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Suspense

08/06/2012 3 commentaires

Rien ne va plus. J’avais entrevu, dos au mur mais citant Flaubert pour me donner du coeur (« si vous n’êtes pas un coquin… »), la perspective d’un nouveau livre, réalisé rapidement, souscription en mai, sortie en juin, et dans la foulée l’opus suivant illico mis en chantier.

Finalement, tout croule et tombe au fond des limbes. Le livre en question n’est pas sorti, ne veut pas sortir, ne sortira peut-être pas. Le Fond du Tiroir en reste hébété. C’est quoi, cette odeur ? L’est en sapin, le Tiroir ? Patrick et moi aurons fait sept livres ensemble, ce n’est pas rien sept fois le plus beau livre du monde, mais le huitième ne vient pas, ah. Tarkovski, qui croyait dur aux fantômes, avait lors d’une séance de spiritisme invoqué l’esprit de Pasternak, et reçu de lui cette prophétie : Tu ne feras que sept films. Puis Tarkovski a fait sept films, et il est mort. Moi, pour les fantômes, je ne me prononce pas, mais sept est un joli chiffre.

Le blog aussi est suspendu dans cette mauvaise passe. À plus tard. Peut-être.

Ah, et puis, sinon, j’ai aussi fait un disque.

07/06/2012 un commentaire

Mélosophia, à la base, est un duo de chanson créé par une copine, Sophie Rouvre, et son jules, Benoît Quévy, pianiste. On peut entendre sur leur site quelques échantillons de leur musique. En prévision d’une prestation très spécifique et très extraordinaire, ainsi que de la sortie de leur album, ils ont transformé le duo en « vrai » (?) groupe, recrutant il y a quelques mois une basse, une batterie, et un trombone – c’est là que j’entre en scène. J’ai répondu à l’aimable invitation, d’abord avec circonspection, pas certain de trouver là ma place, mais finalement j’y ai pris beaucoup de plaisir.

[Flagrant délit d’auto-censure : ici, je supprime un paragraphe qui a fait de la peine à quelqu’un que j’aime. Un journal intime en public comprend des risques, je les accepte, mais je n’écris pas ce blog pour faire de la peine à quelqu’un que j’aime.]

Point culminant, après des heures et des jours de répétition : concert, vendredi dernier (ici une petite vidéo de la répète finale). Nous n’avons joué qu’une demi-heure (nous ne faisions qu’assurer, en réalité, la première partie d’une pièce de théâtre scolaire pour laquelle Mélosophia a composé une bande originale), et ce fut une demi-heure exaltante, je suis toujours autant attiré par l’adrénaline de la scène et ses projos. Ce projet me fut fertile en premières fois, or il n’y a que les premières fois qui valent comme le prétend un roman qui est une seconde fois  : … que je chantais (et sifflais) en public, que je jouais un solo (par coeur, sans partoche), que je donnais dans l’orchestre variète en étant la section cuivre à moi tout seul, que je me lançais dans un chorus (j’ai osé, pas trop long, pas trop compliqué, en do mineur… Je ne l’ai pas trop foiré…),  que je jouais dans une salle aussi classe que l’Hexagone (scène nationale s’il vous plaît), première fois enfin que je faisais un disque, ah ! un disque ! J’ai toujours rêvé de faire un CD, surtout depuis que ce support est moribond, c’est mon côté « soins-palliatifs », je suis friand des agonies, des modi operandi sacrifiés dans le Flux, encore-un-instant-monsieur-le-numérique, de même que j’adore projeter des films en pellicule argentique, que j’éprouve une profonde tendresse pour les cabines téléphoniques, ou que j’ai la passion du livre en papier, sortir en 2012 un CD vintage vraie galette ronde brillante polycarbonate sous boîtier cristal n’est pas très raisonnable, raison de plus, enfin le voilà, j’ai fait un disque, j’ai mon disque entre les mains, j’ai cru fort à un moment que mon disque serait la captation des Giètes, mais non, autre chose à la fin assouvit mon fantasme, l’album du groupe Mélosophia existe, il s’appelle Déclic, je chante et trombonise et sifflote sur quelques titres, et vous savez quoi je suis content.

Mais à présent, foin de satisfaction exotique et facile, fini de plaisanter, terminée la petite bière, arrachés les oripeaux du simple-exécutant : je replonge dans le bain où j’ai de réelles ambitions, je sors un bouquin la semaine prochaine (du moins si tout va bien – car à l’heure où je vous parle, c’est la crise partout-partout-partout, mon factotum est en plein burnout).

Sur un trottoir, face à la Poste, Chambéry, 1985

31/05/2012 3 commentaires

Ah comme c’est amusant de vivre !
Je ne savais pas que c’était passionnant de respirer,
d’avoir du sang qui passe dans les veines,
des muscles qui bougent…
Jean Anouilh, Eurypide

C’était l’autre jour, nous étions à table, nous parlions de je ne sais quoi, nous profitions d’un rire, ou du goût de la nourriture, ou juste de la chaleur du printemps sur nos peaux qui, coup de chance, se trouvaient côte à côte. Soudainement ma fille, la plus jeune des deux, celle qui tant bien que mal rentre dans l’adolescence, s’exclame hors propos, comme un chien pousserait un petit aboiement dans un jeu de quille : « C’est bien, de vivre. » Pris de court par cette assertion abrupte, je n’ai pas relevé, j’ai sans doute acquiescé, c’était le minimum à faire, sans creuser la question nous avons fait comme si tout était normal, tout était normal d’ailleurs, c’est ça qui était bizarre, nous avons repris ou changé la conversation, peu importe, j’avais été envahi d’une émotion forte mais non identifiée.

Ensuite, j’ai réfléchi sur cette émotion. Je crois qu’il s’agissait d’une forme de profond et pourtant diffus soulagement, comme si nous l’avions échappé belle, comme si m’avait été remise la preuve d’avoir accompli, du moins achevé, quelque chose dans l’éducation de cette enfant, ou alors n’avais-je rien fait du tout, nous avions simplement eu de la chance, nous pouvions souffler, et j’ai décidé d’écrire un article pour le blog.

Le roman TS reste le livre pour lequel j’ai mené le plus d’interventions en milieu scolaire. Disons que ce livre fait toujours son petit effet. Si l’on s’en tient aux faits, ce qui n’est pas forcément le plus intéressant, ce roman raconte la dépression et la tentative de suicide d’un adolescent. L’une des questions que me posent le plus fréquemment les ados est : « Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vous ? L’avez-vous faite pour de bon, la TS ? » Et je lis systématiquement de la déception dans leurs yeux lorsque  j’avoue : « Non. J’étais sans aucun doute un terrain favorable à la tentative, mais j’ai traversé les ans sans passer à l’acte. Mon passage à l’acte, c’est l’écriture, c’est la fiction. Mon ambition n’est pas le témoignage, c’est la littérature. » Il arrive qu’ils m’en veuillent presque, se sentent escroqués. Ils auraient tellement préféré rencontrer un survivant plutôt qu’un mytho.

Alors je me souviens. Je ne leur dis pas tout aux jeunes filles aux jeunes gens, je ne rentre pas dans le détail topologique dudit terrain favorable, ses couches archéologiques et reliefs, sédiments et failles, je ne raconte pas l’époque où les avantages d’être en vie me semblaient discutables, je ne cherche pas à traduire ce corps et cet esprit que j’étais, ce chaos écœuré et sec, cette fragilité du dedans, ce vide du dehors, cette solitude gorge acide, je ne déballe rien du contexte, on s’en fout du contexte, je ne re-raconte rien, ils n’ont qu’à lire le livre, c’est dedans, la vulnérabilité, tout, pas besoin de parler, je me souviens pour moi seul.

Et je revois, je revis cette fin d’après-midi de 1985, au printemps je crois, logiquement ce devait être au printemps, où je suis sorti du lycée, où j’ai traversé le parc du Verney en direction de la Poste, parce que l’arrêt de bus de la ligne qui me ramènerait chez mes parents se trouvait derrière ce gros bâtiment un peu gris, un peu moche, un peu quelconque, je rentrais chez mes parents comme j’aurais pu me jeter à l’eau.

Je me suis immobilisé, juste le temps de respirer. Inspiration, expiration. Je me suis senti vivant. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’arrive au point le plus difficile à exprimer de ce récit. Je me suis senti vivant. J’avais la liberté de me mettre en marche vers la Poste ou de demeurer sur le trottoir, parce que mes muscles m’obéissaient. Je sentais ces muscles, je les éprouvais comme à l’instant de les mettre en branle, sans bouger pourtant. Je sentais mes vêtements. Le poids du cartable. La transpiration de mes paumes. Le bruit des voitures. Le vent, léger. Les odeurs. Tout ça pour la première fois, comme un super-héros dont les sens sont décuplés par accident chimique. Et cette vision, en face : la Poste, avec sa façon extraordinaire, unique au monde, d’être moche, grisâtre, beigeasse, jaunabre, mastoc, entre elle et moi une infinité de particules miroitait. Les feuilles des arbres bougeaient.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté debout, immobile, sur le trottoir, cartable sur le dos, face à la Poste, à être vivant. Ma poitrine se soulevait et s’abaissait doucement, voilà ce que je me rappelle, ainsi que la couleur exacte de la lumière sur les murs de la Poste. Ensuite je me suis remis en marche, j’ai contourné la Poste, j’ai calmement attendu à l’arrêt que le bus arrive, quand il est arrivé je suis monté dans le bus, je suis rentré chez mes parents. Quelque chose avait changé, mais rien n’était acquis. Aucune garantie définitive. Les rechutes restaient possibles. Elles sont advenues. Autres histoires. Mais j’avais là, en moi et pour toujours,  un souvenir qui me servirait, qui me sert encore : la lumière sur la Poste.

J’ignore si cette expérience, qu’on pourrait qualifier de révélation si elle n’avait pas aussi un aspect trivial, est intelligible. J’ignore si elle est transmissible. J’ignore si elle est banale. J’ignore si elle est intéressante. J’ignore si elle est racontable – c’est la première fois que j’essaye. L’un dans l’autre, c’est bien, de vivre.

Une gare, une nuit

21/05/2012 Aucun commentaire

Voici comment les choses adviennent. Durant mes longs et fréquents voyages en train, je visionne sur mon ordinateur, comme un feuilleton palpitant, le palpitant Abécédaire de Gilles Deleuze (ah là là, soupirè-je, le monde serait moins bête si nous ne jouissions quotidiennement que de telles conversations, au lieu de bavasser sur la météo pourrie, la relance économique, ou le procès du Mediator). À un moment donné, Deleuze cite deux individus, « Mercier et Camier ». L’allusion m’est obscure. Deleuze en parle semble-t-il comme d’une paire de larrons, fieffés bavards peut-être pathétiques, peut-être ridicules, comme il eût dit Bouvard et Pécuchet, Dupond et Dupont, Georges et Louis (racontent), Laurel et Hardy… Dès mon retour chez moi, je me renseigne. Mercier et Camier est un roman de Beckett, son premier écrit en français, en 1946. Je lis Mercier et Camier. Je tombe sur ce passage p. 99 :

Oui, dit Camier, au lieu de m’écouter tu ne penses qu’à me raconter ton rêve. Tu n’ignores pas cependant ce que nous avons arrêté à ce sujet : pas de récits de rêve, sous aucun prétexte. Une convention analogue nous interdit les citations.

Puis je vais me coucher, je m’endors, je rejoins mon cinéma permanent.

Je tiens un stand « Le Fond du tiroir », une simple planche sur tréteaux, au beau milieu d’un hall de gare. Il fait très chaud, j’espère qu’il ne va pas se mettre à pleuvoir, parce que je n’ai pas de parapluie. Je ne vends rien. Mes livres jaunissent. Ce n’est pas la joie, mais au moins les patrouilles de militaires, passant devant moi à intervalles réguliers, se contentent-elles de me jeter des regards de haine, sans m’importuner.

Soudain un petit garçon chevelu arrive en courant, portant sur son épaule un gros sac poubelle en plastique noir. Sans me regarder, il fait mine de déverser son sac devant mon stand, mais comme je m’y oppose, il en puise seulement un détritus, que j’identifie comme un ballon de baudruche crevé, dont on distingue encore l’ornement : il s’agit de la tête de chat stylisée, exempte d’expression, effigie de Hello Kitty. Il jette cette saleté ratatinée sur mes piles de livres et prend la fuite. Je m’élance à sa poursuite.

J’ai peur de le perdre de vue, il est moins rapide mais plus agile que moi pour se faufiler parmi la foule ferroviaire. Je traverse un meeting politique installé là devant une série de quais en cul-de-sac. Juché sur une étroite estrade, un orateur, terne, à lunettes, lit un discours sur la réforme de la SNCF qui devrait se passer « sans suicides », mais personne ne l’écoute.

Je ne me laisse pas distraire, je finis par rattraper le garçon, je le chope par le col, le plaque contre un mur et tente, encore essoufflé, de lui faire la leçon : « Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Vider tes poubelles sur mon stand ! Tu imagines un peu, si je débarquais chez toi, et que je déversais mes ordures de tout un mois dans ta cuisine ? Hein ? Tu serais bien surpris ! » L’argument semble faire mouche : le garçon cesse de se débattre, il tremble entre mes mains, prend l’air soumis, ses yeux s’embuent. Il me rappelle quelqu’un, je n’arrive pas à savoir qui. Il me regarde droit dans les yeux et murmure, dents serrées : « Je me souviendrai toujours de vous » Perplexe, je desserre mon étreinte, hésitant à interpréter cette phrase comme une menace ou comme de la gratitude, il en profite pour m’échapper et disparaître. Mains sur les hanches, je le regarde s’éloigner.

Je fais demi-tour et regagne mon stand. De loin, je vois une dame penchée sur mon stand, feuilletant des livres. Je me hâte, regagne ma place derrière les piles et lui lance « Bonjour ! » Elle sursaute et repose immédiatement le livre qu’elle feuilletait. Elle me dit, compatissante : « Vous ne devez pas en vendre beaucoup », ce à quoi je réponds, pour la consoler, car je la sens sincèrement triste : « Non, mais c’est normal : je suis dans une gare ».

Je me réveille.

Prochaine apparition d’un stand Fond du tiroir dans le monde réel : festival des jeunes auteurs de Saint Geoirs, dimanche 10 juin 2012.

La croûte de synthèse

12/05/2012 4 commentaires

Chaque habitant de l’Europe occidentale consomme environ cent kilos de matières plastiques par an. Comment comprendre un chiffre aussi abstrait ? C’est comme pour l’empreinte carbone ou pour à peu près tout ce qui se consomme, on trouvera de par le monde plus glouton que nous, et aussi plus tempérant (plus riche et plus pauvre, mettons : les USA et l’Afrique sub-saharienne), mais en ce qui nous concerne, voilà le tas individuel, le vilain sac paco, en moyenne un quintal de plastoc par tête de pipe, bon an mal an. On le consomme, c’est-à-dire naturellement on ne le mange pas (encore que), selon l’acception du Robert on l’amène à destruction en utilisant sa substance, on en fait un usage qui le rend ensuite inutilisable. On consomme le plastique notamment sous forme d’emballages variés, car on achète les produits sous une ou plusieurs peaux qui nous prouvent que nous en sommes bien le premier propriétaire (« Neuf sous blister ! »), on déballe comme on dépucelle un produit de consommation, on arrache l’hymen de plastique, on jette le contenant et on n’y pense plus, on se concentre sur le contenu.

Lorsqu’on jette ce plastique dans une poubelle adéquate-qui-procure-une-vague-bonne-conscience, le plastique aura une chance d’être recyclé, ne serait-ce qu’en étant brûlé pour produire de l’énergie, après tout ce plastique est un dérivé d’hydrocarbure, il peut servir à ça, tant pis pour l’empreinte carbone.

Mais lorsqu’on le jette ailleurs, Mister Plastoc vaque librement, il traîne, il s’envole en plein air, il se salit en pleine terre, il tourne mal : il échoue dans la nature ou bien dans un caniveau et glissera ensuite, dans les deux cas, au fil d’un ruisseau. Le ruisseau le confie à la rivière. La rivière le charrie jusqu’au fleuve. Le fleuve le jette dans la mer. Les courants marins l’emportent au large.

Et là, au large, très au large, se passe quelque chose d’étonnant : il ne bouge plus, le plastoc, il tourne en rond, il s’agglomère, il retrouve ses amis, il fait masse. Il existe cinq zones sur le globe, Pacifique Nord, Pacifique Sud, Atlantique Nord, Atlantique Sud, Océan indien, où les courants marins se rencontrent et s’enroulent façon cul-de-sac centripète, dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord, en sens inverse dans l’hémisphère sud, formant d’immenses vortex nommés gyres océaniques, équivalents maritimes des trous noirs dans l’espace intersidéral : d’où que l’on vienne, on s’y retrouvera fatalement, on y sera aspiré, englouti en lent tourbillon, et on n’en sortira plus jamais.

Au fil des décennies (les premiers polymères produits industriellement datent des années 1930), des milliers de mètres cubes de déchets impossibles à digérer par la nature se sont ainsi agglutinés dans l’océan, sur lui et sous lui, de la surface jusqu’à une profondeur de trente mètres. Ce phénomène est continu, jour et nuit : durant l’année qui vient de s’écouler, alors que la campagne électorale battait son plein et abordait des sujets très-très-très intéressants et qu’Eva Joly était persiflée au prétexte que son accent n’est même pas français, une portion évaluée à 10% des cent kilos de plastique européen par personne et par an est venue augmenter l’une des deux nappes de l’Atlantique, ou, allez savoir, selon les caprices de Neptune, l’une des trois autres. Ou peut-être celle de la Méditerranée, qui est plus modeste et plus diffuse, parce qu’on n’a pas dans Mare Nostrum de courants marins d’une force comparable à ceux des océans.

La plus gigantesque de ces cinq poubelles flottantes, et la plus observée (cela expliquerait-il ceci ?) est celle du Pacifique Nord, qui mesure 3,5 millions de kilomètres carré, soit six fois la France. Ces millions de tonnes de plastique, en fragments massifs ou infinitésimaux, qui naturellement ont chassé toute vie alentour (plus de plancton, plus de poisson, plus d’oiseaux, plus de chaîne alimentaire, rien d’autre rien rien que des milliards de bouts de plastique, des durs des mous, des gris des colorés des transparents), ont formé ce que l’on a appelé « the Great Pacific Garbage Patch » (la grande plaque d’ordures du Pacifique), nouveau continent artificiel ou, pour les poètes, « septième continent en plastique ».

Parfois, je lis quelque chose, j’intègre une information, jusque tard dans la nuit je gouguelise tétanisé, et j’en reste si effaré, choqué, abasourdi, presque mort un petit peu moi-même face à tant de mort, que je me dis « il faut faire un livre là-dessus ». Mais je ne m’y colle pas, je ne sais pas comment m’y prendre, je ne vois pas l’intérêt d’ajouter aux faits bruts, de retrancher, pis : d’inventer une histoire, alors je me contente d’en faire un article sur ce blog, je transmets simplement, j’informe à mon tour.

En revanche, il m’arrive, sur d’autres sujets, de finir à force de rumination par trouver comment construire mon livre, à partir d’une idée qui m’aura traversé comme une flèche lancée depuis les mass médias. Cela peut prendre des années, mais de temps en temps un texte se concrétise ainsi. Mon prochain livre, Lonesome George, parle de l’environnement, je ne peux pas dire mieux. Guettez le bon de souscription ici même dans quelques jours.

Appareil contre la rétraction de l’index

10/05/2012 3 commentaires


Ce n’est pas un mais deux livres que je prépare avec Jean-Pierre Blanpain (le premier sort en juin, pour lequel il ne dessine que la couve, le second en octobre, et alors là attention les yeux, Vous n’avez encore rien vu comme dit Resnais). Recevoir les mails quotidiens de Jean-Pierre est un grand bonheur, parce qu’il ne fait pas que bosser comme un fou, il est également fou tout court. Ce matin, il s’est mis en tête de partager avec moi sa passion pour un livre qu’il chérit, fort volume de 500 pages, un catalogue médical et chirurgical datant de la guerre de 14, et c’est ainsi qu’il bombarde ma messagerie de gravures positivistes atroces façon Belle époque, de science loufoque pour réparer les poilus estropiés, et d’horreurs pittoresques qui vous ont un je-ne-sais-quoi de cronenberguien. Je vous épargnerai les planches consacrées aux prothèses pour amputés, mais pour votre édification je reproduis, ci-dessus et ci-dessous, deux intéressantes innovations technologiques qui nourrissent entre elles, peut-être, quelque lien subliminal.

C’est reparti pour un four

30/04/2012 un commentaire

Je n’avais pas autant désopilé en lisant un livre depuis belle lurette : Le Tampographe Sardon – déjà, cette somme se singularise par une anomalie : son titre et son auteur sont une seule et même chose, Le Tampographe Sardon, coïncidence entre le sujet et l’objet, très existentialiste au fond, je suis ce que je fais, pratique courante en musique où l’on n’hésite pas à intituler son album de son propre nom, surtout si c’est le premier, mais en bibliophilie je ne songe à aucun précédent, il doit pourtant s’en trouver, dites-moi si vous avez ça en tête, oh, pas de jeu-concours, rien à gagner cette fois-ci, je réfléchis c’est tout, si vous voulez bien vous donner la peine de réfléchir avec moi, je cherche, je trouve en quelques secondes des livres dont le nom de l’auteur fait partie du titre, celui-ci par exemple, ou celui-là, ou cet autre, sans parler des innombrables Vie de Untel écrite par lui-même, mais l’identité parfaite nom/auteur, je ne vois pas, ah, un instant, madame la Présidente murmure dans mon oreillette, elle me souffle ceci, c’est exact, bon, je m’éloigne du sujet.

Je disais donc, je désopile. Je lis dans mon lit ce pavé sans exemple, j’en suis secoué de spasmes, et pas que de rire, parfois ça grince aussi, ou parfois les deux, comme dans la page 238 du livre où l’on commence par l’un pour sombrer dans l’autre.

Sardon trouve même le moyen de pervertir le paratexte de son bouquin : à la fin du volume, la page Du même auteur est rebaptisée Précédents échecs commerciaux. Ah, j’éclate de rire à nouveau ! Mais tout de suite après, je re-grince, parce que cela me rappelle que je publierai sous peu mon propre prochain échec commercial, et que je ferais bien de retourner au boulot sur mon histoire de tortue plutôt que de rigoler comme une baleine amère. Je m’y remets, le coeur joyeux, je choisis pour cet article une illustration qui m’évoque à la fois les tortues et le printemps, je me sens tout printanier moi-même, en plus nous changeons d’ère politique dans quelques jours, enfin débarrassé de l’exaspérant prince du bling, on n’en peut plus de cette arrogance, de cette vanité vulgaire, de cette démagogie, de ces mensonges continuels, de cet arrivisme, de ce mépris, de cette violence symbolique (putain, il m’est resté dans la gorge, son « discours de Grenoble », ma cité, ma cité à moi est célèbre grâce à ça, sagouin ! voyou ! sauvageon ! terroriste !), de ce clivage permanent entre les bons et les mauvais (sa dernière invention, vraiment la dernière espérons-le : « la fête du vrai travail » pour ceux qui travaillent plus pour gagner plus de Rolex, par opposition aux feignasses fonctionnaires paupérisés et/ou créateurs désargentés dans mon genre, tous losers répugnants cancers), c’est simple je me sens insulté dès qu’il ouvre la bouche, de la même façon très exactement que je me sens insulté quand je vois ou entends une publicité, la pub cherche à occuper mon cerveau et me prend pour un con, ce type qui fait pareil au fond n’est pas un Président, c’est une publicité pour un Président, alors d’accord, on peut regretter que son challenger soit un pépère un peu terne qui dans les cinq ans à venir nous décevra fatalement, il lui manque sans doute quelques qualités, mais au moins n’a-t-il pas tous ces défauts, je crois à la puissance des symboles, or le Président se pose comme symbole et il me représente, moi et soixante-cinq millions d’autres misérables, si être représenté par un gros pépère socio-démocrate est peu reluisant, l’être par un gougnafier démagogue qui flatte l’extrême droite prolétarisée ou plutôt le prolétariat extrême-droitisé afin de continuer cinq ans de plus à rouler pour le Rotary est toxique, il s’agit maintenant de décider si on préfère avoir une image de son pays, par conséquent, un peu, de soi-même, peu reluisante, ou bien toxique.

Ah ? Tiens ? Je me suis encore éloigné de mon sujet. Un peu de mal à me concentrer. « Je suis moins guéri de politique que je ne le crois s’il s’agit d’aller botter le cul de cette andouille de etc. » Ce n’est pas de ça que je voulais parler. Je voulais parler du septième continent en plastique. Une autre fois.

La suite en avant

21/04/2012 4 commentaires

On efface tout, on recommence, rien dans les pains, rien dans les moches. La situation de mon prétendu prochain livre s’est à nouveau contredite depuis le précédent post : à l’issue d’un trimestre de tergiversations, le Rouergue a fini par refuser poliment mon petit manuscrit intitulé Lonesome George. Les relations entre les deux parties sont restées cordiales, il n’y a simplement pas eu moyen de s’entendre. Ils ne pouvaient me publier en l’état sans dépareiller leur collection, je ne pouvais me plier à leurs exigences de modification sans dénaturer mon intention initiale, tout ça pour 36000 malheureux signes (espaces compris), trois fois rien sans doute, oui mais ce sont mes 36000 signes à moi. Ils restent à moi. Rien qu’à moi. Je suis bien avancé. Retour à la case Fond du tiroir.

Je gamberge sur ce rendez-vous laborieusement manqué, je ne dors pas, je divague, je rumine pour et contre, cette fin de non-recevoir s’ajoute aux déconvenues de Double tranchant, c’était bien le moment, je me demande si je suis encore, littérairement et/ou psychologiquement capable de publier chez un autre éditeur que le Fond du tiroir, je me figure irrémédiablement hors jeu, hors cadre, hors réseaux et hors paysage, hors logiques éditoriales, hors tout, I’m a poor lonesome je-ne-sais-quoi and a long-long way from je-ne-sais-où. Dans le même temps, je suis en train de lire la fort intéressante Sagesse de la conteuse écrite par Muriel Bloch (je dois prochainement l’interviouver en public). Forcément, elle y raconte un grand nombre d’histoires, dont celle-ci, qui sonne comme un avertissement :

[Je me promis] de ne jamais ressembler au conteur solitaire de la ville de Prague qui, selon la légende, racontait sans public. À l’enfant qui lui faisait remarquer qu’il parlait tout seul, l’homme répondit : « Autrefois je racontais pour changer le monde, aujourd’hui je raconte pour que le monde ne me change pas ».

Est-ce moi ce conteur autiste confit dans ses histoires pour personne, ce dérisoire graphomane gaga sur une place de village déserte ? Non, je ne crois pas, puisque je reste convaincu que le geste esthétique n’existe pas sans un récipiendaire, fût-il unique, je l’ai déjà dit. Mais alors quoi ?

Alors, je me retrouve avec sur l’établi deux livres qu’il faudrait simultanément éditer au Fond du tiroir mais l’argent manque parce que personne n’a acheté les précédents. La raison exigerait que je me lève, que je fasse craquer mes articulations, et que je quitte dignement la place de Prague, deux histoires encore dans la gorge. Ce petit Lonesome George est soit urgent soit nul, il faudrait le faire tout de suite (genre : souscription mai, sortie juin), ou jamais. Les deux hypothèses ont des charmes.

En attendant, lisons ce que dit Flaubert des éditeurs dans sa correspondance, ça nous distraira :

La manie qu’ils ont de corriger les manuscrits qu’on leur apporte finit par donner à toutes les oeuvres, quelles qu’elles soient, la même absence d’originalité. S’il se publie cinq romans par an dans un journal, comme ces cinq livres sont corrigés par un seul homme ou par un comité ayant le même esprit, il en résulte cinq livres pareils. Voir comme exemple le style de la Revue des Deux Mondes.
Tourgueneff m’a dit dernièrement que Buloz lui avait retranché quelque chose dans sa dernière nouvelle. Par cela seul, Tourgueneff a déchu dans mon estime. Il aurait dû jeter son manuscrit au nez de Buloz, avec une paire de gifles en sus et un crachat comme dessert. Mme Sand aussi se laisse conseiller et rogner ; j’ai vu Chilly lui ouvrir des horizons esthétiques et elle s’y précipitait. Nom de Dieu ! Il en était de même pour Théo[phile Gautier], au Moniteur, du temps de Turgan ! etc. Eh bien ! De la part de pareils génies, je trouve que cette condescendance touche à l’improbité. Car, du moment que vous offrez une oeuvre, si vous n’êtes pas un coquin, c’est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Une individualité ne se substitue pas à une autre. Il est certain que Chateaubriand aurait gâté un manuscrit de Voltaire et que Mérimée n’aurait pu corriger Balzac. Un livre est un organisme. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, cela ne sera pas lui.
(Lettre à Charles-Edmond Chokecki, 26 août 1873)

Mercato (bilanzeperspectiv 2/2)

10/04/2012 un commentaire

Un peu comme un échange de prisonniers à l’aube, leurs silhouettes émergeant de la brume, au ralenti, sur un pont-frontière. L’agenda de publication des plus-beaux-livres-du-monde au Fond du tiroir se trouve affecté par une remarquable permutation : le livre prévu ici sera publié là, tandis que celui qui devait naître là se retrouvera ici. Les pièces troquées sont les deux textes que j’ai écrits cet automne à Troyes – et dont les titres vous sont déjà connus si vous êtes un familier de ce blog. 

Le FdT envisageait de publier, dès ce printemps, un livre intitulé Lonesome George, une nouvelle sinon pour enfants, au moins avec les enfants, texte de crise et d’actualité, texte comique, violent, et lent. En fin de compte, contrairement à ce que j’avais trop tôt annoncé, ce livre ne paraîtra pas au FdT mais, si tout se passe correctement (rien n’est signé encore), aux excellentes éditions du Rouergue. Attention, cela n’est pas une mauvaise nouvelle. Au contraire, je ne suis pas malheureux d’entrer au Rouergue, d’ailleurs publier chez Olivier Douzou est pour moi une sorte de retour aux sources, puisque c’est chez Douzou (quoique, à l’époque, sous une autre bannière) que j’ai signé il y a dix ans le contrat pour mon tout premier livre.

Seulement voilà : j’avais déjà commencé à gamberger sur Lonesome George, à le rêver comme les précédents sur le mode plus-beau-livre-du-monde, je me stimulais la racontouze éditoriale, j’allais faire ceci, et cela, et pourquoi pas ça aussi, jouer sur les formats, sur la mise en page, sur les polices, ah ah, la gueule du livre… Je jouais à l’éditeur, en somme, j’aime ça : je pense un livre, pas seulement un texte. Et puis dans l’intervalle, le Rouergue se déclare intéressé par ce texte, pour sa collection Dacodac – sous réserve de modifications. J’ai un peu hésité, pas très longtemps, et puis okay, j’ai fait les modifications. Bon. Aux dernières nouvelles, cela ne suffit toujours pas. J’y retourne, en maugréant un peu. De nouveaux amendements s’ajoutent à la première couche. Je ne les regrette pas du tout, hein, je n’étais obligé à rien, il ne s’agit pas d’un director’s cut, le texte modifié est encore mon texte, Lonesome George sera au Rouergue le plus-beau-livre-du monde quand même… Demeure ce petit pincement : je rendrai ma copie, je n’aurai accompli que le texte, je n’aurai pas fait le livre, je me suggère à la Coué que c’est pour le mieux, j’éprouve un lâche soulagement comme on disait à Munich. Au moins celui-ci se vendra-t-il un peu. À paraître cet automne.

Pour autant, cela ne signe pas la mort sans phrase du FdT. Les rêves de livres, les projets plus ou moins anciens, les tirages minuscules (règle d’or locale : plus jamais de tirage au-delà de 300 ex., et 100 serait l’idéal), les visées underground dont le FdT n’aurait pas dû s’extraire, restent d’actualité même lorsque l’actualité se dilue. Ainsi, un autre livre que, quant à lui, j’étais certain de publier chez un autre éditeur (certain de façon irrationnelle, ingénument convaincu de ses capacités de séduction), est présentement en rade, échoué sur le flanc : Double tranchant. Jean-Pierre Blanpain et moi-même l’avons proposé à environ une quinzaine de maisons, et la réponse (quand réponse il y eut) fut à peu près unanime : « Ah comme c’est beau ! Magnifique ! Superbe ! Original ! Poétique ! Mais non merci. » Ce sera donc moi, dit l’oie. Ce magnifique, superbe, original et poétique ouvrage sera selon toute vraisemblance le prochain livre du Fond du Tiroir. Et le plus beau du monde.

Resterait à évoquer la perspective de deux excitantes collaborations, l’une avec l’artiste Adeline Rognon, l’autre avec le musicien Olivier Destephany, ce sera pour une autre fois.

Quadrennat (bilanzeperspectiv 1/2)

09/04/2012 Aucun commentaire


Par essence est obscur ledit Fond du tiroir. J’y joins de la lumière, et vlan, fiat lux. En chandelles, par exemple. Par groupe de quatre. J’aime la lueur des bougies. La Mèche qui vacille et fait danser les ombres…

9 avril 2008 / 9 avril 2012 : quatre bougies pour le FdT ! Le webmestre dévoué (et masqué) vient de renouveler le bail annuel, on le remercie et on lui colle une bise sur chaque joue. Au terme de mon mandat, je tire tête haute le bilan de ce quadrennat et présente à mes e-lecteurs un programme courageux pour temps de tourmente, afin qu’ils me renouvellent leur confiance pour les quatre prochaines années. (Hum, pardon, j’ai du politiquement correct dans la gorge, le climat actuel est mauvais pour les bronches, je crache ce vilain glaire, ric-ptou, et reprends ma causerie au coin du feu.)

Quatre ans d’écritures, quatre ans d’art et essai, de tentatives, de rêves, d’exaltations, d’improvisations et de constructions remises sur le métier, quatre ans de livres et de doutes. Et ensuite ? Four more years ? Sera-t-on encore là en 2016 ? Je ne sais vraiment pas… Il a peut-être fait son temps, le FdT, je pourrais aussi bien passer à autre chose, m’empoisonner et m’enchanter l’existence autrement. Comme l’écrit très justement un ami libraire qui s’apprête à fermer sa boutique sans la moindre rancoeur, et à qui j’adressais mes condoléances en déplorant l’incompatibilité de la passion et de l’économie réelle, « Je dois t’avouer que je trouve intéressantes ces fameuses lois de l’économie dans leur rude franchise ! Au moins on ne peut pas tricher. Un projet qui n’intéresse que peu de monde risque – s’il perdurait – de passer de passion à caprice. Et ça n’est pas forcément intéressant. » J’en prends bonne note.

En ce qui concerne les publications, le rythme est d’ores et déjà brisé, puisque je renonce formellement à pérenniser l’ambition initiale de deux livres par an (certes, à ma montre, quatre ans = huit livres au catalogue, on y est, même si deux parmi les huit enfin bon bref). Pour faire des livres, il faudrait vendre ceux qui existent. Les cartons s’accumulent dans mon garage, les stocks pâteux font des grumeaux dans le flux, et la trésorerie manque. Pourquoi ajouter sur cette terre des livres que je trouverai à nouveau les plus beaux du monde mais que je ne vendrai pas non plus ? D’autres problèmes s’ajoutent à ceux de type grec. Je ne vous dis pas tout.

Financièrement, l’association « Le Fond du tiroir » n’aura jamais réussi à trouvé son équilibre. Le seul livre dont les ventes ont permis de rembourser ses frais de fabrication est J’ai inauguré IKEA (et presque pour la Racontouze). C’est peu. La Mèche, particulièrement, que je me figurais compromis idéal entre mes exigences artisanales et un accès tout-public, et pour lequel le FdT a accompli de sensibles et peut-être malencontreux efforts de normalisation et de distribution, me reste finalement sur les bras par palettes. Je dois bien avouer, sans vouloir gâcher l’anniversaire, que le pari initial, à savoir vendre un minimum, oh pas dans le but de dégager le moindre bénèf, mais juste afin de financer le livre suivant, n’a jamais été atteint, et j’ai avalé bien des couleuvres. Le réalisme économique a fini par me rattraper, et la crise, partout-partout, ne m’arrache plus qu’un sourire crispé. 2012 est l’année où j’ai repris mon emploi salarié à plein temps, bien content de pouvoir, même. Tu m’étonnes, que je trotte !

Demain, suite et fin du rapport moral : perspectives 2012. Il y en a.