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Le moindre mal (Lectures pendant le solstice, 1)

21/06/2015 2 commentaires

begaudeau

Aujourd’hui, c’est le solstice : je m’en vais dans quelques minutes jouer de la musique dans les rues, pour oublier que désormais les jours raccourcissent, la nuit gagne petit à petit, et nous nous acheminons vers l’hiver. Lisons de bons livres en attendant l’extinction de l’espèce humaine.

Exemple de bon livre : Le moindre mal, de François Bégadeau. Honnêtement, je n’attendais pas autant de lui. Bégadeau, dont j’avais aimé Entre les murs, m’est depuis tombé des mains pour cause d’egotrip. Sa récente auto-science-fiction, La politesse, m’avait laissé circonspect pour cette raison, auto-centré sur ses déboires d’écrivain dans l’infime milieu littéraire français – pourquoi pas, mais l’enjeu ne dépasse pas vraiment (à part dans la dernière partie spéculative) ce qu’on peut lire sur bien des blogs, y compris celui-ci.

Mais pour ce Moindre mal, il a délaissé son égo, et s’est intéressé à « d’autres vies que la sienne » pour reprendre la formule d’un autre écrivain à qui ce décentrage de l’écriture avait pas trop mal réussi. Le livre prend place dans l’admirable collection Raconter la vie de Pierre Rosanvallon qui s’est justement donné pour objectif de donner la parole, soit directement soit par l’intermédiaire d’écrivains-écriveurs-écrivant, au Parlement des invisibles, ce monde occulté des hommes et femmes modestes, de tous ceux qui ne (nous) parlent pas mais pourtant existent si fort (c’est dans cette même collection qu’avait paru le livre d’Annie Ernaux sur les supermarchés).

Bégaudeau, donc, raconte la vie d’une infirmière, Isabelle. Sa vie en tant que parcours (d’où vient-elle), puis en tant que quotidien (que fait-elle). C’est passionnant. Au bout du livre, on connaît Isabelle, et on est drôlement content de la connaître, on a envie de lui dire merci.

En outre, lire ce livre n’est pas seulement une occasion de découvrir un être humain, et le métier qu’elle exerce, quand bien même cette qualité documentaire serait une bonne cause et une fin en soi : l’expérience littéraire y est excitante aussi parce que Bégaudeau, dans la troisième et dernière partie du livre, expérimente. Il écrit la journée d’Isabelle à l’hôpital en un seul interminable paragraphe, un flot de conscience dense et fluide, composé d’idées, d’impressions, d’images, de bribes de dialogues, de visages de patients, de collègues, d’odeurs, mais surtout de gestes répétitifs ou singuliers, accomplis dans la nécessité de l’ouvrage. On achève cette journée de trente pages dans le même état qu’Isabelle : harassé, mais un peu plus humain.

Lisez Le moindre mal.

Sur le même sujet : le Charlie Hebdo de cette semaine est lui aussi très hospitalier (il convient, de temps en temps, de rappeler que Charlie n’est pas seulement un symbole, mais aussi un journal). Outre les Histoires d’urgence du Dr. Pelloux, palpitantes depuis plus de dix ans, et la chronique de Philippe Lançon qui, par la force des choses est devenue depuis cinq mois un reportage permanent (et poignant) en direct de l’hôpital, voilà que l’écrivain Robert McLiam Wilson, qui signe en alternance la rubrique Papier buvard, raconte à son tour son passage à l’hôpital, en rendant un vibrant hommage à ceux qui l’ont soigné. Je reproduis ce paragraphe magistral :

Une confirmation : les gens qui bossent là sont ceux qui ont les vrais boulots. Eux, les profs, et quelques maçons, et tous ceux qui nettoient les rues (et bon, d’accord, peut-être certains bouseux poilus qui font pousser de la nourriture). Voilà des boulots. Tout le reste n’est qu’infantile babillage. Si vous êtes consultant en management, programmeur, relations publiques, agent immobilier, ou écrivain à la con, inclinez-vous humblement devant ces adultes. En particulier si vous êtes scandaleusement mieux payé qu’eux (et vous l’êtes). Les infirmières, les profs, les assistantes sociales et les ouvriers agricoles devraient être les personnes les plus riches dans n’importe quelle société. L’aristocratie.

Rien à ajouter.

Dans la même galère

15/06/2015 Aucun commentaire

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Il arrive qu’un beau film s’ouvre sur une belle scène d’une autre beauté, un peu incongrue, presque hors sujet. On n’en sait trop rien, parce qu’à l’orée du film le sujet exact on ne le connaît pas encore, mais les images nous font traverser une antichambre, une porte ouverte, une porte refermée, et nous disent entre les deux : « Regarde cette scène de tous tes yeux puis oublie-la autant que tu le peux, car pendant le vif du sujet elle bien sera mieux au repos, sous la surface de ta conscience, tu vas voir ce que tu ne vas plus voir ». Comme un court-métrage qui ferait mine d’être clos, de céder la place, mais se préparerait en secret à surgir à nouveau en contrepoint, au beau milieu du long – à l’instar de la Crimson Permanent Assurance, pour citer un exemple formellement radical.

Le très beau Bird People de Pascale Ferran s’ouvre par une très belle scène de transport en commun. La caméra flotte dans un train de banlieue, dévisage en douce les passagers, capte leurs pensées intimes. Nous contemplons leurs visages impassibles, et nous les entendons réfléchir, calculer, anticiper, rêver.

Dispositif magnifique, quoique pas entièrement original. Trente ans plus tôt, un autre beau film (Les Ailes du désir, Wim Wenders) avait eu la même idée : sa scène d’ouverture télépathe volait déjà dans un avion et roulait dans une rame du métro berlinois. Dans les deux films, le personnage principal est une créature à la fois trop humaine et surnaturelle, bienveillante et pourvue d’ailes – cela ne saurait être une coïncidence.

Moi qui ne suis pas ailé mais cependant capable de bienveillance, je prends les transports en commun. Lorsque je ne peste pas contre la radio obligatoire, je consacre le trajet à regarder les gens. Souvent, sans me forcer je les trouve beaux. Je ne parle pas seulement des jeunes femmes, dont la beauté est truisme pour un homme hétérosexuel. Il peut m’arriver de trouver beaux, aussi bien et sans mettre en jeu ma libido, la bouche d’un voyageur, le nez d’un autre, la main d’un vieillard, la peau d’un enfant, la mèche d’une collégienne, l’œil d’une maman, l’appareil dentaire d’un ado, le chapeau d’un exilé, la béquille d’un estropié, la voix d’une fumeuse, le maquillage d’une ex-jeune, les sourcils de celui qui fraude, l’embarras de celle qui frôle, la concentration évasive d’un étudiant, la fragilité d’un chômeur, les lunettes d’un pépère, et même le chien d’une mémère, ou les veines sur l’avant-bras de mon voisin dont je n’ai pas encore vu le visage. J’aime me trouver fortuitement dans le même habitacle que tous ceux-là, et, un par un, je les trouve beaux.

Cela me rassure sur mon propre compte : je ne suis pas si misanthrope, finalement.

Parce que pour le reste, aussitôt que je ne regarderai plus les gens, mais les chiffres, l’accablement repointera. Quoi ? Un Français sur quatre vote FN ? Un sur cinq croit que les attentats de janvier sont l’effet d’un complot ? Un sur deux appelle de ses vœux le rétablissement de la peine de mort ? Trois sur quatre se contrefoutent de la déglingue planétaire et de la conférence sur le climat ? Un sur cinq déclare ne plus rien attendre de la République ou de la Démocratie, et aspire à quoi d’autre ? Beaucoup sur je n’sais combien ferment les yeux sur les dérives mafieuses de la FIFA, trop occupés à attendre que le prochain cirque sportif planétaire les distraie de la morosité et de l’angoisse de la mort ? Et presque quatre sur quatre ne pensent en somme qu’à leur gueule ? Même vous, là, les gens dans le bus ?

Vous me décevez. Les anges n’existent pas.

Arrigo Beyle, Milanese

18/05/2015 Aucun commentaire

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Je marche dans les rues de Milan pour la première fois, et je ne me lasse pas de ce délice toujours réinventé : arpenter nez en l’air une ville inconnue. En plus, là, c’est l’Italie. Soit le plus beau pays du monde. Le seul dont j’ai envie même quand j’en reviens, celui qui est bon pour la santé. Je présume que vivre en Italie doit fatalement rendre meilleur. Mais comme je ne comprends pas tout, je n’ai pas d’explication au fait que périodiquement ce pays engendre des connards comme Berlusconi ou Mussolini ou paparazzi ou tifosi.

Or les rues de Milan sont merveilleuses, pleines d’histoires et de géographies, de luxe calme et voluptés en pack, de surprises aussi (mate un peu cette bizarre tour rétro-futuriste), à la fois très italiennes (façades, fenêtres, arcades, couleurs jaune et rouge, lignes et volumes) et cependant un peu suisses (l’esprit de sérieux prévaut davantage que dans le Sud de la Botte, l’utilitaire, l’argent aussi, la réussite économique, Milan est une grande bourgeoise).

Parmi quelques autres splendeurs, je m’ébaubis devant la dernière oeuvre de Michelange, une pietà inachevée, très différente de celle si vigoureuse qu’il sculpta cinquante ans plus tôt et qu’on peut voir à Saint-Pierre de Rome. Je souffre sans doute du « syndrome de Stendhal » puisque face à elle je faiblis, je m’assois, je chiale doucement, saisi. Que Jésus soit Dieu me paraît louche ; que sa maman soit vierge me la baille belle… Mais qu’une mère pleure son grand garçon mort assassiné par la haine, voilà qui me bouleverse. Cela, « j’y crois » – comment ne pas y croire, on le voit tous les jours.

En redescendant du château des Sforza qui abrite ce marbre, dans une rue piétonne et bondée un barbu tout sourire m’aborde, en djellaba. Il tient à me présenter « la sola vera religione, quella di Allah » et me glisse entre les mains une brochure à ce sujet. Je le remercie et empoche la brochure. Je la lis dans le métro. C’est étonnant : dans le ton (doucereux) comme dans le graphisme (kitchounet) on jurerait la propagande des témoins de Jéhovah, j’ignorais que les musulmans pratiquaient le même type de retape.

Je sors du métro, je monte l’escalier et c’est comme si la ligne de fuite vers le ciel n’en finissait plus : la vision du Duomo me coupe le souffle. Quel miracle. Je me souviens que j’apprenais l’italien au collège dans une méthode intitulée Piazza Duomo, où un certain Gigi et son copain Bruno draguaient les filles en Vespa place du Dôme à Milan et, franchement, le décor est encore plus époustouflant que dans mon souvenir : en vrai c’est mieux dessiné (toutefois, respect à l’illustrateur Daniel Billon, qui n’a pas enluminé que des méthodes d’italien, il a également illustré bien des volumes de la Bibliothèque Verte que je dévorais, Bennett etc., et puis il a collaboré avec Forest sur Barbarella mais là, à part du point de vue des sonorités, on s’éloigne trop de l’Italie).

La splendeur de cette cathédrale me plonge dans la mélancolie. Je me dis que la foi, quand elle décide de construire au lieu de détruire, est une bien belle chose. Pourtant, ni création ni destruction ne prouveront jamais l’existence ou la non-existance de Dieu… Seulement celle de l’homme, éternellement génial et dégueulasse… Méditant sur les six siècles nécessaires pour achever ce Duomo, et tout en observant les ouvriers qui continuent de travailler sur son toit, je ne peux m’empêcher de penser que Daesh, avec des masses adéquates, des bazookas et quelques bâtons de dynamite, pourrait en avoir raison en deux jours, drôles d’idées, hein, mais qu’y puis-je.

Nous regardons la queue devant le portail d’entrée. Des femmes se font refouler parce que leurs épaules sont nues, incontestable insulte à Dieu. Cela nous fournit, à ma fille et moi, assis au soleil sur la place, le prétexte d’intéressants débats théologiques : au commencement était la différence physiologique essentielle entre les hommes et les femmes, ce sont les femmes qui portent le bébé dans leur corps. Donc, une mère est toujours certaine d’être mère, tandis qu’un père gardera toujours un léger doute.

De là, l’archaïque obsession des hommes de contrôler à toute force la sexualité des femmes. Obsession qui comporte mille conséquences funestes, allant de Nique-ta-mère au Niqab, allant de l’excision (exemple jeté dans la conversation par ma fille, moi-même je ne songeais pas à cette horreur extrême) aux insultes de type « ta mère la pute » (= tu es l’enfant d’une femme à la sexualité dévoyée), allant de l’invention de maladies imaginaires (l’hystérie ou la nymphomanie, deux dérégulations du désir féminin) aux figures mythiques culpabilisatrices (Pandore chez les Grecs, Eve chez les Juifs et leurs cousins : les malheurs des hommes proviennent du désir des femmes)… en passant par l’irrationnelle importance accordée à la virginité des femmes (celle des hommes, on s’en cogne) et, en corollaire, par la prégnance du mythe de Marie Bonne-Mère (la faribole de la vierge qui accouche, dont les exemples exemples sont innombrables dans les mythologies du monde entier, telles la maman de Jésus et celle de Bouddha… une femme « pure », enceinte sans avoir péché)… et enfin, naturellement : le voile et toutes ses variantes, jusqu’à l’injonction débile de dissimuler ses épaules pour passer la porte du Duomo, parce que ton épaule, femme, choque Dieu – foutrement susceptible ce con-là.

Les culs-bénis chrétiens sont à peu près aussi neuneus que les islamistes, mais en ce moment ils sont a priori moins dangereux, moins armés. Encore que : songeons que, depuis les Manifs pour tous, les cas d’agressions homophobes ont fait un bond en France, « décomplexées » – quelle responsabilité pour les activistes cathos ?

Ce genre d’idées, qui s’associent. Je pense à présent à Cabu, abattu d’une balle dans la tête pour avoir griffonné des dessins dans le genre des deux reproduits ci-dessus (dessins semblant se répondre, pourtant réalisés à plus de dix ans d’écart, le premier constituant la une du Charlie n°434 d’octobre 2000). La mélancolie ne se dissipe pas vite, même plongée en un si beau pays.

Cloaque

12/05/2015 un commentaire

gastinel

Je lis beaucoup la presse en ligne.

Aujourd’hui, je lis la dernière chronique de Noël Mamère sur Rue89, qui dresse le bilan calamiteux des trois ans de pouvoir de Hollande. J’y vois une énumération terrible, précise et exacte. Pas de quoi se réjouir, mais au moins de quoi penser.

En revanche, dans la foulée j’ai le malheur de lire les commentaires laissés par les internautes au pied de l’article… Je suis à nouveau estomaqué par cette « République des commentaires fielleux » qui émerge sous n’importe quel papier de n’importe quel site d’info. De la haine anonyme, du mépris sectaire, de la suffisance compulsive, des objections irascibles, des raccourcis aigres, des quolibets, des « petites phrases », des « clash » des « buzz » des « tacles »… Et zéro arguments. Je crains que ces commentaires ne reflètent l’état d’esprit (inquiétant) des Français davantage que l’article de Mamère lui-même. Et dire que Rue89 a été fondé sur le projet participatif d’une mythique info à trois voix, Rédaction/Spécialistes/Internautes eux-mêmes, « qui participent à la vie de Rue89 par leur commentaires mais aussi en soumettant des articles, des liens vers d’autres sites, des photos et des vidéos »… La troisième voix pue de la gueule.

Il y a 45 ans, François Truffaut disait « Les Français ont tous deux métiers : le leur, et critique de cinéma. » Il semble que leur second métier soit devenu critique de l’actualité, commentateur acerbe du monde. Le phénomène de ces caniveaux-commentaires pré-fascistes me révulse et me fascine, je crois même qu’il me passionne (j’y fais une allusion dans l’un des chapitres Fatale Spirale, celui sur les trolls), et pas seulement parce que j’ai pu, à l’occasion, en être moi-même la cible.

Ce cloaque est digne de notre époque, il est la déclinaison accessible à chaque citoyen du modèle dominant de traitement ultra-contemporain de l’actualité : à l’heure où l’information n’a jamais été aussi abondante et accessible, on (s’)informe à coups de vacherie en 140 signes plutôt que d’enquête d’investigation, à coups de talk-shows matches-de-catch où l’infotainment prévaut (on retiendra de l’actu, pour recyclage dans le zapping ou dans les navrantes pages politiques d’Orange par exemple, que tel people a rabroué tel autre people), à coups d’avis péremptoires balancés dans la mêlée depuis on-ne-sait-où (je suis conscient que, rédigeant un blog où je me crois autorisé à exprimer des avis que personne ne m’a réclamés, je participe de ce brouhaha).

Les débordements sont sans nombre, surtout dans le cas d’une actualité elle-même conflictuelle (un exemple ici). Libération, journal par ailleurs en pleine crise d’identité (papier ou tout web ou brasserie-traiteur-salon-de-massage ?), qui s’est doté d’une charte prudente sur la modération des commentaires, a signalé que certains sites américains, confrontés comme de bien entendu à ces débordements avec une longueur d’avance sur nous, ne donnent tout simplement plus la parole à ses lecteurs. La censure 2.0 est-elle de mise ? Et pourtant, depuis le premier amendement, la liberté de parole est sacrée là-bas plus encore qu’ici…

Reste que de ces souterrains de l’autoroute de l’information je m’extirpe toujours lessivé, et démoralisé. À chaque fois, je me dis « Il ne faut plus les lire ! » Mais à l’encontre de mes résolutions je retourne tremper, bien fait pour moi, dans ces flots d’agressivité et de sarcasmes à courte vue, d’insultes, d’intolérance, de « bons mots » sidérants de violence, qui polluent systématiquement les articles d’opinion (ou même d’analyse) dans toute la presse en ligne. « L’esprit français » (la saillie voltairienne, disons), « la démocratie participative », la « liberté d’expression » pour laquelle paraît-il nous avons massivement marché le 11 janvier… sont ici tragiquement dénaturés. Au service de qui, au juste ?

Cette hargne démocratique est-elle représentative de l’opinion réelle, du Français moyen, des « idées » de mon pays ? J’espère que non, sinon nous traversons une grave crise civique ET intellectuelle… Est-elle, alors, le seul fait de « minorités agissantes » ? Voire d’officines, de mercenaires appointés ou de bénévoles militants, bossant pour le compte de quelques groupuscules extrémistes (le FN ? voire pire, les Soraliens, Dieudonnistes etc) dont le métier, semblable à celui des agences de publicité qui truffent les sites de commerce en ligne de faux avis de consommateurs, consisterait à pourrir sciemment le débat politique, à nous exciter comme à coups de banderilles ? J’envisage cela, et je me dis que je frise la paranoïa…

Moi, président ?

07/05/2015 Aucun commentaire

Le Fond du tiroir hors les murs : la chronique ci-dessous, faux dialogue remixant d’authentiques paroles échangées avec mon camarade Christophe Sacchettini, a été écrite pour la newsletter mai-juin 2015 de Mustradem. Elle n’y apparaîtra pas forcément in extenso, faute de place. Tandis que dans un tiroir, la place ne manque jamais. Retenez au moins l’actualité brûlante qui en émerge : rendez-vous à la Villeneuve de Grenoble ce samedi à partir de 11h30, pour une lecture de Fatale Spirale, texte inspiré par cet endroit même. Fête ‘n’ musique ‘n’ pique-nique, aux bons soins de l’association Sasfé.

Moi, président ?

– Président ? Président de quoi ?
– De Mustradem, pardi. Mustra, en plus d’être un collectif d’artistes, un label de musique, un éditeur, un entrepreneur de spectacles, une structure de formation, un fomenteur de bals… est une association loi 1901. Il lui faut impérativement un président.
– Elle n’en a pas déjà un ?
– Si fait, mais notre Mariette à nous, présidente historique et chérie depuis l’origine, « a fait valoir ses droits à la retraite », comme on dit dans d’autres milieux.
– Aussi sec vous me proposez le job.
– C’est ça.
– Drôle d’idée.
– Pourquoi pas ? Tu nous connais et nous te connaissons, tu nous aimes et nous t’aimons, pour autant tu n’es pas tout à fait des nôtres. Tu es compagnon de route sans être partie prenante. Tu es là mais ailleurs. On en déduit que tu es peut-être pile à la bonne place pour présider.
– Ça consiste en quoi, présider ? C’est que je ne suis pas du tout un homme de pouvoir, moi…
– Oh, t’inquiète pas pour ça, du pouvoir tu n’en auras pas beaucoup. Mais il faut que tu sois là. Que tu signes les contrats. Que tu nous représentes. Que tu nous écoutes, que tu donnes ton avis, que tu n’hésites pas à dire « Vous déconnez les gars, bande de têtes de mules, on va pas revenir là-dessus alors qu’on a réglé cette question au début du conseil d’administration il y a six heures et demie », tu vois ? Ce genre de choses. Président, quoi.
– Que je me mêle de ce qui vous regarde. Par exemple… C’est quoi, là, sur ton écran ?
– Alors justement, ça c’est le nouveau logo. Nouvelle époque, nouveau président, nouveau logo… Tu en penses quelque chose ? On ne l’a pas encore validé.
– Tant mieux. Il est joli ce logo, hein… Mais il ne m’emballe pas. Il est trop régulier, trop symétrique, trop fermé. Je n’entends pas votre musique quand je le regarde. Votre musique ? Tout le contraire, ouverte, irrégulière, asymétrique, pleine de cinq-temps et sept-temps et tempi plus excentriques encore, elle retombe sur ses deux pieds mais entre temps le gauche comme le droit ont dansé dans l’air de drôles de circonvolutions. Ce logo, il est tout raide, assis, couché, il ne danse pas.
– Parfait. On consigne que tu n’es pas fou du nouveau logo.
– Ah ? Et… Vous allez tenir compte de mon avis ?
– Si on a le même que toi, sans hésiter.
– Je commence à comprendre la fonction présidentielle.
– Tu vois, c’est facile.
– Votre musique irrégulière et asymétrique, je l’aime, et plus encore. Mais mon vrai domaine, ma prédilection, ce sont les paroles plutôt que les musiques, si tu vois ce que je veux dire, les mots. Du reste, « Musique Traditionnelle de Demain »…. Voilà trois mots superbes. Et leur juxtaposition, alors là, chapeau. Un peu comme parapluie plus machine à coudre plus table de dissection, d’un seul coup l’image parle, la poésie toute crue. Des années que je l’admire, votre paradoxe temporel, votre inactuel oxymore.
– Inactuel oxymore, comme tu y vas. On consigne aussi. On verra si on valide.
– Moi, ce que je sais faire, ce sont des livres. Tiens, une idée me vient, vous ne voudriez pas en faire un ? De livre ? Sur Mustradem ? Là, au moins, je pourrais me rendre utile.
– Heu… Pourquoi pas… Ce n’est pas vraiment la priorité…
– Attends ! Je le vois d’ici, ce serait un livre fabuleux … Mustra, ça date de quand ? Vingt-cinq ans, non ? Un chiffre rond en plus, occasion idéale ! « Mustradem 1990-2015, le premier quart de siècle », un livre-CD s’impose, regorgeant de photos, de souvenirs, d’interviews… De partitions… Non ?
– Hmmm… On y réfléchira. Quand tu seras président. On n’est pas tellement dans l’auto-célébration, tu sais.
– Ouais. Ben, pas assez, peut-être. Parce que si l’on regarde… Ce n’est pas rien, ce que vous avez accompli. Vous êtes des héros de la culture de niche. Avec Mustradem vous avez bâti une Œuvre collective, en sus de chacune de vos petites œuvres singulières. Une grande œuvre qui dure, qui palpite. Qui fait des petits. Non seulement avez-vous pratiqué votre art, ce beau mélange tradition/demain… Mais surtout vous n’avez attendu personne pour vous expliquer comment vous deviez jouer votre musique, ni un marchand de disques, ni un directeur de salles, ni quelque relai médiatique complaisant, ni un président… Vous avez puisé aux sources de la musique qui vous inspirait, vous vous l’êtes appropriée, puis vous avez conçu vous-mêmes les conditions pour la jouer et la diffuser. Vous l’avez réinventée sans relâche, remise en jeu, et toujours par vos propres moyens. La fière indépendance du « Do-It-Yourself ». Au fond, je vous soupçonne d’être un peu punks, pour des folkeux. En plus d’être vaguement jazzmen sur les bords.
– Alors, c’est oui ?
– Êtes-vous vraiment des folkeux, d’ailleurs ? J’ai tenté plusieurs fois de comprendre la différence entre « folk » et « trad », j’ai posé la question à la cantonade… Je n’ai obtenu qu’une seule réponse cohérente : « Ben c’est évident, y’a ceux qui jouent bien et ceux qui jouent mal », sauf que, c’est ballot, j’ai oublié lesquels qui quoi.
– C’est plus compliqué que ça.
– Je m’en doutais un peu.
– Il y a des forums exprès, si tu veux creuser la question. Alors, c’est oui ?
– Je reconnais que c’est tentant. Je vous ai vus tout petits ! Je vous ai vus grandir, comme on dit aux gamins qui font une tête de plus que nous. Je me souviens d’un des premiers concerts de Dédale, le tout premier si ça se trouve, dans une MJC approximative, en Savoie, c’était en… Je ne sais plus, Mustra n’existait même pas, pour te dire. Vous aviez encore de l’acné, ou alors je confonds, c’était moi, mais déjà ce qui se passait sur scène c’était vachement bien ! J’y étais, moi, monsieur ! J’y étais !
– J’y étais aussi. Mais ce n’est pas ça qui compte, on n’est pas trop dans la nostalgie, non plus.
– Pas plus que dans l’auto-célébration, j’ai compris le message. En tout cas c’était bien… Et dire que vous êtes tous encore là… Quand est-ce que vous reformez Dédale, au fait ? Allez, je suis sûr que vous l’entendez souvent, cette question. TOUS les groupes le font. Regarde autour de toi, Téléphone, les Sex Pistols, les Stooges, Pink Floyd, Police, NTM, les Monty Python…
– Qu’est-ce que tu racontes ? On n’a rien à voir avec ces vieilles stars qui remontent sur scène pour l’argent. Nous, on n’en est jamais descendus, de la scène, avec ou sans Dédale.
– Ah, ouais. Okay. Je récapitule, si tu veux bien. Votre truc, c’est : ni l‘auto-célébration, ni la nostalgie, ni l’argent. Je prends des notes, hein, pour le cas où quelqu’un me demande ce que je préside, au juste.
– On n’auto-célèbre pas notre nostalgie, pour une bonne raison : l’agenda des deux mois à venir est rempli à ras-bord, et le présent est par principe plus passionnant que le passé !
– Formule suffisante pour expliquer le bel oxymore…
– D’ailleurs, tu y es toi aussi, sur l’agenda… Une lecture déambulatoire à la Villeneuve de Grenoble, samedi 9 mai… Ce ne serait pas sur un texte de toi, ça ?
– Si, si… Tu as raison, allons de l’avant. Je serai là, promis, le 9 mai.
– Moi aussi, tu parles. Ah, et tant que je te tiens ! Tu ne voudrais pas écrire à ma place l’édito de la prochaine newsletter ?
– Une autre prérogative présidentielle, je suppose ? Riche idée… Me faire éditorialiste d’un jour, chroniqueur remplaçant, juste assez intérimaire pour me mettre dans la peau d’un intermittent (hu hu hu)… D’un autre côté, la tâche m’intimide presque, je ne sais pas si j’ai les compétences. Moi qui distingue à peine folk et trad ! Et puis, les lecteurs seront perturbés dans leurs habitudes : je ne suis pas capable de citer au débotté Jean-Luc Godard ni Alain Robbe-Grillet.
– Tu trouveras bien quelque chose.
– Du Frank Zappa, j’ai droit ? En voilà un autre, qui jouait sa musique en se contrefichant de l’étiquette qu’on collait dessus. « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. » Pas mal, non ? Mais on cause, on cause… Tu crois que les lecteurs le lisent jusqu’au bout, cet édito ?
– Il y en a. Alors, c’est oui ?
– Oui.

S’atelier

29/03/2015 Aucun commentaire

gagner-sa-vie

Deux jours cette semaine en ateliers d’écriture, pas n’importe lesquels, des méta-ateliers d’écriture pour apprendre à mener des ateliers d’écriture. Je ressens le besoin de combler deux-trois lacunes sur la question, lever certaines inhibitions, je doute d’être capable de faire écrire quiconque, moi qui ne sais pas écrire (je ne sais que j’ai écrit que lorsque j’ai écrit), or on me le demande parfois, vous faites des ateliers d’écriture ? comme si cette prestation de service relevait de l’évidence : lui là qui a publié des livres, qu’il se rende utile, qu’il s’attelle à l’atelier, fasse écrire son prochain plutôt que de raconter narcissiquement comment il a écrit certains de ses livres. Okay. Mais je dois d’abord apprendre comment on fait.

L’envie m’est venue de rentrer dans cette formation de deux jours par le seul nom de celle qui l’animait, Fabienne Swiatly, que je ne connais pas mais dont j’aime les livres (particulièrement Boire et Gagner sa vie). Et j’en sors ravi, plus que je n’espérais, merci Fabienne, une boîte à outils dans la tête, tout d’abord émerveillé de ce que j’ai pu écrire moi-même spontanément. Si tout se passe bien, puisque j’ai pu le faire je peux le transmettre, conformément à cette belle dialectique éducation populaire que j’applaudis des deux mains sans être spécialement convaincu de pouvoir l’incarner.

En attendant de vérifier un jour prochain sur le terrain ma capacité de transmission, je retranscris ci-dessous une volée de textes que je suis, simplement, content d’avoir écrits.

Atelier d’écriture avec Fabienne Swiatly

Grenoble, médiathèque Kateb-Yacine, 25-26 mars 2015

 

Exercice n°1

Consigne : commencer l’atelier en douceur par un texte très court, un texte à démarreur. Exemple : compléter la phrase « Écrire c’est… », réitérer, énumérer comme dans un texte sériel de Charles Juliet.

Écrire c’est rendre.

Écrire c’est rendre compte.

Écrire c’est se rendre compte.

Écrire c’est rendre l’innommable nommé, l’impensable pensé, l’immatériel matériel.

Exercice n°2

Consigne : écrire trois éléments en haut d’une feuille. Soient : un thème quelconque ; un nombre entre 1 à 9 ; une contrainte formelle (ex : tout écrire au présent ou au futur, en vers, à la première ou deuxième ou troisième personne, etc.) Ensuite, donner la feuille à son voisin de gauche et recevoir celle de son voisin de droite. Rédiger le plus grand nombre de textes (dans un temps donné) respectant les trois consignes héritées : le thème, le nombre de phrases, la contrainte.

Je récupère, sur la feuille donnée par mon voisin, les trois consignes suivantes : les films, 7 phrases, au conditionnel. Je trouve le temps d’écrire cinq textes.

  1. Je hisserais le projecteur en tournant la manivelle du treuil. 2. Je vérifierais l’ordre des bobines et chargerais la première, en veillant à la positionner dans le bon sens, bande sonore du côté du lecteur optique. 3. Je tirerais sur la bande amorce blanche, entrainant la rotation de la bobine et le déroulement du film, jusqu’à ce que soit visible la pellicule noire. 4. Je glisserais la bande devant la fenêtre de projection, que je fermerais avec son loquet. 5. Je l’enroulerais ensuite dans les premiers rouages, veillant à laisser, avant et après la croix de Malte, une boucle de sept images pour prévenir toute tension et risque de cassure. 6. Je vérifierais le son, l’image, j’éteindrais la salle, et enfin j’appuierais sur START. 7. Voilà tout ce que je ferais, si le cinéma n’était pas devenu numérique.
  1. Je ferais la queue devant le cinéma 2. Quand arriverait mon tour, je dirais au guichet « La même chose » sans avoir entendu ce qu’a dit la personne avant moi. 3. Je regarderais le numéro de la salle inscrit sur mon billet, en essayant de ne pas lire le titre du film. 4. Je trouverais mon chemin vers la salle qui m’est destinée. 5. Je m’installerais dans un fauteuil en attendant le noir. 6. Et alors, la magie opèrerait. 7. Ou alors, la magie n’opèrerait pas.
  1. Ce serait le soleil couchant. 2. Tu marcherais le long de la plage. 3. On entendrait de la musique, au piano par exemple. 4. Tu t’immobiliserais de dos, face à la mer, alors ce serait la caméra qui s’approcherait de toi, travelling, plan général, plan moyen, plan américain, gros plan. 5. Tu tournerais ton visage, on verrait que tes yeux sont cernés, sans maquillage, mais que tu serais toujours la plus belle. 6. Tu me sourirais. 7. Je dirais « Coupez on la garde ! ».
  1. Nous étions dans la même salle, mais si nous avions vu le même film, nous l’aurions compris de la même façon. 2. Pour finir nous ne nous serions pas disputés. 3. Nous aurions ri aux mêmes moments, pleuré à la même minute. 4. Nous aurions été perturbés simultanément par la recherche d’un même souvenir d’un autre film, que d’ailleurs nous aurions vu ensemble autrefois, où nous aurions déjà aperçu cette actrice. 5. Nous aurions adoré ceci. 6. Nous aurions détesté cela. 7. Mais nous aurions tout de même préféré le livre que nous aurions fait semblant d’avoir lu – mais toi, ç’eût peut-être été vrai.
  1. Alors… il y aurait un gladiateur, et une ex-bonne sœur. 2. Et puis, entre les deux, naîtrait une grande histoire d’amour. 3. Mais forcément s’interposerait un traître, un vieil ennemi du gladiateur qui serait un amoureux éconduit de la bonne sœur à l’époque où elle était encore bonne sœur, vertueuse et tout. 4. Là-dessus se grefferait l’autre intrigue, un mystère sur les origines familiales du gladiateur, en fait son père ne serait pas son père parce qu’il y aurait comme une vieille malédiction dans l’air. 5. Ah, oui, il aurait un point faible aussi le gladiateur, par exemple il serait aveugle, non attendez, pas aveugle c’est nul, il aurait plutôt une maladie dégénérative et il mourrait bientôt (c’est quoi le conditionnel de mourir ?). 6. On ajouterait un max d’effets spéciaux que ça en serait un feu d’artifice permanent. 7. Sûr qu’on exploserait le box-office, voyez ?

 

Exercice n°3

Consigne : observer fixement, pendant plusieurs minutes, un détail du milieu environnant (le mur ou le plafond, la moquette, un stylo, voire une veine de votre propre main). L’imaginer dans des proportions gigantesques, comme s’il s’agissait d’un paysage. Raconter une scène se déroulant dans ce paysage. (Source : Impressions de la Haute Mongolie, film de Salvador Dali inspiré des visions que lui donnait le capuchon d’un stylo de cuivre oxydé par des jets d’urine répétés.)

Je fixe durablement, à seulement quelques centimètres de hauteur, un détail de la table à laquelle je suis assis. Je vois des minuscules stries jaunes sur le contreplaqué orange, et, entre elles, deux taches noires, ou peut-être des cavités, l’une plutôt carrée, l’autre vaguement rectangulaire. Arrive la vision floue d’un homme et d’une femme, marchant dans le désert. J’écris ce que je vois, en ajoutant une contrainte : des alexandrins à la manière d’Hugo dans La légende des siècles.

L’aube était suspendue et la lumière étale.

On ne distinguait plus le bout de ses sandales.

Le couple cheminait vers un horizon gris,

La femme était enceinte, et l’homme avait maigri.

Le sol était changeant, de sable, ou de bitume,

Mais le ciel était fixe et sans rien qui l’allume.

Parfois on entendait un murmure, ou un cri.

Nulle vie, cependant ! Le vent, sa moquerie.

Le couple progressait, du mois l’espérait-il

Ou n’espérait-il plus, car rien n’était fertile

À part ce ventre rond qui, ballotté, croissait.

La vie en eux marchait, plus loin qu’eux, harassés.

 

Exercice n°4

Consigne : prendre au hasard un de ces Post-it sur lequel est inscrit une consigne. Se promener dans la médiathèque, ou à l’extérieur, pendant 20 mns et consigner tout ce qui semble correspondre à la consigne.

Sur le Post-it qui m’échoit, je lis « Ce qui est beau ».

Le sourire d’un moustachu qui s’en va en serrant des livres sous le bras.

Une jeune fille très concentrée qui écrit une phrase sur le papier, puis une autre sur son écran, puis recommence l’aller-retour. Est-ce la même phrase à chaque fois ?

Une fille qui a étalé devant elle de nombreux livres, cahiers ouverts, stylo, bouteille d’eau en plastique… mais qui regarde par la fenêtre.

Un homme qui a gardé son manteau et qui écrit minutieusement des pattes de mouches sur un carnet minuscule, comme s’il économisait le moindre espace de la dernière feuille du monde, chacune de ses lignes mesure moins de 2 millimètres de hauteur, et touche la précédente et la suivante.

Deux filles, l’une voilée, l’autre en lunettes, toutes deux jolies : elles se disent des choses à voix basse.

Un garçon et une fille discutent. Enfin, c’est surtout lui qui discute. Elle, elle lui fait un petit bisou et pose sa tête contre son épaule.

Un homme que je connais, que j’aime bien mais que je n’ai pas croisé depuis fort longtemps parce que je n’avais pas de raison particulière pour le faire, je suis content de le voir par surprise, son prénom me revient facilement.

Un homme à grosses lunettes plongé dans son livre, sa tête oscille lentement de gauche à droite le long de sa lecture puis, plus rapidement, de droite à gauche pour passer à la ligne suivante : sa tête bouge parce que ses yeux sont fixes dans son visage.

Une fille assise qui dit merci merci merci à une bibliothécaire debout qui vient de lui donner un conseil. Leur regard diagonal.

Un homme presque chauve installé sur le fauteuil le plus reculé, le plus isolé ; il jette des regards autour de lui avant d’ouvrir son magazine qu’il tient tout contre lui pour que personne ne sache quelle page il lit.

Un homme asiatique, âgé, assis immobile devant un écran. Ses mains sont sur ses genoux, il ne manipule pas de souris, ses yeux sont fixes. J’imagine qu’il est en train de méditer devant un texte très ancien en caractères chinois, ou un mandala. Je passe derrière lui : c’est une publicité pour Monoprix.

Une jeune fille très maquillée, avec des talons de 10 cms, qui prête sa carte de bibliothèque à sa maman pour que celle-ci puisse emprunter deux romans du terroir.

Une femme qui lève les yeux de son journal et repère que je prends des notes. Elle m’adresse un regard neutre mais que je préfère supposer bienveillant. Qu’elle soit bienveillante elle qui regarde comme je suis bienveillant moi qui regarde.

Le calme général.

 

Exercice n°5

Consigne : Recopier les premiers mots d’un livre, et poursuivre la phrase le plus longtemps possible. Ne jamais s’arrêter d’écrire pour réfléchir, écrire le plus vite possible. Se retenir d’achever la phrase, la poursuivre tant qu’une virgule, un développement, une subordonnée ou une énumération sont possibles. Ne poser le point final qu’en dernier recours.

Livre choisi comme démarreur : Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux. Premiers mots : Il y a vingt ans, je me suis trouvé(e) à faire

Il y a vingt ans, je me suis trouvé à faire des démarches pour me trouver un travail, ou pour qu’un travail me trouve, et quand je dis « un travail », à ce moment-là ça voulait dire un vrai travail, comme un métier disons, un boulot mais pour la vie, genre qui prend toute la place, qui définit une identité, qui permet d’affirmer « Je suis ceci ou cela » attendu que « ceci » ou « cela » désignerait aux yeux du monde et de moi-même une activité professionnelle précise, or je ne savais pas, moi, il y a vingt ans, quelle activité professionnelle précise pourrait définir ma vie sur le long terme, je me souviens que cette année-là, c’était en 1995, un rappeur scandait à la radio « J’ai mon job à plein temps, à plein temps », ça voulait dire ça aussi un travail, expression bizarre quand on y réfléchit : « plein temps », le temps tout entier à ras bord pour ce travail qui est censé définir notre identité la remplir elle aussi, c’était très nouveau pour moi parce que jusqu’à ce moment-là j’avais certes beaucoup « travaillé » et dans des endroits très variés, dès l’été de mes 16 ans j’avais cherché à gagner trois sous, et de trois en six sous, je me retrouvais dix ans plus tard au moment dont je parle, tiens c’est curieux tous ces chiffres ronds, « dix ans plus tard » c’était vingt ans plus tôt par rapport à aujourd’hui, je me retrouvais avec un CV débordant de trucs minuscules et hétéroclites, j’en avais accumulé des « petits boulots », des « jobs » à temps pas plein, des trois sous multipliés par X, mais pas de métier pour autant, pas de « profession de professionnel », pas d’identité, alors j’avais un peu l’impression de ne rien savoir faire, pas que ça m’angoissait spécialement du reste, mais enfin ça m’a poussé à suivre ce qu’on appelait à l’époque, ce qu’on appelle sans doute toujours, il n’y a pas de raison, la manie des évaluations en tous genres et toutes dénominations n’ayant fait que croître entre temps, ce qu’on appelait donc un « bilan de compétences », c’est l’ANPE qui m’offrait ça gracieusement, l’ANPE en revanche elle n’existe plus, un bilan de mes compétences, une énumération de tout ce en quoi j’étais compétent, de tout ce en quoi je pourrais diable trouver une utilité dans la société française afin d’élucider mon identité « je suis ceci ou cela », un inventaire scrupuleusement établi dans un bureau près de la place Verdun par une dame qui m’avait fait penser à une psy parce qu’elle n’était pas bavarde, elle avait la « neutralité bienveillante », elle était là pour me faire passer des tests et trouver leurs résultats encourageants, pour m’encourager et pour nous encourager tous, il faut reconnaître que ça marchait, elle le faisait très bien cette dame son « job à plein temps », avec des tests et des calculs para-mathématiques qui visaient à nous convaincre du sérieux du bilan et de la multitude insoupçonnées de nos compétences, « vous savez plus de choses que vous ne le croyez », je me souviens des catégories : « savoir, savoir faire, savoir être », et pourquoi pas savoir dire, ou même savoir savoir, tiens un peu d’épistémologie ne fait de mal à personne, mais non, on n’en était pas là, ça se saurait depuis le temps s’il y avait le moindre besoin d’épistémologie sur le marché du vrai travail à plein temps, et dans ce beau miroir dis-moi beau miroir, avec toutes ces compétences énumérées le monde était à nous, ça sautait aux yeux qu’on n’était pas dans un tunnel, pas du tout, mais sur une plaine archi-dégagée avec toutes les routes possibles, et qu’au bout de la route qu’on emprunterait se trouverait une profession, un métier, un plein-temps, voire carrément une carrière avec retraite à la fin, qu’on aurait en somme qu’à choisir comme en poussant un caddie dans un supermarché, et c’était plutôt marrant finalement tous ces tests, j’espère que la dame ne s’était pas aperçue que je trouvais ça marrant, que je ne prenais pas trop au sérieux ses calculs ses pourcentages de mes compétences avec décimale, elle aurait peut-être été vexée de voir que je jouais un peu, je jouais à me dire « ce que je ferai quand je serai grand », que je jouais comme quand j’étais petit finalement, je me souviens tout de même que je lui avais dit « ah c’est étonnant comme les résultats de vos tests sont justes, pourtant je n’y croyais pas plus que ça, pas plus qu’à un horoscope », elle m’avait répondu mi-figue mi-raisin « Vous me prenez pour une cartomancienne ? », au fond elle faisait semblant avec moi, elle faisait son job, moi je feintais un peu aussi, aspirant, j’apprenais la feinte puisque j’entrais sur le marché du travail, et ce jeu même ce jeu de dupes de rôles de compétences occultait le but initial, le vrai enjeu, le seul, qui était de gagner de l’argent comme font les adultes, le métier profession la « vie active » etc. c’était surtout de l’argent en fait, on ne le disait pas parce que c’était implicite ou tabou, mais le marché du vrai travail à plein temps c’était pour la thune, j’avais besoin de thunes comme un adulte, parce que dans quelques petits mois, c’était prévu pour février 1996, je serai papa.

Frères du livre et Sac en papier et bal de printemps ou quelque chose comme ça

21/03/2015 un commentaire

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C’est l’éclipse, c’est la grande marée, c’est dimanche d’élection, c’est le printemps dites donc, soit l’an neuf réel. Joyeux (joyeuse ?) Norouz à nos amis iraniens, et quant à nous autres ici à Grenoble, nous fêterons le renouveau, d’abord avec des livres, ensuite avec un bal, programme complet, cohérent et qui fait sens.

Samedi 27 et dimanche 28 se tiendra le Printemps du livre, dont l’affiche a pour thème l’herbe à chat, ce qui est de fait drôlement plus printanier que la litière. Moment de grâce et de magie : conformément à la tradition le Fond du Tiroir déploiera là son stand, tel le bourgeon qui s’épanouit, le rossignolet qui pépie ou l’ours qui s’étire sur le pas de sa grotte. Non conformément à la tradition, le salon ne se tiendra pas sous chapiteau au jardin de ville, mais au Musée, ouvert gratis pour l’occasion. Monsieur Olivier Destéphany m’y rejoindra sur certaines plages (avec le maillot la crème solaire et la planche de surf) afin de dédicacer le sauvage Vironsussi.

Samedi 27 au soir, j’irai guincher au bal folk de Frères de sac (toutes infos utiles sur la colonne Morris ci-dessus), et là pour le coup, en matière de conformément à la tradition ou/et pas, ceux-là en connaissent un rayon. Voir ce précédent billet pour réviser l’oxymoron Musique Traditionnelle de Demain (moi : président).

Le prophète se caricature

19/03/2015 3 commentaires
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Portrait signé Denis Rouvre. Pour en voir un autre, cliquer sur l’image.

Finalement je me le suis mangé, le Soumission, avalé plus que dégusté. J’ai tergiversé un peu mais il n’y avait pas de raison. J’avais lu tous les précédents, je n’allais pas boycotter ce Houellebecq-ci pour de mauvais prétextes, parce qu’il serait encore plus scandaleux, « islamophobe » (quelle connerie)… Parce qu’il serait paru un jour spécial, 7 janvier jour funeste, jour funèbre, jour fatal

J’ai lu Soumission et, sur la plus grande part du trajet, je me suis régalé. Houellebecq est avant tout un grand auteur comique, non mais PTDR, quoi.

On est en droit de trouver son humour trop noir, sinistre et désespéré, mais moi, je lis ça, et je me bidonne tout haut :

Ma voiture démarra sans difficulté. Je n’avais aucune destination précise ; juste la sensation, très vague, que j’avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper.

Houellebecq est également un auteur érotique, qui continue de mêler ses obsessions sexuelles à l’économie (puisque pour lui, depuis le tout début, Extension du domaine de la lutte, la sexualité est un « marché », le marché premier et dernier. L’existence d’un être humain se résume à la valeur qu’il revêt, fatalement en déclin au fil des années, sur le « marché de la séduction sexuelle »).

On est en droit de juger ses scènes de cul complaisantes mais moi, je lis ça, et je rêve tout bas :

Le pénis passait d’une bouche à l’autre, les langues se croisaient comme se croisent les vols des hirondelles, légèrement inquiètes, dans le ciel sombre du Sud de la Seine-et-Marne, alors qu’elles s’apprêtent à quitter l’Europe pour leur pèlerinage d’hiver.

Enfin, Houellebecq est un auteur de science-fiction, qui cultive, comme il dit, le goût des hypothèses. Or l’hypothèse formulée ici (la charia imposée en France par des moyens démocratiques) est palpitante, presque crédible, et ouvre de très nombreuses réflexions politiques. Houellebecq, révoltant et génial, a le culot de parler vraiment d’ici et de maintenant (malgré la légère anticipation : nous sommes en 2022). C’est ce qui le rend déplaisant, sans aucun doute. Mais le cataloguer « symptôme » à jeter dans le même sac que Zemmour est une aberration et une paresse. Il n’est pas un symptôme, il est un écrivain, qui fictionne sur ses intuitions.

Sur le plan du style justement, les ingrédients familiers sont réunis. On retrouve sa phrase nonchalante, faite de considérations générales et acerbes sur la société contemporaine, de citations hétéroclites, de points virgules pince-sans-rire, d’italiques à usage ironique, et surtout, trait le plus caractéristique, de la juxtaposition paradoxale de termes précis (issus de registres incontestables, technique, sociologique, voire médiatique et people, puisque c’est notre socle culturel commun), et d’adverbes flous (généralement, à peu près, souvent, globalement, pratiquement, un peu, pas vraiment, au fond etc.)

C’est peut-être à cause de cette sensation de déjà-lu, et peut-être aussi parce que le postulat initial du roman, très puissant, n’est pas poussé aussi loin qu’il le pourrait, que vers la fin du livre mon enthousiasme était légèrement détumescent. Quand on a lu tous les autres Houellebecq, on se retrouve en terrain tellement connu dans la dernière partie de celui-ci qu’on a hélas l’impression de voir les ficelles. Finalement, ce n’était que du Houellebecq. C’est déjà beaucoup. Faites vous-même votre propre petit Houellebecq en suivant les étapes narratives suivantes :

* traversée désabusée et dépassionnée d’un milieu professionnel donné – cette fois : l’université, vue comme lieu des querelles de pouvoir entre des ratés et des arrivistes (Houellebecq est infiniment plus universitophobe qu’islamophobe, l’islam n’étant présenté ici que comme une opportunité de carrière et de droit de cuissage, et la polygamie une bonne affaire pour les vieux mandarins libidineux qui aiment à séduire les étudiantes) ;

* leitmotiv de la décrépitude physique et mentale, du dégoût généralisé et de l’obsession de l’inéluctable ;

* misogynie ambiguë, chagrin d’amour rationnalisé en métaphysique des corps, impossibilité des relations avec les femmes qui apportent pourtant les seuls moment de bonheur, qui seules peuvent consoler les hommes de vivre et de mourir ;

* famille explosée, branche brisée, sans tronc ni bourgeons, renoncement à la descendance, et compte de l’ascendance réglé expéditivement par enterrement d’un parent puis de l’autre ;

* longues discussions explicatives et alcoolisées avec des personnages plus savants ou plus cyniques ou plus ambitieux ou plus passionnés que le narrateur…

Non, tout compte fait, on aurait beau énumérer les pièces et morceaux, on ne pourrait pas faire Houellebecq. Les perles sans le fil. Manquerait le lien, c’est-à-dire l’auteur lui-même. Pour le citer une dernière fois, parce que Houellebecq, aussi, est un écrivain qui parle très bien de la littérature (Soumission, p.13) :

Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami (…) Alors bien entendu, lorsqu’il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres.

Persan intéressant

15/03/2015 Aucun commentaire

Couverture-le-sourire-des-marionnettes1

Internet, ce ne sont pas que des trolls haineux surexcitant l’air ambiant, des chapelets sans fin de vidéos youtioubées à curiosité molle puisque vous avez aimé ceci vous allez aimer cela mais Bon Dieu qu’est-ce que je fous encore devant mon écran alors que j’ai du boulot, des touites décérébrés retouités pour la galerie, ou des tutoriels permettant d’apprendre dans sa chambre le jihad et la vérité vraie sur les complots. Internet est, aussi, un miracle de connexion, sans cesse renouvelé, dont il est impossible jamais de se déclarer blasé : nous sommes à une queue de souris les uns des autres.

Ainsi il y a deux ans, je rentrai en contact, émerveillé, avec Dorothée Blanck, grâce à son blog ; aujourd’hui seulement (après un hiatus dû entre autres contretemps à une hospitalisation de la dame – mais elle va bien !), notre conversation trouve sa conclusion naturelle par un troc de livres. Je lui ai adressé un bouquet garni du Fond du tiroir, et j’ai reçu en échange deux de ses livres, La dériveuse et Rêves, deux témoignages pétillants et savoureux de sa vie, qui fut, qui est, exemplaire de liberté et de doux anticonformisme.

Autre genre de beauté : je lis un livre qui me surprend et me bouleverse, Le sourire des marionnettes de Jean Dytar. Quelques minutes plus tard, je discute d’Omar Khayyâm avec l’auteur sur son site. Internet, en fait, c’est bien.

Bonjour
Je viens de découvrir (oui, avec 5 ans de retard) votre magnifique Sourire des marionnettes. Outre ses vertus propres (histoire excellente au service d’une philosophie profonde, graphisme très neuf tout en étant très référencé – c’est curieux d’ailleurs comme la géométrie particulière des miniatures persanes, tellement précise qu’elle en fausse la perspective, vous rapproche d’une esthétique qui n’a rien à voir : celle de Chris Ware), votre livre lu aujourd’hui, c’est-à-dire dans la période nouvelle ouverte par les événements du 7 janvier, prend de très fortes connotations politiques. Nous puisons dans votre Omar Khayyâm revisité de quoi méditer sur certains invariants de l’islam et de l’être humain… La liberté et la manipulation, la culture et les jeux de pouvoir, la sophistication et la barbarie, l’humanisme et la violence, l’aveuglement et l’éphémère. Et cette conclusion extraordinaire et muette, les oeuvres nées des dépouilles disputées aux vautours…
Je vous remercie.
Cordialement,
Fabrice Vigne

 

 

Bonjour et merci beaucoup pour votre très gentil message, d’une grande finesse.
Vous semblez avoir pleinement perçu ce que j’ai essayé de mettre dans l’album, et oui, c’est vrai je l’ai moi-même relu après les évènements de Charlie Hebdo, et les résonances m’ont paru saisissantes. J’apprécie aussi votre commentaire sur la fin dans la mesure où pour plein de gens elle a été considérée comme trop hermétique, au point que j’ai parfois fini par la juger aussi comme telle (mais l’ayant donc relu dernièrement, je me suis de nouveau trouvé en affinité avec cette fin ouverte, et même émotionnellement je retrouvais dans la fuite désespérée d’Omar Khayyâm la sensation que j’éprouvais – et éprouve encore – suite à l’attentat contre Charlie – et et au vu de l’Etat Islamique – et Boko Haram… et j’aime toujours ce pied de nez final et dérisoire). Cela me fait plaisir de constater que des lectures fines et sensibles peuvent tout de même plonger dedans et investir ce final muet…
Enfin, d’un point de vue plus formel, le lien que vous faites avec Chris Ware est tout à fait pertinent. Je l’avais aussi en tête, bien sûr. Il fait partie de mon panthéon d’auteurs absolument indispensable, et nourrissant.
Merci donc pour votre message qui m’a beaucoup touché.
Bien cordialement,
Jean Dytar

 

Je trouve quant à moi ce final excellent, justement parce qu’ambigü, même si pour ma part j’y vois un sens très clair : LA vie qui se poursuit après NOTRE vie, Khayyâm n’aurait pas désavoué cela.
Merci beaucoup pour cet échange. Verriez-vous un inconvénient à ce que je le reproduise sur mon blog ? Dans tous les cas, bonne continuation et amicalement,
Fabrice

 

Bonjour,
je découvre votre blog, et par la même occasion que vous êtes écrivain et éditeur ! Je perçois autrement la finesse de votre regard, donc… (même si évidemment il n’est pas nécessaire d’être un créateur pour être un bon lecteur). Je retournerai vous lire quand j’aurai davantage de temps, mais j’ai l’impression de questionnements intéressants nourris d’une belle curiosité. C’est attirant.
Pour finir sur ce final, oui, je crois être resté proche de l’esprit de Khayyâm, avec cette figure du potier qui apparaît souvent dans ses poèmes, celui qui façonne l’argile, modeste personnification de la Création plutôt que Dieu transcendant. Il y a effectivement de ce que vous dites. Au départ, j’avais en tête un poème précis, que je voulais juste mettre en images, mais je ne voulais pas citer le poème pour ne pas terminer sur un final illustratif, rester plus énigmatique justement. J’ai toujours aimé les fins ouvertes qui prêtent à la rêverie, qui amènent à (ré)interroger l’oeuvre.
Le poème était celui-ci :
Quand mon arbre de vie se déracinerait
Et par ses éléments au sol retournerait
De ma poussière alors qu’on fasse une carafe
Et tout rempli de vin je ressusciterai
(traduction Sadegh Hedayat)
Petite pirouette devant l’absurde, « politesse du désespoir »…
Oui, vous pourrez relater cet échange si vous souhaitez.
Bonne continuation à vous aussi,
Au plaisir,
Jean

 

Au moins, je sourirai aux bébés

11/03/2015 Aucun commentaire

autrans

Cette nuit, c’était le milieu de l’été.

Je me trouve dans une station de haute montagne, mais il n’y a pas le moindre flocon de neige. Il fait chaud, le ciel est dégagé.

Je suis ici pour un séjour en famille, mais j’ai un motif caché : je dois à tout prix retrouver Patrick V. et je sais qu’il passe quelques jours ici. J’ai grand besoin de lui, mon factotum m’est indispensable pour boucler le prochain livre.

Je déambule dans des couloirs, des halls, des galeries desservant des dortoirs, j’aperçois par les fenêtres les cimes vertes et les remonte-pentes à l’arrêt… Jusqu’à ce qu’enfin je tombe sur Patrick, dans un réfectoire, à l’heure de la fin du service. Patrick est attablé, il mange un yaourt. Il surveille du coin de l’oeil un empilement de cinq ou six chaises en plastique noir, tenues ensemble par un entrelacs de cordes et tendeurs.

« Qu’est-ce que c’est que ces chaises ?
– J’ai trouvé exactement ce qu’il me fallait pour ma maison en Sicile.
– Allons bon, tu as une maison en Sicile, toi ?
– Je viens de l’acheter. Pour une bouchée de pain… Mais c’est une ruine, tout est à faire. Je la meuble petit à petit.
– D’accord mais… Patrick… Tu as pu avancer la maquette du bouquin ?
– Ah, non, pas du tout. T’inquiète, ça sera fait dans les temps.
– Bon… Est-ce qu’au moins tu as lu le texte ? Qu’est-ce que tu en penses ?
– Non, pas lu. Pas le temps. En plus, là, c’est presque l’heure du match. »

Le match, effectivement, va commencer et je perds de vue Patrick. Il s’agit apparemment de hockey, puisque le décor ressemble à une patinoire. La foule envahit les gradins, je me laisse porter par le mouvement, je franchis plusieurs tourniquets et je m’assois sur un banc en béton. On entend de la musique funk, on voit s’agiter sur le ring le chauffeur de salle, dans les gradins des drapeaux québécois s’agitent… mais rien ne se passe, le morceau de musique redémarre du début et le chauffeur de salle entreprend un nouveau tour de piste. Par vague, des spectateurs ressortent pour en laisser entrer d’autres, et les sortants ont l’air satisfait comme si toute l’attraction consistait dans le décor et non dans le match qui ne vient pas. Je profite d’un de ces mouvements pour quitter la patinoire.

Je traverse ce qui ressemble à un immense hall de gare, des guichets, des boutiques, des publicités, des luminaires, des gens en tenues de touristes, des queues. L’esthétique de l’architecture, de la décoration, des réclames, et même des vêtements… tout évoque les années 60, j’ai l’impression de traverser Playtime de Tati, je me demande si les concepteurs de la station ont choisi de jouer la carte vintage, ou si je suis, ce qui serait plus logique, réellement dans les années 60. Je cherche quelques signes de modernité, j’en trouve cependant : des guichets électroniques, des écrans. Je me trouve donc bel et bien dans un parc à thème.

Je regarde longtemps, fasciné, une gigantesque affiche désuète figurant un skieur heureux, souriant, dévalant une piste enneigée. Je me dis que ni le skieur ni la neige ni le sourire ne sont encore de ce monde. Je me demande quelle valeur d’attraction peut aujourd’hui revêtir pareil simulacre. Dans ce hall, en tout cas, les guichets pour les pistes de ski sont désertés. En revanche on se presse devant ceux des randonnées. De grands panneaux jaunes indiquent les horaires des prochains départs des randonnées, à la manière des indicateurs SNCF.

J’en viens à me dire que, tôt ou tard, je devrai renoncer aussi à la randonnée. J’ai alors la vision, non angoissante, plutôt sereine au contraire, de moi-même vieux, fripé, décati, en fauteuil roulant, au milieu de ce hall. En vis-à-vis, un bébé, un tout petit enfant, s’extirpe de sa poussette et accomplit ses premiers pas, sous les bravos de sa famille. Je croise son regard et je lui souris, plein d’amour.

Je me réveille. Je réalise que je n’avais plus rêvé depuis des mois.