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Adieu, Troyes ! Adieu !

23/10/2012 un commentaire


J’ai reçu la preuve tout à l’heure, dans le métro parisien, que j’avais une sale gueule, oh je la vois d’ici, je la connais ma sale gueule, celle des jours où si je me croise dans le miroir je reconnais quelqu’un d’autre, je dis « bonjour papa », je l’imagine ma gueule dans le métro, empâtée, mal rasée, bajoues chiffonnées, nez qui coule, aisselles rances et toux crochue, paupières lourdes par le haut, bouche ouverte par le bas, et entre les deux le no man’s land des cernes comme des valoches à roulettes. Je termine autant que je suis terminé : je reviens, épuisé, de cinq jours au salon du livre de Troyes.

Je suis debout agrippé à la rampe, le métro roule, je suis entre deux gares, même pas la moitié du voyage, Paris n’est qu’une zone de transit souterraine. J’ai en plus de ma valise un gros et haut sac à dos dont je n’ai guère l’habitude (à pied dans les tunnels, je me suis retourné plusieurs fois, avec la sensation d’être suivi). Surgit dans la rame, une porte plus loin, un gars qui me ressemble, dépenaillé, veste en jeans, sac à dos, gueule à coucher dehors, émacié, des cicatrices sur le visage. Il se met à déclamer. « Je m’appelle Kevin, j’aurai 24 ans la semaine prochaine. À l’âge de seize ans j’ai commencé à dealer pour obéir à mon beau-père, sinon il était violent. Finalement j’ai arrêté de dealer, mais ça s’est mal fini, on m’a placé dans un foyer. Là, la drogue circulait encore. Je suis maintenant sorti du foyer, mais je ne sais pas où dormir. Croyez que je ne fais pas la manche par plaisir, chaque jour j’arrête lorsque j’atteins les 35 euros qui me payeront une chambre d’hôtel, le lit la douche, plus un peu pour manger, je veux juste que mon beau-père ne me retrouve pas, je vais passer parmi vous pour faire appel à votre solidarité. »

Son discours terminé, il arpente la rame, regardant le sol, un visage, le sol, un visage, le sol. Quand il arrive à mon niveau, il me dévisage en un éclair, ses yeux bleu pâle se branchent aux miens, il saisit instantanément d’après ma gueule qu’il ne faut rien attendre de moi puisque je suis autant en galère que lui. Pour me saluer en toute discrétion, sans s’arrêter de marcher il se cogne le cœur, puis du même poing me caresse l’épaule. Je murmure « Bonne chance… », il répond « Merci, vieux, toi aussi, reste au chaud », et il est déjà plus loin. Je réalise, avec une impression cousine de la honte, que je viens de faire appel à sa solidarité.

Putain, mon cas n’est pas si grave que ça, tout de même, je viens seulement de passer cinq jours dans un salon du livre, des plus chouettes, dense, gorgé de vie et d’êtres humains, et éreintant.

J’ai reçu là-bas de beaux vrais éclats de joie. Voir cette belle expo, cet accomplissement, souhaiter la pareille et bon vent à Elisa Gehin la résidente de cette année, discuter avec Jean-Pierre, retrouver Benoît (qui demeure, toutes catégories confondues, l’une des personnes que j’admire le plus dans ce milieu)… Les rencontres scolaires se sont passées à merveille et m’ont conforté dans l’idée que Double tranchant, projet pas spécialement ‘jeunesse’ vu de loin, ne demande qu’à le devenir si on l’accompagne. Pour qu’une chose soit ‘jeunesse’, il suffit de l’adresser à des jeunes. Les visites guidées que j’ai menées dans l’expo à l’attention des collégiens étaient toutes passionnantes, ils réagissaient au quart de poil coupé en quatre, les grands méchants troisièmes autant que les mignons petits sixièmes. Un moment rigolo : « Alors, regardez bien… Dans cette série de linogravures, Jean-Pierre a extrapolé mon texte et a représenté des scènes célèbres de l’Histoire, qui toutes ont un rapport avec les couteaux. Reconnaissez-vous ce personnage qui vient de se faire poignarder, sa plume encore en main ? Voyons, quel homme célèbre est mort dans sa baignoire ? » Un garçon au premier rang brandit sa main en aspirant bruyamment une grosse goulée d’air, et prend la parole avant que je la lui donne : « Claude François ! »

Certes, la curiosité des Troyens en général à l’égard de mon travail ne s’est pas sensiblement accrue depuis l’année dernière, puisque l’atelier d’écriture que j’avais soigneusement préparé fut finalement annulé, pour cause de zéro inscrits, mais je n’en garde pas de ressentiment, mon travail reste là, pour qui veut, et même si personne ne veut, je sais ce que j’ai fait et ce qui m’a fait. Et je le remise au Fond de mon tiroir : le texte rédigé pour l’occasion, censé tenir lieu d’introduction à cet atelier fantôme « Écrivons la mémoire des objets », restera lisible ici même, sous ce lien. Pour qui veut.

Comme une foule qui a trouvé un couteau

18/10/2012 Aucun commentaire

Jour de vent. Ma valise est bouclée, elle est lourde (40 ex. de Double tranchant multiplié par 300 grammes = 12 kilos), moi aussi. Je retourne à Troyes, c’est curieux, en sus de l’adrénaline j’en éprouve un peu de nostalgie, comme si tout était déjà passé, je dois confondre avec l’autre fois, je suis décidément un drôle de pistolet.

Alors que tout reste à faire. Outre les rencontres scolaires, les moments cruciaux autour de DT seront le vernissage de l’exposition vendredi 19 octobre à 18h (ci-dessus deux clichés, le dehors et le dedans de l’installation agencée par Sylvain), et l’atelier d’écriture que j’animerai à la médiathèque du Grand Troyes le samedi 20 octobre de 14h à 17h. Je n’ai pas l’habitude de cette sorte d’exercice, je ne suis pas tout à fait certain d’être capable de faire écrire mon prochain, j’ai pourtant accepté, je me suis creusé la tête pour bâtir une thématique en lien avec le livre et l’expo, avec la Maison de l’outil aussi. Finalement j’ai pensé à l’aura des objets, j’ai intitulé l’atelier Ceci a appartenu à un être humain, et me suis fendu de la note d’intention suivante :

Un objet. Un vieil objet. Qui traînerait chez vous depuis on ne sait quand. Depuis plusieurs générations. Un souvenir de quelque chose… Un outil unique fait à la main d’une personne. Un vêtement spécial? Un bibelot ramené d’un voyage ? Une montre ? Un vieux livre, jauni mais annoté ? Un dessin ? Un bijou ? Un objet fabriqué peut-être par un parent, un aïeul… « Ceci a appartenu à un être humain », voilà un magnifique début d’histoire. Dans un monde où les produits sont jetables, les objets, eux, renferment une mémoire, des émotions. Choisissez chez vous l’un de ces objets, et écoutez son histoire. Au besoin, inventez-là. Et venez l’écrire.

Et puis j’ai ajouté une citation de CLS que j’aime bien, mais elle n’a pas été retenue dans le programme, voici cette scène coupée bonus rien que pour vous :

Les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs oeuvres. Elles seules apportent l’évidence qu’au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s’est réellement passé.
Claude Levi-Strauss, Regarder Ecouter Lire

Y’en aura pas pour tout le monde

12/10/2012 Aucun commentaire

JPB et moi-même sommes allés chercher hier le tirage de Double tranchant, sur le dos de la bête, en Ardèche (photo ci-dessus). C’est dingue, l’Ardèche, allez voir, c’est juste à côté sauf qu’il y fait beau.

Il fait super beau, tu veux dire. Double tranchant est un livre magnifique, j’en ris tout seul, mais à deux c’est mieux. Si je ne le vendais pas, je l’achèterais. Pendant tout le trajet de retour, sur l’autoroute, tressautant de joie je lorgnais les lignes pointillées sur la chaussée d’un oeil et d’une main, tandis que de l’autre et de l’autre j’admirais le livre dans le carton trésor posé sur le siège passager, et j’étais heureux. Je pense parfois à cette anecdote rapportée par Borges, je ne me souviens plus si c’est un souvenir, un poème, une fiction : J’étais dans le désert, je me suis accroupi, j’ai puisé dans ma main une poignée de sable, j’ai fait quelques pas, j’ai écarté les doigts, le sable s’est dispersé, et j’ai dit à haute voix : « Je viens de changer le visage du désert ». Je pense à cette anecdote parce que je continue de croire que faire un beau geste, un beau livre par exemple, c’est changer le visage du monde, qui est, faut bien l’avouer sans vexer personne, globalement disgracieux, faire un beau geste dans le désert, déplacer quelques grains de sable c’est faire de son mieux contre la mocheté du monde.

Il n’y en aura pas pour tout le monde, de la grâce à la valeur ajoutée : suite à une erreur  de l’imprimeur, le tirage est plus modeste que prévu, amputé d’un tiers, peinant à atteindre les 400 exemplaires.

Il n’y en aura pas pour tout le monde bis : les cent souscriptions initiales, bénéficiant d’un tiré à part original dédicacé par Jean-Pierre Blanpain, sont pratiquement toutes parties (nous venons d’attribuer le n° 91, et il en tombe tous les jours dans la boîte, dru, genre Gravelotte, merci mesdames et messieurs). Plus la peine d’utiliser le bon de souscription, c’est trop tard, fallait y penser avant, ah si j’avais su, ouais ouais, tout le monde dit ça dans le désert, si j’avais su, consolez-vous avec ce qui reste, or il vous reste à imprimer le bon de commande ordinaire afin de vous procurer la même chose mais sans extra, qui est déjà très bien.

Boucle

02/10/2012 Aucun commentaire


La vie tourne et se retourne, et voilà qu’elle nous adresse en passant un petit clin d’oeil. On peut ne pas croire au destin, et trouver la synchronicité une chose admirable, juste histoire de rendre le clin d’oeil.

Pendant la conception de Double Tranchant, Jean-Pierre Blanpain m’a rapporté l’anecdote suivante : « Lorsque je suis revenu de mon service militaire, mes parents se demandaient ce qu’ils pourraient faire de moi. C’est alors que mon père qui était très pote avec un imprimeur a décidé qu’on ferait de moi un imprimeur. Nous sommes allés voir ce pote, qui dirigeait l’imprimerie de la Renaissance à Troyes sise à l’hôtel de Mauroy. Comme j’étais déja trop vieux l’affaire n’a pas pu se faire… »

Ce rendez-vous manqué à toutefois constitué le premier pas de Jean-Pierre dans le monde des livres et de l’imprimerie, monde qu’il a exploré depuis, avec quel talent et gourmandise. Or, la scène se passait à Troyes, hôtel de Mauroy. Cet imposant hôtel particulier du XVIe siècle n’abrite plus d’imprimerie depuis longtemps (l’imprimerie de la Renaissance, installée ailleurs, existe toujours, et elle vient de tirer le carton d’invitation de l’exposition…) mais, désormais, en lieu et place, La Maison de l’Outil et de la pensée ouvrière. Quarante ans après la jeunesse turbulente de Mister JPB, je réside à Troyes. Studieux, je passe beaucoup de temps dans le centre de documentation de cette Maison, et, entouré des fantômes de générations de compagnons du devoir, j’écris là un récit sur l’orgueil et la beauté du geste artisanal. Je confie ce texte, pour illustration, à Jean-Pierre – c’est ce que je fais de plus intelligent cette année-là. Le livre est rentré hier dans sa phase de fabrication, aux bons soins des Impressions Modernes, Guilherand-Granges (Ardèche), ci-dessus le reportage photographique de Jean-Pierre. Nous retournerons tous deux, dans quinze jours, présenter le fruit de notre labeur à Troyes, et la boucle sera bouclée.

Il ne vous reste que quelques jours pour souscrire à ce livre et recevoir, en sus de l’ouvrage, un tiré à part numéroté et signé de la main de celui qui n’est pas devenu imprimeur.

Racisme anti-blanc ?

01/10/2012 un commentaire

Jean-François Copé, poussant ses pions dans la guéguerre des chefs de l’opposition, a réussi à se faire remarquer par sa sortie sur le « racisme anti-blanc ». Je rumine cette histoire, cette curieuse association de mots… À ma propre stupéfaction je crois que Copé a raison. Je crois que le racisme anti-blanc existe, mais voilà qui m’inquiète : mon acquiescement ferait-il de moi un allié objectif de Copé, voire des Le Pen ? Cela m’oblige à un examen de conscience.

Il me semble que le racisme, comme son corolaire la bêtise, est universel, on-ne-peut-plus banal au sein de l’humanité. « Ces gens-là ne sont pas comme nous » , phrase archaïque qui permet de se faire une idée de qui nous sommes et donc d’apaiser notre angoisse. Selon l’endroit où l’on cherche, on débusquera ainsi sans se fouler des manifestations de racisme anti-blanc, anti-noir, anti-arabe, anti-jaune, anti-juif, anti-gitan, anti-roux, anti-gros, anti-anorexique, anti-handicapé, anti-jeune, anti-vieux, anti-riche, anti-pauvre, anti-intelo, anti-prolo, anti-femme, anti-homme, anti-homo, anti-hétéro… Il n’y a qu’à se baisser. Anti-tout. Modèle de société compatible avec le néo-libéralisme en cours de victoire hégémonique : la guerre de tous contre tous. (Aux dernières nouvelles Laurence Parisot dénonce le « racisme anti-entreprise », ce qui n’est pas fait pour clarifier le concept.)

Le racisme, selon cette acception extensive, est le prêt-à-penser très bien distribué qui permet d’avoir un avis sur son voisin sans le connaître, d’avoir peur de lui, et de le détester. Par exemple, si l’Union Européenne, fondée en 1957 sur les échanges économiques (et non sur les échanges culturels), court actuellement le risque d’exploser, c’est que la crise économique vaporise l’idée même d’union, et exacerbe partout-partout la haine des autres : les Français détestent les Anglais qui détestent les Allemands qui détestent les Grecs qui détestent les Italiens qui détestent les Polonais et ainsi de suite, nous sommes 27 en tout, à nous détester sans frontières (pendant ce temps les Belges se détestent entre eux – c’est normal, ils ont un rang à tenir, la Belgique abrite la capitale de l’Europe).

Je me souviens d’une scène particulièrement violente de Do the right thing (Spike Lee, 1989) où dans une série de travellings qui giflaient le spectateur, un blanc (italien) face caméra insultait les Noirs, un noir maudissait les Blancs, un WASP vomissait les Chinois, un chinois dégueulait les Latinos, etc. Spike Lee filmait en 1989 une société américaine tétanisée, à cran, en sueur, prête à se dévorer elle-même – la situation a-t-elle changé depuis que le Président des Etats-Unis est noir ? Fantasmons deux secondes : la France s’apaisera-t-elle le jour où elle élira un Président d’origine maghrébine ?

En attendant, le racisme « anti-gaulois » est un fait avéré dans les banlieues que les Gaulois ont ghettoïsées, je suis d’autant prêt à le croire qu’incidemment il m’est arrivé d’en faire les frais. On se demande donc par quel prodige le racisme anti-blanc serait le seul au monde à ne pas exister et, a priori, Copé ne fait qu’enfoncer une porte ouverte. Pourquoi en ce cas son truisme laisse-t-il un sale goût dans la bouche ? Peut-être parce que cette acception que j’ai qualifiée d’« extensive » du racisme prête au fond à confusion, en évacuant le sens initial, absolu, du mot Racisme, c’est-à-dire l’idéologie pseudo-scientifique de hiérarchisation des groupes humains, rancie quoique toujours opératoire, qui a théorisé et permis le colonialisme, soit l’origine de pas mal de maux d’aujourd’hui. Le paradoxal « racisme anti-blanc » serait une sorte de révisionnisme par le lexique : si l’on dilue comme Copé le racisme dans les racismes, perdant de vue l’Histoire, si l’on oppose terme à terme le racisme anti-blanc au racisme commis par les blancs, alors toute chose est égale par ailleurs et nous avons bien raison de ne pas les aimer puisque vous voyez bien, ils ne nous aiment pas, alors que nous sommes chez nous, merde, on les accueille dans notre pays et en plus ils ne nous aiment pas, ces ingrats. Et c’est là qu’on aperçoit la démagogie de Copé, c’est là qu’on comprend que ces ambiguïtés terminologiques profitent au FN : Marine a beau jeu de réclamer « une loi contre le racisme anti-blanc », comme si une loi contre LE racisme n’existait pas déjà dans la République.

En somme, comme le rappelle Humpty Dumpty, la question n’est pas de savoir ce que les mots veulent dire mais de savoir qui est le chef. Dans la mesure où les Blancs ont massivement le pouvoir, le racisme des Blancs est tout de même plus prégnant et plus toxique que le racisme dont souffrent les Blancs.

(La problématique est rigoureusement la même lorsque des petits malins masculinistes s’insurgent paradoxalement contre le « sexisme des femmes envers les hommes »… Mais jusqu’à nouvel ordre, qui détient le pouvoir, les hommes ou les femmes ? Et sur lequel des deux « sexismes » se fonde ce pouvoir immémorial ? De même, le précité racisme anti-entreprise de Parisot est une bonne blague, un retournement rhétorique victimaire, qu’il est aisé de démasquer puisque manifestement ce sont les classes laborieuses classes dangereuses qui souffrent de préjugés, de parcage et d’oppression depuis que la révolution industrielle a inventé la lutte des classes.)

Je pèche sans doute par naïveté tendance Yakafokon, tant pis : je crois que la première mission sociale du gouvernement actuel, sans doute trop ardue pour lui, est de changer les mentalités, réconcilier les Français, après un quinquennat qui a hérissé les communautarismes et les hostilités, accroissant systématiquement les inégalités. Pour cela, il faudrait aller au charbon, sur le terrain, dans les cités, ailleurs, faire reculer la bêtise raciste sur tous les fronts, démontrer économiquement et socialement aux Français des banlieues qu’ils sont Français comme les Gaulois… Au lieu de cela, la gauche s’indigne à bon compte et dénonce « les propos très graves » de Copé. Ah, ouais ? Et puis ? Faut-il remédier aux mots ou aux choses ? Moi je vote Humpty Dumpty.