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Archives pour 02/2015

Ennemi du livre

25/02/2015 un commentaire

sfar gaz

Sur de nombreux sujets, je ne sais plus quoi penser. Exemple : le rétablissement du service militaire obligatoire. Longtemps j’ai été contre, catégorique avec ça, résolu, farouche, vomissant tout kaki les meilleurs arguments, estimant avoir payé d’une année de ma vie (grenadier voltigeur Vigne, classe 12/91, 46e régiment d’infanterie de ligne) le droit d’exprimer un avis autorisé sur ces conneries d’un autre âge.

Mais d’un autre côté, et surtout depuis le 7 janvier, je ne suis pas insensible à certains contre-arguments : ce service national serait souvent, de fait, la seule occasion de brassage entre jeunes hommes (et quelques femmes ?) français, le moyen de faire se croiser des citoyens de divers milieux, quartiers, communautés, classes sociales… le temps de leur faire éprouver (entre autres corvées de chiottes et rituels débilitants) ce qu’ils ont en commun : cette citoyenneté française, justement.

Bref je suis indécis. C’est Siné qui a éclairé ma lanterne dans sa dernière chronique. Merci Siné ! Je sais désormais ce que j’en pense : la même chose que lui.

Je me félicite chaque mercredi de l’existence de Siné. Je suis Siné, pourrais-je dire si toutes les revendications identitaires ne me révulsaient pas à court ou long terme. J’aime son canard, j’aime ses livres, j’aime son blog. Il y est partout le même depuis 50 ans, pourtant un livre n’est pas un blog. On ne fait pas un livre avec des articles de blog ; on ne fait pas un blog avec les pages d’un livre. (Je ferais mieux d’écrire ces ces phrases avec « je » plutôt que « on »… Chacun fait ce qu’il veut, bien sûr… Je dois cesser d’être catégorique, je ne sais plus quoi penser sur tant de sujets.)

Tiens, prends Joann Sfar. Je ne suis pas un inconditionnel des livres de Sfar. Vite faits, ni à faire, à peine pensés sitôt dessinés, mille idées en vrac lui passent par la tête, aussitôt à la pointe du crayon, et quand on arrive au bout c’est tout ? ah, bon, au suivant… je m’y ennuie parfois. En revanche, j’adore son blog (qui a souvent changé de forme et d’adresse, il s’appelle aujourd’hui Si Dieu existe et il est hébergé par le Huffington Post), vite fait, à peine pensé sitôt dessiné, mille idées en vrac lui traversent la tête, aussitôt à la pointe du crayon, et une fois au bout c’est tout ? eh, oui, au suivant, bravo… je ne m’y ennuie jamais.

Comme tout le monde, Sfar a sensiblement changé de ton depuis janvier. Ses mots et crobards sont plus graves, mais toujours nourrissants. Par exemple, Sfar est celui qui a trouvé les mots justes (ici) à employer en guise d’auto-défense intellectuelle pour rétorquer à tous les dieudonnistes qui nous engluent avec l’argument Deux poids deux mesures, soit ignorants soit manipulateurs mais toujours crypto-complotistes, qui justifient un racisme par un autre (nous voilà bien avancés), « tout le monde défend la liberté d’expression raciste de Charlie alors que la justice tombe sur le râble du pauvre Dieudonné »…

Et merci Sfar pour un autre point de philologie : que signifie Boko Haram, qui donne son nom à une puissante secte de barbares ? Les traductions consensuelles donnent « l’éducation occidentale (Boko) est impure (Haram) », parce que ces pieux individus dénoncent l’American Way of Life qui impose le string aux jeunes filles et des mensonges scientifiques aux écoliers (sur ce sujet lisez ceci je vous prie, c’est effarant), ils récusent la mondialisation de ce modèle tel qu’on le conçoit depuis un siècle ; disons, depuis Ford, Disney et les accords Sykes-Picot, jusqu’à Macron, Davos et l’axe du mal de George W. Bush.

Mais Sfar propose pour l’expression Boko Haram une autre traduction, tout à la fois plus vague et plus ciblée : « le livre est mauvais ». Au moins, les positions sont claires. Le livre, la culture, la connaissance, l’enseignement, tout cela condamnable. Nous tous, qui vivons par et pour et avec le livre, avons été désignés comme ennemis. (Daesh, cousin de Boko Haram, brûle des livres comme il tue des gens.)

Une anecdote remonte. Je me souviens, il y a plus de 15 ans, je commençais à travailler en bibliothèque dans un « quartier », un de ceux où le mercredi après-midi l’école coranique prenait le relai de la République, on ne peut pas dire qu’on a rien vu venir, c’est bien le pire, on voit venir depuis 15 ans… Or systématiquement dans ma bibliothèque, le Saint Coran disparaissait. On l’achetait, on le couvrait, on le mettait en rayon… Quelques jours plus tard il était à nouveau introuvable, subtilisé. On a fini par apprendre que c’était les barbus du coin qui trouvaient intolérable que cet objet sacré figure dans un lieu haram, ils nous le confisquaient. La haine du livre, c’est cela aussi : le sacraliser pour ne jamais l’ouvrir, jamais le lire. Le Coran est un objet magique, pas un texte à lire. Lire, c’est haram.

Et sans fin tourne dans ma tête ce poème d’Hugo, C’est ton bien ton trésor ta dot ton héritage

Et puis je n’aurai plus ce phosphore un peu mou

21/02/2015 Aucun commentaire

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Bienvenue dans l’an Chèvre-de-bois-vert.

Je suis pour quelques jours à Paris. Cette fois je réside dans une tour des Olympiades, quartier dont j’ignore tout sinon qu’il est vanté par le protagoniste de la Carte et le territoire de Wellbeck : « Ces forteresses quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec l’ensemble du paysage esthétique parisien, et qui étaient ce que Jed préférait, de très loin, sur le plan architectural« . Je me trouve en plein cœur du quartier chinois, dans le 13e, or dans ce pays aujourd’hui c’est le nouvel an, c’est parti pour la Chèvre, et au moment où je vous parle drapeaux ballons biquettes et dragons défilent sous mes fenêtres, en guise de musique j’entends tambours et pétards… Ou alors ce sont des attentats, j’ai un doute, je vais descendre voir… Je reste sur mes gardes…

Tant qu’à faire le touriste en la capitale, je visite le musée Picasso, et parmi tant de beautés (je saisis comme nulle part ailleurs le bien-fondé d’un musée dédié à un seul artiste : Picasso était nombreux) je retiens en premier chef ce crâne en bronze coulé en 1943, je le regarde droit dans les orbites… Picasso avait des morts en tête cette année-là, des assassinés, tant de barbarie dans l’air ambiant… La même journée, allez savoir, drôle d’idée, j’assouvis un rêve vieux comme mon adolescence, visiter les catacombes. J’arpente lentement ces 1700 mètres de galeries souterraines. Six millions de crânes et, logiquement, deux fois plus de fémurs empilés là, rien que pour nous, rien que pour moi, depuis des siècles. Ce n’est même pas monotone, ou alors on trouverait tout monotone. Du memento-mori à dose de cheval. C’est fou comme ça calme.

Requinqué, je sors, je vais au théâtre. Macbeth par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie. Quelle merveille ! Quelles merveilles !

L’endroit d’abord : Ariane la taulière, fidèle au rituel, déchire elle-même mon billet, je pénètre le Théâtre du soleil comme un endroit sacré, un temple, une utopie en dur, là encore vieux fantasme d’adolescence, depuis que j’ai vu Molière à la télévision française en 1979, si j’avais fait l’acteur c’est ici que j’aurais voulu être. Entre temps j’ai avalé, jubilant, L’intégralité du Roman d’un acteur de Philippe Caubère qui relate cette aventure sur le mode épique et bouffon, et malgré l’abattage de Caubère et la satire propre à l’élève qui raille son gourou pour mieux s’accomplir, rien n’y a fait : mon admiration et ma fascination pour Mnouchkine sont intactes – Mnouchkine et Caubère sont deux génies qui ont existé un certain temps ensemble, puis séparément, voilà tout ce que j’en pense.

Le texte ensuite : Shakespeare est le massif central du théâtre. On ne peut en faire le tour (ou alors en TGV mais on ne voit rien), il suffit de choisir un chemin entre mille, et gravir par n’importe quel versant, la vue sera toujours longue et belle, même, comme ici, quand elle est atroce. Macbeth est une pièce particulièrement obscure, mais à travers l’obscurité on discerne très bien le noir, le pessimisme, la fatalité du mal. On a peur, parce que ce noir est autour de nous, et en nous, comme sont tous les personnages de Shakespeare.

La mise en scène enfin. Ce qu’il faut de vie pour raconter encore et encore cette histoire de mort ! Ce qu’il faut de liberté pour réinventer le patrimoine ! Et pour nous rendre si proches ces deux monstres, à nous toucher. Les époux Macbeth, souverains meurtriers, sont terrifiants de cynisme, d’ambition, de folie, et aussi de complicité, presque de tendresse, depuis quatre siècles. Le couple Balkany, ou les Tibéri, ou les Mégret, Marine Le Pen/Louis Aliot, DSK/Anne Sinclair, Sarko/Bruni, Hollande/Royal, Montebourg/Filippetti, Dati/Proglio, Bill et Hillary Clinton… Tous ces grands fauves (comme les appelait Oncle Bernard) purs enfants de chœur, en regard. Mais des enfants de chœur qu’on comprend un peu mieux grâce à Shakespeare (on reconnaît un génie à la création d’archétypes – tandis que tous les autres produisent des clichés). Certes la bonne vieille catharsis inventée par les Grecs fonctionne toujours : les meurtres, le pouvoir rendu fou de barbarie et de sang, on préfère les voir sur tréteaux que dans la presse – mais sans aucun doute le faux, comme le rêve, nous prépare au vrai.

Depuis, on a vu dans la fiction de pires mariages diaboliques, je pense aux très shakespeariens Francis et Claire Underwood, mais ceux-là viendront toujours après et d’après Macbeth.

J’aime Ariane Mnouchkine (76 ans). Oui, je l’aime d’amour, de la même façon que je suis amoureux d’Agnès Varda (87 ans) et de Dorothée Blanck (81 ans). Je vous balance mon coming out, comme ça ce sera fait : je suis gérontophile. Parce que quand on est vieux, on est encore vivant.

Vive la chair sur les os, nom de Dieu! Et vivent les vieilles biques ! Bonne année à tous !

Boulette

16/02/2015 Aucun commentaire

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Et soudain je repense à Diam’s en 2006. Plus grand monde ne pense à Diam’s depuis 2006.

2006 marque l’apogée de la rappeuse. Son troisième album, Dans ma bulle, plus grosse vente de disques en France de l’année, est successivement disque d’or, disque de platine, double disque de platine, disque de diamant. Diam’s conjugue succès public (sa tournée est un triomphe) et critique (elle est couverte de prix). Elle fait entendre partout sa voix tonitruante qui représente, comme on dit en hip-hop, qui parle pour ceux qui ne parlent pas : elle est la voix de la jeunesse, la voix de la banlieue, ainsi que la voix, plus rare encore, de la femme de cette même banlieue ; elle chante avec une énergie formidable l’émancipation de ces trois figures, le jeune, le banlieusard, la femme. Elle est un relai d’opinion pop, implicitement féministe à sa manière puisque femme dans un milieu d’hommes.

Elle rappe l’anti-machisme, la galère quotidienne, la lutte contre les discriminations, le racisme, le fascisme rampant (sa lettre ouverte Marine), l’angoisse et la liberté, le harcèlement et le viol (Ma souffrance), elle se fait chroniqueuse à la fois politique (Ma France à moi) et intime (Jeune demoiselle)… Les adolescents, et même les enfants, les petites filles, s’identifient à son charisme, à sa force, à sa modernité. Si bien que son succès déborde son milieu (ceux qu’en 2006 on commence à appeler « bobos » lui font fête eux aussi)… avant de la déborder elle-même.

En 2007, Diam’s percutée par le burn-out plonge dans la dépression. En 2008, elle se convertit à l’Islam (je ne me prononcerai pas sur le rapport de cause à effet, ce serait indécent). En 2012, elle renonce à sa carrière, et refuse d’apparaître dans les médias ; désormais, lorsque cela arrivera, par exception très contrôlée ou par sauvage abus des paparazzis, on la verra recouverte du voile. Au moins n’a-t-elle pas renoncé à s’exprimer puisqu’elle a publié entre temps deux livres pour raconter son histoire, sa foi, la honte qu’elle éprouve à l’évocation de son passé et de sa vulgarité (sic).

Depuis le départ à la retraite de Diam’s, on croit (je crois) déceler une certaine régression dans le rap français grand-public. Tous les grands succès populaires ultérieurs (Sexion d’assaut, Booba, Black M, Maître Gims, La Fouine, Rohff, Lacrim, Jul, Kaaris, Gradur… Voire, comble d’auto-caricature radicale, l’impayable Swagg Man, infiniment plus vulgaire que Diam’s) sont exclusivement masculins et, du point de vue des paroles, généralement coulés dans le même moule machiste, arriviste, matamore, bodybuildé, buté, querelleur, gangster ou pseudo-gangster, cynique, va-de-la-gueule, trivial, à cran, sombre, sans joie. Puéril et fat. Cependant, dans le livret de leurs CD, ces messieurs remercient parfois le Tout-Puissant et/ou son Prophète, ce qui rachète sans doute tous les maternalismes et les eaux glacées du calcul égoïste.

Une décennie après son triomphe, de Diam’s restent en tête quelques refrains emblématiques. La Boulette, l’un de ses plus grands succès (2006), m’est revenue au nez ces jours-ci comme un diable en boîte. Non pour cette phrase issue d’un couplet « y a comme un goût d’attentat » , mais pour cette autre, dans le refrain : « C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes nan nan, génération nan nan, alors ouais on déconne, ouais ouais on étonne… »

C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes. A-t-on été assez attentifs, il y a dix ans, à cet avertissement martelé dans les MP3 ? Diam’s mettait des mots sur le discrédit de l’Education Nationale. Pas seulement l’échec des élèves ; l’échec de l’école. Et dire que c’est sur ce tube anti-école que Jamel Debouze a fait danser Ségolène Royal juste après lui avoir arraché sur un plateau de télé l’aveu de sa candidature à la présidentielle, c’était une émission cool, fun, pop, c’était l’échec annoncé de l’école, de Royal, de la gauche, de l’infotainment, de la démagogie, de la démocratie.

Plus que jamais, l’Éducation comme lieu non seulement d’apprentissage et de découverte, mais aussi de partage, de terrain d’entente, de langage commun et grâce à cela d’appropriation et de réinvention des choses communes, bref, comme le lieu des codes, apparaît comme le tout premier enjeu politique. Qui, sinon elle, dicte les codes ?

Que vive l’école publique républicaine gratuite laïque et obligatoire. Putain, chaque épithète pèse seize tonnes. Je m’interroge sur le pourcentage d’écoliers français en mesure de comprendre le terme épithète. La grammaire est un code.

Et soudain je repense à un autre signe avant-coureur : Nicolas Sarkozy en 2007, aussi pionnier et visionnaire que Diam’s en 2006. On n’a pas tellement cessé, hélas, de penser à Sarkozy depuis 2007. « L’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé. »

Post-scriptum tardif à propos du rap et du reste : je relis en 2015 deux articles de Libé de 2013. Une chronique du sociologue Louis Jésu ; quelques jours plus tard, la réponse de Charb. Or, ce retard de deux ans laissant tiédir l’actu est très éclairant, parce que tout était déjà contenu dans ce dialogue de sourd, à part peut-être le sang coulé : l’incompréhension, le mépris réciproque entre le rap et Charlie, la violence, à l’époque exclusivement verbale (je réclame un autodafé…), la religion qui se crispe, l’analyse sociologique à posteriori (on croit lire en avant-première le bouquin de Todd), les fossés qui désespérément se creusent entre les gauches d’une part, entre les Français de l’autre.

Eigengrau

14/02/2015 un commentaire

Génèse 22,11

Non, décidément, non, non, non. Le mercredi 7 janvier ne se digère pas, un bloc dans la gorge, impossible à métaboliser. Je me lève et chaque matin je suis le mercredi 7 janvier, j’ai du sang partout. Je ne passe/pense pas à autre chose. Grumeaux dans le Flux, graviers dans le sablier, couille dans le potage. Pourtant je sais que le temps coule, puisque j’ai des souvenirs.

Automne 2011. Je me trouve à Troyes pour une résidence d’écriture. À Paris, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés par un cocktail Molotov. Je tourne en rond dans ma thébaïde, je rumine, je n’arrive pas à écrire ce que je suis venu écrire ici, j’entreprends autre chose. C’est autour de la religion que je médite et tâche de bâtir une quelconque histoire. Je doute d’être capable d’écrire là-dessus, ou même de contenir quoi que ce soit qui mérite d’être écrit. Or mes pensées se formulent ainsi : la religion est une bien belle chose, qui offre au mortel sens et mythes, recul et élévation, paix intérieure et sagesse, régulation et réconciliation, méditation et ré-enchantement du monde, redécouverte sous de nouveaux noms des trésors les plus anciens, l’amour, la générosité, la nature, la vie / la religion est une saloperie, qui emplit les cerveaux de merde archaïque et de contes à dormir debout, racistes, sexistes, patriarcaux, qui refile à bon compte un reflet de ciel aux englués terre-à-terre, et un vernis de transcendance aux matérialistes postmodernes, qui replie dans l’ignorance, dans le communautarisme, dans la haine, dans la guerre, dans la mort. Je confronte dans ma mémoire des personnes proches de moi ou lointaines, qui illustrent ces deux récits, ces deux facettes. J’en trouve en foules. Je dialectise. La religion n’est ni bien, ni mal. Elle est un seulement un outil de pensée. Elle est un couteau. Tout dépend de la main qui tient ce couteau.

Je réalise que je pense énormément aux religions, et la plupart du temps c’est un registre de pensée mélancolique.

Je me lance dans l’écriture d’un texte. Il sera intitulé Double Tranchant. Finalement, il prendra la forme d’un monologue de coutelier ; toute allusion à la foi y sera escamotée, refoulée très profondément dans l’inconscient des mots. Jean-Pierre Blanpain accepte de l’illustrer. Je suis fou de joie en voyant surgir dans ma boîte mail, jour après jour, les somptueuses linogravures que mon texte a inspirées à Jean-Pierre. Intuitif et génial, celui-ci fouille le texte et exhume le motif religieux enfoui : l’une des plus belles linos qu’il réalise met en scène le sacrifice d’Abraham – alors même que le texte n’en dit pas un traître mot, du moins en surface. Abraham, levant son bras armé d’un couteau, est ce patriarche qui créa trois religions, engendra trois civilisations. Les trois monothéismes ont en commun cet ancêtre, et en partage ce geste arrêté, ce coup de couteau fondateur parce que justement non abouti, sublimé dans un rituel et dans une mystique. Trois religions soeurs, qui se détestent, persuadées qu’elles sont toutes trois d’être la seule authentique héritière du coup de couteau interrompu – prêtes à l’occasion à parachever le geste pour mieux le prouver.

Hiver 2015. Parmi les trois religions, toutes folles ET sages congénitalement, l’une (celle de la lune) est en train de se laisser dévorer par sa folie. Elle abat le bras, plante le couteau. Elle égorge là-bas, fait exploser des enfants-kamikazes ailleurs, tue des journalistes et des dessinateurs ici même. Et nous vivons sous un règne de terreur où, comme le dit Salman Rushdie, ce que l’on appelle « respect de la religion » signifie en réalité « peur de la religion » et comme si souvent dans l’histoire, le seul vrai Dieu c’est le mieux armé alors ta gueule. Rien à faire, ça ne passe pas.

Je continue de lire énormément (sans doute trop) de textes sur Internet, témoignages, réflexions, alertes, faits et gestes, des heures, des nuits, afin de comprendre ce qui s’est passé à Charlie, dans mon pays, dans le monde.

Sur le monde, je n’ai aucune prise (même si certaines réactions étrangères m’intéressent. Alan Moore considère carrément que le monothéisme, qui ne peut qu’opposer un dieu « unique » à un autre, a fait son temps : « Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux » – Moore a fondé il y a longtemps une religion à son usage personnel, il rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, il s’y tient et n’emmerde personne avec ça…)

Mais je relève surtout ce qui se passe dans mon périmètre, là où ça craque, dans les banlieues de la République. Quotidiennement je passe en revue la presse, à l’affût d’outils de pensée, de couteaux levés et de préférence non abattus. Je constate un phénomène perturbant : souvent une chronique passionnante et éclairante d’un envoyé spécial dans les banlieues est suivie quelques jours plus tard de son contrecoup, l’auteur étant sommé de revenir, s’expliquer, justifier chaque mot, le débat n’en finit plus, les malentendus, faux procès, susceptibilités, arguties. Deux exemples :

* Ici, cette chronique écrite par un professeur de philosophie musulman est hélas suivie de celle-ci où il raconte qu’entre temps sa première intervention l’a contraint à démissionner.

* Là, ce récit d’un dramaturge intervenant dans des classes hostiles où l’on en vient à faire l’éloge des terroristes, est soupçonné de bidonnage et oblige son auteur à expliquer sa façon d’écrire (et de penser) dans une seconde chronique.

Moi-même, j’ai vécu ce phénomène dès 2010 : un article sur ce blog où j’exposai avec anxiété mes difficultés de contact avec des collégiens de la Villeneuve de Grenoble (je ne parlais pas encore d’apartheid comme Valls, mais déjà de ghetto, l’idée était la même, on ne pourra pas prétendre qu’on n’était pas au courant) a été contesté et m’a obligé a revenir sur le sujet maintes fois, des années durant.

Aujourd’hui les alertes viennent de partout, et même avec des codicilles et des précautions de démineur, elles disent toutes la même chose ! L’Apartheid, les ghettos, la misère d’une catégorie de Français qui ne se sentent pas Français mais ennemis des Français, existent, la France est fissurée de l’intérieur, les Français se détestent comme se détestent les trois religions.

Les alertes viennent de partout, mais trop tard et uniquement à l’attention de ceux qui les lisent, l’entre nous, le cercle fermé.

Que faire, que faire, bordel ?
Je suis démuni et désespéré. Je ne dors pas, je me demande toujours ce que je pourrais bien écrire sur la religion, je scrute Internet, j’appréhende la prochaine explosion, la prochaine Kalashnikov. [Mise à jour samedi 14 février : la réplique advient, à Copenhague.
Le premier qui a une idée…

Une piste de solution : l’admirable Latifa Ibn Zatien fonce, va au contact, tente le cessez-le-feuMais Latifa Ibn Zatien est légitime pour le faire, parce qu’elle porte le fichu-fichu sur la tête, pas moi… Je viens d’accepter d’aller causer bénévolement de Fatale Spirale dans un lycée pro en marge de la Villeneuve, toujours elle, où de grosses échauffourées sont advenues il y a quelques mois, je peux le faire et je dois le faire… Mais j’ai l’impression de pisser contre le vent. Quelle crédibilité ai-je à prêcher la paix alors que j’incarne le « système » selon l’acception de Dieudonné ? Que je suis le Français (je peux toujours essayer de les convaincre qu’ils sont autant français que moi, mais la tâche est plus délicate à présent que l’Apartheid est avoué au sommet de l’Etat), que je suis majoritaire, classe dominante, blanc, bourgeois et « chrétien » ? (moi totalement athée ! C’est un comble ! le repli identitaire est une telle régression collective qu’il fait de MOI AUSSI ce que je ne suis pas !)

Remarque, il faut bien qu’il m’en reste un peu, de culture judéo-chrétienne, pour que la culpabilité me soit ainsi chevillée au corps : j’ai l’impression que tout ça c’est de ma faute… Je voudrais faire quelque chose mais je suis dans le brouillard. Je ne peux pas empecher la guerre civile à mains nues. Je n’ai pas de solution toute faite. Je n’ai que des mots. Certains sont très beaux : l’eigengrau (en allemand : « gris intrinsèque »), prononcé aïgueungrao, aussi appelé eigenlicht (« lumière intrinsèque »), est la couleur vue par l’œil humain dans l’obscurité totale. Je marche dans le noir et discerne un gris sombre.