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Je n’ai rien contre ma voisine, je préfère le dire tout de suite

La Maison des écrits d’Echirolles, établissement atypique auquel je suis tendrement attaché comme à une vieille maîtresse qui m’aurait fait des trucs inoubliables quinze ans plus tôt, me propose d’animer un atelier d’écriture. Oh mais bien sûr avec joie, m’entends-je répondre, ravi de retourner dans ce lieu où j’ai tant appris. Renseignements pris, la Maison ne m’offre pas une carte blanche où je prodiguerais un atelier à ma façon, comme je fis au printemps avec l’atelier Reconnaissance de dettes pour le compte du Labo des histoires. Non, pour cette fois, ma mission si je l’accepte sera de me plier en bon mercenaire à un cadre pré-établi.

Ledit cadre : la ville d’Echirolles accueillera dans quelques semaines l’auteur de polars Laurent Loison (enchanté). Préparant le terrain avant sa visite, la Maison inaugure sa saison 17/17 d’ateliers « les mardis de l’écriture » par une séance spéciale polar, ce soir, mardi 3 octobre, avec pour objectif l’écriture d’une nouvelle bien trash dont la première phrase aura été au préalable aimablement fournie par Monsieur Loison.

Je prends le temps, je tergiverse quelques jours, redoutant de ne pas savoir/vouloir. Le polar n’est pas ma tasse d’encre, j’en lis peu, n’en écris pas. Pour autant, je n’ai rien contre. Je n’ignore pas qu’écrire polar, c’est écrire en noir, c’est se frotter au mal, à la violence de la société, ou à la sienne propre, aux mauvais instincts plus ou moins cachés sous les fines couches de civilisation. C’est jouer à se faire peur. C’est admettre la pulsion d’agressivité qui feule au profond de chacun, et la sublimer par de l’encre sur le papier plutôt que de foutre son poing dans la gueule de la vraie vie. C’est mettre des mots sur une dénonciation, un fantasme, ou un défoulement, bref, c’est écrire.

Ma foi, je finis par consentir. Je ne suis pas assez vieux pour renoncer à une expérience où je débute incompétent, rien que pour m’enrober de la compétence au passage, façon pierre qui roule. Et puis, il se trouve que je traverse une période de rupture professionnelle, sans trop savoir que faire de mon temps libéré par le travail salarié, et je ne vais pas dédaigner une occasion de gagner honnêtement ma vie, fût-ce durant deux heures d’atelier.

Toutefois je m’en tiens à la règle que je me suis toujours imposée : en atelier, ne jamais imposer aux apprentis une consigne à laquelle je ne me suis pas moi-même plié. La veille de l’atelier, je me suis donc appliqué, rien que pour voir l’effet, à noircir une page démarrant par l’une des deux phrases proposées par l’auteur. Laquelle choisir ? L’une des deux accroches est longue :

Mon voisin, je le déteste ! Il m’horripile avec son air méprisant et son petit rictus condescendant. Mais ça ne va pas durer, j’ai un plan pour l’estourbir. Vous voulez savoir ?

L’autre est brève :

Ce matin, il pleut. Ca me déprime, et si j’allais crever la voisine ?

Cependant toutes deux contiennent le même embryon d’histoire et un plan d’éradication du voisinage. Moi qui n’ai rien contre ma voisine, qui la trouve plutôt sympathique, je me suis frotté l’imagination, j’ai écarté l’autobiographie (écrire Aujourd’hui il pleut, comme un haïku peut aussi déboucher sur l’intime mais non merci pas cette fois), j’ai visualisé une autre tête de turc pendant l’échauffement. Allez, feu. Ne raffolant pas de l’adresse au lecteur Vous voulez savoir, par élimination j’ai opté pour l’accroche brève et brodé en pleine méchanceté, une heure, pas plus.

Ce matin, il pleut. Ca me déprime, et si j’allais crever la voisine ? Celle de gauche, Françoise Milouin. L’autre, à droite, Martine Lagopède, je me la suis faite la semaine dernière. C’était pendant l’orage, oh c’était bon, elle ne s’en est pas remise Lagopède. L’automne peut durer le temps qu’il faut, pour les prochains jours de mauvais temps il me reste encore plein de voisins dans l’immeuble. J’ai recopié tous leurs noms et prénoms sur les boîtes aux lettres. M. et Mme Bernache. Melle Fuligule. Mme Grèbe. M. Flamant. Mme veuve Harle. M. et Mme Sarcelle et leurs enfants. M. Elanion. Mme Milan. M. Sterne. Quand il pleut je descends mais je ne dépasse pas les boîtes aux lettres, je n’ai pas envie de me mouiller. Oh la la, pas la peine de sortir, j’ai de quoi m’amuser, tous les noms sur les boîtes. Quand on sait se distraire on ne craint plus les giboulées, c’est bien simple j’en ai hâte que le temps soit pourri, j’en suis presque à consulter la météo en trépignant, vivement les mauvais jours. Mais une averse à la fois. Pour aujourd’hui je vais régler le compte de Mme Milouin. Nom débile, que je déteste de toutes mes forces. Mais je hais encore plus son prénom à la con qui ne rehausse pas le niveau, elle s’appelle Françoise la Milouin. Qu’est-ce qu’elle va prendre cette pétasse de Françoise Milouin.

Je remonte chez moi, j’allume l’ordinateur. Françoise Milouin… En deux clics, je retrouve son profil, sa page. Je l’avais demandée en amie sous pseudonyme, elle avait bien sûr accepté, cette cruche. J’ai laïké chacune de ses insupportables photos banales d’elle en promenade ou d’elle avec ses amis ou des repas qu’elle s’apprête à s’envoyer derrière la cravate et aussi ses statuts niais bonjour-les-amis, à chaque fois je déposais un smiley jaune ou un petit coeur mais je ricanais sur mon écran comme si j’avais craché dans sa gueule. Ainsi j’ai accès à tout, tout ce qu’elle est de répugnant, tous les détails qui me font vomir : son portrait de mal-baisée avec son sourire de nouille, ses yeux bouffis et cernés et ses fossettes abjectes qui supplient oh dites-moi que je suis encore jolie que je ne fais pas mon âge, sa date de naissance de quinquagénaire de mes couilles, son métier de merde assistante-de-direction-de-sales-bâtards, tous les endroits moisis où elle a habité, même ceux où elle est allée à l’école avec les photos de classe empilées de tronches de futurs cons, la liste de tous ses amis tarés, de ses trois enfants aux têtes d’abrutis et de toute sa famille de de dégénérés, même son ex-mari qui m’a l’air d’un mongolien bien assorti, on se demande pourquoi ils ont rompu, faut vraiment être la reine de connes pour être amie sur les réseaux sociaux avec son ex-mari, je sais tout, plus que ce que je voudrais savoir, je connais sa vie nulle aussi bien qu’elle, il y a même la marque de sa bagnole, les pays où elle a fait du tourisme, l’impayable rubrique votre citation préférée (une navrante platitude, « l’amour est tellement grand qu’il doit être partagé » je suis mort de rire), ses opinions politiques (communs et bien-pendants), les repas dégueus qu’elle aime bouffer, l’émission de téléralité de chiasse qu’elle a regardée hier soir, et cerise sur le gâteau, ce que je préfère, la liste de ses hobbies qui puent et tous ses goûts de chiotte débiles de vie bien ratée. Françoise Milouin aime marcher en montagne, nager, voyager dans l’Europe du Nord, lire des thrillers suédois, faire des sudokus et chanter dans une chorale. Ah ah ! Je le crois pas ! Elle chante dans une chorale, la sale truie ! La chorale c’est le coup de grâce, salope. Tu mérites de crever. Qu’est-ce que je vais te mettre.

Une fois que je me suis bien échauffé la haine, je passe à l’exécution proprement dite. La pluie redouble sur mes carreaux, et m’excite les nerfs, mes doigts galopent sur le clavier. Partout sur les réseaux qu’elle fréquente, sur les sites où elle est allée, sur les forums où elle s’est exprimée ne serait-ce qu’une fois, sur le site de sa chorale de merde, sur celui de son club de randonnée, je m’inscris sous une fausse identité : mon pseudo, pour l’heure à venir, sera Françoise Milouin. Je copie-colle sa photo, celle avec les fossettes et les yeux rieurs, je recopie sa date de naissance, tous les détails utiles, adresse, numéro de téléphone… Et une fois dans la place, je commence à déverser des monceaux de saloperies choisies. Je tire au hasard, j’insulte tout le monde, tous ses amis, jusqu’aux amis de ses amis pour être bien sûr que l’herbe ne repousse pas sous la deuxième couche.

Va te faire enculer sac à foutre, fumier, pustule, face d’étron, je t’ai toujours détesté, idiot consanguin, cervelle d’amibe, champion de Candy Crush, t’es le roi des connards même ta femme me l’a dit, et aussi que tu bandais mou, pauvre tâche raclure de bidet frustré, t’es con comme une valise sans poignet, ta mère en tongs suce des bites en enfer, etc. Ah, quel bon temps je me paye, à coeur joie la Tourette, je ris, je ris si fort que j’en pleure ! Sans oublier les sites politiques, parfait pour se faire des tas d’amis : sur les forums de gauche, « Françoise Milouin » déboule au milieu de n’importe quel sujet et traite tout le monde de branleurs, assistés, bisounours-islamo-gauchistes, fainéants, cyniques, extrêmes, cancers de la société ! Chez les écolos : bande de tarlouzes arriérées malades mentaux qui veulent nous éclairer à la bougie, allez-y tous seuls crever au fond de votre grotte ! Sur les forums d’extrême-droite : nazis, vermarcht, vichystes, collabos, hitlériens, heili-heilo ! Et, distribuée généreusement à tous deci-delà, mon insulte préférée : Intolérants !

J’écoute les gouttes de pluie sur la fenêtre, elles me sont à présent comme un réconfort, une berceuse. J’ouvre sur mon ordinateur le petit tableau qui récapitule l’immeuble, qui reproduit toutes les boîtes aux lettres. Je passe en revue les lignes et les colonnes et, l’âme apaisée, le corps las et assouvi comme après l’amour, je peux cocher juste à côté de Martine Lagopède : Françoise Milouin, crevée.

Echo dans la presse locale quelques jours plus tard : ici.

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