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Charlie la joie

23/01/2018 un commentaire

Notre époque est vieille de trois ans.

Pour fêter (façon de parler) le troisième anniversaire des attentats, Charlie Hebdo publie un numéro spécial sur-titré « Trois ans dans une boîte de conserve » consacré à ses nouvelles conditions de travail, auxquelles personne ne pourrait s’habituer. Les contraintes que subissent les dessinateurs et rédacteurs de Charlie au fond de leur bunker (clandestinité, oppression, angoisse, encadrement policier, coeur en syncope au moindre bruit imprévu… ainsi qu’une fortune hebdomadaire à débourser pour payer leur sécurité) sont autant de victoires posthumes des terroristes.

Mais l’amer bilan de ces trois ans ne saurait être uniquement comptable, ni circonscrit à la seule panic room qu’est devenue la salle de rédaction de Charlie. Un article particulièrement consternant de ce numéro, intitulé « Charlie à l’école, du point d’honneur au doigt d’honneur » (allez donc voir, Charlie n°1328, page 7) interroge les leçons que l’Éducation Nationale a tirées après les horreurs de janvier 2015. Les programmes ont-il changé, la laïcité est-elle patiemment vulgarisée, les religions sont-elles (gentiment mais fermement) remises à leur place ? Eh bien, pas du tout.

Charlie compte sur ses doigts ses alliés dans la lutte pour la laïcité et redoute de n’en point trouver dans la salle de classe, interroge les possibilités mêmes de débattre de la laïcité à l’école, in fine déplore la tétanisation de l’EN et sa je cite « couardise institutionnelle ». Ici aussi, les terroristes ont gagné puisque la laïcité est tabou à l’école afin de ne froisser personne, l’école de la République pète de trouille et à nouveau se vérifie la terrible sentence de Salman Rushdie, qui veut que le « respect de la religion » dont on se gargarise est un euphémisme pour éviter de dire « la peur de la religion » .

Sur ce sujet brûlant d’actualité pour aujourd’hui et demain, je dépose à nouveau devant vos yeux un article que j’ai rédigé en mars 2017. Je n’ai hélas rien à changer dans ce texte, et certainement pas sa conclusion désappointée, « Je n’ai jamais reçu de réponse ».

Ce numéro de Charlie souhaitant amorcer le débat, lançait à l’attention du corps enseignant un appel à témoignages sur la façon dont est débattue la laïcité en milieu scolaire. Moi qui ne suis pas de la maison, je leur ai adressé le texte suivant, qui constitue, faute de mieux, un voeu de bonne année.

« Bonjour Charlie

Suite à votre appel à témoignages sur l’enseignement de la laïcité à l’école, je vous fais part de l’anecdote suivante. Un peu hors sujet, d’une part parce je ne suis pas enseignant mais écrivain, parfois intervenant en milieu scolaire. D’autre part parce que mon anecdote n’aborde pas directement la laïcité à l’école, mais seulement le curieux changement de sens que prennent les mots et les expressions.

Hier, j’animais un atelier d’écriture dans un collège, auprès d’élèves de 4e. L’objectif de l’atelier était de rédiger puis de jouer des saynètes ayant pour décor unique un banc public. Un garçon me présente son synopsis : « J’ai pensé à un banc au bord d’une falaise, face à la mer, pour admirer le coucher de soleil. Et puis il y a un personnage qui trébuche, il appelle à l’aide, il s’accroche au rebord, mais à la fin il tombe, et il meurt. (le collégien se met à rire) Ah ben oui elle finit mal mon histoire, désolé, c’est pas très Charlie. »

Je sursaute. « Hein quoi pardon ? Pas très Charlie ? Tu veux dire quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire, d’après toi, être Charlie ? »

Le voilà embarrassé par ma question, comme s’il rechignait à définir une chose que tout le monde sait spontanément.

« Ben je sais pas trop… Charlie, quoi ! Être Charlie, c’est, genre… être joyeux. »

Il me regarde comme si j’allais lui attribuer une note.

Je suis interloqué. Cette expression qu’on a trop vue a sans qu’on y prenne garde encore légèrement changé de sens dans la tête de ce collégien, et peut-être dans d’autres.
Sur le moment, je n’avais pas trop le temps de débattre avec le jeune homme, nous avions une saynète à écrire, mais j’y ai beaucoup réfléchi depuis, et je me dis que si ce glissement de sens est un malentendu, alors il est aussi riche de sens qu’un lapsus. Mais oui ! Après tout il a raison le petit gars, être Charlie, c’est être joyeux ! Surgit dans ma mémoire une image de Cabu : je ne me souviens plus qui, dans un reportage tourné à l’époque des attentats, définissait Cabu par un seul mot, l’enthousiasme. Cabu riait sans cesse, et très fort. Et cette caractéristique était aussi celle de Bernard Maris, d’Elsa Cayat, de Tignous…

Charlie c’est la joie. C’est ressentir pour soi et rayonner pour d’autres la joie de l’humour, du jeu, de l’irrévérence, de la liberté, de la collégialité, de la complicité, de la création, mais aussi l’immense joie du savoir, de la découverte, de l’apprentissage, du pas de côté à la Gébé (la joie de L’an 01), de l’affranchissement que seule permet la culture. La joie de résister à un monde sérieux, fatal, sévère et triste. La joie de la démocratie. La joie de la laïcité. Ah ? Tiens, finalement je ne suis pas si hors sujet que ça.

Bien à vous, et tous mes vœux de joie, même au fond de votre bunker. L’époque est folle qui doit protéger la joie dans un bunker.

Fabrice Vigne »

L’éternité dans le logo

04/01/2018 Aucun commentaire

Gaiement hanté par la mort, Pierre Desproges rappelait, imparable, que « Sur cent personnes à qui l’on souhaite bonne année bonne santé le premier janvier, deux meurent dans d’atroces souffrances avant le pont de la Pentecôte. »

Albert Camus, mort dès le début de janvier dans un accident de la route avec son éditeur Michel Gallimard, n’aura pas trop eu le temps de subir de vœux de bonne année bonne santé, et c’est une piètre consolation.

Idem Paul Otchakovsky-Laurens : 2 janvier, accident de la route, circulez.

Il y a près de vingt ans, j’avais adressé à Otchakovsky-Laurens mon premier manuscrit. Je ne connaissais pas si bien que ça son catalogue, j’avais lu un ou deux Duras, un Winckler, peut-être déjà quelques Emmanuel Carrère, mais surtout je savais qu’il avait été éditeur de Perec, cela me suffisait. Il n’avait pas retenu mon manuscrit (devenu un peu plus tard Voulez-vous effacer/archiver ces messages aux éditions Castells, qui elles aussi portaient, unique point commun, le nom de leur fondateur) pourtant si c’était à refaire, je le referai, peu importe d’être retenu chez P.O.L, au moins y était-on lu par un honnête homme.

Le mois dernier, je l’ai vu en chair et os, je peux affirmer qu’un mois avant sa mort il était vivant comme La Palice, toujours timide mais en pleine forme. Il présentait au Méliès son second film, Éditeur. Magnifique autobiographie filmée par un homme qui n’osait pas écrire. Film émouvant et profondément original, mis en scène avec poésie (quelques scènes muettes expressionnistes, quelques dialogues avec une marionnette fétiche) et douce chaleur qui rayonnait avec gratitude pour ses auteurs, pour son métier, pour son passé, pour la littérature.

On le voyait, gourmand, bienveillant, mesurer du regard la pile d’enveloppes en kraft déposée quotidiennement par le facteur, on l’imaginait s’isoler pour ouvrir chacune sans jamais perdre la conviction que la littérature était dedans, et c’était exactement cela son métier dont il avait fait le titre du film, métier noble et finalement humble, métier manuel et intellectuel, ouvrir des enveloppes et lire ce que d’autres avaient écrit. Le film est émaillé d’un florilège de bouteilles à la mer : les notes d’intention que les aspirants écrivains rédigent pour accompagner leurs oeuvres, dites par une auteure de la maison, Jocelyne Desverchere, qui est également comédienne. Et cette litanie est à la fois drôle, poignante, sincère, désespérée et cependant pétrie d’espoir, fiévreusement vouée à cette aspiration au graal des Lettres que je connais un peu, la publication.

J’ai appris aussi dans le film que POL devait le logo de sa maison à Georges Perec : ces sept mystérieuses pierres blanches et noires figuraient, ainsi que mentionné dans La Vie mode d’emploi, la position du Ko, soit l’Eternité.

Dans la salle de cinéma, j’étais assis non loin d’un jeune homme qui, durant la projection, prenait des notes sur un calepin, agité parfois de petits tics nerveux. Durant le dialogue avec le public qui a suivi, il a demandé à POL, bégayant un tout petit peu : « Vous n’éditez pas de science-fiction, ça ne vous intéresse pas ou quoi ? » L’aimable éditeur, ferme mais doux, lui a répondu : « Détrompez-vous, je publie ce qui m’intéresse, et je publie de la science fiction quand je reçois de la science-fiction qui m’intéresse… J’ai publié Tel, et Tel, et Tel, et le dernier Marie Darrieussecq… » Le jeune homme fébrile lui aura envoyé son manuscrit de science-fiction, sans doute. Monsieur Otchakovsky-Laurens a-t-il eu le temps de le lire, en un mois ?

Le culte à Coltrane

24/11/2017 2 commentaires

Devinette : combien faut-il de saxophonistes pour changer une ampoule ? Réponse : au moins trois – un qui tient l’ampoule, un qui tient l’échelle, et un qui réfléchit à la façon dont John Coltrane aurait résolu le problème.

Cette blague m’a été rapportée par un pote saxophoniste, ce qui témoigne assez que le culte rendu à Coltrane est plutôt sain, facétieux, pas le genre de foi bilieuse et débilitante poussant à empoigner la Kalashnikov au premier soupçon de caricature de son prophète.

Reste que John Coltrane est un musicien culte, au sens dur. Double petit-fils de pasteur, il aura consacré les dernières années de sa brève existence (1926-1967) à chercher le sacré par les moyens dont il disposait, ses dons, sa musique. Après sa mort, il a été canonisé par l’African Orthodox Church, et une église de San Francisco consacrée à Saint-John-Coltrane est la seule église au monde incorporant dans ses offices la musique de Coltrane. Moi-même dévot, il m’arrive de porter un t-shirt arborant l’icône du saint, comme je l’ai raconté dans mes chroniques new-yorkaises.

La musique est par ailleurs une prière – dira-t-on pour pasticher la maxime de Malraux rappelant que le cinéma est par ailleurs une industrie.

La musique est prière, et le musicien est mystagogue. Que toute musique, toute vibration invisible et irrépressible passant d’un humain à l’autre, ait partie liée à une liturgie, voilà une évidence. On se rend au concert, y compris païen, comme à la messe, car on y cherche la communion, l’initiation, l’enthousiasme (étymologiquement : Dieu-en-nous), le recueillement ou bien son double dyonisiaque, la transe. De là, le statut de musicien culte et ses innombrables paraphrases, jusque dans le rap où ce n’est pas pour rien que celui qui s’exprime acquiert le statut de MC, Master of Ceremony.

Dans le film documentaire Chasing Trane, on peut entendre ceci, parmi les écrits autobiographiques de Coltrane lus par Denzel Washington :

À l’adolescence, je me suis interrogé sur ce qu’on m’avait inculqué à propos de la religion. Mais je n’en ai pas fait grand chose, j’avais l’esprit trop occupé ailleurs. Ce n’est que récemment que je me suis mis à réfléchir sur ce à quoi les gens croient. Quand j’ai découvert qu’existaient autant de religions, les unes posées à côté des autres, mais chacune opposée à sa voisine, ça m’a rendu dingue. Je n’arrivais pas à croire qu’un type puisse avoir raison, parce que s’il avait raison tous les autres avaient tort.

Cette pensée n’apparaitra enfantine qu’à ceux qui n’auront pas éprouvé profondément, durant l’enfance ou plus tard, que la perplexité devant la pluralité des dogmes constitue à la fois l’aporie et sa solution. Le doute méthodique ne mène pas forcément au nihilisme, mais parfois au contraire au mysticisme, à l’éveil spirituel, et c’est ainsi que Coltrane a dévoré tous les textes religieux imprimés en anglais, Bible, Coran, livres sacrés asiatiques… Le mysticisme, loin d’un ânonnement assisté par chapelet, est la quête d’un universel, d’un syncrétisme intérieur, d’une religion oecuménique à la René Guénon, d’un amour suprême. A Love Supreme. Réécoutons A love supreme pour la millième fois, comme un rite, comme un mantra. Et relisons les notes du livret de cet album (en VO, hein, je ne les traduis pas, imaginez que vous avez l’album entre les mains et puis voilà) :

DEAR LISTENER: ALL PRAISE BE TO GOD TO WHOM ALL PRAISE IS DUE.  Let us pursue Him in the righteous path. Yes it is true; « seek and ye shall find. » Only through Him can we know the most wondrous bequeathal.
During the year 1957, I experienced, by the grace of God, a spiritual awakening which was to lead me to a richer, fuller, more productive life. At that time, in gratitude, I humbly asked to be given the means and privilege to make others happy through music. I feel this has been granted through His grace. ALL PRAISE TO GOD.
As time and events moved on, a period of irresolution did prevail. I entered into a phase which was contradictory to the pledge and away from the esteemed path; but thankfully, now and again through the unerring and merciful hand of God, I do perceive and have been duly re-informed of His OMNIPOTENCE, and of our need for, and dependence on Him. At this time I would like to tell you that NO MATTER WHAT … IT IS WITH GOD. HE IS GRACIOUS AND MERCIFUL. HIS WAY IS IN LOVE, THROUGH WHICH WE ALL ARE. IT IS TRULY – A LOVE SUPREME – .
This album is a humble offering to Him. An attempt to say « THANK YOU GOD » through our work, even as we do in our hearts and with our tongues. May He help and strengthen all men in every good endeavor.

Coltrane est un prophète dont les apôtres reproduisent à la lettre les paroles, les réactivent, les vivent à nouveau car s’approcher de lui c’est s’approcher du divin. C’est la piété par imitation, et le risque de son excès : le fétichisme. Exemple : la géniale Camille Bertault qui reprend note à note l’improvisation de Giant Steps puis enfonce le clou en sortant un album intitulé Pas de Géant, puisque la vulgate exige la VF.

Nous remarquerons que le prophète Coltrane naquit non dans une étable mais dans un bled nommé Hamlet (Caroline du Nord). Or, si l’on fait jouer les associations d’idées comme on aime à le faire, on se souvient que dans la scène 3 de l’acte III de la pièce de Shakespeare, au moment où Hamlet renonce momentanément à tuer Claudius parce que celui-ci est en train de prier, on lit cette phrase, l’une des plus mystérieuses de toute la pièce : Les mots sans les pensées ne vont jamais au ciel.

On peut y lire une mise en garde contre une pratique dévote qui serait trop superficielle pour être sincère. Opposer mots et pensées, les signes extérieurs terrestre contre l’intimité silencieuse et céleste… Autrement dit, la religion contre la mystique. Qu’est-ce qu’un mystique ? En somme celui qui se passe du religieux, comme le raconte cette parabole fameuse : un jeune clerc en quête de vérité accomplit un long voyage pour rencontrer un vieux sage éclairé. Lorsqu’enfin il parvient à rejoindre l’ermite dans sa retraite, il lui pose une seule question :
« Maître, croyez vous en Dieu ?
– Non.
– Non ? Mais… Comment est-ce possible ? Ai-je donc fait tout ce chemin pour rien ?
– Non, je ne crois pas en Dieu. Quel sens aurait de croire en quelque chose que je connais ? »

Réfuter la croyance pour entrer en contact direct avec l’infini : c’est dans cette acception que Coltrane est un mystique et non un religieux, de la même manière que l’ont été avant lui Victor Hugo (tiens, lui aussi d’ailleurs a été canonisé par une religion, le caodaïsme, au Japon) ou Antonin Artaud (qui se défiait des prêtres traitres puisqu’il était lui-même Jésus-le-Momo).

[Flash info, interruption des programmes ! J’écris ceci le vendredi 24 novembre 2017. Aujourd’hui, les abrutis de Daesh ont perpétré un attentat dans une mosquée soufi en Egypte, faisant au moins 300 morts. Comment comprendre cette monstruosité autrement qu’ainsi : les religieux ont assassiné les mystiques ?]

Et quelle mouche me pique, moi, de parler de ces choses ce matin ? Eh bien, je soupçonne qu’il n’y a pas de problème plus contemporain, en notre obscure époque. Et c’est pourquoi je suis en train d’écrire un roman qui parle de la foi, des rites, des mystiques, et des blagues qui tournent bien ou mal. Tout en écoutant de la musique.

La transmission

28/10/2017 un commentaire

Je pense à la transmission.

The Square de Ruben Ostlünd, outsider lors de sa projection à Cannes 2017, en est finalement revenu avec la palme d’or. D’ordinaire, lorsqu’un film de second rang décroche par surprise la consécration suprême, c’est que les films en compétition qui lui étaient supérieurs étaient trop polémiques et que les membres du jury, incapables de se mettre d’accord sur tel chef d’œuvre fauteur de réactions épidermiques, finissent par se rejoindre sur une petite chose plus consensuelle, quelque poignant chant d’amour en costumes, numéro d’acteur ramasse-prix, ou mélodrame qui ne réveillera pas ceux qui se sont assoupis dans le fond. Rien de tel avec The Square, méchant comme une teigne et globalement désagréable.

En quelque sorte film de science-fiction, entretenant des rapports subtils avec la Planète des singes par la présence de l’acteur simiesque Terry Notary, The Square extrapole depuis notre époque et spécule sur la sécularisation : supposons que suite à la destitution de la monarchie suédoise, le palais royal désaffecté de Stockholm soit transformé en une autre sorte de sanctuaire, un musée d’art contemporain, le X-Royal Museum. Quelle singeries s’y dérouleraient ?

Suit un inégal film à sketches, longuette caricature de la faune et de la flore prospérant sur le grands corps malade de l’art contemporain, panorama complet de cette bulle de vanité consanguine, avec ses parasites de vernissages, artistes paradant sur leur ego, curateurs bobos bien élevés et communicants en buzz sur réseaux sociaux. Une satire à gros sabots sur un milieu en escarpins. Je suis sorti de la salle un peu ballonné comme après abus de petits fours et de brouhaha, gargouillant du même mélange que j’éprouve ordinairement en visitant une expo d’art contemporain : oh oui ça m’intéresse, pour autant oh non je n’aime pas ça ; je suis frappé aux tripes par ce que ça raconte/je suis pris en otage par un petit malin/tout-ça-pour-ça/ je ne sais plus si ce que l’on me donne à voir dénonce le cynisme ou si c’est plus cynique que tout, comme si l’ambiguïté était le fin du fin des fins en soi. Cette reproduction des effets produits par l’art-con est en tout état de cause une performance : au moins on y est, dans le sujet, on ne se contente pas de recycler clichés et décorum de ce milieu si aisé à caricaturer, comme le ferait la première comédie franchouillarde (con)venue (Musée haut musée bas, Intouchables, ou Mon pire cauchemar de triste mémoire avec Isabelle Huppert en directrice de la Fondation Cartier).

Certaines scènes démonstratives et outrancières sont interminables. D’autres, fugitives, sont fulgurantes. Je pense à la transmission, parce que j’ai gardé en tête un plan du film qui ne dure qu’une poignée de seconde. Le malheureux conservateur du musée, joué par Claes Bang, empêtré par ses contradictions et débordé par sa vie privé, abandonne ses deux fillettes dans un bureau du musée et leur lance : « Vous pouvez dessiner si vous voulez ». Les deux petites filles se tournent vers lui, chacune un smartphone à la main et pathétique regard de chien battu, et répondent non en secouant la tête. « Vous n’avez pas envie ? Pourquoi ? » Toutes deux ont le même et simultané haussement d’épaules, qui signifie à la fois je ne sais pas et ça n’a pas d’importance. Le papa referme la porte et poursuit ses petites affaires, le film enchaîne directement sur son outrance suivante qui durera dix ou quinze minutes, nous laissant le soin d’avoir saisi au vol ce dialogue minime, qui pourtant constitue peut-être le cœur même de son propos ironique et tragique : quel sens ont cet homme perdu et son métier prestigieux si ses enfants ne dessinent pasQuel sens revêt l’art contemporain, sinon à devoir être conservé par et pour une caste, si toute envie de créer à déserté les têtes blondes, si l’art est coupé de ses racines vitales, l’envie de prendre une feuille et un crayon pour ressentir l’effet de l’un appliqué sur l’autre ?

Un peu plus tard dans le film, ou un peu plus tôt, je ne sais plus, on capte, lors d’une scène tout aussi brève, la réponse à cette question : le seul personnage que l’on aura vu dessiner, le seul à avoir éprouvé en lui-même l’envie viscérale et intuitive du crayon sur le papier, épié lors de cette activité intime d’une chambre à l’autre dans un appartement bourgeois, est un chimpanzé. C’est ici que surgit le lien caché avec La Planète des singes, autre fable d’avertissement : puisque nous avons tout gâché, tout détruit, ne reste plus qu’à passer le relai aux chimpanzés, adieu et bonne chance.

Lorsque je rencontre une classe qui a préparé à mon intention des questions sur mon métier d’écrivain, parmi les plus fréquentes (juste après Combien vous gagnez ?) figure : À quel âge vous avez commencé à écrire ? Généralement, je m’en tire avec une pirouette qu’à force de réciter j’use jusqu’à la corde : « Ma foi je ne sais plus puisque je ne me souviens pas d’avoir commencé, à part bien sûr à l’âge de six ans, lorsque j’ai appris l’alphabet. Depuis lors, je n’ai simplement pas arrêté. Figurez-vous que je vois cela comme le dessin : vous avez sûrement remarqué que tous les enfants savent dessiner, tous les parents sont fiers des gribouillages magnifiques que leurs marmots leur ramènent de l’école… Mais combien d’adultes savent dessiner ? Disons, 2% peut-être ? Voilà un processus étrange, on est passé de 100% à 2% d’une classe d’âge. Ne restent en somme que les artistes, ceux en qui le jeu de départ s’est transformé en joie, puis en envie, puis en besoin, ceux qui persistent à gribouiller comme s’ils étaient encore enfants, parce qu’ils ont senti dès l’origine qu’il y avait quelque chose à chercher pour eux dans cette direction. Eh bien, voilà, peut-être que c’est la même chose pour l’écriture, tout le monde apprend à écrire à six ans, et ceux qui deviennent écrivains, ce sont seulement les 2% qui ne s’arrêtent pas » .

Je remâche ce film et cette nuit je doute de la pertinence de ma tirade aux enfants, un peu trop bien huilée pour être réfléchie à chaque fois. Il est temps que je trouve autre chose. Je pense à la transmission.

Pendant ce temps à Vérone, 500 ans plus tôt, Giovanni Francesco Caroto (1480-1555) peignait le portrait d’un enfant brandissant fièrement le dessin qu’il vient de réaliser, et qui sourit à ses parents, ou à ses amis, ou peut-être au peintre lui-même, son maître. Cette œuvre, qui serait inconvenante dans un musée d’art contemporain, est visible au Castelvecchio de Vérone, et faute de mieux reproduite ci-dessous.

Souvenirs de Ramatuelle

09/10/2017 2 commentaires

Août 2017 : pour la seconde année, les Mother Funkers étaient « en tournée » à Ramatuelle. Qu’appellent-ils au juste tournée ? En gros, des vacances, mais en mieux.  Le jour durant nous nous dorions la pilule sur la plage, et le soir nous jouions notre joyeuse set-list ici ou là. Ici, dans le chaleureux camping familial et prolo où nous avions notre camp de base, entre la buvette et le terrain de boules ; , dans l’exact contraire, le camping cinq étoiles où le festival de jazz nous avait dégotté un contrat, village global et bulle autarcique avec bungalows par quartiers, mobil homes par arrondissements, et tout au fond le ghetto populaire où les pauvres plantent leur tente, partout musique, boutiques, personnel pléthorique, restaurant panoramique, cinq piscines avec toboggans, spa, centre de bien-être, courts de tennis, beach volley, mini-golf, plage de sable fin, coiffeur, jeux pour enfants et pour adultes, trois scènes de spectacle, formules all-inclusive et open bar, hauts-parleurs dans tous les coins, encore une magnifique journée, le parfum du jour est fraise, animations non-stop de l’aube à l’aube pour empêcher le client de s’ennuyer une seule seconde, et même, juste devant la paillote lounge, pour quatre jours exclusivement et votre plus grand plaisir, les Mother Funkers en personne, que le gentil animateur dans son micro n’hésite pas à qualifier de mignons.

Les deux établissements, qui partagent le même titre générique de camping, de la même façon qu’une fourgonnette R4 et une Ferrari Testarossa entrent à égalité dans la catégorie sémantique voiture, offrent un saisissant contraste sociologique. Quand nous jouions, nous voyions bien que ça ne se trémoussait pas avec le même entrain. Les différences de tarif sont à l’avenant : les nuitées sont facturées là dix à quinze fois plus cher qu’ici. Deux conceptions des vacances coexistent au bord de la mer, bonne franquette et rythme circadien balisé essentiellement par l’heure de la sieste et celle de l’apéro, contre pure consommation de loisirs à temps plein. L’été sur la Côte, ça crée des souvenirs pour quand on reprendra le boulot en septembre. Selon ton boulot, tu peux t’offrir tel type de souvenirs.

Et pour nous les Funkers, qui faisions le pendule de l’un à l’autre, du camp où nous logions à l’autre où nous pointions, quels souvenirs d’été demeurent tandis qu’à ma montre octobre est déjà avancé ? Que nous arriva-t-il d’inoubliable durant cette tournée 2017 ? Si l’on devait en croire ses yeux, l’on pourrait croire que nous avons partagé la scène avec Céline Dion, ainsi que le suggère le document exclusif ci-dessus. Or, pas du tout. Tout est illusion, comme il est dit dans Mulholland Drive.

L’un des soirs où nous jouions dans ce camping superluxe, la grande attraction, la vedette pour qui nous avions en somme chauffé la salle, était le sosie de Céline Dion. Son concert a débuté peu après la fin du nôtre. Une chanteuse qui avait un peu la tête de Céline, un peu ses cordes vocales, un peu son costard et tout son répertoire, faisait le show comme une professionnelle, une vraie, bien kitsch, avec mimiques et fumigènes, et coeur mimé avec les mains pendant les déclarations d’amour aux centaines de campeurs, qui sur leur gradin avec ferveur s’échauffaient le smartphone et la voix en choeur, Céliiiiine, Céliiiiine, la pseudodion était l’événement de leur été, Las Vegas en pleine Côte d’Azur, elle fait le job, c’est-à-dire qu’elle fait illusion. Moi qui, déjà, ne suis guère client de la vraie, j’étais confondu par ce culte rendu à la fausse, comme s’il était rendu à la fausseté en général. La passion du faux est un phénomène tout-à-fait fascinant, né en même temps que la reproduction technique des oeuvres d’art (cf. Walter Benjamin) et observable par exemple au musée Grévin, où maints chalands en frémissant quêtent l’ivresse de frôler les dieux du Panthéon alors qu’ils ne frôlent que de la cire.

À la fin du spectacle, ronchonnant mollement contre le fanatisme de masse pour les faux-semblants, je remâchais sur ma chaise quelques vieux souvenirs de Baudrillard (« Le simulacre est vrai ») lorsque mes poteaux Funkers sont venus me chercher, allez viens bouge-toi on va prendre la queue pour déconner, on va se faire tirer le selfie avec « Céline » mais si allez viens ça va être marrant, je n’étais pas chaud du tout, je n’avais pas envie de me prêter à la mascarade… Finalement j’ai fait la queue, j’ai fait le selfie, j’ai même fait la bise à la fausse Céline, eh bien, merci infiniment les gars de m’avoir tiré et poussé jusque là, parce que non seulement ça n’a pas fait mal, mais c’était même étrangement agréable. La Dion-en-toc m’a délivré un grand sourire, m’a souhaité Beaucoup de bonheur, pris de court j’ai bredouillé comme une andouille Heu oui merci vous aussi, et je me suis dit bon puisque je suis là après tout je les prends ses bons voeux, je les prends comme s’ils étaient vrais, l’absence de cynisme désarme, vive le désarmement, peace and love, voilà tout entier le message de la pop, y’a pas de mal, y’a même plutôt du bien.

Toutefois, ma rencontre la plus fulgurante de la soirée n’aura pas été Miss Céline Bis.

Ce même soir, dans le restaurant du camping cinq étoiles, c’est moules-frites à volonté. Il faut imaginer la grande échelle, l’hectare de terrasse où petits et grands s’attablent et enfournent avec les doigts des monceaux de moules et frites. Chacun se lève saladier à la main pour faire la queue au buffet et se faire remplir son récipient de moules ou de frites. Je remarque que le préposé à la distribution, derrière son buffet, petit gros entre deux âges, tablier, toque, collier de barbe, oeil narquois, est sur le qui-vive de la déconne. Il blague chaque affamé, pince sans rire, C’est pour quoi ? Ben, pour des moules et des frites, pardi. Y’en a plus ! dit-il louche à la main, alors que les bacs devant lui débordent et fument de rien d’autre. Je le trouve sympathique. J’engage. Tant pis pour ceux qui attendent derrière moi.

– Pour moi (je feins l’hésitation)… Ce sera des moules et des frites s’il vous plaît.
– Excellent choix. Je crois que vous êtes au bon endroit.
– Eh ben dites-moi, ça en fait des quantités de frites et de moules en flux tendu, par mètres cubes presque. J’imagine qu’il y a du gaspillage en fin de service, (coup de menton vers la terrasse) ils ne vont pas manger tout ça…
– Vous n’imaginez même pas. Ça me rend malade, tout ce qu’on jette.
– Et vous ne pouvez pas donner le surplus aux Restos du coeur, je suppose.
– Ah, non, pas moyen. Tant pis pour les Restos. C’est écoeurant. On se rattrapera autrement. Je fais partie des cons qui envoient un petit chèque de temps en temps aux Restos.
– Pourquoi, des cons ? Non, c’est bien, il en faut, des cons, bravo, tout le monde ne peut pas être ici à faire la queue en direct pour une louche de moules frites.
– Ouais. Il faut bien donner à manger à ceux qui ont faim. Je ne peux plus faire comme dans ma jeunesse, quand j’allais chercher l’argent là où il était.
– Je vous demande pardon ? Vous faisiez quoi dans votre jeunesse ?

Il se recule un peu, plisse les yeux, me jauge avant de répondre, s’assure que je mérite d’entendre ce qu’il a à dire et que personne d’autre n’écoute. Et c’est là que se produit l’événement extraordinaire, le cadeau, le météore de vérité dans mon assiette, mon vrai souvenir de l’été 2017 pour me tenir chaud l’automne.

– Je braquais des camions de la Brinks.
– Hein ? C’est un peu radical, ça, comme méthode de redistribution des richesses.
– Je dis pas qu’il faut le faire. Je dis juste que je l’ai fait, et que je le referai plus. Je ne le recommande à personne. J’ai deux enfants, c’est pas un métier que je leur conseille, voyez.
– Un métier ?
– Bien sûr c’est un métier. Plus que de servir des louches de moules.

Je crains d’avoir par cette question blessé son orgueil. Il se rengorge :

– Qu’est-ce que vous croyez, c’est difficile un braquage, ça s’improvise pas. Il faut des talents. Le mien, c’était le volant. C’est parce que je conduisais bien que mes frangins m’ont embauché. Je faisais le guet dans la voiture, fallait démarrer vite.

Ensuite, jusqu’à la fin du repas, jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, à chaque fois qu’à ma table nous nous retrouvions à court de moules ou de frites, c’est moi qui me dévouais, volontiers, je me levais avec mon saladier et je trottinais jusqu’au buffet pour aller échanger quelques mots supplémentaires avec mon nouvel ami, qui sans se faire prier ajoutait par bribes des anecdotes et des précisions. Il avait fait sept ans de cabane dans les années 90. Et maintenant chaque fois qu’il rentrait dans une banque, il s’assurait d’être muni de sa carte bleue. Et puis, il avait totalement renoncé à porter une cagoule, parce que ça gratte.

Le lendemain, nous jouions encore dans ce même camping plein de surprises. Je comptais après notre set poursuivre la conversation. Hélas, ce soir-là, le buffet à volonté n’était plus au programme, le petit gros avec collier de barbe et oeil à l’affût avait disparu, il n’aura été que l’extra d’un soir dans un camping cinq étoiles. Je ne lui avais même pas demandé comment il s’appelait. J’ignore son nom comme j’ignore le nom de celle que j’appelle Céline-Dion. Une moralité pour la soirée ? Quelque chose comme : le faux est intéressant, le réel encore plus, les deux font des souvenirs, l’un sur la scène en pleine lumière pour les selfies, l’autre à l’ombre près des cuisines.

Je n’ai rien contre ma voisine, je préfère le dire tout de suite

03/10/2017 Aucun commentaire

La Maison des écrits d’Echirolles, établissement atypique auquel je suis tendrement attaché comme à une vieille maîtresse qui m’aurait fait des trucs inoubliables quinze ans plus tôt, me propose d’animer un atelier d’écriture. Oh mais bien sûr avec joie, m’entends-je répondre, ravi de retourner dans ce lieu où j’ai tant appris. Renseignements pris, la Maison ne m’offre pas une carte blanche où je prodiguerais un atelier à ma façon, comme je fis au printemps avec l’atelier Reconnaissance de dettes pour le compte du Labo des histoires. Non, pour cette fois, ma mission si je l’accepte sera de me plier en bon mercenaire à un cadre pré-établi.

Ledit cadre : la ville d’Echirolles accueillera dans quelques semaines l’auteur de polars Laurent Loison (enchanté). Préparant le terrain avant sa visite, la Maison inaugure sa saison 17/17 d’ateliers « les mardis de l’écriture » par une séance spéciale polar, ce soir, mardi 3 octobre, avec pour objectif l’écriture d’une nouvelle bien trash dont la première phrase aura été au préalable aimablement fournie par Monsieur Loison.

Je prends le temps, je tergiverse quelques jours, redoutant de ne pas savoir/vouloir. Le polar n’est pas ma tasse d’encre, j’en lis peu, n’en écris pas. Pour autant, je n’ai rien contre. Je n’ignore pas qu’écrire polar, c’est écrire en noir, c’est se frotter au mal, à la violence de la société, ou à la sienne propre, aux mauvais instincts plus ou moins cachés sous les fines couches de civilisation. C’est jouer à se faire peur. C’est admettre la pulsion d’agressivité qui feule au profond de chacun, et la sublimer par de l’encre sur le papier plutôt que de foutre son poing dans la gueule de la vraie vie. C’est mettre des mots sur une dénonciation, un fantasme, ou un défoulement, bref, c’est écrire.

Ma foi, je finis par consentir. Je ne suis pas assez vieux pour renoncer à une expérience où je débute incompétent, rien que pour m’enrober de la compétence au passage, façon pierre qui roule. Et puis, il se trouve que je traverse une période de rupture professionnelle, sans trop savoir que faire de mon temps libéré par le travail salarié, et je ne vais pas dédaigner une occasion de gagner honnêtement ma vie, fût-ce durant deux heures d’atelier.

Toutefois je m’en tiens à la règle que je me suis toujours imposée : en atelier, ne jamais imposer aux apprentis une consigne à laquelle je ne me suis pas moi-même plié. La veille de l’atelier, je me suis donc appliqué, rien que pour voir l’effet, à noircir une page démarrant par l’une des deux phrases proposées par l’auteur. Laquelle choisir ? L’une des deux accroches est longue :

Mon voisin, je le déteste ! Il m’horripile avec son air méprisant et son petit rictus condescendant. Mais ça ne va pas durer, j’ai un plan pour l’estourbir. Vous voulez savoir ?

L’autre est brève :

Ce matin, il pleut. Ca me déprime, et si j’allais crever la voisine ?

Cependant toutes deux contiennent le même embryon d’histoire et un plan d’éradication du voisinage. Moi qui n’ai rien contre ma voisine, qui la trouve plutôt sympathique, je me suis frotté l’imagination, j’ai écarté l’autobiographie (écrire Aujourd’hui il pleut, comme un haïku peut aussi déboucher sur l’intime mais non merci pas cette fois), j’ai visualisé une autre tête de turc pendant l’échauffement. Allez, feu. Ne raffolant pas de l’adresse au lecteur Vous voulez savoir, par élimination j’ai opté pour l’accroche brève et brodé en pleine méchanceté, une heure, pas plus.

Ce matin, il pleut. Ca me déprime, et si j’allais crever la voisine ? Celle de gauche, Françoise Milouin. L’autre, à droite, Martine Lagopède, je me la suis faite la semaine dernière. C’était pendant l’orage, oh c’était bon, elle ne s’en est pas remise Lagopède. L’automne peut durer le temps qu’il faut, pour les prochains jours de mauvais temps il me reste encore plein de voisins dans l’immeuble. J’ai recopié tous leurs noms et prénoms sur les boîtes aux lettres. M. et Mme Bernache. Melle Fuligule. Mme Grèbe. M. Flamant. Mme veuve Harle. M. et Mme Sarcelle et leurs enfants. M. Elanion. Mme Milan. M. Sterne. Quand il pleut je descends mais je ne dépasse pas les boîtes aux lettres, je n’ai pas envie de me mouiller. Oh la la, pas la peine de sortir, j’ai de quoi m’amuser, tous les noms sur les boîtes. Quand on sait se distraire on ne craint plus les giboulées, c’est bien simple j’en ai hâte que le temps soit pourri, j’en suis presque à consulter la météo en trépignant, vivement les mauvais jours. Mais une averse à la fois. Pour aujourd’hui je vais régler le compte de Mme Milouin. Nom débile, que je déteste de toutes mes forces. Mais je hais encore plus son prénom à la con qui ne rehausse pas le niveau, elle s’appelle Françoise la Milouin. Qu’est-ce qu’elle va prendre cette pétasse de Françoise Milouin.

Je remonte chez moi, j’allume l’ordinateur. Françoise Milouin… En deux clics, je retrouve son profil, sa page. Je l’avais demandée en amie sous pseudonyme, elle avait bien sûr accepté, cette cruche. J’ai laïké chacune de ses insupportables photos banales d’elle en promenade ou d’elle avec ses amis ou des repas qu’elle s’apprête à s’envoyer derrière la cravate et aussi ses statuts niais bonjour-les-amis, à chaque fois je déposais un smiley jaune ou un petit coeur mais je ricanais sur mon écran comme si j’avais craché dans sa gueule. Ainsi j’ai accès à tout, tout ce qu’elle est de répugnant, tous les détails qui me font vomir : son portrait de mal-baisée avec son sourire de nouille, ses yeux bouffis et cernés et ses fossettes abjectes qui supplient oh dites-moi que je suis encore jolie que je ne fais pas mon âge, sa date de naissance de quinquagénaire de mes couilles, son métier de merde assistante-de-direction-de-sales-bâtards, tous les endroits moisis où elle a habité, même ceux où elle est allée à l’école avec les photos de classe empilées de tronches de futurs cons, la liste de tous ses amis tarés, de ses trois enfants aux têtes d’abrutis et de toute sa famille de de dégénérés, même son ex-mari qui m’a l’air d’un mongolien bien assorti, on se demande pourquoi ils ont rompu, faut vraiment être la reine de connes pour être amie sur les réseaux sociaux avec son ex-mari, je sais tout, plus que ce que je voudrais savoir, je connais sa vie nulle aussi bien qu’elle, il y a même la marque de sa bagnole, les pays où elle a fait du tourisme, l’impayable rubrique votre citation préférée (une navrante platitude, « l’amour est tellement grand qu’il doit être partagé » je suis mort de rire), ses opinions politiques (communs et bien-pendants), les repas dégueus qu’elle aime bouffer, l’émission de téléralité de chiasse qu’elle a regardée hier soir, et cerise sur le gâteau, ce que je préfère, la liste de ses hobbies qui puent et tous ses goûts de chiotte débiles de vie bien ratée. Françoise Milouin aime marcher en montagne, nager, voyager dans l’Europe du Nord, lire des thrillers suédois, faire des sudokus et chanter dans une chorale. Ah ah ! Je le crois pas ! Elle chante dans une chorale, la sale truie ! La chorale c’est le coup de grâce, salope. Tu mérites de crever. Qu’est-ce que je vais te mettre.

Une fois que je me suis bien échauffé la haine, je passe à l’exécution proprement dite. La pluie redouble sur mes carreaux, et m’excite les nerfs, mes doigts galopent sur le clavier. Partout sur les réseaux qu’elle fréquente, sur les sites où elle est allée, sur les forums où elle s’est exprimée ne serait-ce qu’une fois, sur le site de sa chorale de merde, sur celui de son club de randonnée, je m’inscris sous une fausse identité : mon pseudo, pour l’heure à venir, sera Françoise Milouin. Je copie-colle sa photo, celle avec les fossettes et les yeux rieurs, je recopie sa date de naissance, tous les détails utiles, adresse, numéro de téléphone… Et une fois dans la place, je commence à déverser des monceaux de saloperies choisies. Je tire au hasard, j’insulte tout le monde, tous ses amis, jusqu’aux amis de ses amis pour être bien sûr que l’herbe ne repousse pas sous la deuxième couche.

Va te faire enculer sac à foutre, fumier, pustule, face d’étron, je t’ai toujours détesté, idiot consanguin, cervelle d’amibe, champion de Candy Crush, t’es le roi des connards même ta femme me l’a dit, et aussi que tu bandais mou, pauvre tâche raclure de bidet frustré, t’es con comme une valise sans poignet, ta mère en tongs suce des bites en enfer, etc. Ah, quel bon temps je me paye, à coeur joie la Tourette, je ris, je ris si fort que j’en pleure ! Sans oublier les sites politiques, parfait pour se faire des tas d’amis : sur les forums de gauche, « Françoise Milouin » déboule au milieu de n’importe quel sujet et traite tout le monde de branleurs, assistés, bisounours-islamo-gauchistes, fainéants, cyniques, extrêmes, cancers de la société ! Chez les écolos : bande de tarlouzes arriérées malades mentaux qui veulent nous éclairer à la bougie, allez-y tous seuls crever au fond de votre grotte ! Sur les forums d’extrême-droite : nazis, vermarcht, vichystes, collabos, hitlériens, heili-heilo ! Et, distribuée généreusement à tous deci-delà, mon insulte préférée : Intolérants !

J’écoute les gouttes de pluie sur la fenêtre, elles me sont à présent comme un réconfort, une berceuse. J’ouvre sur mon ordinateur le petit tableau qui récapitule l’immeuble, qui reproduit toutes les boîtes aux lettres. Je passe en revue les lignes et les colonnes et, l’âme apaisée, le corps las et assouvi comme après l’amour, je peux cocher juste à côté de Martine Lagopède : Françoise Milouin, crevée.

Echo dans la presse locale quelques jours plus tard : ici.

Empire Américain, an LXXII

06/08/2017 Aucun commentaire

Je suis assis dans le bus, côté fenêtre. La canicule sévit et je profite de la climatisation des transports en commun. Durant l’arrêt, j’observe une publicité perchée au-dessus de la circulation, sur panneau géant quatre par trois. Mon oeil est attiré naturellement par cette image, de loin le point le plus coloré, vortex dans la grisaille du carrefour, on pourrait presque dire qu’elle apporte de la beauté, de la fantaisie au moins. L’affiche vante un produit lacté industriel. Une blonde pulpeuse et bronzée, en plan américain, porte à sa bouche un flacon en plastique de yaourt à boire. Derrière elle, la mer et le ciel, bleus. Je déchiffre le slogan découpé en blanc sur le ciel bleu : Ce summer restez fresh. Je remâche cette phrase quelques secondes, le temps de m’assurer qu’il ne s’agit pas de mots jetés en vrac mais bien d’une proposition cohérente censée signifier un message, le temps que le bus se remette en branle.

Ce summer restez fresh. La marque de produits lactés est célèbre. La fille bronzée est jeune. Apparemment, le slogan quoiqu’outrancier est authentique, ce n’est pas une exagération à fin parodique, une satire qui soulignerait en riant l’inanité congénitale de la pollution publicitaire en milieu urbain, jamais des plaisantins n’auraient eu les moyens du quatre par trois, et d’ailleurs la publicité récupère y compris sa propre parodie, elle récupère tout, n’invente rien, c’est à ça qu’on la reconnait, elle a récupéré le summer et le fresh, le summer est le fresh étaient là avant elle, comme la mer et le ciel et les jeunes filles dorées par le soleil.

Ce summer restez fresh. Je pense à Etiemble, Etiemble pourfendait le franglais il y a plus de 60 ans, alors qu’il n’avait encore rien vu, de son temps on ne recommandait à personne de rester fresh tout le summer, or là c’est quatre par trois sur l’avenue, protester contre le franglais il y a 60 ans était donc une cause perdue, heureusement qu’Etiemble n’en savait rien.

Ce summer restez fresh. Toute publicité est de la merde, c’est entendu, mais rien n’empêche de faire un peu de coproscopie, de se salir les doigts pour soupeser le phénomène. Comment, pourquoi, en sommes-nous venus à trouver normal cette présence invasive jusqu’à l’absurde de termes anglais dans notre paysage, réel et mental ?

Ce summer restez fresh. Je descends du bus et malgré moi, comme je me suis fait une obsession de ce slogan, je me mets à lire de l’anglais partout, la moindre passante est fresh, le plus anodin pavé sur le trottoir est summer, et toutes les enseignes de la rue, toutes, sont Shop, Time, Food, Hair, Wash, Book, Show, Chicken, Work, Coffee, Phone, Cash, Home, Park, Fitness ou Happy. Sans parler des affiches de cinéma : titres anglais, catch phrases traduites de l’anglais, donnant l’impression que le français n’est qu’une langue de traduction.

Un peu plus tard le même jour mes pas me portent vers mon université, près des bâtiments où j’ai fait mes études il y a 30 ans. À l’époque où nous nous fréquentions, cette université s’appelait Pierre-Mendès-France, mais elle a récemment changé de nom. Désormais, elle est un produit qu’il faut vendre à l’international, et c’est pourquoi elle s’est dotée d’un slogan : Explore, explore more. Outre que ce slogan est d’une fadeur extrême et anonyme qui lui permettrait de s’appliquer avec le même bonheur, plutôt qu’à une université, à un opérateur téléphonique, à un bouquet de chaînes satellite, à une voiture, à un parfum, à un jeu vidéo, à un musée, à n’importe quel service public privatisé (la Poste, la SNCF, l’EDF…), à une ville, un département ou une région qui voudrait redorer son blason, ou même à un pays européen où personne ne songe à passer ses vacances (L’Azerbaïdjan ? Explore… Explore more…), à une enseigne franchisée de restaurants, à un système d’exploitation, à un magazine, à une gamme de sex toys, ou à n’importe quel prestataire de service quel que soit le service, voire pourquoi pas à un yaourt à boire… on remarque que ce slogan est évidemment anglais, ce qui ne joue pas pour rien dans son universalité. Cool.

Je déambule sur le campus et je vois des affiches qui déjà préparent la rentrée de septembre. J’apprends que la Party, journée festive d’accueil des nouveaux étudiants, s’articulera autour de trois concepts : Rallye ton campus, Centrale Park, et l’After. Trois jeux de mots franglais. What else ?

Je passe mon chemin. Je me souviens tout en marchant que le département où je réside, l’Isère, a lui aussi pris conscience qu’il était une marque à valoriser auprès des touristes et qu’il s’était dès lors adjoint un H afin de goupiller un slogan anglo-français, Alpes Is (h)ere. Dans le département voisin aussi, le nom de la ville a été transformé avec succès en marque anglophone : Only Lyon. Comment saluer toutes ces trouvailles de communiquant ? Wonderful.

Je marche, le temps passe, tiens à propos, joyeux anniversaire : le 6 août 1945 à 8h15 heure locale, il y a 72 ans pile, et pour toujours depuis 72 ans, au milieu d’un summer qui n’était pas fresh pour tout le monde, l’armée des Etats-Unis larguait au-dessus d’Hiroshima, Japon, la bombe atomique baptisée Enola Gay, assurant pour longtemps la suprématie militaire américaine sur le monde. Avec la suprématie militaire vient la suprématie culturelle, et le langage. Depuis 72 ans tout rond nous parlons l’américain. Nous ne parlons pas la langue de Shakespeare, même pas celle de Steinbeck, mais celle de Robert Oppenheimer, de Henry Ford, de Milton Friedman, des Chicago Boys, en fin de compte celle de Donald Trump. Great.

Moi parmi les autres, combien en ai-je des mots anglais, sur mes T-shirts ou mes étagères ? Moi qui écris, j’écris des mails et plus jamais de courriers, j’écris sur un blog pour être lu sur le Web. Comme tout le monde, ce que j’écris, ce que je lis, c’est de l’américain plus ou moins bien traduit. Les livres que je lis, les films et les séries que je regarde, et la musique que j’écoute, tout est ricain, et le travail salarié que j’accomplis pour me payer tout ça, en start-up ou en open space, au risque d’être overbooké voire en burn-out.

Parler américain quand on parle français, penser américain quand on pense sur terre, est-ce un bien, un mal ? Je ne sais pas, puisque l’essentiel est de parler et de penser. J’ai conscience de ce poids anglophone aujourd’hui davantage qu’un autre jour, uniquement parce que le slogan Ce summer restez fresh, était un peu, comment dire, j’ai le mot sur le bout de la langue, un peu too much, un peu over the top pour le dire franchement, mais sinon je ne m’en rends pas plus compte qu’un autre et je ne m’en plains pas.

D’ailleurs je joue de la musique américaine. Et j’aime ça, je m’en trouve fort heureux. Je joue du trombone dans un groupe de funk dont le nom est soigneusement américanoïde, dont 100% du répertoire, des compositeurs, des titres de morceaux, est américain (à l’exception d’une reprise d’un groupe de rock français… Oh, mais attends, regarde bien, le titre de ce morceau est un prénom anglais). Mon groupe, mon band en quelque sorte, mon combo si tu veux, s’appelle The Little Mother Funkers, et aujourd’hui je me demande par quel mouvement centenaire, de cause à effet, d’aile de papillon à domino, mon groupe est relié intimement à une bombe atomique baptisée Enola Gay. Mais laisse, ça va passer.

Retrouvez les Little Mother Funkers du 13 au 20 août à Ramatuelle, à l’occasion du festival de jazz off et un peu partout autour. À défaut sur Youtube.

Peace, love, and fresh summer.

Romero mort et vivant

17/07/2017 2 commentaires

Lundi 17 juillet 2017 : George A. Romero devient un mort-vivant pour l’éternité. En hommage le Fond du tiroir rediffuse sa liste de films de supermarchés, ébauchée en 2011, étoffée en 2015, retouchée souvent, mais au sommet de laquelle trônera toujours le chef-d’œuvre de Romero.

(À lire en écoutant Lost in the supermarket des Clash si l’on est d’humeur anxieuse, et Funk the mall de Chris Grey & the BlueSpand si l’on est d’humeur badine. Ou le contraire.)

Me voici de retour dans les supermarchés, jusqu’aux tripes, jusqu’au cou, jusqu’au coup du sort, je les hante puis ils me hantent.

La grande surface est un fascinant non-lieu (selon l’acception de Marc Augé), c’est-à-dire un endroit où l’on ne fait que passer, un endroit sans début ni fin, qui appartient à tous et à personne, et qui se reproduit à l’identique dans le monde entier, créant une vie sociale à la fois minimale et universelle. Par conséquent, un idéal décor de cinéma, qui peut angoisser (le fantasme de s’y perdre), pousser à la méditation métaphysique (« Je ne suis qu’un jouet », Toy Story 2) ou donner envie de redescendre sur terre parmi ses prochains et faire l’amour (l’extraordinaire dernière réplique de la dernière scène du dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut). Je me demande quel est le meilleur film de grande surface que j’ai vu ?

* Hors-jeu : écartons d’emblée un faux ami, une enseigne trompeuse, le film intitulé Supermarché, ou Supermarkt en VO, du cinéaste underground allemand Roland Klick (1974). Cette chronique cracra des errances d’un zonard à Hambourg, petite frappe qui deviendra grand criminel, ne montre jamais ledit supermarché mais uniquement, et encore très brièvement, sa porte de sortie dans un parking souterrain durant une scène de braquage. Que le mot soit néanmoins choisi pour titre révèle peut-être que le supermarché est une idée avant d’être un lieu, un horizon conceptuel, une métaphore de l’époque, des aspirations, ou de la société tout entière ? Passons, et remontons aux sources.

* Incunables : il semble que le pionnier soit Zigoto gardien de grand magasin de Jean Durand (1912), avec Lucien Bataille dans le rôle-titre, suivi de près par Au ravissement des dames d’Alfred Machin (1913) qui paraît-il dénonce l’exploitation des petites mains d’un grand magasin où sévit la tuberculose. J’avoue que je n’ai vu ni l’un ni l’autre… C’est Chaplin qui, parce qu’il avait tout compris en incluant un grand magasin dans sa vision des Temps modernes (1936), reste dans nos mémoires grâce à la scène en patins à roulettes – trop féérique pour mon goût.

* Cinq ans plus tard, les Marx au grand magasin (Charles Reisner, 1941) dénote le même émerveillement face au grouillement joyeux et nouveau du général store, mais je cherche quelque chose de plus terre-à-terre.

* Le terre à terre arrive peu après, pour le meilleur et pour le pire : le supermarché devient le rendez-vous du couple de tueurs comploteurs d’Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), mais ce n’est qu’un décor faussement neutre, une façade, une couverture, le signe que le supermarché est entré dans la banalité du mode de vie. Voyons dans les films plus récents…

* Scènes de ménage dans un centre commercial (Paul Mazursky, 1991) ? Bof, sitcom peu intéressant, avec un Woody Allen qui pour une fois n’écrit pas ses dialogues.

* Mi-temps, le court de Mathias Gokalp (2001) ? Trop court, justement, dommage (mais on y peut voir un plan fixe sensationnel sur une nuque, un personnage n’a peut-être jamais été filmé de dos avec autant de justesse).

* Cashback (Sean Ellis, version court métrage 2004 / version long métrage 2006) ? Ah, oui, très joli film, mais peut-être trop joli pour être honnête, amourette à la poésie un chouïa simplette.

* Odete (João Pedro Rodrigues, 2005) ? Autre histoire d’amour, mais autrement plus âpre et originale, puisqu’elle naît entre un barman gay endeuillé et une patineuse de supermarché. Trop originale, peut-être, pour qui chercherait à s’identifier.

* Riens du tout (Cédric Klapisch, 1992) ? Trop gentil.

* Le Grand bazar (Claude Zidi, 1972) ? Trop ringard.

* Les Chinois à Paris (Jean Yanne, 1974) ? Trop… heu… Trop.

* Bad Santa (Terry Zwigoff, 2003) ? Trop ricaneur.

* Une valse dans les allées (In den Gängen, Thomas Stuber, 2018) ? Trop allemand.

* Certains films de Luc Moullet, Toujours plus (1994) ou Génèse d’un repas (1978) ? Oui, pour leur indéniable valeur documentaire, mais dans ce registre L’île aux fleurs (Jorge Furtado, 1992) est encore meilleur, indépassable, quand bien même le supermarché n’y est qu’un des éléments du puzzle. Le documentaire pourtant n’est pas ce qui m’intéresse, je cherche une mise en scène de ce que je ressens, je cherche du cauchemar.

* Le joli mai (Chris Marker, 1962) ? Encore un documentaire. Cette fabuleuse somme sur ce qu’était la modernité au printemps contenait évidemment une scène de supermarché. On y voit, ironie markerienne, un consommateur pousser son caddie qui contient Propos sur le bonheur d’Alain en livre de poche. Mais cette scène, parmi de nombreuses autres, fut retranchée du montage final. Heureusement, on la trouve recyclée dans le court métrage Jouer à Paris de Catherine Varlin (montage Marker), assortie du commentaire suivant, au plus-que-parfait de science-fiction (La Jetée date de la même année) : « Les spécialistes des études de marché avaient établi de manière sûre qu’aucun vendeur ne pouvait faire acheter autant de choses inutiles à un client que le client lui-même. Pour aboutir à ce résultat, il suffit d’amener ledit client au contact de l’abondance, de le hisser jusqu’au palier de l’envie » .

* Inside job (Nicolas Winding Refn, 2003) ? Pas mal pour un cauchemar, on s’approche, on chauffe, anxiogène et obsessionnel, mais le centre commercial n’est en jeu que dans les premières minutes du film, un simple paysage utilisé pour ses propres caractéristiques.

* Avant que de tout perdre (Xavier Legrand, 2012) ? Idem, court-métrage exceptionnel de maestria, avec un travelling final le long des caisses d’un supermarché, débordant de tension, de suspense, de violence latente, mais où le centre commercial n’est que le décor de l’angoisse, pas son objet.

* Le grand soir (Delépine/Kervern, 2012) ? Bordel punk à chien, sympathique et étonnamment tendre, mais un peu court politiquement, en dépit de son titre. Juste avant sa sortie, j’ai entendu dans une interview Delepine expliquer qu’il avait débuté l’écriture et le tournage persuadé qu’il ferait un film contre les supermarchés et le consumérisme qui l’accompagne… mais que finalement, une fois le tournage installé, l’équipe s’y trouvait bien dans ce supermarché, c’était climatisé, confortable, paisible, sûr, il comprenait que des gens s’y ruent, pour rien, pour y être, et il avait modifié les dialogues dans ce sens. Je tends à trouver cette ambiguïté (syndrome de Stockholm ?) plus bizarre et plus intéressante que le film lui-même.

* Holy motors (Leos Carax, 2012) ? Hors concours. Je ne cite ce film unique, cette hallucinante splendeur, cette poésie cinématographique pure, que pour boucler la boucle : la scène de la Samaritaine désaffectée, avec son couple d’amoureux qui n’achètera rien mais qui déambule dans de grands escaliers et sur des mezzanines art déco jonchées de mannequins brisées… Cette scène, j’ignore si quiconque à part moi l’a remarqué, est le fantôme de celle par quoi tout à commencé, les noctambules à roulette des Temps modernes de Chaplin sus-cités. Mais… hors concours.

* The mist (Frank Daramont, 2007) ? Grand-guignolade pas très inspirée, tout comme l’Armée des morts (Zack Snyder, 2004), ces deux-là inférieurs à leur modèle.

* Leur modèle… J’y arrive enfin. Oui, décidément, le sale chef d’œuvre en la matière, la palme d’or incontestable du « film de supermarché » est Zombie (George A. Romero, 1978), qui par métonymie fait du Monroeville Mall une société de consommation en résumé, modèle détruit. L’hélicoptère des héros se pose sur le toit du centre commercial (on va être bien, ici, il y a tout ce dont on a besoin)… Hélas, par un puits de lumière ils aperçoivent devant les vitrines le dandinement absurde et menaçant des zombies. Dialogue :

– What are they doing, why did they come here ?
– Some kind of instinct. Memory of what they used to do. This was an important place in their lives.
– They’re after the place. They don’t know why, they… just remember. They remember they just wanted to be in here.
– But what the hell are they ?
– They are us, that’s all.

La grande surface, derrière l’apparence pacifiée de son rapport marchand équitable, sous sa musique d’ambiance, son air climatisé, ses vigiles, sa fluidité des hommes comme des marchandises, ses simulacres festifs perpétuels, est un lieu de suprême violence sociale. Chaque mort-vivant pour lui-même et son Caddie ! Il s’agit de bouffer, il s’agit de survie, un retour à l’archaïque au cœur de la modernité, c’est tout cela que Romero révèle dans Zombie.

* Pourtant les images réelles sont pires que du Romero, bien pires. Les photos de centres commerciaux abandonnés ont des airs de fin du monde… Et les images de l’incendie du supermarché d’Ycua Bolanos que l’on trouve sur Internet sont l’horreur elle-même, l’horreur absolue. Pas un film d’horreur, mais une horreur filmée. L’homme n’est pas un loup pour l’homme, le loup étant un animal trop noble, l’homme est un zombie pour l’homme.


Addenda

* Bonus pop 2014 : La caissière du super d’Arthur H.

* Bonus politique 2015 : Discount de Louis-Julien Petit.

* Bonus 2016 : pour quelque raison, le rôle de vigile de supermarché est devenu furieusement tendance dans le cinéma français, Reda Kateb dans Qui vive, Vincent Lindon dans La loi du marché, Olivier Gourmet dans Jamais de la vie

* Bonus 2017 : le Blow up spécial supermarchés.

* Bonus 2018 : re-la Samaritaine dans Nocturama de Bonello – oh quel film ! Et quelle utilisation de la grande surface ! Peut-être LE film de supermarché que j’attendais depuis que j’ai commencé à compiler cet article, alors je ferais mieux de cesser ici ces mises à jour annuelles. Sauf que non, il en vient encore, il en vient tous les ans.

* Bonus 2019 : encore une histoire de braquage et de vigile, qui devient un genre cinématographique à part entière : Walter de Varante Soudjian.

* Bonus 2020 : Saul Goodman, l’avocat véreux, cherche à disparaître. Il devient Gene Takovic, manager d’une échoppe de brioche industrielle franchisée, invisible dans une galerie commerciale quelconque.

* Bonus 2021 : l’essentiel de la saison 3 de la série Stranger Things se déroule dans un centre commercial nommé Starcourt, métonymie de l’air du temps (l’action se passe en 1985, le centre commercial partiellement désaffecté qui a servi de décor, et qui a connu grâce à la série un regain de fréquentation, fut inauguré en 1984), lieu de sociabilité en surface et d’ignobles complots dans ses souterrains, et qui (spoïler) finira par exploser dans un déluge de pyrotechnie et d’effets spéciaux.

* Bonus 2022 : archive de Cinéma, Cinémas (1990) ! Patrick Modiano déambule dans un supermarché et y voit le fantôme d’une salle de cinéma.

Un dernier jour, un premier jour

07/07/2017 Aucun commentaire

Vendredi 7 juillet 2017. Je me réveille et je me souviens qu’aujourd’hui est mon premier jour de désœuvrement. Pas la peine que je me lève et que je grimpe dans ma bagnole pour rejoindre ma place dans les bouchons puis dans l’endroit de mon enfermement professionnel. J’en ai fini avec cet endroit, et je suis dans un tel état d’esprit que par un accès d’optimisme je me dis que j’en ai peut-être fini pour toujours avec le travail salarié. Moment où jamais de regarder le monde du travail d’un regard neuf et extérieur, de le regarder comme un système vaguement frauduleux, comme une idéologie, comme une norme, par conséquent comme une violence (j’adore ce Message à caractère informatif). Et pour nous envoyer tous au turbin le gouvernement en remet couche sur couche, président après président, de l’impayable Travailler plus pour gagner plus jusqu’à l’actuel ruissellement qui est une réincarnation globalisée de l’arnaque à la pyramide de Ponzi, fantasme de réussite.

Me reste à inventer un autre emploi du temps et un autre temps de l’emploi, une façon de travailler qui ne tiendrait pas de la servitude volontaire, où je pourrais célébrer ma liberté plutôt que la subir. Tiens, et si je me programmais, pour ce premier jour, un re-visionnage de l’excellent brûlot de Pierre Carles, Attention Danger Travail, sous-titré Un autre discours sur le travail ?

Avant cela, un bilan de mon dernier jour, hier. De nombreux profs sont passés me dire au revoir, me souhaiter bonne chance, et surtout me dire merci, ce qui était inattendu et précieux, on remercie si rarement les gens avec qui on a travaillé. Oh, merci pour les mercis.

Cette année scolaire, ces dix mois à temps plein au coeur d’une vénérable institution culturelle municipale m’auront rappelé violemment ce dont j’avais pourtant l’intuition : la filière culturelle de l’administration, ce n’est pas la culture, c’est l’administration. Les rouages du pouvoir sont entre les mains des hommes en gris (ou des femmes), bureaucrates mesquins et sans poésie. Cette crapule invulnérable comme une machine de fer jamais ni l’été ni l’hiver n’a connu l’amour véritable (Baudelaire).

Pour conserver (ah ah, cas de le dire) une trace de mon année pour rien, de mon second rendez-vous manqué au sein de cet établissement (le premier, 25 ans plus tôt, est raconté dans les Reconnaissances de dettes, paragraphe I,91), j’avais l’intention de me munir hier d’un appareil photo pour saisir quelques images de cet environnement éphémère et gâché, que j’aurais aimé malgré tout. Mais les travaux, depuis une semaine, qui ont mis à sac ce qui était mon bureau au premier étage, m’en ont découragé : les traces disparaissent comme si elles n’avaient pas existé, il est déjà trop tard et ça n’a au fond aucune importance. Je me suis contenté de regarder de tous mes yeux, les rétines comme seules chambres noires. Il y a une si belle lumière, ici. Surtout en début d’après-midi.

De même, j’ai eu la vague intention de coucher par écrit, histoire de purger ma colère, tout le mal que je pense de cette organisation du travail en général, et en particulier de ma supérieure hiérarchique immédiate, sclérosante, discriminante, décerébrante, démotivante, infantilisante, souriante. Archétype du petit gestionnaire qui verrouille son petit pouvoir de petit chef.

Où et quand les choses ont-elles commencé à dérailler ? Dire que j’avais débuté, en octobre, dans un gigantesque enthousiasme, persuadé que « ce boulot est pour moi », funeste illusion. Je me disais gaiement : « Je suis en train de brader pour le SMIC mes compétences, ma culture, mes vingt ans d’expérience en bibliothèque, eh bien quoi, peu importe, puisque je vais me régaler ». Passant au fil des mois de déconvenue en désillusion et, ne me régalant point, j’ai réalisé que la situation était plus simple et pourtant pire : mes compétences, ma culture, mon expérience, nul n’en avait rien à secouer, et le SMIC est trop cher payé pour un simple outil à qui on ne demande que de faire acte de présence (cette institution culturelle est dotée d’une pointeuse). Je n’attendais pas qu’on me déroule le tapis rouge, seulement qu’on m’utilise… C’était déjà trop demander, au sein de cet auguste équipement dont le fondement, le sens même, devrait être de révéler et élever les talents de chacun.

Comment raconter précisément le mépris dans lequel j’ai baigné ? Comment décrire le sentiment de ratage, de gâchis, de gaspillage de mon expérience, de mes savoirs, de mon temps, par cette gestion du personnel débilitante à force de cloisonnement ? Observons cette reproduction en modèle réduit des classes sociales : d’un côté les cadres, élite qui donne les consignes (en entreprise on dit managers et je n’ai trouvé personne pour m’expliquer la différence), de l’autre les subalternes qui les exécutent sans la moindre autonomie ni capacité d’initiative. Remarquons un marquage symbolique de l’étanchéité des classes sociales, tacitement accepté par tous : les cadres entre eux se tutoient, ainsi que les subalternes entre eux ; mais cadres et subalternes se vouvoient.

J’aurais voulu avoir le talent et la patience d’écrire cela correctement. Mais je viens de lire l’excellent bouquin que Tardi a composé d’après les souvenirs de la seconde guerre mondiale de son père : Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B. Or voilà que je tombe sur cet éclat de voix, pendant la débâcle de 1940 :

« Honte à nos chefs ! Ces lamentables imbéciles, totalement dépassés par les événements, et dont la médiocrité illumine encore le monde aujourd’hui, nous avaient abandonnés. Honte à eux ! J’ai vu des officiers prisonniers continuer à crâner à l’écart de leurs hommes, arborant des cannes d’éclopés, façon héros de la Grande Guerre. Peut-être ces connards pensaient-ils qu’ils venaient de remporter une victoire décisive ? C’est pas impossible. (…)
Quand tous les prisonniers de guerre français sont arrivés dans le camp de passage à Trèves (joli nom de ville, en temps de guerre), les officiers ont été séparés de la troupe et ont embarqué pour les Oflags. Nous n’en revîmes plus, excepté les médecins et les dentistes qui étaient une extrême minorité à l’intérieur des camps. Je me demande encore comment cette armée française de merde a pu fonctionner, avec la ségrégation qui existait entre officiers et troupe. Une armée essentiellement aristocratique. Les chefs n’ont pas fait de gros efforts pour se mêler aux soldats. Strictes paroles avec les subalternes.
– Mais, papa, elle n’a pas fonctionné, cette armée ! Vous avez perdu la guerre. »

Je lis ce dialogue et soudain tout s’éclaire, un récit de vie vieux de 75 ans illustre si bien ma situation actuelle que je n’ai plus besoin de l’écrire moi-même. Qu’est-ce qui cloche au juste dans le tréfonds de l’administration française ? Certes, elle est au XXIe siècle entièrement contaminée par cette merde de manadjemente, idéologie de l’efficacité prétendument rationnelle qui élime petit à petit les différences entre public et privé, mais si nous remontons aux racines, on se souvient qu’à sa conception au XIXe, l’administration fut calquée très exactement sur un autre modèle d’oppression pyramidale, celui de l’armée. Le prototype du fonctionnaire, c’est le soldat. Voilà le bilan que je cherchais : j’ai été trouffion dix mois, cette année a été mon second service militaire.

De quoi gerber un bon coup, devenir anarchiste pour le compte, déserter, gueuler Mort aux vaches, crosse en l’air et rompons les rangs, et qu’on n’en parle plus.

La page est tournée. Je vais lire, écrire, réfléchir, sur d’autres sujets.

Qu’est-ce qui est en haut de ma pile ? En présence de Schopenhauer. Allons-y, lisons Schopenhauer. Extrait de Aphorismes sur la sagesse dans la vie, chap. 3, traduit par Michel Houellebecq :

Posséder suffisamment pour pouvoir, ne serait-ce que seul et sans famille, vivre commodément dans une véritable indépendance, c’est-à-dire sans travailler, est un avantage inappréciable: c’est là l’exemption et l’immunité des misères et des tourments attachés à la vie humaine, c’est aussi l’émancipation de la corvée générale qui est le sort naturel des enfants de la terre. Ce n’est que par cette faveur du destin qu’on est véritablement un homme né libre, qu’on est vraiment sui juris (son propre maître), maître de son temps et de ses forces, et qu’on peut dire chaque matin: « la journée m’appartient ». Aussi, entre celui qui a mille livres de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu’entre le premier et celui qui n’a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint son plus haut prix lorsqu’elle échoit à celui qui, pourvu de forces intellectuelles supérieures, poursuit des entreprises qui s’accordent difficilement avec un travail alimentaire: il est alors doublement favorisé du destin et peut vivre tout à son génie. Il payera au centuple sa dette envers l’humanité en produisant ce que nul autre ne pourrait produire, et en lui apportant ce qui sera son bien commun, en même temps que son honneur. Un autre, placé dans une situation aussi favorisée, se rendra digne de l’humanité par ses œuvres philanthropiques. Celui qui au contraire ne fait rien de ce genre, qui n’essaie même pas, ne serait-ce qu’une fois, à titre d’essai, de faire progresser une science par des études sérieuses, ou de s’en donner si peu que ce soit la possibilité, n’est qu’un fainéant méprisable.

Que le spectacle

27/06/2017 un commentaire

Les suites du livre sans fin, seconde partie.

Au fil des quelques 300 fragments constituant l’ouvrage intitulé Reconnaissances de dettes, il est souvent question de cinéma. Quoi de plus normal, étant donné ce que mon éducation psychologique, intellectuelle, poétique, affective doit au cinéma : les films vus à 6 ans, à 11 ans, à 14 ans, à 18 ans, à 25 ans, à 40 ans, et leurs effets. Les films de 1895 ou du XXIe siècle. Les films revus dans les intervalles. Les films jamais vus et persistant dans l’imagination. Longtemps ai-je cherché sur grand écran, ou trouvé sans les chercher, les images qui révéleraient le sens du monde, ou le mien, et je crois presque mystiquement à la révélation rituelle qui consiste à s’asseoir dans le noir pour voir ce qui fut vu pour moi par un autre (le cinéaste).

L’exercice des Reconnaissances de Dettes (1998-2016) était bien parti pour ne jamais connaître de fin, l’empilement étant son principe même, sa méthode. Je n’ai jamais cessé ni d’écrire ni de me souvenir, sauf accident je ne cesserai pas de sitôt. Cependant, la publication a joué son rôle, transformant ce texte infini en livre fini. Je continue à m’asseoir dans le noir (un tout petit peu moins, cependant), à reconnaître et à devoir, tant pis pour les fragments tombés de la pile, les reconnaissances absentes du volume, en retard. En voici une : feuille volante, souvenir bonus de cinéma.

Je dois à Que le spectacle commence (Bob Fosse, 1979), vu vers l’âge de 12 ans, quelques images clefs, utiles pour le reste de ma vie.

D’abord, une figure de femme. Celle, fantasmatique, de Jessica Lange la bien-nommée, blanche et auréolée, visage aimable de la Mort, Ankou femelle et sexué qui s’en vient si paisiblement, si aimablement, flirter et bavarder avec le protagoniste déjà dans le coma mais désirant encore. Ce portrait de la Mort en femme fatale, raffinée, portant voilette et froufrous plutôt qu’une cape noire qui pue et une faux qui rouille, allumant l’homme en train de s’éteindre, l’emportant sans impatience, mais avec bienveillance, indulgence et sensualité, m’est reprojetée sur l’écran intérieur du crâne toutes les fois que, pour raison médicale, lors d’une quelconque opération, prise ou don de sang, je me retrouve allongé, affaibli, impuissant, perdant en douceur mes moyens et remettant tout entier mon sort entre les mains d’une infirmière, habillée de blanc, qui s’affaire avec lenteur, me parle, et revient vers moi en souriant d’en haut.

Mais surtout, j’ai conservé par-devers moi la scène leitmotiv de routine matinale, au cours de laquelle le personnage principal, incarné par Roy Scheider, rentre dans sa salle de bains chiffonné de sommeil mais déjà mégot aux lèvres, et accomplit un inaltérable rituel de régénération : il glisse dans le lecteur la cassette audio du Concerto alla Rustica en sol majeur de Vivaldi, appuie sur play, avale quelques amphétamines en guise de petit dèj, prend sa douche, soulève ses paupières d’une main et de l’autre laisse couler quelques gouttes de collyre sur ses orbites, se peigne, et enfin s’examine dans le miroir pour vérifier qu’il n’est pas plus moche qu’hier. Alors il se sourit, écarte les doigts des deux mains et s’exclame, haussant le cœur et le sourcil : « Que le spectacle commence ! »

Cette scène maintes fois plagiée et parodiée, par des vidéastes re-cutters ou par ce bon Saul Goodman en personne, met en scène à la perfection l’énergie forcée que nous déployons coûte que coûte pour nous mettre en route au réveil (sans l’aide d’amphètes pour la plupart d’entre nous, qui nous contentons généralement d’une gélule de vitamines), mais aussi la concentration et le soin de soi anticipant le spectacle qui débutera dès le pas suivant, dès que nous nous extrairons de notre salle de bain pour nous élancer vers la scène et le public, ces deux-là entendus littéralement (les soirs de première) aussi bien que métaphoriquement (la rue, les gens). La vie, quoi. Souvent, à cette heure-là, quand je suis assuré de ma renaissance pour quelques heures, je lance à mon reflet un encourageant « Que le spectacle commence », y compris depuis que je sais qu’en VO l’incantation est « it’s Showtime, folks ! »

Si je parle aujourd’hui de ce film, c’est que je viens de le revoir. Ouh, eh ben, on a tous les deux vieilli. L’est pas très beau, en fait. Le cinéma des années 70 tout cracra, débraillé, mal coiffé, exultant ou avachi, suant (gros plans et zoom sur des visages luisants) a son charme, mais il se teinte ici d’un glamour antinomique, façon beurre plus argent du beurre : comme pour préparer le changement de décennie (le film date de 1979), l’anti-héros morbide seventies se fait également héros envié et adulé de tous. Je postule que c’est dans l’écriture du protagoniste, pourtant (ou justement) autoportrait de Bob Fosse, que le scénario pèche : ce personnage de chorégraphe n’est pas si intéressant que ça. Trépidant, exaspérant, narcissique, génial par décret sans qu’on sache très bien la nature de son génie, il ne dépassera jamais son schéma initial (tout le monde l’admire, mais il a une faille, il a peur de mourir). L’empathie réelle que l’on éprouve pour lui se dissout peu à peu durant son interminable agonie, soit dans la dernière demi-heure du film.

Bon, la révision de mon jugement n’a pas la moindre importance. D’abord parce que j’aurais dû m’attendre à l’ambivalence : cette époque et son cinéma m’ont faits, je les aime et les déteste à la fois, comme il est pointé dans le paragraphe II,73 de Reconnaissances de dettes. Ensuite parce que c’est du film vu à 12 ans, et non de celui revu la semaine dernière que je voulais parler. C’est à lui que je dois.

Le jour démarre. Le même qu’hier mais différent. It’s showtime, folks !