Accueil > En cours > Dans la même galère

Dans la même galère

075169.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx

Il arrive qu’un beau film s’ouvre sur une belle scène d’une autre beauté, un peu incongrue, presque hors sujet. On n’en sait trop rien, parce qu’à l’orée du film le sujet exact on ne le connaît pas encore, mais les images nous font traverser une antichambre, une porte ouverte, une porte refermée, et nous disent entre les deux : « Regarde cette scène de tous tes yeux puis oublie-la autant que tu le peux, car pendant le vif du sujet elle bien sera mieux au repos, sous la surface de ta conscience, tu vas voir ce que tu ne vas plus voir ». Comme un court-métrage qui ferait mine d’être clos, de céder la place, mais se préparerait en secret à surgir à nouveau en contrepoint, au beau milieu du long – à l’instar de la Crimson Permanent Assurance, pour citer un exemple formellement radical.

Le très beau Bird People de Pascale Ferran s’ouvre par une très belle scène de transport en commun. La caméra flotte dans un train de banlieue, dévisage en douce les passagers, capte leurs pensées intimes. Nous contemplons leurs visages impassibles, et nous les entendons réfléchir, calculer, anticiper, rêver.

Dispositif magnifique, quoique pas entièrement original. Trente ans plus tôt, un autre beau film (Les Ailes du désir, Wim Wenders) avait eu la même idée : sa scène d’ouverture télépathe volait déjà dans un avion et roulait dans une rame du métro berlinois. Dans les deux films, le personnage principal est une créature à la fois trop humaine et surnaturelle, bienveillante et pourvue d’ailes – cela ne saurait être une coïncidence.

Moi qui ne suis pas ailé mais cependant capable de bienveillance, je prends les transports en commun. Lorsque je ne peste pas contre la radio obligatoire, je consacre le trajet à regarder les gens. Souvent, sans me forcer je les trouve beaux. Je ne parle pas seulement des jeunes femmes, dont la beauté est truisme pour un homme hétérosexuel. Il peut m’arriver de trouver beaux, aussi bien et sans mettre en jeu ma libido, la bouche d’un voyageur, le nez d’un autre, la main d’un vieillard, la peau d’un enfant, la mèche d’une collégienne, l’œil d’une maman, l’appareil dentaire d’un ado, le chapeau d’un exilé, la béquille d’un estropié, la voix d’une fumeuse, le maquillage d’une ex-jeune, les sourcils de celui qui fraude, l’embarras de celle qui frôle, la concentration évasive d’un étudiant, la fragilité d’un chômeur, les lunettes d’un pépère, et même le chien d’une mémère, ou les veines sur l’avant-bras de mon voisin dont je n’ai pas encore vu le visage. J’aime me trouver fortuitement dans le même habitacle que tous ceux-là, et, un par un, je les trouve beaux.

Cela me rassure sur mon propre compte : je ne suis pas si misanthrope, finalement.

Parce que pour le reste, aussitôt que je ne regarderai plus les gens, mais les chiffres, l’accablement repointera. Quoi ? Un Français sur quatre vote FN ? Un sur cinq croit que les attentats de janvier sont l’effet d’un complot ? Un sur deux appelle de ses vœux le rétablissement de la peine de mort ? Trois sur quatre se contrefoutent de la déglingue planétaire et de la conférence sur le climat ? Un sur cinq déclare ne plus rien attendre de la République ou de la Démocratie, et aspire à quoi d’autre ? Beaucoup sur je n’sais combien ferment les yeux sur les dérives mafieuses de la FIFA, trop occupés à attendre que le prochain cirque sportif planétaire les distraie de la morosité et de l’angoisse de la mort ? Et presque quatre sur quatre ne pensent en somme qu’à leur gueule ? Même vous, là, les gens dans le bus ?

Vous me décevez. Les anges n’existent pas.

  1. Pas encore de commentaire
  1. Pas encore de trackbacks

*