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Des chiffres et des lettres

10/05/2014 Aucun commentaire

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« … Et ce qu’ils appellent la qualité de vie, c’est encore de la quantité : quantité de fleurs dans les jardinières en béton des villes, quantité de ressorts dans le sommier, quantité de watts à la chaîne stéréo, quantité de psychologie dans le feuilleton télé… »
Gébé, Tout s’allume, 1979, rééd. 2012 éditions Wombat

Les temps sont comptables. La réalité est dans le chiffre. Je lis ces phrases prophétiques sur la quantité et le quantifiable, écrites il y a 35 ans et je me demande ce que Gébé voyait venir, au juste. Le toujours plus de la société consumériste ? La suprématie économiste (la croissance comme seul lendemain qui chante, et ses autres noms, l’expansion, la relance, le développement, qui tous laissent entendre que le progrès est une numération) ? Ou, plus profondément, la révolution dans notre façon de penser, d’évaluer ? Vers une Weltanschauung chiffrée, qui ne serait pas exclusivement financière, mais globale et arithmétique… « Belle religion » selon Sganarelle.

Un conteur que j’ai rencontré m’a remercié de l’avoir écouté conter. Il a dit : si l’époque ne réservait pas un tout petit espace aux conteurs, alors tout serait occupé par les comptables. Parce que chez ces gens-là, on n’cause pas, Monsieur, on n’cause pas… On compte.

Tout est chiffre. Tout est chiffré. L’information, le lien social, la culture, la communication, la vie commune… sont numériques. On a tendance à oublier le sens premier d’un mot qu’on rencontre vingt fois par jour. Or numérique signifie transformé en numéros. Et son synonyme, digital, exprime l’idée de compter sur ses doigts. Zéro, un, zéro, un, zéro. Qu’est-ce que la numérisation permet ? Qu’est-ce qu’elle empêche ? Qu’est-ce qu’elle fait à la pensée, à la langue quotidienne (expressions courantes : Je gère… J’ai pris cher… Tu ne me calcules pas…), ou à la langue poétique ? Ceci ou cela.

Chiffre = code. Déchiffrer = décoder. Chacun de nous est lâché dans les rues portant à bout de bras son décodeur  de poche, point de contact numérique avec les autres humains, faute de quoi l’existence nous resterait proprement indéchiffrable. Un particulier dépourvu de son accessoire numérique devient inconcevable.

Tiens, c’est curieux : nous en nourrissons des hallucinations. Comme cette figurante dans un film de Chaplin, que nous sommes sûrs de voir parler dans son téléphone portable en 1928. De la même façon, traversant le mois dernier la fondation Calouxte-Gumbenkian de Lisbonne, je suis tombé nez à nez avec une jeune fille consultant ses SMS à Florence vers 1720. Ci-dessus la reproduction (numérisée) de cet étrange tableau, Portrait d’une jeune fille, Giuliano Bugiardini (1475-1554). Depuis cette rencontre, oui, je suis tenté de croire que le numérique rectifie nos yeux et nos oreilles.

(Un joli livre à propos de la rivalité entre nombres et lettres, dans une société penchant nettement en faveur des premiers : La guerre des mots, de Dedieu et Marais.)

Bastille Nation – autrement dit : « Le pays de la Révolution »

01/02/2014 un commentaire

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Bloquer une ville en marchant, banderole à la main, parce qu’on n’est pas content et qu’on est nombreux, trois millions selon les organisateurs et cent dix mille selon la police : la manif est une tradition française. Y’a ça, le béret basque, le Mont Saint Michel, la Tour Eiffel, pis la baguette et le Bordeaux : la France. Moi-même, j’avoue, je marche. Je baguette, je Bordeaux, je manife, je suis vachement français.

Sylvain, un ami, français idem, qui autrefois jouait du saxophone dans le même groupe que moi, a ces dernières années énormément marché, lui aussi. Or une idée lui vint à force de marcher. Du reste Nietzsche affirmait « Les seules pensées valables viennent en marchant ». Sylvain a conçu le projet d’un jeu de société sur le thème du militantisme, un jeu qu’il nourrirait de sa longue expérience d’agitateur auprès d’ATTAC ou d’autres. Un simulateur de révolution dans son salon, un jeu de plateau, de dès et de pions, où le but ne serait pas de conquérir, ni de faire fortune, de devenir le plus gros golden-boy de la place… mais d’énumérer divers motifs de protestation, les assimiler, les beugler au mégaphone, sensibiliser les foules et enfin constituer le plus gros cortège qu’on ait vu entre Bastille et Nation !

Ce jeu de simulation, de quizz et de stratégie a un double objectif : tester ses connaissances dans différents domaines (écologie, rapport nord-sud, féminisme, économie, politique, monde du travail…) et s’amuser en se mettant dans la peau d’un militant.

Le concept est incongru, rigolo, et en somme d’actualité. Car la manif, la revendication populaire en pleine rue,  l’émancipation du peuple en marche, l’image même du progrès historique hégélien en mille-pattes, est une culture. Une culture qui baigne aujourd’hui, comme tant d’autres, en pleine confusion (quand on voit qui manifeste aujourd’hui et pourquoi, quand on entend quelles idéologies réacs émanent des défilés, on se demande où est la gauche, et comment elle a pu se laisser subtiliser son moyen d’expression privilégié…)

Ce fantasme ludique, intitulé Ça va péter !, vient donc à point nommé pour nous rappeler les règles du jeu de la conscience politique. La première fois que Sylvain m’en a parlé, je lui ai toutefois exprimé une objection : si le principe même du jeu de société, qui sublime l’instinct de compétition autour d’une table conviviale, est idéal pour le Monopoly, métaphore capitaliste explicite où la victoire s’arrache en écrasant sans scrupule son adversaire, comment peut-il s’appliquer à un jeu qui prétend prôner le collectif, le collaboratif, le tous-ensembleu ?

J’ignore comment il a résolu cette contradiction… Quoi qu’il en soit, son jeu est entre temps achevé. J’aimerais bien tester une partie, pour voir. Mais il n’existe pour le moment que sous forme de prototype, en quête d’éditeur. On peut aller voir de quoi il retourne sur son site.

Une pensée pour Cavanna, qu’on ne verra pas marcher dans la prochaine manif.

« L’homme sait qu’il va mourir. Il le sait, mais il ne le sent pas. Il repousse éperdument l’idée de la mort, de la non-existence s’appliquant à lui-même (…) Ou bien on se laisse crever, et on crève. Ou bien on se bagarre, et peut-être qu’on crève quand même. Mais peut-être que non. Et ce tout petit peut-être vaut tous les sacrifices quand on pense à l’enjeu qui est au bout. »
François Cavanna,
Stop-Crève, 1976

Regarder les gens vivre

08/10/2013 un commentaire

Et ainsi les idées s’associent (VI, et dernier).

* Lu l’excellent Des nouvelles d’Alain d’Emmanuel Guibert & C°. Ça ne parle ni de Guibert lui-même ni de son « autre » Alain Keler photographe dont on admire les clichés ; ça parle des Roms.

* Lu aussi ça : « Je suis frappé par le rejet dont les Roms font l’objet. (…) On observe une cristallisation de toutes les peurs de notre société sur cette population. Avant Noël, Le Parisien a fait un article sur ces Français détroussés devant l’Opéra à Paris. Et la photo montrait des enfants roms. Ce sont les nouveaux immigrés de la société française. Les élus se font l’écho de l’inquiétude des riverains. À de rares exceptions près, ils ne veulent pas de campements chez eux. On atteint des niveaux de rejet extrême : certains veulent les voir disparaître physiquement. (…) L’arrivée de Roms à côté de chez soi est vécue comme un tsunami. D’ici aux élections municipales, la pression risque de s’accroître. De toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un tel racisme ordinaire, autant de clichés, y compris dans nos entourages. La France n’est pas à part : la figure fantasmatique de l’invasion de l’étranger se développe aussi ailleurs en Europe, comme en Allemagne et en Angleterre. »
Alain Régnier, préfet délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées, surnommé « le préfet des Roms », dans une interview à Mediapart.

* Le temps est à la haine. On a beau garder en mémoire les précédents historiques, savoir par cœur comment les archaïques mécanismes du bouc-émissaire se huilent, ainsi que les bûchers, et les armes de poing… on constate tristement que le temps est à la crise ; donc à la haine.

* Phénomène imaginaire (j’entends : phénomène advenant dans les imaginations, par conséquent phénomène réel). De droite, comme d’extrême droite, comme du gouvernement (quant à la gauche, que dit-elle ?), les Roms ces jours-ci sont ceux que l’on est invité à détester, afin de retremper l’unité nationale et la fierté française. Après les Noirs, les Juifs, les Arabes (sous divers noms : ils ont été les Immigrés, les Maghrébins, les Musulmans…), les Polonais (surtout plombiers), les Boches, les Ritals, les Espingouins… Les Huns, les Sarrasins, les Ostrogoths, les Néandertaliens… En 2013, mettons-nous d’accord concitoyens, l’effet sera immédiat, on se sent mieux une fois qu’on est d’accord : les problèmes, c’est à cause (Stakose, comme chantent Mes aïeux) des Roms. Haro ! Harrom ! Tiens, tombe aujourd’hui cette information : pour la première fois, le FN est en tête des intentions de vote pour les prochaines élections.

* Les Roms sont une nuisance, une question, un symptôme, un phénomène social, une honte, une horde, une plaie, une urgence, un fléau, une statistique. Oui ?

* Eh bien, non.
Les Roms sont des gens.
Pour détester un épouvantail, il ne sert à rien de le connaître. Au contraire ! Moins on en saura et plus la détestation sera pure. En revanche, si ce que l’on vise est de savoir qui sont des gens, il est préférable d’en apprendre un peu plus long sur leur façon de vivre au quotidien, sur leurs histoires, leurs familles, leurs émotions ; ensuite seulement, on tentera d’en penser quelque chose. Ah, bien sûr, cette méthode demande plus de temps. Mais le temps est récompensé, quand s’installe dans la tête une lumière plutôt qu’une opinion.

* Le photojournaliste Yann Merlin a passé trois semaines dans un camp de Roms. Il en rapporte un reportage en images arrêtées confondant d’humanité. On y observe, surpris de la proximité, ému de notre propre fraternité, vivre des gens. Si l’on consacre le temps nécessaire à chacune de ces photos, chacun de ces regards, chacun de ses sourires, chaque grain de peau, je ne dis pas qu’on saura tout des Roms. On ne saura presque rien. Mais largement plus qu’en écoutant un discours de Manuel Valls ou en regardant le jité. Tentez l’expérience. Vous rencontrerez des gens.

* Remarquez, ça ne fonctionne pas à coup sûr, il y faut d’abord certaine bonne volonté… Contre-exemple à point nommé : une journaliste, Amandine Chambelland, a elle aussi passé trois semaines immergée en milieu exotique, dans la Villeneuve de Grenoble, à côté de chez moi, pour le compte d’Envoyé Spécial, la fameuse émission de TF2. Son reportage provoque un tollé. On ne parle que de ça, par ici. Je gage que Mme Chambelland n’aura pas très bien, pas très consciencieusement, pas très honnêtement, pas assez humblement, pas assez dénuée d’arrières et d’avant-pensées, regardé vivre les gens. Quelque chose lui a manqué. Alors les filmés, se sentant trahis, protestent, et pétitionnenent, et se réunissent et en appellent à la Justice et cherchent la riposte par tous les canaux imaginables. Un canal imaginable parmi d’autres : ce photo-reportage. Celui-ci est-il allé, mieux que l’autre, regarde les gens ?

* La sinistre émission s’intitule « Le rêve brisé ». Comme je ne regarde pas la télé en direct, c’est seulement suite aux remous que je l’ai jugée sur pièce et sur Internet, ce que l’on peut continuer de faire ici (juste à côté : « la réponse »).

* À dire vrai, je n’ai pas été aussi ulcéré que les premiers intéressés, c’est-à-dire les habitants, et j’ai même, contrairement à mes amis, trouvé certains mérites au reportage. Au moins celui de faire parler (euphémisme). Je pousse même l’audace jusqu’à sauver quelques plans – celui par exemple où le maraîcher maghrébin, intégré quoique barbu, serre la main à un Rom, ah tiens, longtemps qu’on n’avait pas parlé des Roms, dernière population en date à s’installer dans ces apparts, les moins chers de la ville, il est aimable ce plan, chacun fait comme il peut, on travaille, on vend des bricoles sur le marché, on accueille plus misérable que soi, allez, on lui serre la main, elle fait un bien fou cette poignée de main, résidu, souvenir de la convivialité qui était voulue dans ce grand ensemble de 14000 habitants, qui est peut-être encore possible si on fait des efforts, rêve. Bon. Une fois ces tentatives de nuance exprimées, je suis indigné comme tout un chacun par la putasserie globale du résultat.

* Le parti pris sensationnaliste de la journaliste est pétrifiant. Elle est venue ici avec certaines idées en tête (Villeneuve = enfer), elle les a mises en scène sur place. Jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’ineptie confusionniste et la manipulation. Elle venait, censément, faire le point un an après le meurtre de deux jeunes, Kevin et Sofiane, qui avait défrayé la chronique. Elle veut à tout prix faire parler sur ce sujet-là. Elle n’y parvient pas. Qu’à cela ne tienne, elle fait de cet échec la preuve irréfutable du malaise qu’elle est venue filmer. Le reste est à l’avenant. Tout doit confluer vers l’anathème en pré-notion, le sécuhèffedé : la vie dans la Villeneuve, et par extension dans toutes les cités de France, est une horreur de chaque instant, la dissolution cinglante de toute espoir d’intégration et de vie collective, l’explosion de la République, la conséquence funeste du laxisme socialiste et de l’accueil d’étrangers qui refusent de s’intégrer, le non-droit, l’état de guerre, allez vite un plan de voiture qui brûle, un autre de drogué qui caillasse, et encore un de voyou défouraillant un flingue à vendre 150 euros, pas cher, façon le Bon coin. Je ne nie pas que les voitures brûlent ni que les armes circulent, je me demande seulement si leur exhibition sur l’écran, qui occulte tout ce que le quartier peut recéler de positif, ou même de banal, et il y en a (je vous l’assure, j’ai vu aussi des choses très banales, dans ce quartier, ce n’est pas forcément haut en couleur, des gens qui vivent), si leur exhibition disais-je ne crée pas la psychose au lieu d’en rendre compte. La violence retient l’attention des cerveaux disponibles, air connu. Qu’attendrait-on de la télévision ?

* Le comble du dégueulasse est atteint avec la scène du médecin en visite dans les étages. Il tient le rôle du pansement sur la jambe de bois (en feu). La misère exposée de cette pauvre vieille patiente dépressive, seule, abandonnée par ses enfants, et cachetonnée jusqu’aux yeux, serait un sujet en soit (un vrai sujet, qui mériterait un autre traitement, et qui est loin de ne concerner que la Villeneuve), mais la scène est montée de façon à en faire une victime de plus de la cité hyper-violente, et, au fond, des utopies soixante-huitardes qui ont mal tourné, ce qui est débile en plus d’être malhonnête.

* Le sort de cette Villeneuve maudite (littéralement : dont on dit du mal) me titille. J’y ai effectué moi aussi une sorte de reportage autrefois, j’en ai parlé, tant d’autres en ont parlé et en quels termes honteux, tant de salive, tant de crachats… Me rappelle la préface que Céline avait écrite pour une histoire de Bezons (ouvrage qui, sans son préfacier, n’aurait peut-être intéressé que les Bezonnais) : « Pauvre banlieue, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. » (Première idée reçue à surmonter : la Villeneuve, qui ne ressemble à presque rien en France, n’est pas une banlieue, mais un quartier de Grenoble à part entière.)

* Qu’est-ce que la Villeneuve ? Avant tout, peut-être, un phénomène imaginaire. Une histoire de la représentation de la Villeneuve dans les médias, où l’histoire de la Villeneuve serait filtrée par celle des médias, et réciproquement, serait passionnante. Comment la Villeneuve a-t-elle été filmée, depuis 40 ans ? En voilà, des occasions de voir vivre les gens. De vivre avec eux, dans le meilleur des cas.

* On commencerait par rappeler, pour mémoire, que dès 1974, la Villeneuve a été pionnière en proposant l’une des premières télévisions de proximité (le mass media suprême réapproprié par les citoyens ? une révolution reste à faire) ; et on finirait par l’évocation de « VILL9« , série télé qui y est tournée aujourd’hui. Entre temps, on pourrait mentionner que Jean-Luc Godard, qui a habité là quelques années, y a réalisé ses premiers films en vidéo ; qu’un documentaire vintage diffusé en 1978 par TF1, frappe parce que que le mot « rêve » apparaît encore, décidément la Villeneuve est née d’un rêve, mais contesté, dénoncé presque immédiatement, et que déjà, on dit « la Villeneuve c’était mieux avant », en 1978 on regrette la Villeneuve de 1973, la Villeneuve est une nostalgie au long cours, le creuset et l’expédient de nos rêves (Phrase clef à la 39e minute du film : « L’échec est au niveau de la politique générale d’immigration. On ne fait rien pour que ces gens-là puissent se sentir un tout petit peu chez eux. (…) Mais je ne crois pas qu’on puisse imputer à la Villeneuve un échec qui est général ») ; qu’en 1981 on se demandait Faut-il détruire la Villeneuve ; et puis, pour la bonne bouche…

* … on savourerait enfin ce film euphorisant de la chorégraphe Julie Desprairies, intitulé Après un rêve (attention : pour voir l’intégralité du film, 27 minutes, et non un extrait de quelques secondes, la manœuvre est un peu retorse, il faut cliquer sur son titre dans la colonne à droite de l’écran) dont le titre lui-même sonne comme une réplique par anticipation, tourné deux ans avant Le rêve brisé. On lira avec profit la note d’intention de la chorégraphe, ici. Dans ce film, renversement invraisemblable, la Villeneuve est belle, et la beauté est un message politique en soi. Belle comme une comédie musicale, où l’on se mettrait à danser pour en finir avec la trivialité du monde.

* De toute façon j’adore les comédies musicales, je les prends sérieusement pour des métaphores de l’harmonie sociale possible (si l’on est utopiste) ou perdue (si l’on est mélancolique et désabusé). Il faut être méchamment cynique pour débiner La mélodie du bonheur (au hasard) au prétexte que oah c’est même pas possible regarde les gens ils chantent ensemble et ils chantent juste, ça se peut pas, c’est pas comme ça dans la vraie vie. La scène d’Après un rêve où la danseuse traverse un parvis où quatre jeunes tiennent le mur est un bon exemple. Mon dieu, quelle angoisse, quatre jeunes ! En plus ils ont des casquettes ! Va-t-elle se faire violer sous nos yeux, tuer, ou au moins proposer de la drogue ? Rien de tout ça : elle se met à danser avec eux. On le sait bien, que « ça se peut pas » ! C’est une métaphore. De l’art, quoi. Accéder à la vérité de la métaphore, c’est faire preuve d’un peu plus d’imagination que devant TF2. Imaginer que si on travaille avec ces teneurs de mur, ils cesseront de tenir le mur. Et, éventuellement, ils courront un tout petit peu moins le risque de violer ou de dealer de la drogue. Réaliste ? Bien sûr que non. Pas plus réaliste qu’Envoyé spécial, puisque nous sommes dans l’imaginaire, mais au moins la danseuse en a-t-elle conscience.

Défense et illustration de la maniaco-dépression

15/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (V).

Ce que j’ai, je n’en sais rien ! Et on n’en sait rien ! Le mot « névrose » exprimant à la fois un ensemble de phénomènes variés, et l’ignorance de messieurs les médecins.
Gustave Flaubert, lettre à Edma Roger des Genettes, 15 avril 1875

Un mot, s’il vous plaît. Un autre, puisque névrose est passé de mode.

* Un chapitre de Fables psychiatriques de Darryl Cunningham, bande dessinée au graphisme minimal mais au récit instructif et au témoignage in fine poignant, est consacré au trouble bipolaire. Voilà une expression trop en vogue, trop en suspension dans l’espace social, pour ne pas être un poil suspecte. J’espère puiser là des éléments circonstanciés me permettant d’accéder à une compréhension claire de ce phénomène psy-tarte-à-la-crème.

* J’ai placé le mot bipolaire dans la bouche d’un personnage de mon dernier roman, pour voir l’effet. En littérature, il vaut mieux éviter les clichés, mais on peut les utiliser comme matière première.

* On a (nous avons, vous avez, ils ont, la presse magazine aux abois multipliant désespérément les unes racoleuses a) tendance à qualifier de bipolaire tout comportement vaguement extravagant, inconvenant au sens propre (soit non convenable à l’aune des usages sociaux). Trop exalté ? Trop déprimé ? Bipolaire. Propos prononcés hors contexte ou au contraire silence gardé quand les circonstances exigent le bavardage ? Bipolaire. Sifflotement ? Tic nerveux ? Embrassade ou agression ? Eh, oh, il est pas bien celui-ci, embrasser ou agresser il y a des endroits pour ça. Va donc hé bipolaire. Bipolaire semble avoir remplacé fou dans la nosologie populaire, t’es fou ou quoi, ça veut tout dire, ça ne veut rien dire.

* La bande dessinée de Cunningham donne (p. 132) une définition précise de ce phénomène qui, lui, ne l’est pas : « Le trouble bipolaire, autrefois plus connu sous le nom de psychose maniaco-dépressive, est un trouble mental qui cause des sautes d’humeur inhabituelles. Un état de surexcitation succède à une profonde mélancolie. C’est une maladie complexe qui doit être envisagée comme un ensemble de troubles. Certains connaissent plus de phases dépressives que de phases maniaques, tandis que d’autres se trouvent plus souvent en phase haute. Certains individus évoluent d’un état à l’autre sur des cycles rapides. Pour beaucoup, il faut des semaines, ou des mois, pour passer d’une phase à l’autre. Ce spectre assez flou peut rendre le diagnostic difficile. » – euphémisme. S’en suit que nous sommes tous bipolaires en puissance, puisque chacun de nous a de bonnes chances de traverser un éclat de rire ET un coup de spleen entre le lever et le coucher, ou du moins entre le premier janvier et le 31 décembre.

* À quoi bon une notion aussi extensive, et d’où vient sa fortune ? Comment une maladie est-elle inventée (= mise à l’inventaire) ? Quels chemins emprunte un mot pour infuser notre lexique ? La réponse à ces questions étiologiques, comme à la plupart des autres je le crains les amis, est d’ordre économique. En farfouillant un peu dans les forums on dépote le pot aux roses, sous la forme d’un article de l’historien de la psychiatrie Mikkel Borch-Jacobsen, paru dans le magazine Sciences humainesDe la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire. On y découvre, et tant pis si vous puent au nez les effluves de théories du complot, que « le trouble bipolaire, né officiellement en 1980, est un concept attrape-tout utilisé de façon opportuniste par l’industrie pharmaceutique ». On apprend sidéré que « l’extension-dilution de l’ex-psychose maniacodépressive a permis d’y annexer la dépression et d’autres troubles de l’humeur, et de créer ainsi un vaste marché pour des médicaments qui n’avaient initialement été autorisés que pour le traitement des seuls états maniaques. (…) L’argument de vente a été qu’une majorité de patients à qui l’on donnait jusque-là des antidépresseurs n’étaient pas, en fait, des dépressifs unipolaires, mais des bipolaires mal diagnostiqués. Il convenait donc de leur prescrire des médicaments « thymorégulateurs » ou « stabilisateurs de l’humeur » (mood stabilizers) indiqués pour le traitement des épisodes maniaques, tels que l’antiépileptique Depakote du laboratoire Abbott, ou l’antipsychotique « atypique » Zyprexa de Lilly – et ce, même si leur état maniaque n’était pas apparent… »

* Et c’est ainsi que l’archaïque maniaco-dépressif, qui représentait au siècle de la psychanalyse 1 ou 2% de la population, s’est réincarné au siècle du traitement chimique à tout crin, en bipolaire, couvrant jusqu’à 50% de la (pourtant) même population, y compris jeunes enfants et vieillards. Je me demande si cette obsession collective ne révèle pas, outre l’emprise du marché (chiffre d’affaire des médicaments antipsychotiques en 2012 : 18 milliards de dollars), un conformisme monopolaire, une terreur aseptisée où toute bizarrerie est malvenue, tout grain de folie est condamné, où nulle humeur bonne ou mauvaise n’est plus admise, où chacun doit se plier sans manifestation particulière à l’ordre dominant. Qui est, comme on a vu, celui du marché économique. Pas de vague, et consomme. Roule droit et furtif jusqu’au supermarché. Monopolaire comme dans « pensée unique », en fait. Alors vive les bipolaires, tripolaires, décapolaires, hectapolaires, multi-poly-polaires, feudetouboipolaires. Nous sommes tous plus ou moins bipolaires est sans aucun doute une phrase simplificatrice – le binaire, zéro un, c’est juste bon pour les machines.

* La bipolarité, yoyo des humeurs, ne date évidemment pas d’hier. Des siècles avant la maniaco-dépression même, des théologiens des IVe et Ve siècle semblent inventer le concept de bipolarité lorsqu’ils décrivent l’acédie,

« torpeur spirituelle » caractérisant ceux qui, par découragement, ne s’empressent plus à prier Dieu. Ce qui pour autant ne signifie pas simplement le développement d’un abattement léthargique, d’un état de paresse ou de passivité prostrée, teintée de tristesse ; le mal décrit comprend au contraire également, paradoxalement, des états de suractivité, d’agitation, de fébrilité physique et mentale. Ambiguïté du tableau donc, pleinement assumée, qui ne fait que fidèlement refléter, selon Évagre, les contradictions de l’acédie – entrelacement complexe de dynamiques contraires : « l’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier languissant après ce qui ne l’est pas. » (source Wikipedia ; merci à Catherine Page)

* Moi j’étais bien tranquille jusqu’à présent. Je ne demandais rien à personne. Je couvais gentiment, depuis des années et sans médication, ma maniaco-dépression old school, mes « cycles Kondratiev » comme l’un de mes amis de jeunesse appelaient plaisamment ses propres variations intimes. J’alternais de manière caractéristique exaltations démentielles (je vais écrire un chef d’œuvre ! vite, du papier, un stylo ! Je brûle de l’intérieur, je me fous à poil et je danse dans le salon !) et abattements abyssaux (Je ne sais pas écrire. Je ne suis bon à rien. Tout est foutu. Laissez-moi crever. Je vais plutôt jouer à Bejeweled jusqu’à devenir totalement débile pour avoir enfin la paix.) Je me croyais 1% et, de fait, aristocratique. Mais non, j’étais plus vulgairement partie prenante du 50% cœur de cible mal du siècle, démocratisation des maladies par la stratégie marketing.

* Mais pour terminer, un exemple. Or là, justement, ces jours-ci, c’est la rentrée. Pour la littérature, pour la jeunesse, pour la littérature jeunesse.

1) Maniaco-dépressif phase Au-dessus-des-nuages : je reçois la newsletter de Lecture et loisirs (salut à Amélie, Michèle, etc… Mes amitiés si vous lisez toujours ce blog) qui me présente le programme du prochain et formidable salon du livre de Troyes. C’est bien. Je suis heureux. J’ai eu la chance de participer deux fois à ce salon (pour mémoire et sans quitter le thème montagnes-russes-Kondratiev : en 2011, durant ma résidence, alors que je me trouvais anxieux et tendu par mon surmoi d’auteur-en-bocal ; puis en 2012, d’humeur plus simple, plus à la fête, tout à la joie du livre achevé) et je peux témoigner que Troyes est un beau salon, foisonnant, chaleureux. Tout ce qu’on fait, et on en fait, pour permettre la rencontre des enfants et des livres, ça vous parfume le cœur et l’avenir.

2) Maniaco-dépressif phase Plus-bas-que-six-pieds-sous-terre : le même jour, je reçois également la newsletter du CRILJ, revue de presse hebdomadaire. Curieusement, celle-ci contient un article vieux d’un an intitulé Pour les enfants avant 11 ans, la lecture n’est pas cool. Alors là, il est trop tard. Le lien est coupé. Ce n’est plus la peine d’insister, la littérature c’est mort. Le plaisir de lire est survivance de temps révolus. Je retourne à Bejeweled.

* Pour prendre du recul, et se dire que de toute façon tout a toujours été trop tard, on lira plutôt La mort du livre (1932). Et puis on continuera à lire et à écrire. Bipolaire mon cul.

D’un autre 11 septembre

01/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (IV).

* New York, city that never sleeps, coeur de la planète, nerf de la guerre, capitale de la crise partout-partout, et en outre « centre des échanges du monde » si l’on tente de traduire approximativement la locution vernaculaire bien connue : World Trade Center. C’est ainsi que le dernier jour de mon séjour à New York City, je suis allé me recueillir sur le site des deux tours fantômes, devenu à la fois chantier pharaonique et mémorial intimidant, lieu de tabou et de représentation, terreur sacrée et matuvu-dans-mon-joli-cercueil, comme un tombeau qui serait aussi un mall, sur cinq hectares. On peut, en payant un supplément, bénéficier d’une visite guidée du musée par un rescapé du 11 septembre garanti authentique. Puis on pénètre dans le monument à ciel ouvert.

* Par la grâce d’une anagramme simple et radicale, les tours sont devenues des trous. Idée de l’architecte : l’emplacement exact des deux tours est aujourd’hui occupé par deux gigantesques gouffres carrés, où l’eau cascade vers l’abîme. Sur les parapets des deux bassins courent les noms gravés des 2977 victimes des attentats du 11 septembre. Les lettres composant les noms sont profondes, on y peut déposer une fleur, la tige tient. Un peu en retrait, on trouve des bornes interactives qui permettent, en entrant un nom précis, de retrouver une brève biographie, une photo, et l’endroit exact où ce nom a été gravé sur la litanie de bronze. Je vois, de loin, de dos, une personne sangloter devant la borne.

* Ma fille me demande : « Et les noms des terroristes, ils y sont aussi ? » Elle me pose cette excellente question innocemment, sans intention de provoquer, mais bon sang, elle a raison. Leurs noms pourraient, ils devraient figurer. Ils sont morts aussi, ce même jour, victimes de la même folie, ils ne sont plus rien eux non plus. Un mort est un mort. 2977 morts ne sont plus que des noms, et des sanglots. Je cherche sur le parapet, j’ose à peine le toucher. Je lis des noms de toutes origines, c’est le principe américain, le principe new yorkais, y compris des noms arabes, mais je ne crois pas que ce soit ceux des terroristes, non, c’est impossible. Je ne sais pas quoi répondre à ma fille.

* Nous sommes tous américains, comme avait titré le patron d’un journal ce jour-là. Tous solidaires du traumatisme, alors ? Tous connectés en direct, conscients, témoins en deuil, les cendres chez soi tombent de l’écran, dans notre gueule les avions ? Peut-être, pour des raisons de suprématie US sur la globalisation des médias. Mais aussi pour une autre raison. Plutôt que tous américains, nous sommes en quelque sorte tous des « Américains », je veux dire des immigrés ou descendants d’immigrés (moi, c’est seulement deux générations au-dessus de ma tête), puisque le génie propre de cette grande nation est de se construire avec les étrangers débarqués du monde entier. Il en est peut-être du corps social comme de l’organisme physiologique : les plus costauds sont les métis. Ce n’est pas de la gnognote, la proclamation gravée en bronze sur le socle de la Statue de la liberté, il faut la lire, Vieux Monde, donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie-les moi, les déshérités (poème The New Colossus écrit par Emma Lazarus)

* Comme dans toutes les bonnes familles, j’ai moi aussi un oncle d’Amérique, branche mythique de l’arbre généalogique. Un dénommé Victorin Battail, ou peut-être Amblard, oncle de ma grand-mère qui, d’après les souvenirs de celle-ci, serait partie à la fin du XIXe siècle tenter sa chance en Amérique. Pour y faire quoi, pauvre diable ? Ici, il gardait les chèvres et il creusait la mine, deux talents certes exploitables dans le nouveau monde. Je crois qu’il est pourtant revenu au village à la fin de sa vie, il n’avait pas fait fortune là-bas, tant pis, on a l’oncle d’Amérique qu’on peut… Ça ne m’empêche pas d’être « Américain », ni de rêver que Victorin a peut-être essaimé sur place, laissant une descendance, des miens cousins, des vivants, des morts… J’ai eu une pensée pour lui en apercevant, au large, Ellis Island. Et une autre pour Perec aussi bien sûr.

* Tous américains ? Voire. Je me souviens d’un film collectif, intitulé 11’9″01 September 11, pour lequel un producteur visité par une l’idée géniale et le concept-qui-tue, invita une brochette de cinéastes réputés à tourner chacun un court-métrage de 11 minutes et 9 secondes (11’9 ») consacré aux attentats. Ken Loach se distingua en mangeant effrontément la consigne, traitant autre chose que le sujet imposé. Pour lui, la vigilance exigeait de ne pas laisser la date « 11 septembre » se faire confisquer, dans la mémoire collective mondiale, en tant que martyre des USA, légitimation de la politique du Département d’État américain à venir, pour le meilleur et pour le pire. Il a donc choisi de consacrer son film au 11 septembre 1973, autre jour funeste de violences politiques, mais où le brave mais sévère Oncle Sam n’a pas le beau rôle. Ce jour-là, le gouvernement du président du Chili Salvador Allende était renversé par le coup d’état du général Pinochet, dictateur durant les 27 années suivantes. La CIA était peut-être complice, ce n’est pas prouvé, sans aucun doute complaisante : une dictature militaire est un meilleur voisin qu’une démocratie qui porte à sa tête des communistes. Bilan : environ 3000 exécutions (tiens, score comparable – un mort est un mort), 38000 torturés, entre 250 000 et un million expulsés ou exilés.

* 40 ans plus tard, le Musée de la Résistance de Grenoble présente une exposition temporaire sur l’accueil des exiliados, ces réfugiés chiliens accueillis en France, notamment dans notre bonne vieille Villeneuve de Grenoble qui à peine sortie de terre  offrait à point nommé tout le confort urbain moderne à des malheureux déracinés. Ce volet de l’exposition résonne incidemment d’autres considérations politiques, amères : on se souvient soudain que ce fameux quartier de la Villeneuve, vilipendé depuis qu’un certain discours y fut prononcé, synonyme aujourd’hui de détresse dans le ghetto, d’explosion sociale, de stigmatisation, de chacun-pour-soi-misère-pour-tous, avait été inventé pour atteindre l’exact contraire, l’utopie d’un accueil, d’une convivialité, la joie d’un mode de vie nouveau à inventer ensemble… On écoute, attendri et triste, le témoignage d’un réfugié chilien : « Un appart grand comme un stade de foot, rien que pour nous ! Des chaînes de montagnes par toutes les fenêtres, trois Cordillères au lieu d’une ! Et en plus, une bouteille de Champagne dans le frigo ! Ah ça, ils savaient recevoir… Nous étions au paradis. » Souvenons-nous aussi de cela. Nous avons, nous aussi, été capables d’offrir un paradis pour les pauvres, les déshérités, les exténués, fuyant leurs rivages pour vivre libres...

* Quant à moi, j’apporterai ma modeste mais vibrante contribution à ces salutaires exercices de mémoire en prêtant ma voix à Salvador Allende. J’aurai l’honneur de lire le dernier discours du Président, prononcé à la radio nationale quelques instants avant sa mort, lors d’une soirée intitulée Chili : 1973-2013, un voyage en septembre, le samedi 28 septembre 2013 à 20h30, au Petit Théâtre, 4 rue Pierre Duclot à Grenoble, soirée au cours de laquelle on entendra en outre La Maison Bleue du Chili de Fernand Garnier, texte dit par Romano Garnier, des Bandos d’Efraín Barquero, des poèmes d’Arinda Ojeda Aravena…

* Nous sommes tous chiliens, aussi.

C’est ton bien ton trésor ta dot ton héritage

07/06/2013 Aucun commentaire

J’ai passé hier douze heures pleines, 8h30/20h30, entre les murs d’une bibliothèque. Récapitulant ce laps, les mains sur le volant pendant le trajet du retour, je me suis rendu compte que le meilleur moment de la journée, celui où il est passé quelque chose dans mes nerf, sur ma peau et dans ma cervelle, aura été celui où j’ai lu un poème de Victor Hugo intitulé À qui la faute ?, à propos de bibliothèques qui brûlent. Comme si la beauté et la fragilité de l’endroit devaient à point nommé m’être rappelées, prévenant le funeste danger qui, au terme de douze heures, me guettait : la lassitude de vivre parmi ce tas de culture silencieuse et bien rangée, où les documents qui sortent sont, statistiquement, les mêmes, toujours les mêmes, que ceux écoulés par les Espaces culture des supermarchés.

J’étais tombé sur ce texte incidemment, à la fin d’un petit bouquin gratuit qui traînait là, j’ai vibré, puis dès que j’ai pu je me suis isolé pour le relire à haute voix. Les bibliothèques brûlent rarement, ou alors c’est une métaphore. Si on va par là, moi aussi je brûle.

Je cite de mémoire Flaubert, interpellant un journaliste qui s’était permis de dauber le dernier livre d’Hugo : « Ah, non ! N’insultez pas son génie ! Sa sottise me fait suffisamment de peine. » Le paradoxe me semble très exact. On aura beau juger un peu sottes la boursoufflure d’Hugo, ou sa candeur idéaliste « de gauche » (que visait spécialement Flaubert), sa grandiloquence, ses océanes rodomontades… de fait elles n’entament jamais son génie. Elles en feraient plutôt partie. Ses bons sentiments sont de grands sentiments.

(Sur le presque même sujet, on peut lire également ceci.)

À qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
                                                – Oui.
J’ai mis le feu là.
.                                                 – Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
.                                                  – Je ne sais pas lire.

L’Année terrible, 1872

Un geste pour l’environnement

03/06/2013 4 commentaires

On sait bien pourquoi, statistiquement, « la pluie et le beau temps » constitue le premier sujet de conversation entre deux inconnus : la civilisation exige d’entrer en contact avec son prochain sans l’agresser, et la météorologie donne cette universelle opportunité d’abonder dans le sens d’autrui, paradoxalement sans se mouiller. Chacun, qu’il soit riche ou misérable, péquin ou puissant, pieux ou mécréant, fin-de-droit de Roubaix ou vieille-pie de Davos, illettré ou prix Nobel, honnête homme ou Cahuzac, chacun prend la météo dans sa gueule, la subit ou en jouit de façon comparable. Ensuite, il s’en protégera certes selon ses moyens propres, chacun pour soi et la main invisible du marché pour tous, mais, au départ, la condition est identique, ainsi que les halala, les ouyouyouy, les yaputsézon, les c’est-encore-pas-pour-aujourd’hui, et les blagues sur l’automne au mois de juin. la communauté de destin console tant bien que mal : c’est tellement bon, un sujet sur lequel s’accorder enfin ! Comme un parfum de paix sociale. Voyez un peu comme la vie est surprenante, je me découvre de même opinion que Nadine Morano. Ainsi depuis des semaines tout le monde est d’accord : ce printemps est, de loin, le plus pourri qu’on ait vu de mémoire d’homme atteint d’Alzeihmer.

Or j’ai appris ceci en visitant le Musée du Quai Branly : Pablo Picasso, qui porta toute sa vie les cheveux courts, les laissa néanmoins pousser en 44, clamant, révolté pileux : « Je vous préviens, je ne me coupe plus les cheveux tant que la paix n’est pas signée ! »
J’ai un combat plus modeste : j’attends seulement qu’il fasse beau. Trois mois, nom de Dieu, trois mois que j’attends qu’il fasse beau et que je ressemble, chaque jour un peu plus, à un hippie ou un clodo ou un gothique ou un wookie (imaginons, pour rire, un wookie clodo hippie gothique). Je tente ce moyen de pression, on verra bien s’il est efficace. Le ciel, jusqu’ici, est inflexible. Mais si personne ne fait rien, hein…

Les petites soeurs de l’ouvrier

14/04/2013 Aucun commentaire

Georges Brassens ne croyait pas en Dieu (« hélas », précisait-il) mais aimait beaucoup les rituels chrétiens. Le refrain Sans le latin la messe nous emmerde/Le vin du sacré calice se change en eau du boudin/Sans le latin, et ses vertus faiblissent est drôle mais nullement ironique, il est à prendre au premier degré.

Moi-même, athée incurable mais cependant non hermétique aux mythes et symboles, musiques et spiritualités chrétiennes (ou émanant d’autres confessions, tout aussi bien), c’est avec enthousiasme, soit, étymologiquement, avec Dieu en moi, que je relaie l’information suivante.

Catherine Page et Alain Massonneau présenteront leur dernier film L’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles à la cinémathèque de Grenoble le vendredi 19 avril à 19h. Détails ici.

Il s’agit d’un documentaire qui interroge et observe, pendant 3h45, des bonnes soeurs…

Enoncé ainsi, le « pitch » pourrait vous donner envie de fuir. Vous auriez tort.

Le film est non seulement instructif (vous saviez que cela existait, vous, cet ordre, « les petites soeurs de l’ouvrier », ces nonnes qui vivent sans cornette et travaillent avec les prolos ? moi, non), il est émouvant. J’ai eu la chance d’en voir une copie de travail, il y a près de deux ans. C’est ainsi que j’ai passé 3h45 en compagnie de femmes lumineuses et attachantes, qui certes sont un brin anachroniques (le film parle notamment de cela, du vieillissement de leur ordre, de la disparition de leur mode de vie, de la mort pure et simple aussi), certes ont la foi (et alors ça c’est le gros mystère), mais sont bigrement vivantes, et ont des choses à raconter. Juste raconter, se raconter, sans faire de prosélytisme, ce n’est pas la question. Je vous assure que c’est beau.

Pour ma part je ne prie pas pour vous, mais je pense à vous, ce qui revient un peu au même, chacun faisant comme il peut.

L’eschatologique est scatologique

14/11/2012 6 commentaires

La fin du monde ne manque pas de sel.

Le mois passé, à Troyes, alors que je faisais visiter l’expo Double tranchant à des collégiens, un môme a levé le doigt, saisi d’une révélation urgente à extérioriser : « Mais alors, m’sieur, votre livre, c’est sur la fin du monde, euh, je veux dire, sur la fin d’un monde » … Oui, oui, il avait raison. Son lapsus aussi.

Il y pense. Bien sûr, moi aussi j’y pense. La fin du monde est pour bientôt. J’ai beau savoir, ayant autrefois suivi un cursus universitaire sur le sujet, que « la fin du monde » n’est pas un agenda rationnel mais une vue de l’esprit, une Weltanschauung, une structure imaginaire nourrissant depuis la nuit des temps mythologies, religions, scénarios de cinéma, chansons d’amour ou blues, j’ai beau savoir que le terme permet de penser, je n’ai aucun doute, elle arrive.

Si l’on cherche les signes annonciateurs de la fin du monde, on les trouve, il n’y a qu’à se baisser. Par exemple, pas plus tard que ce matin, alors que j’avais employé deux fois le mots curiosité dans un paragraphe, j’ai interrogé la fonction Synonymes de mon traitement de texte (Word 2003, bientôt dix ans la version, c’est dire si les fins du monde se préparent à l’avance). Voici les suggestions de synonymes que j’ai obtenus pour curiosité : intérêt, gain, dividende, revenu, rapport, rente, annuité, commission, agio, escompte, arrérage, avantage, gratuité. La fin est proche, en vérité je vous le dit.

Sérieusement (?), je ne grossis point les rangs des illuminés obsessionnels complotistes vingt-deux-décembristes pullulants, qui escomptent que l’apocalypse adviendra le mois prochain au jour et à l’heure qu’on leur a indiqués, qui ajoutent à l’angoisse ambiante, non comme prophètes mais comme symptômes, parce qu’on les sent prêts ces cons à déclencher la fin eux-mêmes juste pour vérifier leurs prédictions auto-prédictives… Moi, la veille du 22 décembre je ne dormirai pas plus mal que les autres nuits, mais je suppose que cette clique folklorique sera quant à elle déçue, flouée, ma foi il lui restera à faire ce que font les témoins de Jéhovah depuis des lustres : une mise à jour, un ajournement perpétuel de « l’apocalypse que nous verrons de notre vivant », dès le 23 décembre ils annonceront que les calculs ont été refaits, que oups finalement les Mayas s’étaient gourés mais qu’en revanche on vient de révéler des documents mésopotamiens, zaïrois, aborigènes ou sri-lankais, très précis et très troublants, sur des événements fatals qui surviendront à brève échéance.

L’échéance est sans aucun doute rien moins que brève. Au mieux (au plus tard) : toute vie aura disparu sur terre d’ici trois milliards d’années, du fait de l’évaporation de l’atmosphère et des océans suite à l’augmentation de température de notre étoile nourricière, qui elle-même mourra en avalant tout le système solaire deux milliards d’années plus tard. Au pire (au plus tôt) : la voracité et l’inconscience des êtres humains, leur curiosité pour parler Microsoft, pourraient avoir précipité l’effondrement des écosystèmes planétaires dans un siècle, et ce n’est pas de la superstition mais du pessimisme raisonnable. Deux tiers, je dis bien deux tiers, des arbres de la planète sont menacés. Nous suivrons bientôt, c’est évident. N’importe, « bientôt » est une notion relative – un mois, un siècle, ou cinq milliards d’années, à l’échelle des galaxies tout ça c’est un peu la même chose, la terre disparaîtra et cela me fait de la peine parce que je l’aimais bien. Je suis un apocalyptique d’obédience non hystérique mais mélancolique, le-ténébreux-le-veuf-l’inconsolé, vivre dans un monde condamné me chagrine parce que la mort y est à l’oeuvre, lentement. L’eschatologie est scatologique parce que la fin du monde nous fait chier.

Dans l’odeur du pain brûlé

23/08/2012 un commentaire

Cette nuit, j’ai rêvé qu’il était grand temps que je consulte, enfin, pas pour moi bien sûr, je viens pour un ami, ah ah ah. Je me trouvais donc seul dans une salle d’attente, le temps était long et l’ameublement spartiate, je réfléchissais à la meilleure façon de tourner ma lettre d’adieu, il paraît que Tony Scott en a laissé une dans sa voiture près du pont, mais c’est dommage les policiers ne veulent pas révéler ce qu’il y a dedans. Finalement l’infirmière entre dans la pièce, me tend un stylo et un formulaire de deux pages à remplir avant de rencontrer le médecin. Sur les deux feuilles l’impression bave, l’encre floute, ils devraient songer à changer la cartouche de leur photocopieuse. La première page contient une liste de questions sur la régularité de mes relations avec la Sécurité Sociale et sur mes antécédents médicaux, les diabétiques de la famille, mes infarctus, mes anesthésies générales, mon usage de stupéfiants alcool tabac, mes hépatites, mes allergies, interrogatoire au terme duquel je ne vois pas de quoi je pourrais me plaindre, enfin plaindre mon ami bien sûr ah ah. La seconde page est constituée d’un QCM visant à établir mon quotient dépressif. La première question est ainsi formulée : « Vivez-vous depuis une semaine prostré dans le noir et l’odeur du pain brûlé ? □ OUI  □ NON (Si OUI comptez + 1 point) » Ah, okay, quand on a terminé, il suffit d’additionner les points en bas de page, ce n’est pas très compliqué.

Je me suis réveillé en gloussant, des soubresauts partout. Ah ah ah. C’est vachement rigolo, en fait, la dépression, pourquoi personne ne le dit jamais ?

Tout ça c’est pas juste moi, c’est parce que je lis l’actualité, il ne faut pas s’étonner, après. Il suffit que je lise ceci ou cela, ou même ça, et vlan je suis submergé comme devant par mes angoisses de fin du monde, 21 décembre mon cul, en réalité c’est chaque jour un peu, je devrais me surveiller je suis un vrai coeur de cible pour tous ceux qui annoncent l’imminente Apocalypse, il faudrait que j’en parle à quelqu’un, je le ferai le jour où je me déciderai enfin à consulter, ah ah ah.

Pour faire glisser j’écoute Didier Super. Les punks en principe ont toujours raison, parce qu’il n’ont rien à perdre, rien à cacher, rien à foutre les couilles, never mind the bollocks. Free Pussy Riot !

Et surtout joyeuse rentrée à tous !