’Intérieur. Nous sommes à la limite du conflit d’intérêt.
Louis-Georges Tin

Hier, durant mon voyage en train (six heures de Troyes jusqu’à chez moi), j’ai assisté à une descente de police. Quatre hommes et un chien, tous les cinq en uniformes, ont traversé la rame et ont vérifié l’identité (ce putain de mot qui devient dangereux dès qu’on le fétichise sur papier ou dans les têtes) des passagers, un par un. L’atmosphère de ce pays est ainsi faite que, lorsque je me fais contrôler l’identité, je commence par me sentir un peu coupable, anxieux sans savoir au juste de quoi, sans doute n’ai-je pas l’identité idéalement configurée, j’éprouve la même appréhension que pour un examen médical, « Qu’est-ce qu’ils vont débusquer dans mon foie mes reins mes poumons, j’espère qu’il n’y aura rien ce coup-ci… »

Pourtant, quand mon tour vint, cet intimidant roulage de mécaniques de la République Française fut relativement vite expédié, quoique rendu pénible par le ton rogue du policier, dont les yeux ont pris le temps de cinq bons allers-retours entre mon permis de conduire et ma face suspecte – « Eh, ben, je vais avoir du mal à vous reconnaître sur cette photo. Enlevez votre bonnet. » Même pas s’il vous plaît. Simple formalité.

Ce fut une toute autre affaire quand le commando, poursuivant sa mission identitaire deux rangs plus loin, s’est adressé à un monsieur noir, seul, la trentaine.

« Qu’est-ce que c’est que cette carte ? [Tenant entre ses doigts le document en question, rectangle plastifié et rosâtre.]
– Vous voyez bien, c’est une carte de réfugié.
– Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande un papier d’identité. Est-ce que vous êtes français ?
– Mais non, je ne suis pas français, je suis congolais.
– Avez-vous un passeport congolais ?
– Bien sûr que non, je n’ai que cette carte.
– Dans ce cas, présentez-moi un permis de séjour.
– Je n’ai pas de permis de séjour, je vous dis que je suis réfugié politique. Je suis indésirable dans mon pays, c’est pourquoi je suis en France, je n’ai que cette carte.
– Ce n’est pas cette carte que je vous demande. Avez-vous un permis de séjour valide ?
– Mais cette carte de réfugié est parfaitement valide, enfin ! Apprenez votre métier !
– Monsieur, je vous demande de rester correct. Nous, nous restons corrects. Levez-vous. »

Les policiers l’ont correctement levé, retourné, collé contre la paroi du compartiment, mains en l’air, et ont procédé à sa fouille au corps, palpant son torse, son ventre, ses hanches, ses cuisses, ses mollets. Pendant que se prolongeait cette humiliation gratuite, il criait au mur « Je suis un danger pour la France, c’est ça ? C’est moi le danger ? » et celui des policiers qui avait gardé en main la carte rose parlait dans son talkie-walkie. Il épelait d’un ton plus las que dégoûté les noms et prénoms de l’interpellé, puis répétait l’ensemble reconstitué, « Oui, c’est ça », avec une moue exprimant de façon ostentatoire son peu d’appétence pour les patronymes de métèques, attendant qu’un collègue à distance vérifie ces données sur un quelconque fichier central et français.

Quand l’incident s’est enfin terminé, que les cinq policiers ont rendu la carte à l’homme sans un mot d’excuse et ont changé de wagon, j’ai échangé quelques phrases avec le monsieur noir. « Je suis désolé, je suis stupéfait, je suis écoeuré », le minimum à dire, qu’il sache que ces brutalités n’étaient pas commises en mon nom, lui haussait les épaules comme s’il avait l’habitude – et c’était pire.

Je pense à un autre réfugié politique, un qui a fait l’Histoire de France. Lors de son procès sommaire en 1944, le terroriste et métèque Missak Manouchian s’est vu reprocher, parmi d’autres griefs tout aussi graves et qui devaient conduire à son exécution tout à fait légale sur le mont Valérien, de n’être pas français.

Il eut alors, à propos de l’identité nationale, cette réponse, peut-être inventée après coup pour le mythe, je n’en sais rien, qui mériterait d’être vraie, qui devrait constituer la prémisse systématique de tout débat sur ce sujet débile. Il s’est, peut-être, exclamé : « La nationalité française, vous l’avez héritée. Moi, je l’ai méritée ». Mériter d’être Français ? Faut-il avoir une haute idée de la France, pour jeter à la face de ses représentants et de leur chien, et juste avant le mur des fusillés, pareille déclaration d’amour ! Je pleure, de honte et de rage, de me trouver, moi simple héritier (quoique petit-fils d’immigré), dans l’impossibilité de partager cette idée. France terre d’asile ? France asile de fous.

Vive la République (Troyes épisode 58)

09/11/2011 3 commentaires

Quel jour sommes-nous ? Allons, qui dans la classe veut bien se lever et inscrire au tableau la date du jour ? Nous sommes, je vous le précise en soupirant, résigné à votre perte de repères républicains, douteux citoyens que vous êtes, l’octidi 18 brumaire de l’an CCXX de la République. Sachez que ce jour est dédié à la dentelaire, et qu’il est le 212e anniversaire du putsch de l’an VIII perpétré par un militaire ambitieux, qui deviendrait bientôt un grand chef d’état français quoique, dit-on, complexé par sa petite taille.

Breaking news : Dans un communiqué publié à l’issue du Conseil des ministres, lundi 7 novembre (soit pour la République le sextidi 16 brumaire), la présidence a annoncé la hausse du taux réduit de la TVA. “A l’exclusion de l’alimentation, de l’énergie, et des produits et services destinés aux handicapés, la TVA à taux réduit sera portée de 5,5 % à 7 %, générant une recette supplémentaire de 1,8 milliard d‘euros”, précise le communiqué. La hausse sera effective à partir du 1er janvier (Nous serons alors le primidi 11 nivôse, saint granit, ce qui ne nous consolera pas).

La TVA est, essayez de suivre, c’est facile à comprendre, l’impôt inégalitaire par excellence, puisqu’il ponctionne la même somme sur le même objet, quel que soit l’acheteur. Or, ajouter quelques centimes sur le prix d’une marchandise usuelle, disons une baguette, n’a pas la même répercussion sur une personne qui touche le RSA (467 euros mensuels en 2011) que sur, mettons, la famille Bettencourt. Et voilà que le gouvernement de la République Une et Indivisible augmente la TVA sur ce que nous consommons tous qu’on soit chômedu ou trédeur, feignant d’exiger de nous un effort collectif, en réalité dénaturant le sens de la collectivité. TVA sur le livre, notamment.

Parfois, au milieu d’une rencontre scolaire, la question de l’économie du livre surgit, généralement sous la forme de la question « Vous gagnez combien ? » J’entreprends alors, camembert à l’appui, d’énumérer qui encaisse quoi sur le prix de vente. « Prenons ce livre, tout à fait au hasard, Les Giètes, 14,50 euros. Chaque fois que vous l’achetez en librairie, je touche 4%, soit 58 centimes. C’est moi qui reçois la plus petite part. Juste au-dessus de moi, l’État : 5,5% de TVA, soit 79,75 centimes (imaginez un peu ces trois quarts de centime) dans les caisses du Trésor à chaque Giètes vendu. C’est, remarquons-le, le plus petit taux de TVA (anciennement 7%, abaissé à 5,5% en 1988 par le gouvernement Rocard), celui qu’on applique aux produits de première nécessité. Cela signifie que nous vivons dans un pays qui considère le livre nécessaire : la France, il faut lui rendre grâce une fois de temps en temps, considère de première nécessité les fruits, les légumes, la viande, le blé, l’eau, l’électricité, et les livres. Tout ce dont on a besoin pour vivre. L’un dans l’autre, nous avons de la chance, de vivre en France, n’est-ce pas les enfants ? »

Il va me falloir, à compter du 11 nivôse, réajuster mon discours. J’essaierai ceci : « À raison de 7% de TVA, la France touchera désormais 1 euro chaque fois que vous achèterez Les Giètes. Citoyens ! Faites un geste pour sauver les caisses de l’État et le triple A ! Faites un pour rembourser la dette publique ! (que l’on appelle désormais dette souveraine parce que c’est elle qui a le pouvoir, le putsch c’est elle, on n’a rien vu venir) Faites un geste de solidarité pour les banquiers ruinés ! Faites un geste pour l’Eurozone ! Faites un geste pour la République Française ! Achetez Les Giètes. » Et puis signez la pétition, s’il vous plaît. Vive la République, vive la France.

Sept milliards de mille sabords (Troyes épisode 52)

03/11/2011 un commentaire

Selon les sources, le cap des sept milliards d’êtres humains simultanés a été franchi lundi dernier, ou le sera d’une seconde à l’autre (d’après l’hypnotique site terriens.com, que je peux regarder bouche bée plusieurs minutes d’affilée comme un aquarium où se serreraient des sardines), voire, au plus tard, en mars 2012. Peu importe l’échéance, nous sommes nombreux. On se serre. On se fait de la place. On essaye de ne pas s’entretuer. Et le plus beau est que chacun de nous est une possibilité, une actualisation de ce qu’est le genre humain, ni mieux ni pire que son voisin. Je suis un sept-milliardième de l’humanité. Comme toi, vieux.

Je suis en train d’écrire un livre qui se passe au Paraguay. Je n’ai jamais mis les pieds au Paraguay. Pour écrire, il faut soit avoir mis les pieds, soit faire marcher son imagination sur des actualisations lointaines de la même humanité que la nôtre, et dans tous les cas, il faut lire. Donc je lis, méthodiquement, tout ce que je peux trouver concernant le Paraguay. La tâche n’est pas commode, figurez-vous. Le Paraguay est un pays oublié en plus d’être misérable, et n’a jamais engendré de vaste bibliographie – exception faite, un peu, des aventures utopiques des missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquelles désormais nous plaquons le visage de Jeremy Irons et Robert de Niro et la musique de Morricone.

Parmi les rarissimes livres ayant trait au Paraguay que je déniche au catalogue de la médiathèque, je lis Tupito le petit Guarani d’un certain Pierre Landais (éd. Entre deux rives, série « L’Amérique latine racontée aux enfants », 2002). Ce petit album format à l’italienne, peu engageant, au récit artificiel et aux illustrations moches comme un Pierre La Police qui aurait envie d’être sympa, a pour narrateur un garçon de 11 ans, cireur de chaussures à Asuncion, qui s’adresse directement au lecteur français, lui vulgarisant à grands traits son mode de vie (« Ami(e) ! Je vais te narrer une journée typique de ma vie »), l’histoire de son pays, sa géographie, ses horreurs passées. « Ceux qui ont commis le plus d’atrocités et de morts sont des généraux militaires devenus pas la suite chefs d’état : Gaspar Rodriguez de Francia et Stroessner, qui décima trois millions d’indiens Guarani pour pouvoir diriger le pays en toute tranquillité. J’espère que tu ne connaîtras jamais ce type d’individus qui ne mérite pas de vivre. »

Outre que le chiffre de trois millions est, je l’espère, une coquille (la population du Paraguay étant lentement passée, sous Stroessner, de 1,7 à 4 millions d’habitants, le génocide serait encore plus spectaculaire que celui des Khmers rouges), je tique sur la dernière phrase. Je me révèle soudain l’un de ces droitdelhommistes facilement raillés par les épigones réacs de Philippe Muray, parce que je suis, pour tout dire, scandalisé. Je ne prône certes pas l’angélisme et les bons sentiments en littérature jeunesse, je sais pertinemment que Stroessner était un tyran bien placé au hit-parade mondial des criminels de guerre… Mais « ils ne méritent pas de vivre » est une apologie de la peine de mort, et l’apologie de la peine de mort me chagrine, en littérature jeunesse comme ailleurs. D’autant que l’auteur ne peut même pas plaider la couleur locale des us et coutumes, puisque le Paraguay a aboli la peine de mort en 1992.

Les sept milliards d’actualisations de l’espèce humaine méritent toutes de vivre. Même les actualisations en barbares. Les barbares sont nos frères, c’est comme ça, c’est un principe. Un homme tue un autre homme = un crime. Kadhafi tue un opposant d’une balle dans la tête = un crime. Un opposant tue Kadhafi d’une balle dans la tête = un crime. Si l’on décide quel sept-milliardième mérite de vivre et quel autre non, on bascule, et le barbare est en nous.

(Londonomètre : 960 bien tassés.)

La foi du connard (Troyes épisode 51)

02/11/2011 un commentaire

Quand les cons sont braves, comme moi, comme toi, comme nous, comme vous, ce n’est pas très grave. Qu’ils commettent, se permettent des bêtises, des sottises, qu’ils déraisonnent, ils n’emmerdent personne. Par malheur sur terre les trois quarts des tocards sont des gens très méchants, des crétins sectaires. Ils s’agitent, ils s’excitent, ils s’emploient, ils déploient leur zèle à la ronde, ils emmerdent tout le monde.
Georges Brassens

Des connards musulmans viennent de détruire Charlie Hebdo, et nous pouvons les dénoncer sans nous faire suspecter d’islamophobie, puisque simultanément, merci à tous, les gars, bon sens du timing, des connards catholiques sont en train d’empêcher à grand fracas les représentations d’une pièce de Romeo Castelluci, rappelant opportunément que l’obscurantisme est de toutes les confessions, Dieu reconnaîtra les siens. Nous plongeons je le crains dans un nouveau moyen-âge. Comme à l’époque le salut viendra peut-être de l’émergence de nouveaux sages, cultivés, pacifistes, humanistes, forcément en danger de mort, et éventuellement très pieux mais ça les regarde, qu’ils soient catholiques (Erasme), musulmans (Averroès) ou juifs (Rachi). La différence entre celui-ci et le premier moyen-âge est que nous sommes à l’époque de la bombe atomique, c’est le progrès, et par conséquent « moyen » dans son acception « entre deux » sera peut-être un épithète abusif puisqu’il n’y aura rien après.

Dans le même temps, le site de Charlie est hacké, indisponible. Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais je saute (Boum ! à la santé de Molotov !) sur l’occasion pour raconter que l’an dernier, mon propre blog a été piraté. Un beau matin j’ouvre l’ordinateur et à l’adresse fonddutiroir.com s’affiche une tête de mort soulignée par deux sabres croisés et la mention « Hacked by the islamist hacker team ». Cette démonstration de force m’a fait froid dans le dos, et elle était destinée à cela précisément, sens littéral de terrorisme, de quoi rendre timoré ou paranoïaque. Mon ouebmestre masqué, à qui revenait la corvée de reprendre la main sur le bazar (tâche qui lui demanda plusieurs jours) et faire de prudentes sauvegardes, a émis l’hypothèse que cet attentat relevait de représailles, après que j’ai critiqué l’attitude agressive d’un collégien manifestement musulman et ignorant… Cela m’étonnerait. J’imagine mal, étant donnée mon audience minuscule, comment mon petit espace de liberté de parole constituerait une menace pour un quelconque connard. Je crois plutôt que cette cette bande d’abrutis malfaisants 2.0 n’avait pas lu une ligne de mon blog, et se faisait simplement la main et les dents sur un blog pris au hasard sur la toile. Nous verrons bien ! Si la présente page venait à disparaître dans les jours qui viennent, remplacée par une tête de mort, vous saurez pourquoi.