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Ainsi parlait face caméra

12/12/2022 un commentaire

Je sais bien, il faudrait que j’apprenne à dire « non » quand Marie Mazille me dit « Eh tu voudrais pas faire avec moi… », tôt ou tard ça finira par me jouer des tours. Ma foi, pour le moment je réponds toujours « oui » et je ne m’en porte pas trop mal.

Aujourd’hui, Marie m’a dit « Eh tu voudrais pas venir avec moi rendre service à des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi ? En guise de devoir noté par leurs profs ce semestre, ils doivent filmer des gens qui présentent leur métier, pour des pastilles d’1 mn 30, moi j’y vais pour parler du métier de musicien, toi tu pourrais y aller pour présenter le métier d’écrivain, ce serait super ! »

Le métier d’écrivain ? Qu’est-ce que j’en connais, moi, du métier d’écrivain ?

Mais bon, oui, d’accord Marie, si c’est pour rendre service. Je suis donc allé à la fac pour présenter mon « métier » à la caméra. Je suis arrivé en retard, je m’en suis excusé. Par acquit de conscience, j’ai commencé par demander à ces aimables jeunes gens s’ils avaient lu mes livres. Ils m’ont répondu très gentiment Heu non non, mais on est allé voir sur Internet. Pas de problème. C’est votre propre métier qui rentre. Je suis à votre disposition.

J’ai répondu à leurs questions durant quelques 45 mns pour leur pastille d’1 mn 30 s, je ne sais pas ce qu’ils en retiendront. Ils ont promis de me l’envoyer. [Mise à jour : la voici.]

Mais ensuite, il s’est passé quelque chose d’intéressant.

Après l’interview, le caméraman a voulu, pour faire des plans de transition avec voix off, se glisser derrière mon épaule et me filmer de dos en train de feuilleter l’un de mes livres. Docile, j’ai pris Ainsi parlait Nanabozo et je l’ai ouvert au hasard, ce que je n’avais pas fait depuis au moins un an. J’ai lu là où j’étais, un début de chapitre. Je me suis immédiatement fait emporter par le flot de paroles. J’y étais derechef. Comme si je venais de brancher mes batteries sur le secteur, j’étais en recharge, survolté. C’était reparti. J’étais tiré, amusé, excité, ému, je me glissais à nouveau dans la peau du narrateur comme si je ne l’avais jamais quitté. Je l’aime bien au fond, ce pauvre gars qui fait de son mieux, tout comme moi mais pas pareil, j’ai passé quatre ans dans sa compagnie, ça crée des liens, on est à la vie à la mort Thomas et moi. Je prenais du plaisir, je hochais la tête, je gloussais même, j’oubliais la caméra, au lieu de feuilleter je lisais jusqu’au bas de la page avant de passer à la suivante. Putain, mais il tient, ce livre ! Il tient drôlement bien !

Il a fait un bide en librairie. Tant pis ! Il tient tout seul. Tant pis pour ceux qui ne le liront pas, et je ne parle pas seulement des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi. Je venais justement de leur en parler, à ces charmants communicants frais émoulus : à la question « lequel de vos livres s’est le mieux vendu ? », oui comme toujours comme partout, les questions sur les chiffres prennent le pas sur les questions sur les lettres, c’est la numérisation. J’avais répondu, évasif, Oh vous savez le succès d’un livre n’a pas grand’ chose à voir avec sa qualité intrinsèque, ça se saurait, encore moins avec ce qu’on a essayé de mettre dedans.

Je constate aujourd’hui, avec joie, que je n’ai toujours aucune raison valable d’ébranler ma conviction que Nanabozo est mon meilleur livre, que c’est ce livre-là très exactement qu’il fallait écrire. Je réessaierai dans un an, chaque année peut-être, pour vérifier, mais jusque-là, il tient. Comme il tient ! Merci jeunes gens de m’avoir interrogé sur mon métier, en arrivant je ne savais pas trop que vous répondre, je n’allais tout de même pas vous avouer face caméra que j’ignore à peu près tout de ce métier, que je ne suis même pas certain qu’il soit vraiment à moi… Pourtant ce soir j’en ai une idée un peu plus précise, idée que je n’ai pas formulée devant vous et qui ne sera même pas dans la pastille d’1 mn 30 : ce métier consiste à faire tenir.