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Carnaval païen

Ah tiens et pendant ce temps, que devient l’Ukraine, vous avez de ses nouvelles vous ? On l’a perdue de vue l’Ukraine, on s’est lassé ou endormi comme devant une série qui aurait trop d’épisodes, trop de saisons, encore un bombardement dites donc on a l’impression de déjà-vu, ça ne se renouvelle pas beaucoup, la conclusion traîne à venir, les plus gros cliffhangers palpitants se sont émoussés par exemple le sort de la centrale nucléaire de Zaporizhzhya (plus grande centrale d’Europe) au bord du gouffre, ah ça oui c’était un grandiose épisode, et puis que voulez-vous d’autres sollicitations apparaissent en streaming alors on clique à l’affut de nouveautés ouais ça a l’air pas mal ça et saignant, Gaza, le Hamas, un attentat ici ou là, bin ou bam, sous la Tour Eiffel en plus, le glamour du décor qui ne gâtera rien, et puis c’est pas tout ça mais en décembre la magie de noël et la saison de ski trépignent dans le couloir alors l’Ukraine hein merci le réchauffé.

Je ne jette la pierre à personne. Pas de leçon à donner. Je ne parle qu’à mon bonnet, comme toujours ici. Je me rends compte et en rends à compte exclusivement à moi-même que je ne pense plus guère à l’Ukraine. J’en ai pris conscience brutalement, en regardant un film ukrainien, film gigantesque tout court mais fortuitement ukrainien, ce qui fait que je me suis frappé le front et la coulpe, « Ah mais oui et alors l’Ukraine au fait ? »

Le serment de Pamfir (Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, 2022) est le premier long-métrage de son réalisateur. Comme tout grand film il est prodigieusement universel en plus d’être prodigieusement ancré : il parle d’une situation locale et de moeurs ukrainiennes, de trafics mafieux aux portes de l’Union Européennes et des luttes entre les dogmes chrétiens et les increvables rites païens (carnaval de la Malanka durant lequel les hommes du village, telluriques colosses, se déguisent en bêtes), il parle du proche et du lointain mais surtout du gaz entre les deux, de la violence archaïque et de la violence contemporaine, bonnes copines, il parle de vous et moi.

Mais tout ceci, ce ne pourrait être que le cinéma. Car en plus il y a la manière, qui fait le cinéaste.

Les critiques ont parlé d’un moyen terme entre Kusturica et Tarentino, je vois à peu près ce qu’ils veulent dire, le folklore délirant et le déchaînement à retardement, il faut bien se raccrocher à deux références connues. Mais dans son formalisme tragique j’aperçois aussi bien le croisement entre Béla Tarr et Haneke (un Haneke qui serait capable de compassion envers ses personnages) : l’image est époustouflante, le cadre impeccable et d’autant plus implacable, on n’en sortira pas, de cette beauté. Tout est filmé en plans-séquences, certains durent dix minutes, terrible impossibilité de cligner. Le plan-séquence est toujours à cheval entre le maximum de naturel théâtral et le maximum de sophistication obsessionnelle. Le plan-séquence est peut-être l’effet de style ultime du cinéma.

Que devient l’Ukraine ? On pourrait dire, on aimerait répondre : ça, et que cette réponse soit suffisante.

La post-production du « Serment de Pamfir » s’est faite sous les bombes de Poutine, littéralement, le studio se trouvant dans un quartier de Kiev ruiné par les missiles. Le travail a été poursuivi avec opiniâtreté, afin que le film soit prêt pour Cannes. Le film existe et il faut le voir, même si ce n’est pas notre visionnage qui sauvera l’Ukraine, au moins aura-t-on une idée de l’Ukraine autre que son martyre.

L’Ukraine était avant la guerre un pays de cinéma (environ 35 longs métrages produits chaque année). Toute production est bien sûr pétrifiée et on se demande où, quand, comment, Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk pourra faire un autre film.

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