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Au moins, je sourirai aux bébés

11/03/2015 Aucun commentaire

autrans

Cette nuit, c’était le milieu de l’été.

Je me trouve dans une station de haute montagne, mais il n’y a pas le moindre flocon de neige. Il fait chaud, le ciel est dégagé.

Je suis ici pour un séjour en famille, mais j’ai un motif caché : je dois à tout prix retrouver Patrick V. et je sais qu’il passe quelques jours ici. J’ai grand besoin de lui, mon factotum m’est indispensable pour boucler le prochain livre.

Je déambule dans des couloirs, des halls, des galeries desservant des dortoirs, j’aperçois par les fenêtres les cimes vertes et les remonte-pentes à l’arrêt… Jusqu’à ce qu’enfin je tombe sur Patrick, dans un réfectoire, à l’heure de la fin du service. Patrick est attablé, il mange un yaourt. Il surveille du coin de l’oeil un empilement de cinq ou six chaises en plastique noir, tenues ensemble par un entrelacs de cordes et tendeurs.

« Qu’est-ce que c’est que ces chaises ?
– J’ai trouvé exactement ce qu’il me fallait pour ma maison en Sicile.
– Allons bon, tu as une maison en Sicile, toi ?
– Je viens de l’acheter. Pour une bouchée de pain… Mais c’est une ruine, tout est à faire. Je la meuble petit à petit.
– D’accord mais… Patrick… Tu as pu avancer la maquette du bouquin ?
– Ah, non, pas du tout. T’inquiète, ça sera fait dans les temps.
– Bon… Est-ce qu’au moins tu as lu le texte ? Qu’est-ce que tu en penses ?
– Non, pas lu. Pas le temps. En plus, là, c’est presque l’heure du match. »

Le match, effectivement, va commencer et je perds de vue Patrick. Il s’agit apparemment de hockey, puisque le décor ressemble à une patinoire. La foule envahit les gradins, je me laisse porter par le mouvement, je franchis plusieurs tourniquets et je m’assois sur un banc en béton. On entend de la musique funk, on voit s’agiter sur le ring le chauffeur de salle, dans les gradins des drapeaux québécois s’agitent… mais rien ne se passe, le morceau de musique redémarre du début et le chauffeur de salle entreprend un nouveau tour de piste. Par vague, des spectateurs ressortent pour en laisser entrer d’autres, et les sortants ont l’air satisfait comme si toute l’attraction consistait dans le décor et non dans le match qui ne vient pas. Je profite d’un de ces mouvements pour quitter la patinoire.

Je traverse ce qui ressemble à un immense hall de gare, des guichets, des boutiques, des publicités, des luminaires, des gens en tenues de touristes, des queues. L’esthétique de l’architecture, de la décoration, des réclames, et même des vêtements… tout évoque les années 60, j’ai l’impression de traverser Playtime de Tati, je me demande si les concepteurs de la station ont choisi de jouer la carte vintage, ou si je suis, ce qui serait plus logique, réellement dans les années 60. Je cherche quelques signes de modernité, j’en trouve cependant : des guichets électroniques, des écrans. Je me trouve donc bel et bien dans un parc à thème.

Je regarde longtemps, fasciné, une gigantesque affiche désuète figurant un skieur heureux, souriant, dévalant une piste enneigée. Je me dis que ni le skieur ni la neige ni le sourire ne sont encore de ce monde. Je me demande quelle valeur d’attraction peut aujourd’hui revêtir pareil simulacre. Dans ce hall, en tout cas, les guichets pour les pistes de ski sont désertés. En revanche on se presse devant ceux des randonnées. De grands panneaux jaunes indiquent les horaires des prochains départs des randonnées, à la manière des indicateurs SNCF.

J’en viens à me dire que, tôt ou tard, je devrai renoncer aussi à la randonnée. J’ai alors la vision, non angoissante, plutôt sereine au contraire, de moi-même vieux, fripé, décati, en fauteuil roulant, au milieu de ce hall. En vis-à-vis, un bébé, un tout petit enfant, s’extirpe de sa poussette et accomplit ses premiers pas, sous les bravos de sa famille. Je croise son regard et je lui souris, plein d’amour.

Je me réveille. Je réalise que je n’avais plus rêvé depuis des mois.