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S’atelier

29/03/2015 Aucun commentaire

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Deux jours cette semaine en ateliers d’écriture, pas n’importe lesquels, des méta-ateliers d’écriture pour apprendre à mener des ateliers d’écriture. Je ressens le besoin de combler deux-trois lacunes sur la question, lever certaines inhibitions, je doute d’être capable de faire écrire quiconque, moi qui ne sais pas écrire (je ne sais que j’ai écrit que lorsque j’ai écrit), or on me le demande parfois, vous faites des ateliers d’écriture ? comme si cette prestation de service relevait de l’évidence : lui là qui a publié des livres, qu’il se rende utile, qu’il s’attelle à l’atelier, fasse écrire son prochain plutôt que de raconter narcissiquement comment il a écrit certains de ses livres. Okay. Mais je dois d’abord apprendre comment on fait.

L’envie m’est venue de rentrer dans cette formation de deux jours par le seul nom de celle qui l’animait, Fabienne Swiatly, que je ne connais pas mais dont j’aime les livres (particulièrement Boire et Gagner sa vie). Et j’en sors ravi, plus que je n’espérais, merci Fabienne, une boîte à outils dans la tête, tout d’abord émerveillé de ce que j’ai pu écrire moi-même spontanément. Si tout se passe bien, puisque j’ai pu le faire je peux le transmettre, conformément à cette belle dialectique éducation populaire que j’applaudis des deux mains sans être spécialement convaincu de pouvoir l’incarner.

En attendant de vérifier un jour prochain sur le terrain ma capacité de transmission, je retranscris ci-dessous une volée de textes que je suis, simplement, content d’avoir écrits.

Atelier d’écriture avec Fabienne Swiatly

Grenoble, médiathèque Kateb-Yacine, 25-26 mars 2015

 

Exercice n°1

Consigne : commencer l’atelier en douceur par un texte très court, un texte à démarreur. Exemple : compléter la phrase « Écrire c’est… », réitérer, énumérer comme dans un texte sériel de Charles Juliet.

Écrire c’est rendre.

Écrire c’est rendre compte.

Écrire c’est se rendre compte.

Écrire c’est rendre l’innommable nommé, l’impensable pensé, l’immatériel matériel.

Exercice n°2

Consigne : écrire trois éléments en haut d’une feuille. Soient : un thème quelconque ; un nombre entre 1 à 9 ; une contrainte formelle (ex : tout écrire au présent ou au futur, en vers, à la première ou deuxième ou troisième personne, etc.) Ensuite, donner la feuille à son voisin de gauche et recevoir celle de son voisin de droite. Rédiger le plus grand nombre de textes (dans un temps donné) respectant les trois consignes héritées : le thème, le nombre de phrases, la contrainte.

Je récupère, sur la feuille donnée par mon voisin, les trois consignes suivantes : les films, 7 phrases, au conditionnel. Je trouve le temps d’écrire cinq textes.

  1. Je hisserais le projecteur en tournant la manivelle du treuil. 2. Je vérifierais l’ordre des bobines et chargerais la première, en veillant à la positionner dans le bon sens, bande sonore du côté du lecteur optique. 3. Je tirerais sur la bande amorce blanche, entrainant la rotation de la bobine et le déroulement du film, jusqu’à ce que soit visible la pellicule noire. 4. Je glisserais la bande devant la fenêtre de projection, que je fermerais avec son loquet. 5. Je l’enroulerais ensuite dans les premiers rouages, veillant à laisser, avant et après la croix de Malte, une boucle de sept images pour prévenir toute tension et risque de cassure. 6. Je vérifierais le son, l’image, j’éteindrais la salle, et enfin j’appuierais sur START. 7. Voilà tout ce que je ferais, si le cinéma n’était pas devenu numérique.
  1. Je ferais la queue devant le cinéma 2. Quand arriverait mon tour, je dirais au guichet « La même chose » sans avoir entendu ce qu’a dit la personne avant moi. 3. Je regarderais le numéro de la salle inscrit sur mon billet, en essayant de ne pas lire le titre du film. 4. Je trouverais mon chemin vers la salle qui m’est destinée. 5. Je m’installerais dans un fauteuil en attendant le noir. 6. Et alors, la magie opèrerait. 7. Ou alors, la magie n’opèrerait pas.
  1. Ce serait le soleil couchant. 2. Tu marcherais le long de la plage. 3. On entendrait de la musique, au piano par exemple. 4. Tu t’immobiliserais de dos, face à la mer, alors ce serait la caméra qui s’approcherait de toi, travelling, plan général, plan moyen, plan américain, gros plan. 5. Tu tournerais ton visage, on verrait que tes yeux sont cernés, sans maquillage, mais que tu serais toujours la plus belle. 6. Tu me sourirais. 7. Je dirais « Coupez on la garde ! ».
  1. Nous étions dans la même salle, mais si nous avions vu le même film, nous l’aurions compris de la même façon. 2. Pour finir nous ne nous serions pas disputés. 3. Nous aurions ri aux mêmes moments, pleuré à la même minute. 4. Nous aurions été perturbés simultanément par la recherche d’un même souvenir d’un autre film, que d’ailleurs nous aurions vu ensemble autrefois, où nous aurions déjà aperçu cette actrice. 5. Nous aurions adoré ceci. 6. Nous aurions détesté cela. 7. Mais nous aurions tout de même préféré le livre que nous aurions fait semblant d’avoir lu – mais toi, ç’eût peut-être été vrai.
  1. Alors… il y aurait un gladiateur, et une ex-bonne sœur. 2. Et puis, entre les deux, naîtrait une grande histoire d’amour. 3. Mais forcément s’interposerait un traître, un vieil ennemi du gladiateur qui serait un amoureux éconduit de la bonne sœur à l’époque où elle était encore bonne sœur, vertueuse et tout. 4. Là-dessus se grefferait l’autre intrigue, un mystère sur les origines familiales du gladiateur, en fait son père ne serait pas son père parce qu’il y aurait comme une vieille malédiction dans l’air. 5. Ah, oui, il aurait un point faible aussi le gladiateur, par exemple il serait aveugle, non attendez, pas aveugle c’est nul, il aurait plutôt une maladie dégénérative et il mourrait bientôt (c’est quoi le conditionnel de mourir ?). 6. On ajouterait un max d’effets spéciaux que ça en serait un feu d’artifice permanent. 7. Sûr qu’on exploserait le box-office, voyez ?

 

Exercice n°3

Consigne : observer fixement, pendant plusieurs minutes, un détail du milieu environnant (le mur ou le plafond, la moquette, un stylo, voire une veine de votre propre main). L’imaginer dans des proportions gigantesques, comme s’il s’agissait d’un paysage. Raconter une scène se déroulant dans ce paysage. (Source : Impressions de la Haute Mongolie, film de Salvador Dali inspiré des visions que lui donnait le capuchon d’un stylo de cuivre oxydé par des jets d’urine répétés.)

Je fixe durablement, à seulement quelques centimètres de hauteur, un détail de la table à laquelle je suis assis. Je vois des minuscules stries jaunes sur le contreplaqué orange, et, entre elles, deux taches noires, ou peut-être des cavités, l’une plutôt carrée, l’autre vaguement rectangulaire. Arrive la vision floue d’un homme et d’une femme, marchant dans le désert. J’écris ce que je vois, en ajoutant une contrainte : des alexandrins à la manière d’Hugo dans La légende des siècles.

L’aube était suspendue et la lumière étale.

On ne distinguait plus le bout de ses sandales.

Le couple cheminait vers un horizon gris,

La femme était enceinte, et l’homme avait maigri.

Le sol était changeant, de sable, ou de bitume,

Mais le ciel était fixe et sans rien qui l’allume.

Parfois on entendait un murmure, ou un cri.

Nulle vie, cependant ! Le vent, sa moquerie.

Le couple progressait, du mois l’espérait-il

Ou n’espérait-il plus, car rien n’était fertile

À part ce ventre rond qui, ballotté, croissait.

La vie en eux marchait, plus loin qu’eux, harassés.

 

Exercice n°4

Consigne : prendre au hasard un de ces Post-it sur lequel est inscrit une consigne. Se promener dans la médiathèque, ou à l’extérieur, pendant 20 mns et consigner tout ce qui semble correspondre à la consigne.

Sur le Post-it qui m’échoit, je lis « Ce qui est beau ».

Le sourire d’un moustachu qui s’en va en serrant des livres sous le bras.

Une jeune fille très concentrée qui écrit une phrase sur le papier, puis une autre sur son écran, puis recommence l’aller-retour. Est-ce la même phrase à chaque fois ?

Une fille qui a étalé devant elle de nombreux livres, cahiers ouverts, stylo, bouteille d’eau en plastique… mais qui regarde par la fenêtre.

Un homme qui a gardé son manteau et qui écrit minutieusement des pattes de mouches sur un carnet minuscule, comme s’il économisait le moindre espace de la dernière feuille du monde, chacune de ses lignes mesure moins de 2 millimètres de hauteur, et touche la précédente et la suivante.

Deux filles, l’une voilée, l’autre en lunettes, toutes deux jolies : elles se disent des choses à voix basse.

Un garçon et une fille discutent. Enfin, c’est surtout lui qui discute. Elle, elle lui fait un petit bisou et pose sa tête contre son épaule.

Un homme que je connais, que j’aime bien mais que je n’ai pas croisé depuis fort longtemps parce que je n’avais pas de raison particulière pour le faire, je suis content de le voir par surprise, son prénom me revient facilement.

Un homme à grosses lunettes plongé dans son livre, sa tête oscille lentement de gauche à droite le long de sa lecture puis, plus rapidement, de droite à gauche pour passer à la ligne suivante : sa tête bouge parce que ses yeux sont fixes dans son visage.

Une fille assise qui dit merci merci merci à une bibliothécaire debout qui vient de lui donner un conseil. Leur regard diagonal.

Un homme presque chauve installé sur le fauteuil le plus reculé, le plus isolé ; il jette des regards autour de lui avant d’ouvrir son magazine qu’il tient tout contre lui pour que personne ne sache quelle page il lit.

Un homme asiatique, âgé, assis immobile devant un écran. Ses mains sont sur ses genoux, il ne manipule pas de souris, ses yeux sont fixes. J’imagine qu’il est en train de méditer devant un texte très ancien en caractères chinois, ou un mandala. Je passe derrière lui : c’est une publicité pour Monoprix.

Une jeune fille très maquillée, avec des talons de 10 cms, qui prête sa carte de bibliothèque à sa maman pour que celle-ci puisse emprunter deux romans du terroir.

Une femme qui lève les yeux de son journal et repère que je prends des notes. Elle m’adresse un regard neutre mais que je préfère supposer bienveillant. Qu’elle soit bienveillante elle qui regarde comme je suis bienveillant moi qui regarde.

Le calme général.

 

Exercice n°5

Consigne : Recopier les premiers mots d’un livre, et poursuivre la phrase le plus longtemps possible. Ne jamais s’arrêter d’écrire pour réfléchir, écrire le plus vite possible. Se retenir d’achever la phrase, la poursuivre tant qu’une virgule, un développement, une subordonnée ou une énumération sont possibles. Ne poser le point final qu’en dernier recours.

Livre choisi comme démarreur : Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux. Premiers mots : Il y a vingt ans, je me suis trouvé(e) à faire

Il y a vingt ans, je me suis trouvé à faire des démarches pour me trouver un travail, ou pour qu’un travail me trouve, et quand je dis « un travail », à ce moment-là ça voulait dire un vrai travail, comme un métier disons, un boulot mais pour la vie, genre qui prend toute la place, qui définit une identité, qui permet d’affirmer « Je suis ceci ou cela » attendu que « ceci » ou « cela » désignerait aux yeux du monde et de moi-même une activité professionnelle précise, or je ne savais pas, moi, il y a vingt ans, quelle activité professionnelle précise pourrait définir ma vie sur le long terme, je me souviens que cette année-là, c’était en 1995, un rappeur scandait à la radio « J’ai mon job à plein temps, à plein temps », ça voulait dire ça aussi un travail, expression bizarre quand on y réfléchit : « plein temps », le temps tout entier à ras bord pour ce travail qui est censé définir notre identité la remplir elle aussi, c’était très nouveau pour moi parce que jusqu’à ce moment-là j’avais certes beaucoup « travaillé » et dans des endroits très variés, dès l’été de mes 16 ans j’avais cherché à gagner trois sous, et de trois en six sous, je me retrouvais dix ans plus tard au moment dont je parle, tiens c’est curieux tous ces chiffres ronds, « dix ans plus tard » c’était vingt ans plus tôt par rapport à aujourd’hui, je me retrouvais avec un CV débordant de trucs minuscules et hétéroclites, j’en avais accumulé des « petits boulots », des « jobs » à temps pas plein, des trois sous multipliés par X, mais pas de métier pour autant, pas de « profession de professionnel », pas d’identité, alors j’avais un peu l’impression de ne rien savoir faire, pas que ça m’angoissait spécialement du reste, mais enfin ça m’a poussé à suivre ce qu’on appelait à l’époque, ce qu’on appelle sans doute toujours, il n’y a pas de raison, la manie des évaluations en tous genres et toutes dénominations n’ayant fait que croître entre temps, ce qu’on appelait donc un « bilan de compétences », c’est l’ANPE qui m’offrait ça gracieusement, l’ANPE en revanche elle n’existe plus, un bilan de mes compétences, une énumération de tout ce en quoi j’étais compétent, de tout ce en quoi je pourrais diable trouver une utilité dans la société française afin d’élucider mon identité « je suis ceci ou cela », un inventaire scrupuleusement établi dans un bureau près de la place Verdun par une dame qui m’avait fait penser à une psy parce qu’elle n’était pas bavarde, elle avait la « neutralité bienveillante », elle était là pour me faire passer des tests et trouver leurs résultats encourageants, pour m’encourager et pour nous encourager tous, il faut reconnaître que ça marchait, elle le faisait très bien cette dame son « job à plein temps », avec des tests et des calculs para-mathématiques qui visaient à nous convaincre du sérieux du bilan et de la multitude insoupçonnées de nos compétences, « vous savez plus de choses que vous ne le croyez », je me souviens des catégories : « savoir, savoir faire, savoir être », et pourquoi pas savoir dire, ou même savoir savoir, tiens un peu d’épistémologie ne fait de mal à personne, mais non, on n’en était pas là, ça se saurait depuis le temps s’il y avait le moindre besoin d’épistémologie sur le marché du vrai travail à plein temps, et dans ce beau miroir dis-moi beau miroir, avec toutes ces compétences énumérées le monde était à nous, ça sautait aux yeux qu’on n’était pas dans un tunnel, pas du tout, mais sur une plaine archi-dégagée avec toutes les routes possibles, et qu’au bout de la route qu’on emprunterait se trouverait une profession, un métier, un plein-temps, voire carrément une carrière avec retraite à la fin, qu’on aurait en somme qu’à choisir comme en poussant un caddie dans un supermarché, et c’était plutôt marrant finalement tous ces tests, j’espère que la dame ne s’était pas aperçue que je trouvais ça marrant, que je ne prenais pas trop au sérieux ses calculs ses pourcentages de mes compétences avec décimale, elle aurait peut-être été vexée de voir que je jouais un peu, je jouais à me dire « ce que je ferai quand je serai grand », que je jouais comme quand j’étais petit finalement, je me souviens tout de même que je lui avais dit « ah c’est étonnant comme les résultats de vos tests sont justes, pourtant je n’y croyais pas plus que ça, pas plus qu’à un horoscope », elle m’avait répondu mi-figue mi-raisin « Vous me prenez pour une cartomancienne ? », au fond elle faisait semblant avec moi, elle faisait son job, moi je feintais un peu aussi, aspirant, j’apprenais la feinte puisque j’entrais sur le marché du travail, et ce jeu même ce jeu de dupes de rôles de compétences occultait le but initial, le vrai enjeu, le seul, qui était de gagner de l’argent comme font les adultes, le métier profession la « vie active » etc. c’était surtout de l’argent en fait, on ne le disait pas parce que c’était implicite ou tabou, mais le marché du vrai travail à plein temps c’était pour la thune, j’avais besoin de thunes comme un adulte, parce que dans quelques petits mois, c’était prévu pour février 1996, je serai papa.