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Archives pour 12/2022

Wannabe

31/12/2022 Aucun commentaire

Dernier jour de l’année. Occasion d’avouer un plaisir coupable. Depuis 26 ans, soit tout au long de la seconde moitié de mon existence (comme j’ai dû m’ennuyer lors de la première, rétrospectivement !), aussitôt que j’ai besoin d’un petit remontant, d’une dose immédiatement métabolisable d’énergie, de joie, d’optimisme, de liberté même, je regarde le clip Wannabe des Spice Girls, trois minutes et cinquante-six secondes, et ensuite ça va mieux.

L’effet est garanti. Il est pour moi pratiquement identique avec Who do you Think you are des mêmes cinq girls, mais leur Wannabe a quelque chose en plus, quelque chose de spécial, une grâce particulière qui a forcément partie liée à l’effet de style du plan-séquence : on ne peut pas les quitter des yeux. Synopsis : entre le début et la fin du plan-séquence de trois minutes et cinquante-six secondes, on voit des filles débouler dans une soirée mondaine où personne ne les avait invitées, foutre un bouzin monstre telle une tornade incontrôlable et multicolore, et sitôt leur forfait accompli, repartir en courant et en riant vers d’autres aventures, dans un autobus à impériale, sans même payer leur ticket, à tous les coups. C’est un summum de pop music et pourtant, résumé ainsi, c’est du pur punk.

Allez, je me le regarde encore… Oui, ça marche. Sérieux, je vais un peu mieux qu’il y a trois minutes et cinquante-six secondes.

« Plaisir coupable » ? Mais pourquoi ai-je commencé sottement par ces mots ? Que peut-il y avoir de coupable à se laisser envahir par cette joie-là ? Vivent les Spice Girls ! Et vivent les filles EN GÉNÉRAL, c’est ça le truc ! Leur message politique depuis 26 ans, Girl power !, est bien sûr simpliste mais il n’est pas niais, pas du tout, et d’ailleurs toujours d’une brûlante actualité, allez les filles, allez les girls, allez la moitié de l’humanité, n’attendez pas qu’on vous invite, prenez le power et tant que vous y êtes prenez le pouvoir à Londres, en Iran, en Afghanistan, mais oui partout s’il vous plaît, débarquez et détournez la party !

Le Fond du Tiroir vous souhaite une année 2023 pleine de girl power.

Zweig de noël

24/12/2022 Aucun commentaire

« Quand le drapeau se déploie, toute l’intelligence se retrouve dans la trompette. »

Cet aphorisme antimilitariste et antinationaliste m’enchante ! Et son usage est perpétuel, avant, pendant ou après je ne sais quel conflit armé, ou championnat du monde de baby-foot ou de pétanque. Toutefois un scrupule m’envahit. Je crains qu’il ne soit assez politiquement incorrect de manquer à ce point de respect à la trompette, instrument tout-à-fait estimable (coucou à mes camarades trompettistes, Micromégas, OSE, Mother Funkers etc.). Aussi, je présente mes sincères excuses pour mon comportement inapproprié à l’endroit du pupitre de trompettes, minorité subissant déjà de sévères discriminations et préjugés.

En tout état de cause et à toutes fins utiles, je précise que l’auteur de l’intéressant aphorisme ci-dessus n’est pas moi, mais Stefan Zweig.
Petit tuyau Fond-du-Tiroir : il est très fertile et même hygiénique de lire un Zweig de temps en temps. Étant donné sa grande prolixité, il existe forcément près de chez vous un Zweig que vous ne connaissez pas encore et que vous serez content de connaître.

Certes, nul ne dispose en permanence, surtout vautrés tels que nous voici dans la magie de noël, de la disponibilité d’esprit et des nerfs rudement accrochés permettant de se cogner son pavé testament, le terrible Monde d’hier qui est mon préféré parmi sa bibliographie. Vous ferez ce que vous voudrez mais pour ma part je viens d’avaler en quelques minutes les 40 pages de L’uniformisation du monde, essai que Zweig publia il y a près d’un siècle dans la presse, et qui vient d’être réédité en version bilingue par Allia.

Zweig y vilipende l’uniformisation du mode de vie planétaire, en surface (modes, coiffures, goûts, danse, sport, cinéma, idées) et surtout au plus profond de nous : l’ennui ! Equation fatale : uniformisation = monotonie = ennui. Mais ennui à l’américaine, hystérique, avide de sensations, « instable, nerveux et agressif » . Zweig explique que la passion de l’esclavage est le moteur de cette uniformisation : « la guerre mondiale a été la première phase, l’américanisation est la seconde » .

Publiée en 1925, cette charge semble décrire internet et les réseaux sociaux des décennies avant leur invention, comme si l’esprit global, USA en tache d’huile, était préparé de longue date pour leur avènement.

« Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. »

Zweig snob ? Nostalgique ? Vaticinateur ? C’était-mieux-avant ? Méprisant pour ce qui est populaire, y compris le peuple ? Misanthrope et réac ? Vieux con ? OK boomer ? Vieux frère ?
Pas du tout. Le texte a l’élégance de s’achever par un appel à se garder de tout mépris : « Ne nous consumons pas dans une distanciation méprisante, dans une résistance impuissante et stupide au monde » , et surtout par un appel à la joie, quête de chacun, de tous les temps, de tous les horizons et de chaque instant :

« Voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone (…) C’est notre tâche, devenir toujours plus libres, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! »

Pour le coup, voici un parfait message de noël. Joyeuses fêtes !

Ainsi parlait face caméra

12/12/2022 un commentaire

Je sais bien, il faudrait que j’apprenne à dire « non » quand Marie Mazille me dit « Eh tu voudrais pas faire avec moi… », tôt ou tard ça finira par me jouer des tours. Ma foi, pour le moment je réponds toujours « oui » et je ne m’en porte pas trop mal.

Aujourd’hui, Marie m’a dit « Eh tu voudrais pas venir avec moi rendre service à des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi ? En guise de devoir noté par leurs profs ce semestre, ils doivent filmer des gens qui présentent leur métier, pour des pastilles d’1 mn 30, moi j’y vais pour parler du métier de musicien, toi tu pourrais y aller pour présenter le métier d’écrivain, ce serait super ! »

Le métier d’écrivain ? Qu’est-ce que j’en connais, moi, du métier d’écrivain ?

Mais bon, oui, d’accord Marie, si c’est pour rendre service. Je suis donc allé à la fac pour présenter mon « métier » à la caméra. Je suis arrivé en retard, je m’en suis excusé. Par acquit de conscience, j’ai commencé par demander à ces aimables jeunes gens s’ils avaient lu mes livres. Ils m’ont répondu très gentiment Heu non non, mais on est allé voir sur Internet. Pas de problème. C’est votre propre métier qui rentre. Je suis à votre disposition.

J’ai répondu à leurs questions durant quelques 45 mns pour leur pastille d’1 mn 30 s, je ne sais pas ce qu’ils en retiendront. Ils ont promis de me l’envoyer. [Mise à jour : la voici.]

Mais ensuite, il s’est passé quelque chose d’intéressant.

Après l’interview, le caméraman a voulu, pour faire des plans de transition avec voix off, se glisser derrière mon épaule et me filmer de dos en train de feuilleter l’un de mes livres. Docile, j’ai pris Ainsi parlait Nanabozo et je l’ai ouvert au hasard, ce que je n’avais pas fait depuis au moins un an. J’ai lu là où j’étais, un début de chapitre. Je me suis immédiatement fait emporter par le flot de paroles. J’y étais derechef. Comme si je venais de brancher mes batteries sur le secteur, j’étais en recharge, survolté. C’était reparti. J’étais tiré, amusé, excité, ému, je me glissais à nouveau dans la peau du narrateur comme si je ne l’avais jamais quitté. Je l’aime bien au fond, ce pauvre gars qui fait de son mieux, tout comme moi mais pas pareil, j’ai passé quatre ans dans sa compagnie, ça crée des liens, on est à la vie à la mort Thomas et moi. Je prenais du plaisir, je hochais la tête, je gloussais même, j’oubliais la caméra, au lieu de feuilleter je lisais jusqu’au bas de la page avant de passer à la suivante. Putain, mais il tient, ce livre ! Il tient drôlement bien !

Il a fait un bide en librairie. Tant pis ! Il tient tout seul. Tant pis pour ceux qui ne le liront pas, et je ne parle pas seulement des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi. Je venais justement de leur en parler, à ces charmants communicants frais émoulus : à la question « lequel de vos livres s’est le mieux vendu ? », oui comme toujours comme partout, les questions sur les chiffres prennent le pas sur les questions sur les lettres, c’est la numérisation. J’avais répondu, évasif, Oh vous savez le succès d’un livre n’a pas grand’ chose à voir avec sa qualité intrinsèque, ça se saurait, encore moins avec ce qu’on a essayé de mettre dedans.

Je constate aujourd’hui, avec joie, que je n’ai toujours aucune raison valable d’ébranler ma conviction que Nanabozo est mon meilleur livre, que c’est ce livre-là très exactement qu’il fallait écrire. Je réessaierai dans un an, chaque année peut-être, pour vérifier, mais jusque-là, il tient. Comme il tient ! Merci jeunes gens de m’avoir interrogé sur mon métier, en arrivant je ne savais pas trop que vous répondre, je n’allais tout de même pas vous avouer face caméra que j’ignore à peu près tout de ce métier, que je ne suis même pas certain qu’il soit vraiment à moi… Pourtant ce soir j’en ai une idée un peu plus précise, idée que je n’ai pas formulée devant vous et qui ne sera même pas dans la pastille d’1 mn 30 : ce métier consiste à faire tenir.

9 décembre

09/12/2022 un commentaire

Le 9 décembre a été choisi comme Jour de la laïcité car il est la date anniversaire de la promulgation de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Il existe comme on sait des jours de ceci, des jours de cela, d’ailleurs dans 12 jours, le 21 décembre sera marqué non seulement par le solstice mais par le Jour de l’orgasme. Faites l’amour, pas la guerre de religion.

(Pour en lire plus long c’est par ici.)

Pour fêter l’anniversaire de cette invention géniale – je parle de la laïcité, pas de l’orgasme (rappelons que les trois plus grandes inventions françaises sont, dans le désordre, le cinéma, la baguette et la laïcité), je rediffuse ci-dessous l’indispensable pense-bête universel. Peut-être que je le rediffuserai tous les ans à la même date. Ou peut-être tous les jours.

Pense-bête

Âge de l’univers : 13,7 milliards d’années
Âge du soleil : 4,603 milliards d’années
Âge de la terre : 4,543 milliards d’années
Âge de la vie sur terre : 4,1 milliard d’années (micro-organismes fossiles)
Âge de LUCA (Last Universal Common Ancestor), organisme vivant complexe multicellulaire : 3,3 à 3,8 milliards d’années
Âge des premiers animaux marins : 700 millions d’années (vers, méduses, éponges de mer)
Âge des premiers poissons : 450 millions d’années
Âge des premiers animaux amphibiens (qui sortent de l’eau) : 350 millions d’années
Âge des premiers reptiles (ancêtres des dinosaures) : 300 millions d’années
Règne des dinosaures (Mésozoïque) : 252 millions d’années
Âge des premiers mammifères : 200 millions d’années
Disparition des dinosaures (fin du Mésozoïque) : 66 millions d’années
Âge des premiers hominidés : 7 millions d’années
Australopithèques (Lucy) : 4,2 millions d’années
Âge des premiers outils (cf., pour en avoir une interprétation artistique, le prologue de 2001 : l’Odyssée de l’espace) : 3,3 millions d’années
Homo habilis : 2,3 millions d’années
Invention du feu : 1,5 million d’années
Homo Erectus : 1 million d’année
Ancêtre commun des Sapiens et des Neandertal : – 660 000 ans
Perfectionnements technologiques (pierre, bois…) : au minimum – 476 000 ans
Apparition d’Homo Sapiens en Afrique : à partir de – 300 000 ans
Premières sépultures, donc peut-être premières religions : entre – 200 000 et – 100 000 ans
Dispersion et migrations d’Homo Sapiens dans le monde entier : entre – 70 0000 et – 20 000 ans
Homo Sapiens attesté en Europe (Italie, Bulgarie et Grande-Bretagne pour les plus anciens ossements) : – 45 à – 43 000 ans
Peintures de la grotte Chauvet : – 33 000 ans
Disparition des derniers Neandertal (Sapiens demeure le seul hominien) : – 30 000 ans
Peintures de Lascaux : – 18 000 ans
Fin de la préhistoire/début de l’histoire (révolution néolithique, invention de l’écriture, de l’agriculture, de l’élevage, de la métallurgie, des villes, du pouvoir politique central, de l’économie de production, de la guerre, etc.) : entre – 10 000 et – 4000 ans selon les parties du monde

Épilogue comique :
Alors le monothéisme vint !
Premier monothéisme connu (du moins après la tentative singulière, brève, discutable et opportuniste du pharaon Akhenaton, milieu du XIVe siècle avant JC) : Zoroastrisme, 660 avant JC, soit il y a environ 2700 ans. Les autres ont suivi dans la foulée, judaïsme, christianisme, islam, tous ont promis l’immortalité de l’âme au premier venu et en ont profité pour mettre enfin un peu de de rigueur dogmatique dans l’histoire trop compliquée et fastidieuse de l’univers.
Âge de la terre selon la Bible : 6000 ans (ha ha hi hi)
Durée de vie du monde selon l’islam (d’après certains hadiths du Prophète) : 7000 ans (ho ho hé hé)
James Ussher, un gars sérieux puisque pasteur anglican, docteur à l’âge de 28 ans, historien en plus d’être théologien et soucieux de réconcilier ses deux disciplines, a épluché la Bible paragraphe après paragraphe pour dresser une chronologie exhaustive et définitive. C’est ainsi qu’en 1658 il a établi que l’instant zéro avait eu lieu au soir du 28 octobre 4004 av. J. -C. (hou hou hou stop j’en peux plus c’est trop, ouye les crampes dans les côtes, quel dommage que le gars n’ait pas aussi précisé l’heure et la minute).

Rappel : le concordisme est l’ennemi de l’honnête homme.
Le savoir et la foi, l’un toujours provisoire et en cours d’amendement, l’autre prétendant à l’éternité et à l’immuabilité, sont deux manières de penser inconciliables – apprendre, expérimenter, vérifier, confronter versus croire tout rond. Les mélanger expose au ridicule. Les tenir éloignés l’un de l’autre est le projet même de la laïcité, pas le moins du monde ringard. Confondre les livres dits saints avec des manuels d’histoire au lieu d’en faire, comme Borgès, « une branche de la littérature fantastique » rend idiot.

Quand j’étais petit je regardais tous les soirs le générique du dessin animé Il était une fois l’homme, qui en une minute récapitulait à merveille le pense-bête énoncé ci-dessus mais qui à notre époque serait sans doute polémique voire cancélé (une personne fort proche de moi me fait remarquer, et j’avoue que cela m’avait échappé, qu’il s’agissait visiblement d’Il était une fois l’homme blanc), passerait pour une dangereuse propagande propre à froisser les convictions intimes de certaines populations. Dommage, on y entendait du Bach, ce qui est très bon pour la santé.

Comment expliquer la laïcité aux enfants ? (comment expliquer N’IMPORTE QUOI aux enfants, d’ailleurs ?) Le Fond du Tiroir vous délivre un truc inusable : il suffit de prélever une fable de La Fontaine.

Examinons aujourd’hui, si vous le voulez bien chers enfants, Le statuaire et la statue de Jupiter, Livre IX, fable 6 :

Un bloc de marbre était si beau
Qu’un Statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains. Faites des vœux !
Voilà le maître de la terre.

L’artisan exprima si bien
Le caractère de l’Idole,
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
A Jupiter que la parole.

Même l’on dit que l’Ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son propre ouvrage.

A la faiblesse du Sculpteur
Le Poète autrefois n’en dut guère,
Des Dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colère.

Il était enfant en ceci :
Les enfants n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l’esprit :
De cette source est descendue
L’erreur païenne, qui se vit
Chez tant de peuples répandue.

Ils embrassaient violemment
Les intérêts de leur chimère.
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il fut père.

Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes :
L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges.

(illustration Grandville)

Au secours, je me abricot !

07/12/2022 Aucun commentaire

Je me souviens d’avoir vu Charlie Schlingo, un jour, au festival d’Angoulême. De loin. Il était debout à côté d’un stand, derrière sa moustache, sur ses deux jambes et sa béquille. Il était seul et immobile, avait l’air de se faire chier, ou de cuver. Je n’ai pas osé m’approcher et lui dire « Bonjour monsieur, vous êtes un génie. » Si c’est pour m’entendre rétorquer « Et toi tu es une pomme de terre » merci bien.

Charlie Schlingo faisait peur à beaucoup de gens. Voilà une phrase que l’on peut lire, parmi des centaines d’autres débutant toutes par Charlie Schlingo (principe oulipien du texte à démarreur), dans Charlie Schlingo, de Joko, paru dans la collection Patte de mouche de l’Association.

Je l’ai lu en riant aux éclats, puis aux larmes, puis aux éclats de nouveau. Je ne l’ai trouvé que trop court, ce recueil de souvenirs en flashes de l’ineffable Charlie, j’en aurais bien voulu encore. J’incline à penser que nous n’aurons jamais trop de Schlingo, irremplaçable poète punk, « minable » , « connard » , et j’emploie ces termes avec une infinie tendresse.

L’existence même de Charlie Schlingo, si improbable et brève (1955-2005) qu’elle soit, nous console de celles de tant de malfaisants qui travaillent à faire du monde un endroit pénible, Poutine, Trump, Abdeslam, Jérôme Cahuzac, Carlos Ghosn… Schlingo sauve, Schlingo rachète l’humanité en perdition ! Saucisse et pomme de terre !

Heureusement que l’on peut retrouver à volonté les larmes et les éclats, les saucisses et les pommes de terre, il suffit de relire les livres de Schlingo, d’écouter ses CD, ou de se procurer les récits dont il est le héros, celui-ci de Joko, Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps de Teulé et Cestac, ou Charlie Schlingo Charlie Schlingall écrit par sa « veuve » Christine Taunay, cf. cette archive 2020 au Fond du Tiroir.

La nuit sera verte et brune

04/12/2022 2 commentaires

Cette nuit je me trouvais dans une cuisine bondée où je regardais des femmes éplucher des légumes et où je les écoutais discuter politique. Les éplucheuses s’adressent soudain à moi, me mettent la pression en me disant « C’est à toi de jouer ! », et oui, ça me revient maintenant, j’ai des responsabilités politiques, je me suis engagé, il faut assumer et y aller. Cette cuisine prépare le repas d’un symposium consacré à « Tradition culturelle et extrême droite ». Et je me retrouve à présent à la tribune, sur une estrade, face à une salle des fêtes clairsemée et des chaises en plastique. À ma gauche se tient une jeune fille qui tient un discours militant, dogmatique, très véhément et très brouillon, revendiquant, si je comprends bien, qu’il ne faut rien laisser de culturel à l’extrême droite, que « culture d’extrême droite » doit absolument être tenu pour un oxymore sous peine de laisser la culture de l’extrême droite devenir LA culture. Mais elle trouve aussi le moyen de préciser qu’elle est végétarienne, fait l’éloge des légumes et je ne vois pas trop le rapport, ou alors c’est une métaphore qui m’échappe. À ma droite se tient un vieux bonhomme émacié qui a un peu la tête de Jean-Pierre Léaud, avec des cheveux longs et gras. Je crois me souvenir qu’il a été présenté comme un spécialiste agrégé de la littérature du XXe siècle, je n’ai pas retenu son nom, je m’en veux d’être trop distrait, trop obnubilé par ce que je dois dire en public pour rester vraiment attentif à ce que disent les autres. Le faux Léaud prend la parole, sec, lent mais impatient, désagréable. Son discours consiste à dézinguer ses interlocuteurs (la jeune végétarienne et moi-même) en décrédibilisant leurs manières de parler, leurs tournures et barbarismes. Cuistre, sournois, il lit à voix haute et nasillarde la liste des fautes de français qu’il a relevées parmi les propos de la jeune fille, puis se tourne vers moi avec un sourire méprisant : « Quant à vous, j’ai noté une mention d’Artaud-le-Momo ou je ne sais quel charabia, sincèrement mesdames et messieurs, soyons sérieux, où sommes-nous, dans une cour de maternelle ? » Je me lève brusquement, je tiens la chaise derrière moi, je m’enfurie ! Agressé, je l’agresse à mon tour ! « Monsieur, votre attaque est incompréhensible. Vous vous présentez comme un spécialiste mais vous ignorez le livre d’Artaud-le-Momo sur le concombre ? Vous êtes un usurpateur ! » Tout en guettant avec fébrilité sa réaction qui ne saurait être qu’outrée, je me demande : d’où est-ce que je sors cette histoire de concombre ? Suis-je en train de m’embrouiller les pinceaux et de confondre avec les éplucheuses de légumes ?

Je me réveille perplexe, je me demande si Artaud a réellement écrit quoi que ce soit sur le concombre, il faudra que je vérifie sur Google, recherche croisée Artaud-concombre. Je n’ai pas de temps à perdre, je dois me préparer et rejoindre aujourd’hui mes amis pour le symposium de l’association Mydriase afin de discuter de l’avenir de nos stages.

Rien à foot

01/12/2022 Aucun commentaire
Henry Monnier travesti en Monsieur Prudhomme (vers 1875). Photographie d’Étienne Carjat, musée d’Orsay, Paris

1) 1er décembre 2022

Il arrive parfois, notamment quand le chauffeur du bus augmente le volume de sa radio, que je sois forcé de me souvenir : ah, oui, c’est vrai, la goddamn coupe du goddamn monde de goddamn foot du goddamn Qatar.

On trouve dans l’insurpassable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, à l’article « ÉPINARDS », cette citation empruntée à Joseph Prudhomme, le personnage de bourgeois pontifiant créé par Henry Monnier :

ÉPINARDS – Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme : « Je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne puis pas les souffrir. »

Or ces jours-ci je pense souvent à cette sentence idiote et géniale sous la forme d’une paraphrase : « Je n’aime pas le foot, et j’en suis bien aise, parce que si je l’aimais je regarderais sans doute cette coupe du monde particulièrement ignoble et obscène, ce précipité d’apocalypse, or justement je ne peux pas encaisser le foot et c’est autant de temps de gagné pour m’adonner à des occupations enrichissantes, par exemple lire Flaubert ».

On notera avec intérêt que l’article ÉPINARDS du précieux manuel est précédé par :

« ÉPICURE – Le mépriser. »

… et suivi par :

ÉPOQUE (la nôtre) – Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence.

2) 11 décembre 2022

Elle n’est toujours pas terminée cette foutue coupe du monde, métonymie du joyeux suicide de l’humanité ? Ah mais finissons-en au plus vite ! Nous sommes au bord du gouffre ? Il est temps de faire un pas en avant !
Afin de vous libérer l’esprit dès aujourd’hui pour passer à autre chose, attention spoïleur, Le Fond du Tiroir vous révèle en avant-première mondiale le score final ! Ce sera… 6500 contre 1. Sauf que 1 a gagné contre 6500.

– 6500 prolétaires, essentiellement africains ou asiatiques, esclaves légaux, ont trouvé la mort au Qatar durant la construction de ces temples climatisés où une poignée de millionnaires sponsorisés par des milliardaires courent après un ballon mais « ne font pas de politique » .
– 1 monarchie moyenâgeuse, bigote, sexiste, théocratique et patriarcale, dictature obscurantiste… mais « précieux partenaire » , riche à milliards grâce à l’économie carbonée, à l’essence de nos bagnoles et tout au bout de chaîne alimentaire, grâce aux valises de cash pour lubrifier la FIFA, se fait passer pour sérieuse, respectable et même désirable, pour tout dire « moderne ».

Car oui, le football est un maillon capital de la « modernité », c’est-à-dire, très exactement, de la diversion.
Nous le savons depuis 1984 de George Orwell, paru en 1948. Extrait du chapitre VII de la 1ère partie :

Le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. (…) ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football [c’est moi qui souligne. Je vais pas me gêner.], la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.

Il y aurait peu de choses à réactualiser dans cette longue citation. J’en vois seulement deux : « le Parti » n’existe plus tel qu’Orwell l’entendait et le dénonçait en 1948, puissance hégémonique bureaucratique communiste… désormais les forces totalitaires en charge de l’air du temps sont plus diffuses et internationalisées ; les prolétaires ne sont plus incités à « travailler » mais « consommer » – le décervelage qui en découle est cependant le même.

J’arrête ici la citation mais c’est dommage, car la phrase suivante parle des réflexes conditionnés que l’on attend des prolétaires : aucun « sentiment politique profond » mais seulement un « patriotisme primitif » – bref il y est encore question, explicitement, de la coupe du monde de foot.

Vive le sport !

3) 15 décembre 2022

Malheureusement le cauchemar continue et enfle. La France (quelle France ?) a gagné (ça veut dire quoi gagner ?) ce soir contre Le Maroc (quel Maroc ?). Hélas pour moi le hasard fait que je me trouve en ville, je reviens d’une session d’écoute du CD de Solexine tout chaud sorti des mix… J’ai beau avoir guetté l’heure, et tenté de me faufiler dans les rues avant la fin du match, trop tard, j’ai perdu ma course contre la montre et je suis pris au piège, le centre ville est un traquenard où une artère sur deux est bouclée par les flics, tandis que l’autre, le long des bistrots, dégueule de créatures avinées et hurlantes. « On est ! On est en finale ! » Les créatures ont manifestement gagné. Ces hordes en liesse sont dangereuses comme des soldats juste après la conquête d’un territoire, le cocktail explosif est le même, griserie, enthousiasme, alcool, défoulement, toute-puissance et patriotisme, chauffés à blanc ils n’auraient qu’à se laisser aller pour violer les femmes et tabasser les hommes, on est chez nous bordel on a gagné. J’ai peur. Je presse le pas, à ce stade je suis certain de me faire lyncher en tant que mauvais Français ou seulement agresser en tant que victime collatérale mauvais endroit mauvais moment, j’entends par vagues des braillements des klaxons des Marseillaises, je longe des vitrines et des terrasses pleines de fumeurs et buveurs mugissant, je m’efforce de ne croiser aucun regard, soudain j’entends des coups de feu et mon sang se glace ! Ou peut-être des pétards, je ne sais pas, je ne risque pas de m’arrêter pour vérifier, je frissonne et accélère encore. Je réussis à m’éloigner des principales concentrations humaines (sic), je fais un détour par les quais, je ne croise plus que des individus isolés, titubants, vomissant ou pissant dans les buissons, et au bout d’une demi-heure d’angoisse je suis enfin chez moi, je verrouille à double tour et je souffle.

Il paraît que l’affiche de la finale est France-Argentine. Comme je ne suis pas argentin, je suis en mesure de m’exclamer, fébrile d’espoir : vive l’Argentine !

En revanche, Jorge Luis Borges, qui était tout aussi argentin que Diego Maradona, vous savez ce qu’il vous dit, Jorge Luis Borges ?

4) Lundi 19 décembre 2022. La France a enfin perdu ! On va pouvoir reprendre une vie !

Heureusement qu’il n’y a pas que le foot dans la presse du jour, y compris argentine. Il se passe d’autres choses dans le monde, et même dans Le Monde(.fr). Je lis ceci ce matin qui m’emplit d’une indicible joie :

« Le « Necronomicon » a-t-il été vu à Buenos Aires ?
Le grimoire maudit a été imaginé par H. P. Lovecraft il y a un siècle, en 1922. Depuis, il parcourt souterrainement la littérature mondiale. En particulier dans la capitale argentine, où certains l’y cherchent encore, en suivant la piste tracée en son temps par le grand J. L. Borges lui-même.

Pendant des mois, chaque jour ou presque, la même question : « Avez-vous trouvé le Necronomicon ? » L’homme qui la pose est grand et maigre, d’allure fantomatique, et il l’adresse aux employés d’une vieille ­librairie de l’avenue de Mai, dans le centre historique de Buenos Aires. Peut-être auront-ils fini par mettre la main sur ce ­livre au hasard de l’acquisition d’une ­bibliothèque privée.
A cause de l’épidémie de Covid, la boutique a baissé le rideau. Mais le mystérieux lecteur de l’avenue de Mai continue sans doute d’arpenter les innom­brables points de vente de la ville. « Se moquait-il de nous ou croyait-il vraiment en l’existence du Necronomicon ?, se demande encore Carlos Santos Saez, un employé de la librairie. Peut-être avions-nous affaire à une réincarnation de Lovecraft. En tout cas, la ressemblance était frappante. »
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est cet écrivain américain du début du XXe siècle considéré comme l’un des maîtres de l’horreur. Il y a cent ans exactement, il imaginait le Necronomicon, un grimoire maudit mentionné pour la première fois dans la nouvelle « Le molosse », écrite en 1922 et publiée en 1924.Les pouvoirs maléfiques du Necronomicon sont contenus dans ses formules, qui permettraient d’entrer en relation avec les « Grands Anciens », des créatures qui gouvernaient le monde avant les humains, selon la vingtaine de nouvelles de Lovecraft où apparaît le nom. Le Necronomicon aurait été écrit au VIIIe siècle par un « Arabe fou » du nom d’Abdul Al-Hazred (peut-être un jeu de mots avec l’anglais all has read : « a tout lu »).
Le titre original, Al Azif, devient Necronomicon en grec. Seuls cinq exemplaires sont censés avoir traversé le temps, répartis entre la bibliothèque de l’université d’Arkham (fictive), celle de Harvard, le British Museum, la Bibliothèque nationale de France… et Buenos Aires. La capitale argentine n’apparaît qu’une fois chez Lovecraft, dans la nouvelle « L’abomination de Dunwich » (1928). Mais les fans argentins – plus que tous les autres – ont donné à « leur » exemplaire la consistance d’un mythe.
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En 2017, une grande rétrospective des adaptations de Lovecraft au cinéma était organisée au Musée d’art latino-américain de Buenos Aires, le Malba. L’année suivante, le cinéaste argentin Marcelo Schapces exploitait la légende dans son long-métrage Necronomicon. El libro del infiernoLe livre de l’enfer »). L’ombre de Borges est omniprésente dans le film, dont un des personnages suggère que l’écrivain serait devenu aveugle en ­consultant le Necronomicon.
Le Necronomicon portègne fait parler de lui au-delà des frontières argentines. En 2018, Jean-Pierre Léaud, invité ­d’honneur du festival de cinéma de Mar del Plata, fait un passage express à Buenos Aires. Deux ou trois jours à consacrer aux charmes de la ville, mais l’acteur n’en démord pas. Il souhaite voir le ­Necronomicon. « Il aurait pu aller voir du tango, visiter des musées… Mais non, il a préféré partir à la recherche d’un livre imaginaire », s’étonne encore Enzo Maqueira. Le jeune écrivain, qui a servi de guide à Léaud, se souvient du moment le plus délicat de cette virée, quand l’équipe qui accompagnait l’acteur a dû lui annoncer la triste vérité : « Nous avons tous échangé des regards inquiets, personne ne voulait prononcer la phrase qui allait mettre fin à son rêve de gosse : “le Necronomicon n’existe pas !” »
Fabien Palem(à Buneos Aires) »

Sacré Jean-Pierre Léaud ! À lui, ainsi qu’à quiconque serait désespéré de chercher en vain le Necronomicon dans les enfers des bibliothèques nationales ou les recoins des échoppes enténébrées : mesdames et messieurs, je tiens gracieusement à votre disposition mon exemplaire (photo ci-dessous), défraichi mais déchiffrable, actuellement remisé et conservé avec soin dans mes chiottes.