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Mémoires d’Al-Djazaïr

29/11/2022 Aucun commentaire

Ce soir 19h à l’Odyssée, Eybens, je participe à une lecture musicale célébrant, selon de quel côté l’on se trouve, soit les 60 ans de la fin de la guerre d’Algérie, soit les 60 ans d’indépendance de l’Algérie. Nous aurons la chance d’avoir en special guest star Farid Bakli et sont oud. Seront convoqués des écrivains « algériens » mais aussi « algériens français » : Albert Camus, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Boualem Sansal, Assia Djebar, Alice Zeniter, Laurent Mauvignier, Maissa Bey, Mouloud Feraoun…

Pas la peine de vous pointer, c’est complet.

En lot de consolation, je vous offre ici-même un texte de Camus que je lirai, tout vibrant de cette élégie mystique écrite à l’âge de 28 ans parmi les ruines romaines de Tipasa, extrait de Noces à Tipasa :

« Mer, cam­pagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sen­tir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. (…)
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il Y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d’ombre, du grand verre de menthe verte et glacée. Au-dehors, c’est la mer et la route ardente de Poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde. »

Ces mots sont, bien sûr, sublimes… Toutefois, l’on comprend que Camus ait pu essuyer des critiques du type : « Vous faites l’éloge de l’Algérie mais sans les Algériens. » Aussi, lors du spectacle de ce soir, afin d’introduire un peu de nuance et de dialogue, ce texte formidable sera immédiatement suivi d’une lettre fort énergique de 1957 (en pleine guerre) de Kateb Yacine à Camus, qui évoque également Tipasa :

« Mon cher compatriote,
Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.
Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l’ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires-priseurs ? Je n’attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique co-existence des échos attendus dans les quotidiens. S’il devait un jour se réunir en Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous. Mais il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.
Fraternellement, Kateb Yacine »

Par ailleurs, un regret.
Nous avons soigneusement élaboré le déroulé chronologique de cette lecture musicale, bien sûr nous avions trop de matière et nous avons procédé par élimination… et j’avoue regretter de n’avoir point intégré un extrait des Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez. Certes, lire une bande dessinée à voix haute est toujours délicat puisqu’il y manque le plus important, qui est le dessin, sauf à faire un BD-concert.
Mais je suis présentement plongé dans cette ambitieuse épopée sur un siècle et demi, depuis la colonisation de 1830 jusqu’après la guerre, et je suis surpris d’être emballé à ce point, alors que la bande dessinée historique n’est, habituellement, pas du tout ma tasse de thé.

Juste pour le plaisir de la scène coupée, donc, je vous partage un extrait du tome 3, Les fils du sud, que j’aurais aimé lire à haute voix :

« Alger, 1914.
J’ai poussé tout d’un coup. A 14 ans, j’avais une petite voix pointue, et brusquement c’est devenu une voix d’homme.
Les filles se moquaient de moi, ça me rendait timide…
En classe, il y avait des copains qui étaient fils de paysans débarqués quelques années auparavant, dans le début du siècle.
Le matin, ils mangeaient de la soupe, ils ne connaissaient pas le café au lait. Nous, on se fichait d’eux.
Après les grèves des vignerons du midi en 1907, le vin qui était à un ou deux sous le litre est monté à sept sous.
Ils sont devenus riches, et après, c’est eux qui se fichaient de nous…
Mais ici, c’est comme ça… Le Français se croit plus fort que l’Espagnol. L’Espagnol, il crache sur l’Italien. L’Italien il dit que la Maltais c’est un chien. Le Maltais, il traite l’Arabe de fainéant. Et l’Arabe, il méprise le Juif.
Et encore, des fois, c’est l’inverse. »

Romain Gary, Émile Ajar et leurs enfants

28/11/2022 Aucun commentaire

Voici un an et demi, je déclarai ma flamme à Delphine Horvilleur. Madame la rabbine venait de publier un essai, Vivre avec nos morts, et tenait à cette occasion des propos brillants sur les liens entre la religion et l’imaginaire, propos que j’aurais pu ou voulu tenir, mais qu’elle prononçait en plus simple, en plus spirituel, en plus beau et même en plus drôle. À quoi bon écrire, n’est-ce pas, quand ce qu’on lit est meilleur que ce qu’on aimerait écrire.

En gros, elle faisait le meilleur usage possible de la religion : la pensée plutôt que le réflexe conditionné ; la recherche plutôt que le dogme ; la mise à profit (la mise en pratique) de la connaissance plutôt que la pure répétition de gestes et de paroles archaïques ; les questions plutôt que les réponses toutes faites. Une ouverture plutôt qu’une fermeture, etc. La vie plutôt que la mort, tout bonnement.

Depuis, je lis ses livres et m’en trouve fort bien. Son dernier ouvrage est bref mais d’une densité adamantine : Il n’y a pas de Ajar – Monologue contre l’identité. Le sous-titre est aussi important que le titre. Il y sera donc question de littérature et de politique – car si Mme Horvilleur parle en tant que sommité religieuse, c’est en assumant que la religion est de la littérature d’une part, de la politique d’autre part.

Comme quiconque a essayé le sait, il est assez difficile d’être un écrivain. Romain Gary en était deux, puisqu’il était aussi Émile Ajar. Delphine Horvilleur en fait une affaire personnelle, comme moi-même et tant d’autres :

Depuis des années, je lis l’œuvre de Gary/Ajar, convaincue qu’elle détient un message subliminal qui ne s’adresse qu’à moi. Je ne cesse d’y chercher une clef d’accès à ma vie, un passe-partout, qu’un jour un homme aux multiples identités a déposé.
Le pire est que je ne suis pas seule. J’ai croisé bien des êtres qui souffrent d’une pathologie similaire, et considèrent que l’entreprise littéraire de Romain Gary, sa réinvention de lui-même, les raconte, ou dit quelque chose de ce qu’ils aspirent à faire. Tous ont en commun de croire que cet homme est venu raconter un peu leur histoire, et que ses textes en disent davantage sur eux, lecteurs, que sur lui, auteur.
Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’œuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de « se » dire. Refuser qu’un texte ou un homme ait définitivement été compris. Et croire dur comme fer qu’il pourra toujours faire l’objet d’un malentendu.

Évidemment elle parle ici de moi, puisque je suis lecteur de Gary. L’astuce était là sous nos yeux, comme une lettre volée, cachée en évidence sur un bureau : le pseudonyme de Gary masque son auteur mais révèle son lecteur.

La tradition talmudique offre sa contribution au débat : Ah’ar signifie l’Autre, apprend-on, et bien avant Gary ce fut le pseudo choisi par un personnage bien connu de la littérature rabbinique, Elisha Ben Abouya – le seul devenu célèbre dans le Talmud sous un autre nom que le sien, précise Horvilleur. Mais il y a plus sensationnel encore et l’exégèse est une source de joie potentiellement infinie. Si Ajar veut dire l’autre, que veut dire en hébreux Gary, pseudonyme originel, masque sous le masque, puisque, rappelons-le, Romain Gary est né Roman Kacew ? Selon Horvilleur, Gary signifie quelque chose comme « mon étranger » ou « l’étranger en moi » !

Ensuite (nous ne sommes qu’à la page 20), la fiction peut démarrer, le romanesque, le palimpseste, l’histoire qui s’ajoute aux histoires. Imaginons : Delphine soliloque sous l’avatar du fils d’Émile, rejeton de l’auteur qui n’existe pas, un certain Abraham Ajar, créature engendrée par une fiction (mais qui d’entre nous ne l’est pas ?)… Et elle s’en vient dialoguer avec Romain Gary la nuit de son suicide, le 2 décembre 1980, à son domicile rue du Bac, avant qu’il ne se tire une balle de Smith & Wesson dans la bouche mais après qu’il a soigneusement préparé la révélation posthume de sa géniale et fatale supercherie, Vie et mort d’Émile Ajar… Fiction délirante bien sûr, sous influence du dernier roman d’Ajar, le plus bizarre, le plus dissocié comme disent les psys, Pseudo.

Enfin, après la tradition religieuse, la littérature, l’autobiographie et l’imagination, s’immisce la politique. On sait depuis Amin Maalouf que les identités sont meurtrières. Pour Horvilleur elles sont en outre dégoûtantes.

À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité.

Ainsi, il en est de la revendication identitaire comme de la revendication religieuse, qui sont deux tares de notre époque : si on questionne l’identité, si on joue avec elle, si on la fictionnalise, alors on avance sur un chemin difficile, contrasté mais gratifiant ; si on se contente de la clamer bruyamment sous la forme d’une violente auto-assignation (un auto-racisme), on devient toujours dingue, et souvent méchant.

Bégaye Bégaye

20/11/2022 un commentaire

Parfois on loupe un film et on s’en mord les doigts, on se dit qu’on a loupé davantage, le coche, l’occasion, l’époque, l’entrée, on a tout loupé.

En 1993, étudiant, je n’avais plus de télé et pas encore d’ordinateur, et je ne loupais pas beaucoup de films en salles. Pourtant cette année-là, en voilà un qui m’a échappé : Jambon, jambon de Bigas Luna. Je m’en suis mordu les doigts puisque la rumeur entourant le film me laissait entendre que j’avais loupé davantage qu’un film, j’avais perdu l’occasion de toucher de mes propres yeux une certaine modernité, de découvrir que la fameuse movida espagnole ne se réduisait pas au seul Almodovar, d’approcher une libération sensuelle et esthétique, une forme d’émancipation, une audace pour notre temps.

Près de 30 ans passent, durant lesquels je repense à ce film de loin en loin, me disant qu’il serait bon tout de même de combler quelque jour cette lacune et de rattraper le temps perdu de l’émancipation espagnole.

Cette année, j’ai enfin l’occasion de voir Jambon, jambon. Je me précipite. Las ! Je vois un affligeant navet, vaudeville tape-à-l’œil, caricatural et idiot, tissé d’outrances qui ne sont pas des émancipations, oh non pas du tout, seulement des vulgarités, qui n’ont pas la vocation de libérer quoi que ce soit mais au contraire de renforcer le machisme premier degré (Jambon Jambon ? La femme est le jambon de l’homme ? Et ce serait moderne, ça ? Mais voyons donc ! En 1662 déjà dans l’École des femmes Molière ridiculisait les vieux barbons libidineux qui prétendaient que La femme est le potage de l’homme !). Si l’on ajoute au sexisme la consommation effrénée de barbaque, ce film est pénible à regarder en notre époque végan#metoo et son seul intérêt est fort mince : admirer, à leurs débuts, Penelope Cruz et Javier Bardem, qui sont jeunes et ravissants et annoncent, pour peu qu’on cède à une illusion rétrospective, une carrière époustouflante.

Parfois, un film qu’on tenait pour moderne était juste à la mode ; un film dont on croyait (surtout sans l’avoir vu) qu’il avait fait son époque, aura seulement fait son temps.

Il se fait que pendant la projection, je trompais l’ennui en pensant à tout à fait autre chose, puisqu’il est impossible de ne penser à rien. Je me suis mis, et pourquoi pas, à dresser mentalement la liste des films dont le titre est un mot purement et simplement redoublé. Les films baptisés selon un tel effet de style auraient-il la moindre chose en commun ? Pourrais-je établir des règles ? Quel est l’effet recherché d’un tel bégaiement ? Que réside dans la petite musique du clou enfoncé, la recherche ou l’élucidation ? La certitude ou le doute ? L’espoir ou le désespoir ? Une insistance, une obstination, un gâtisme, une obsession… ou bien au contraire une nuance entre le même et le presque identique, si l’on estime avec Héraclite qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même mot, que la seconde occurrence est prononcée d’une autre façon, voire que le redoublement même modifie sensiblement le sens ?

J’ai pensé à…

  • Cinéma, Cinémas, commençons par là, même si ce n’est pas un film à proprement parler, c’est seulement la meilleure chose qui soit arrivée au cinéma sans être un film : l’émission culte de Claude Ventura, Anne Andreu et Michel Boujut (1982-1991). Et si, maintenant que j’y pense, la répétition, décelée au cœur même du titre de cette indispensable série d’explorations, d’hommages et d’exégèses, était au fond l’essence même du cinéma ? Au cinéma, chaque image doit être répétée 24 fois par seconde (quoique légèrement différente) pour accomplir le miracle, au fil d’un ruban qui par analogie évoque un interminable couloir où un protagoniste-obturateur doit ouvrir et refermer chaque porte, une à une, le plus vite possible ?
  • Je t’aime je t’aime de Resnais (1968), film génial de science-fiction au sens dur, que j’ai évoqué dans un autre article, et dont le sujet et la forme même portent sur la répétition, sur ce que nous faisons à la répétition et ce que la répétition nous fait. Mais on pourrait chipoter, puisque le titre ne répète pas un mot mais toute une phrase.
  • Souvenirs, Souvenirs d’Ariel Zeitoun (1984). Film oublié, contrairement à l’inusable tube éponyme de Johnny. Ce titre double est quasiment entré dans le langage courant : on évoque le passé, puis on soupire Souvenirs souvenirs et on a tout dit sur l’ambivalence de la nostalgie.
  • America, America d’Elia Kazan (1963). Là, la répétition est pleine de sens, et même pleine de double sens, puisqu’on peut y lire à la fois l’obstination du migrant et la différence entre une Amérique rêvée et une Amérique réelle.
  • Melinda & Melinda de Woody Allen (2004). Deux fois pas la même chose : une seule histoire, une seule Melinda… mais comédie d’un côté, tragédie de l’autre.
  • Pétrole ! Pétrole ! de Christian Gion (1981). Infâme débilité franchouillarde que j’ai la faiblesse de conserver en tête en tant que précieux souvenir d’émancipation car, à l’âge de 12 ans, il s’agit du tout premier film que je suis allé voir tout seul au cinéma, après un voyage en bus tout seul vers le centre ville. J’avoue sans peur de l’opprobre que je l’avais trouvé génial (sic) et peut-être même génial génial (sic sic). Je ne me risquerais pas à le revoir (il y a des limites à la quête de sens dans la répétition), et il est possible que le bégaiement du titre ne soit ici que le symptôme et l’aveu d’un cruel manque de contenu et d’inspiration.
  • Mur murs d’Agnès Varda (1982). Merveille de documentaire poétique. Ici le titre est polysémique et calembouresque, la répétition n’est pas parfaite, un pluriel s’ajoute à la seconde occurrence comme pour dire, Héraclite encore, qu’on ne se prend pas deux fois le même mur… (Il est à noter que bien plus tard, l’ultime film de Varda prendra à nouveau pour titre une fausse répétition : Visages, Villages.)
  • Help ! Help !, incunable de Mack Sennett (1912).
  • New York, New York de Martin Scorsese (1977). Ne pas confondre New York city et New York state, certes. Mais la répétition en ritournelle assène autre chose : l’idée fixe, l’ambition, la ténacité, l’opiniâtreté de l’artiste en devenir.
  • Valparaiso, Valparaiso de Pascal Aubier (1971). Seul film de la présente liste que je n’ai pas vu. Ai-je loupé quelque chose ? Le coche, l’occasion ? Une époque, à tous les coups. Notons d’ailleurs que le cinéaste, suite peut-être à des scrupules de s’en tenir à un titre exclusivement redondant, l’affuble d’un sous-titre fleuve exagérément signifiant : « La très fabuleuse et très édifiante vie aventureuse du camarade Balthazar Lamarck-Caulaincourt, au pays des enfants de Blanche-Neige et de Che Guevara ».
  • Martha… Martha de Sandrine Veysset (2001). Ah, là, je crois lire un trajet entre le premier Martha, femme perdue, en suspens, tandis que le second est une femme retrouvée, rassemblée. Mais je surinterprète peut-être.
  • One + One de Jean-Luc Godard (1968). Ici, clairement (???) la répétition tend à suggérer que le tout est différent de la somme des parties. Ou pas. Mais dans ce cas, que penser de Une femme est une femme (1961) Ou de JLG/JLG (1995) ?
  • Bandits, bandits de Terry Gilliam (1981). Je ne sais pas à quoi sert la répétition, qui du reste n’existe pas dans le titre original, plus explicite, Time Bandits. Peut-être à signifier qu’on revit l’histoire pour la changer (en dérobant le magot) ?
  • Buddy Buddy de Billy Wilder (1981). Ici c’est le contraire : le titre original (= Copain Copain) se répète afin de sous-entendre qu’un copain n’est pas la même chose que son copain, mais l’effet est perdu dans le titre français, Victor la Gaffe (qu’en a pensé André Franquin ?).
  • Menteur menteur de Tom Shadyac (1997). Autant dans le titre original la répétition pouvait permettre à l’oreille d’envisager un jeu de mot, Liar liar = Lawyer liar (avocat menteur), autant en français tout ceci ne rime à rien. De toute façon il s’agit d’un Jim Carrey movie, où le film et son contenu n’ont pas grande importance, l’essentiel étant la prestation de l’acteur : le titre en rabâchage promet-il au spectateur une double dose de grimaces ?
  • Pouic-pouic de Jean Girault (1963). Heuuu… Il s’agit d’un Louis de Funès movie, c’est pour ça. Double dose, promis.
  • Boeing-Boeing de John Rich (1963). Heuuuuuuu… Il s’agit d’un Jerry Lewis movie, c’est pour ça.
  • Tora ! Tora ! Tora ! de Richard Fleischer, Kinji Fukasaku et Toshio Masuda (1970). Hors concours, trois au lieu de deux.

Je voulais en venir où, au fait, avec mes histoires de film qu’on loupe et bien plus tard qu’on finit par voir et dont on découvre qu’il s’est loupé tout seul ? Ah oui, c’est ça : l’histoire ne se répète pas, elle avance, et tant pis pour toi.

Les vraies

10/11/2022 Aucun commentaire

Cette semaine les tramways ne roulaient pas, suite à une grève des techniciens. Par un effet de vases communicants les bus étaient bondés à l’extrême, nous voyagions comprimés les uns contre les autres. C’est dans ce contexte, je le suppose, que je me suis fait dérober mon portefeuille, à même la poche intérieure de ma veste.

Je m’en suis rendu compte quelques heures plus tard et, avant que je fasse opposition, ma carte bleue avait déjà été utilisée sans contact pour 70 euros dans un Lidl, plus 30 dans un tabac. Quelle merde, ce sans-contact dont le nom clame si fièrement à quel point il est raccord avec notre époque coronavirée et soit-disant dématerielle.

Outre les 100 balles débitées et quelques 20 en cash, tous mes papiers envolés bien sûr, soit la perspective de jours laborieusement consumés en démarches fastidieuses. Divers documents plus ou moins facilement remplaçables… d’autres carrément impossibles à retrouver. Je détenais notamment depuis 20 ans dans mon portefeuille, serré dans un carnet de timbres verts courants, un timbre exceptionnel, mon seul timbre de collection, qu’en fétichiste je regardais de temps à autres et me gardais bien de coller sur une vulgaire enveloppe : un timbre de 0,46 € à l’effigie de Georges Perec, que j’étais allé acheter le premier jour de son émission, le samedi 21 septembre 2002, à Villard-de-Lans, lieu éminemment pérequien.

Mon premier réflexe en dressant l’inventaire du larcin a été de jeter la tête en arrière, de hurler ma haine pour le prédateur qui m’a pris pour un pigeon, et de le traiter d’Enculééééééééééééé ! mais je me suis illico reproché cette insulte homophobe convenue, digne d’un supporter de foot ou bien d’un émirat milliardaire en pétrodollars (en ce moment ces deux qualités se cumulent), insulte que je m’étais pourtant juré de ne plus employer, car nombre d’enculé(e)s sont des gens formidables et honnêtes que jamais, du reste, n’effleurerait l’idée de s’adonner au vol dans les transports en commun.

Une fois repris mes esprits et réprimés mes bas instincts, j’ai réfléchi et, amor fati, je me suis dit qu’après tout un vol de portefeuille participait tout comme les impôts à la redistribution des richesses, or la redistribution des richesses, je suis vachement pour, contrairement à Balkany ou Cahuzac, criminels infiniment plus nuisibles qu’un voleur des rues. Et que ma foi en finançant, fût-ce à mon corps défendant, 70 euros de courses à Lidl, j’aurais contribué à cette redistribution.

Ensuite, j’ai pensé que si le voleur avait glissé sa main non dans cette poche mais dans l’autre, il serait tombé sur un livre. Quel livre de poche déforme ma poche ces jours-ci ? Un recueil de jeunesse d’Albert Camus, Noces.

C’est alors que par association d’idées je me suis souvenu que Camus avait fait son éducation intellectuelle dans une librairie d’Alger nommée Les Vraies richesses, tenue par Edmond Charlot qui fut aussi son premier éditeur. Puisqu’on parle ici de redistribution des richesses, où serait la vraie redistribution des vraies richesses ailleurs que dans un tel endroit ? Vraies richesses, quel beau nom pour une librairie, pour une médiathèque, pour tout ce qu’on voudra à part peut-être une banque, un supermarché Lidl ou un tabac. Quel beau nom surtout pour ce qui se peut partager simplement par la parole, par la lecture, par l’esprit.

J’ai tant de choses involables au fond de la tête et au fond du cœur, au fond du tiroir mais oui ! Tant de choses à redistribuer gracieusement sans que jamais cela ne me rende plus pauvre. Tiens, je connais, par exemple, une chanson de Brassens qui, comme toutes les chansons de Brassens, tombe à point nommé et nous tire tous vers le haut, voleurs comme volés : Ce que tu m’as volé, mon vieux, je te le donne…

Tu sais ce qu’elle te dit la Belle au bois dormant ?

06/11/2022 un commentaire
La Belle au bois dormant, John Collier, 1921

La salle de bains de l’appartement marseillais où je réside pour quelques jours est décoré d’un dessin à l’encre de Chine, encadré. On y voit, délicatement tracées à la plume, deux adolescentes nues, assises à terre, dos contre dos, genou relevé et sein rond, moues rêveuses ou boudeuses. Celle de gauche hume une fleur tandis que l’autre, les yeux à peine plus ouverts et vagues, menton dans la paume, se contente d’être là, exprimant la langueur ou l’ennui. Elles se ressemblent, peut-être parce qu’elles sont sœurs imagine-t-on, peut-être plus simplement parce qu’elles sont dessinées selon un archétype identique, celui de la jeune fille.

Chaque matin en sortant de la douche, ou bien en m’asseyant sur le trône, je les regarde et je réfléchis. Combien de millions de fois les ai-je déjà vues ? Ces adolescentes sont toujours les mêmes depuis des siècles d’histoire de l’art, et ce qu’elles ont en commun est cette moue boudeuse/rêveuse et cette posture : l’attente. Là dans ma salle de bain d’emprunt tout en me rasant ou me séchant ou en déféquant je crois avoir identifié l’un des points nodaux du patriarcat : les filles attendent.

Sous-entendu, elles attendent l’homme. Avec une moue rêveuse et l’air de se faire tout de même un tout petit peu chier, ce qui les rend irrésistiblement sexy. L’éternel féminin poireaute (dans sa tour ou ailleurs), ovule inerte, tandis que les gars s’agitent en tous sens comme une meute de spermatozoïdes. Vladimire et Estragone attendent Godote.

Ainsi, matin après matin, je complète ma théorie en inventoriant de nouveaux exemples.
Depuis les représentations archaïques des cariatides qui doivent rester immobiles sinon tout s’écroule, jusqu’aux portraits renaissants de dames à leurs fenêtres, dames à leur toilette, dames en prière, dames en lecture, dames en sommeil…
Depuis les chansons traditionnelles de femmes de marins ou de soldats (J’attendrai le jour et la nuit / J’attendrai toujours ton retour) jusqu’aux Belles au bois dormant préraphaélites (illustration ci-dessus) dont paraît-il, un jour, le prince viendra
Depuis les majas nues ou habillées de Goya, les Olympias de Manet ou les Vénus d’Urbino du Titien et mille autres belles alanguies sur leurs couches jusqu’à Morning Sun d’Edward Hopper en passant par le bien nommé L’Attente d’Alfred Stevens…
De Pénélope penchée sur son métier à tisser jusqu’aux femmes enceintes qui attendent un heureux événement
Depuis la mythique ménagère, clef de voûte de la société de consommation, qui attend son mari en bichonnant son intérieur, jusqu’au voile islamique qui limite les mouvements de ce qui ne doit pas bouger en attendant le mariage avec un vrai musulman…
Depuis les photos kitsch et ringardes de jeunes filles évanescentes prises par le pédophile David Hamilton, jusqu’à un livre écrit par une prix Nobel de littérature : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. » (Annie Ernaux, Passion simple)…
Et puis bien sûr les pubs pour bagnoles – car les pubs pour bagnoles atteignant le degré zéro de l’intelligence humaine, elles ont ceci d’intéressant que tout n’y est qu’archétype pur et viscéral : leurs images mettent en scène soit un homme en mouvement vroum-vroum, soit une femme à l’arrêt, qui attend celui qui prendra le volant.

Etc.

Le dernier matin, je sors de la salle de bain, je m’habille et je quitte l’appartement. Je marche dans une rue de Marseille.
Tiens ? Mes lacets sont défaits. Les deux, en plus. Je ne fais pas assez gaffe avant de sortir.
Je fais quelques pas de plus et je parviens au niveau d’une volée d’escalier, une montée d’immeuble, je cale mon soulier sur une marche et me penche sur mes lacets.
Sur cet escalier, quelques marches au-dessus de moi, sont assises trois adolescentes. Elles sont mignonnes, appuyées sur leurs coudes, en posture d’attente, elles attendent je ne sais quoi avec une sorte de moue rêveuse et boudeuse. Elles ne me calculent pas le moins du monde. Je puis donc faire mes petites affaires en contrebas et nouer mes lacets tout en laissant traîner mes oreilles. De quoi peuvent-elles causer entre elles, ces jolies adolescentes ? L’occasion inespérée de percer le secret des jeunes filles en fleur ! C’est celle du milieu qui parle à ses copines.

… Non mais franchement c’est juste une technique à prendre en fait. Ça me rappelle une fois, j’étais sur un lac avec Anaïs, on faisait du paddle, tu vois. Et là Anaïs se prend la méga envie de chier. On n’allait pas rejoindre le bord. Eh ben elle a baissé son maillot et elle fait là, là où elle était, le cul dans l’eau, et c’était bon. Comme quoi c’est possible partout.

Je tire fermement sur les boucles, deux à la fois, mes lacets sont noués, merci mesdemoiselles, c’est par télépathie évidemment que je les remercie, je ne leur parle pas plus qu’elles ne me parlent, je relève la tête et me remets en marche, j’arpente Marseille. Ville que tous comptes faits j’aime arpenter, ville terre-à-terre tout en étant en bord de mer, une extrémité de la rue dans les flots bleus et l’autre dans les poubelles. Ville natale d’Artaud, au fait.

Là ou ça sent la merde ça sent l’être. L’homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort. C’est que pour ne pas faire caca, il lui aurait fallu consentir à ne pas être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, c’est-à-dire à mourir vivant. Il y a dans l’être quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme et ce quelque chose est justement LE CACA.
Pour exister il suffit de se laisser aller à être, mais pour vivre, il faut être quelqu’un, pour être quelqu’un, il faut avoir un os, ne pas avoir peur de montrer l’os, et de perdre la viande en passant.
Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, 1948.

Le questionnaire Calle-Bouillier (Dossier M, 2)

05/11/2022 Aucun commentaire

Je ne lis plus guère les Inrocks. Mais durant les années 2000 j’épluchais attentivement cette feuille de chou en branche, arbitre des élégances, et je me souviens fort bien de l’époque où chaque numéro voyait un artiste se soumettre au questionnaire conçu par Sophie Calle et Grégoire Bouillier qui, en ce temps, vivaient et travaillaient ensemble. Leur questionnaire était une variation, ou une actualisation, du trop célèbre Questionnaire de Proust, dont certaines des questions seraient à peu près impossibles aujourd’hui, même en tant que prétexte ludique pour lier bourgeoisement connaissance (Le fait militaire que j’admire le plus ? T’es sérieux, Marcel ? Mais la désertion, pardi ! Ces jours-ci j’admire énormément les soldats russes qui désertent !)

Je ne manquais jamais cette chronique qui en 22 questions plus ou moins biscornues faisaient le tour du propriétaire, et comme incidemment je venais de commencer à publier des livres et que je cédais assez facilement aux rêves de gloire, je me tenais prêt ! Ils pouvaient venir me poser leurs 22 questions, les Calle-Bouillier, j’aurais du répondant.

Près de 20 ans ont passé. Je déguste Le Dossier M de Grégoire Bouillier, livre gigantesque, bombe à fragmentation et à 6 faces. Je ne sais où il va me mener, mais loin, puisque je le lis sans me presser, en même temps que de nombreux autres livres, il m’accompagne sur le long terme. Peut-être que mon rythme adéquat est d’en lire un tome par saison et qu’il me faudra, mathématiquement, un an et demi pour en venir à bout ? J’ai lu le tome 1, Dossier rouge : le Monde cet été (et le récit de sa séparation avec Sophie Calle n’y est certes pas le passage le plus élégant, mais pas non plus le moins drôle) ; je viens de lire le tome 2, Dossier bleu : l’Amour en plein automne ; je me garde le tome 3, Dossier violet : le Réel pour cet hiver et ainsi de suite.

Quelle terrible merveille que ce tome sur l’amour ! N’ayons pas peur des hyperboles, c’est tout simplement le meilleur livre que j’ai lu sur le sujet, Stendhal peut se rhabiller, et même Liv Strömquist. L’amour dans toute sa démence, dans chacun de ses pleins et chacun de ses déliés, dans sa monomanie, sa contagion du monde, dans ses tremblements, dans son indécence, son anarchie, ses illusions plus réelles que la réalité, dans toute sa puissance de destruction et de délire en même temps que dans toute sa mièvrerie sentimentale de chansonnette… tout y est. On se souvient en le lisant qu’on ne vit pas tout-à-fait tant qu’on n’aime pas, qu’aimer c’est vivre pour de bon et ce n’est pas malheureux (du moins jusqu’à ce que ça le soit) et parfois on lève le nez du livre en se demandant si l’on est, si l’on a été, capable d’aimer ainsi que c’est écrit là, et d’être aimé ainsi, parce que sinon c’est pas la peine, mais aussitôt on se souvient qu’il ne sert à rien de se comparer puisque l’amour est toujours un cas particulier et encore heureux, alors on replonge dans le bouquin.

Enseigne-t-on l’amour à l’école ? Pourquoi non ? On apprend bien à lire et à écrire et à compter. On apprend nos ancêtre les Gaulois, les fables de La Fontaine, les équations du troisième degré et la loi d’Avogadro-Ampère. On apprend aux gosses des trucs très compliqués, vraiment ardus – et rien sur l’amour ? Rien sur ses arcanes ? Rien sur ses bienfaits et ses ravages ? Ses mirages et ses délices ? Sa chimie et ses pièges ? Rien sur le désir et les sentiments et comment concilier les deux ? Rien sur la passion et quoi en faire ? Rien sur les hommes et les femmes et comment ils peuvent s’accorder ? Comment c’est l’amour sous d’autres latitudes ? Comment on s’aimait à d’autres époques et si c’est la même chose aujourd’hui ? Non ? Rien de rien ? Alors que l’amour est universellement vanté et qu’il a le pouvoir d’occuper nos pensées bien davantage que toutes les tables de multiplication réunies. Alors que l’amour peut foutre en l’air une existence et même conduire aux pires violences et plutôt que d’y voir une criminelle ignorance, on parlera de crime passionnel. Et il n’y a que moi pour voir le problème ?
Et rien non plus sur la mort ? Rien sur l’angoisse et comment la supporter ? Rien sur la maladie ? Etc. Bon dieu, nous sortons de l’école complètement incultes des choses de la vie qui nous attendent et auxquelles nous ne couperons pas !
Nous abordons notre existence dans un état de complète ignorance.
Le Dossier M, livre 2, partie II, niveau 3.

Cette résurgence tardive du questionnaire, anecdotique (tout l’amour, tout le Dossier M peut-être, toute la vie si tu vas par là, est une accumulation d’anecdotes), m’a donné envie d’enfin répondre moi-même aux 22 questions. Voici mes 22 réponses.
Je vous invite à jouer chez vous, on comparera et on fera connaissance.

1) Quand êtes-vous déjà mort(e) ?
Je suis mort souvent, de manque d’amour. Je crois qu’on peut mourir de manque d’amour, pour de vrai. Mais pour ma part jusqu’ici je n’ai fait que semblant, métaphoriquement, je m’en sors bien.

2) Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je n’utilise plus de réveil-matin depuis le Grand Confinement. Je me lève quand je ne dors plus, voilà tout. Dans le meilleur des cas je me lève en reconstituant mes rêves de la nuit.

3) Que sont devenus vos rêves d’enfants ?
Les meilleurs, les plus poétiques, sont archivés dans la pop culture. Les autres, essentiellement consuméristes, qu’ils crèvent.

4) Qu’est-ce qui vous distingue des autres ?
Je suis très différent, comme tout le monde. Je suis le même, comme chacun.

5) Vous manque-t-il quelque chose ?
Oui, mais ce qui me manque me comble.

6) Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ?
Non, pas tout le monde. En revanche, n’importe qui. C’est ce qu’explique très bien le rat Rémy quand on lui demande si tout le monde peut être cuisinier dans le film Ratatouille. Lorsque je suis artiste, je vois bien que je suis n’importe qui mais que je ne suis pas tout le monde (cf. ci-dessus question 4).

7) D’où venez-vous ?
Et on peut savoir avec qui ? Et à cette heure-ci. Et dans cet état, en plus. Tu as bu ?

8) Jugez-vous votre sort enviable ?
Oui. Et je ne dis pas oui par pure culpabilité de petit bourgeois occidental bien nourri, je dis oui parce que je n’oublie pas qu’il y a quelques années j’aurais dit non.

9) A quoi avez-vous renoncé ?
Aux illusions de gloire. Par exemple, au mirage qu’un jour quelqu’un me demanderait de répondre à un questionnaire tel que celui de Calle-Bouillier, et que mes réponses paraîtraient dans les gazettes. Heureusement que j’ai le Fond du Tiroir.

10) Que faites-vous de votre argent ?
J’achète trop de livres. J’en achète que je ne lis même pas. Parfois en deux exemplaires quand j’ai oublié que j’avais le premier. Je les accumule, à ma décharge je les offre aussi. Parfois j’en édite, ce qui engloutit de plus grosses sommes en une seule fois. À ce vice près, je suis peu dépensier.

11) Quelle tâche ménagère vous rebute le plus ?
Tout ce qui relève de la propreté me semble pouvoir être remis à demain. Il sera bien temps de s’y mettre puisque justement ce sera un peu plus sale demain (Ton air est bon mais mon chant point/il s’ra peut-être pas sal’demain).

12) Quels sont vos plaisirs favoris ?
La scène. Le sexe. La compagnie et la solitude, selon biorythmes. Le sentiment d’être utile et le sentiment d’être inutile, idem. Faire rire les enfants (en faisant tourner des ballons sur mon nez en Alaska, par exemple). Les livres. Le cinéma. Les chats. La table. La forêt.

13) Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des lettres manuscrites.

14) Citez trois artistes vivants que vous détestez.
Ça tombe mal : plus je vieillis moins je déteste. Je pourrais en lieu et place citer trois artistes qui me sont indifférents, mais comme ils me sont indifférents je les ai oubliés et je suis incapable de les citer.
Je sens bien que je m’en tire par une pirouette alors j’en cite tout de même un : Jeff Koons. Comme je l’ai détesté ! Et comme il m’est indifférent.

15) Que défendez-vous ?
L’émancipation, en tant que chemin individuel (les émancipations de masse me paraissent plus incertaines, plus autoritaires). Par trois voies : la connaissance, qui est toujours relative et pourtant toujours valeur absolue ; la liberté, idée géniale, dont le garde-fou est l’égalité, autre idée géniale ; la laïcité, encore une idée géniale. On ne me fera pas gober que ces idées-là ne sont que des spécialités régionales folkloriques, et que les prétendre universelles serait un réflexe de colon raciste.

16) Qu’êtes-vous capable de refuser ?
De jouer le jeu.

17) Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
Le dos. La gorge. L’estime de moi.

18) Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?
Cesser de râler. Puis admettre qu’il n’y avait pas tant que ça matière à râler, au fond.

19) Que vous reproche-t-on ?
Tout dépend du on. On me reproche d’en faire trop, tandis qu’on me reproche de ne pas en faire assez.

20) A quoi vous sert l’art ?
À débrouiller le monde pour ne plus me contenter de le subir.

21) Rédigez votre épitaphe.
Il a fait ce qu’il a pu
Mais ça n’aura pas suffi
Au diable philosophie
C’est fini n’en parlons plus !

22) Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
Un arbre. Oh, tiens, un figuier.

Le blues de la fin de l’Occident

03/11/2022 Aucun commentaire
« The electric house » (1922) avec Christine « Virginia Fox » Prato et Jean « Buster Keaton » Avezou

Navré pour les ombrageux déclinistes égarés (déjà que leur vie n’est pas marrante) qui, au petit malheur, auraient cliqué ici avec une joie masochiste, alléchés par un titre racoleur promettant une énième diatribe bien sentie sur l’agonie du monde occidental et de ses valeurs… Rien à voir : Le blues de la fin de l’Occident n’est qu’une traduction sauvage et non remboursable de West End Blues de Louis Armstrong (1928). Amis déclinistes, faites-vous du bien, écoutez plutôt de la musique de nègres !

J’ai bien l’honneur d’être l’invité de Christine Prato et Jean Avezou pour l’émission Quézaco sur Radio Campus Grenoble, où l’on échange des mots et où l’on se demande ce qu’ils peuvent bien vouloir dire.
Moyen le plus classe d’avoir des mots avec quelqu’un.
D’ailleurs, preuve infaillible de classe : le générique de l’émission est West End Blues de Louis Armstrong (1928).

Le résultat, Quézaco#8, Fabrice Vigne, est disponible en peau-de-casque.
Le Fond du Tiroir ira chercher votre tympan par la peau du casque.

Vous noterez, ou pas, que l’émission a beau avoir été enregistrée juste avant l’élection au Brésil, nous réussissons à glisser dans la conversation « Lula Presidente » .

Vous noterez également, ou pas, que je risque à nouveau de me faire enguirlander par Marie Mazille puisque je persiste dans mon erreur, en suggérant au micro que le stage d’écriture de chansons que nous animons ensemble pour Mydriase s’adresse principalement aux pros et aux semi-pros. Alors qu’il s’adresse aux amateurs au sens le plus noble du terme. Pardon Marie, ça m’a échappé, je ne le ferai plus. Ou pas. Et toi, là, l’amateur au sens le plus noble du terme, inscris-toi à notre stage, il reste des places !