Les résultats viennent de tomber… Yes ! Je l’ai ! Diplôme en poche, ah ah ah ! Un grand jour, comme celui de mon bac ou de mon permis ! Je suis positif ! J’ai le Covid-19 ! (révérence gardée à l’Académie Française, je persiste à dire « le » , je ne me résoudrai pas à dire « la » pour une pareille saloperie, parce que je suis plein de préjugés sexistes.) À peine avais-je reçu la notification que je me suis mis à éprouver les symptômes, absents jusqu’à présent (ou alors je n’avais pas pris garde), la fièvre monte, j’ai froid, j’ai mal en des endroits étonnants, les yeux par exemple…
Jamais je ne me suis autant senti en phase avec mon époque. Le fil du temps « me traverse de la bouche à l’anu » comme disait Céline, mais plutôt en passant par la narine. C’est bien simple, je suis l’époque à moi tout seul, appelez-moi Synecdoque. D’ailleurs j’ai une gueule d’enterrement et je retourne me coucher, je tiens à peine debout. Bonne chance pour vos examens.
Marie Mazille et moi-même en pleine action : atelier d’écriture de chansons, In Situ Babel Annemasse, décembre 2020. Merci photo : Patrick Reboud.
Le Fond du Tiroir hors les Murs ! MusTraDem m’est comme une résidence secondaire… Si vous êtes abonné à la niouzletter de MusTraDem, la prose de Christophe Sacchettini, qui joue de l’édito comme de la cornemuse, vous est familière. En 2015, je l’ai remplacé une première fois dans sa fonction d’éditorialiste. En janvier 2021 je recommence (deux fois en six ans, on ne peut pas dire que je me me surmène). Moi président, j’ai eu l’idée d’une anaphore que je reproduis ci-dessous.
Ce que j’aime dans la vie c’est être sur scène. Jouer, déclamer, échanger, chercher et trouver sur scène. Je ne sais plus qui a dit « La scène est le seul endroit sur terre où l’on ne vieillit pas » mais il est clair que ce type-là (ou cette fille, aussi bien) était dans le vrai. La scène produit une curieuse réaction chimique sur tout corps posé dessus et par miracle le processus de dégénérescence des cellules est immédiatement stoppé voire inversé, je n’irai pas jusqu’à dire que j’en ai la preuve mais à tout le moins l’expérience, et l’intuition. Malheureusement en ce moment les scènes sont toutes verrouillées, inaccessibles, ce qui fait que je vieillis un peu plus vite et sans remède. Je le sens bien, là, au moment même où je te parle, je vieillis à vue d’œil, mes cellules sont en pleine dégénérescence, elles s’affaissent sous moi, je perds mes dents et mes cheveux, une vraie pitié. Et pas moyen non plus de m’adonner à une autre activité que j’aime (dans la vie), fréquenter une salle de spectacle pour admirer sur scène le processus de rajeunissement d’autres que moi.
Ce que j’aime dans la vie plus généralement c’est la musique. En écouter – en ce moment il y a Youtube et les CD et c’est mieux que rien. En jouer – mais ça, je préfère avec des gens. Tout seul je manque un peu de volonté, je me décourage assez vite.
Car ce que j’aime dans la vie ce sont les contacts humains. Et les questions à la con du genre « Les contacts électroniques sont-ils des contacts humains ? » ou « Suis-je encore tout seul quand je suis en contact électronique avec quelqu’un ? »
Heureusement que j’aime d’autres choses dans la vie, des choses que je peux faire tout seul. Ce que j’aime dans la vie tout seul par exemple, c’est écrire. Des livres, des gros ou des petits, ou des poèmes, ou des courriels, ou des questions à la con, ou des frivolités, ou à la rigueur des éditos pour MusTraDem.
Ce que j’aime dans la vie, plus que tout, ce sont les bonnes histoires. Tu en veux une, de bonne histoire ? J’en ai. Il était une fois il y a fort fort longtemps, oh, une quinzaine d’années je dirais, ma première rencontre avec Marie Mazille. C’est un été en Maurienne, dans une maison pleine d’amis. Marie est au téléphone, elle était d’ailleurs tout le temps au téléphone, elle finit par raccrocher, elle me voit et la toute première phrase qu’elle m’adresse est : « Toi tu es écrivain, c’est ça ? Tu écris des chansons ? » (Il n’est pas absolument certain que ce soit sa vraie première phrase, il est possible après tout qu’elle ait commencé par « Bonjour », mais tant pis, moi ce que j’aime dans la vie c’est John Ford : « When you had to choose between history and legend, print the legend ».) J’ai répondu en riant un peu nerveux : « Chansons ? Pas du tout ah ah ah ! C’est pas mon truc ! J’ai écrit quelques poèmes et c’est ce qui s’en approcherait le plus, mais une vraie chanson ? Refrain couplet ? Ouh là là non, très peu pour moi, je ne serais pas capable. Ah ah. » J’avais instantanément cessé d’intéresser Marie Mazille qui s’est détournée et son téléphone s’est remis à sonner. Mais Marie étant une fille têtue, elle m’a reposé la même question à intervalles réguliers, jusqu’à ce que quinze ans plus tard je finisse par me rendre à l’évidence et que je réponde, avec surprise : « Ah mais oui, tiens ! Si fait, j’écris des chansons avec Marie Mazille. »
Ce que j’aime dans la vie c’est faire des choses dont je ne me croyais pas capable (merci Marie). J’aime énormément co-animer avec Marie des ateliers d’écriture de chansons, quand les pandémies nous foutent la paix. Je crois qu’il reste des places pour notre stage Mydriase de printemps, vérifie, si ça t’intéresse.
Ce que j’aime dans la vie c’est MusTraDem, sinon tu penses bien que je n’aurais pas accepté de présider un tel bazar. Autre excellente histoire. Il était une fois, il y a six ans MusTraDem me demande : « Tu ne voudrais pas être président ? » Je réponds un peu nerveux : « Président ? Pas du tout ah ah ah ! Je ne serais pas capable. » Six ans plus tard tu remarqueras que je n’ai pas à rougir de mon bilan présidentiel : j’ai réussi à convaincre UNE personne supplémentaire d’adhérer à l’association MusTraDem. C’est Marie Mazille. Grâce à elle l’assemblée plénière de l’association accède enfin à la parité ! Je veux dire par là que nous y avons une paire de femmes. Et toujours huit hommes.
Ce que j’aime dans la vie c’est l’étymologie. Le président, étymologiquement, est celui qui est assis au-dessus des autres.
Oui, mais ce que j’aime dans la vie c’est Michel de Montaigne (1533-1592) : « Sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul ».
Ce que j’aime dans la vie ce sont les rituels. Les rituels confirment que le temps passe, et mieux encore le renouvellent, le revivifient, le débloquent quand il est bloqué, le répètent mais avec variations, transpositions et coda. Exemple, monter sur une scène pour voir ses cellules se régénérer est un rituel. Autre exemple, un président prenant la parole pour présenter ses bons vœux de nouvel an : « Mustradémiens, Mustradémiennes, chers administrés, quand les temps sont durs les durs prennent leur temps. Je vous souhaite de prendre le temps d’énumérer tout ce que vous aimez (dans la vie). Et une fois que vous en aurez dressé la liste ce sera pile ce que je vous souhaite en 2021. »
Tombant comme de par hasard après les excès des « fêtes », janvier est le mois propice à la diète, à l’abstinence, à la sobriété et à la frugalité, afin de laisser nos foies et nos estomacs le loisir se refaire une santé ! Amis gourmets et gourmands, je vous offre gracieusement mon astuce régime perso, mon conseil minceur (émoji qui cligne de l’oeil) : j’ai toujours à portée de main le livre Les demoiselles de Vienne de Pierre La Police.
Coup de génie éditorial hélas resté confidentiel (du moins pour l’édition originale, la réédition chez Cornélius semble quant à elle facile à trouver), ce livre repose sur un concept très original et, espérons-le, unique au monde : le recueil de photos de cuisine qui flanquent la gerbe. Plats lourds, vieux, répugnants, difficilement identifiables, filtrés par une lumière grise et verdâtre qui suggère que la date de péremption est outrepassée depuis belle lurette, et accompagnés de slogans neuneus à l’infernal premier degré, « Les plaisirs simples sont souvent les meilleurs », « Ne vous fiez pas à l’apparente bonhommie des cornichons », « Le pâté ne tolère aucune approximation », « La purée n’a pas dit son dernier mot », « Rien ne surpasse le pouvoir d’attraction de la viande », « Le dîner reste bien souvent pour la famille moderne la seule occasion de communiquer »….
Si jamais la fringale menace, aucune hésitation, j’ouvre au hasard le volume, un haut-le-coeur ne manque jamais de remonter, l’idée même d’introduire de la nourriture dans mon corps m’apparaît comme une intolérable monstruosité, et je peux sans souci poursuivre mon dry january en aspirant à la sobriété heureuse. Merci, Pierre la Police !
Pour découvrir le travail aberrant, inquiétant et désopilant (chacun ses goûts, hein) de Pierre La Police, voir par exemple Pierre la Police, une esthétique de la malfaçon chez Serious Publishing, qui reproduit plusieurs clichés gastronomiques des Demoiselles de Vienne.
1) 1993, Prévessin-Moëns (Ain) : au terme d’une spirale de 20 ans de mensonges, escroqueries et dénis, Jean-Claude Romand assassine sa femme, ses enfants, ses parents. Seul survivant retrouvé inanimé sur les lieux, il est d’abord hospitalisé avant d’être arrêté en tant que suspect. Très pieux, il a reçu la grâce de la foi, ne sélectionne en prison que des visiteurs chrétiens (c’est ainsi qu’il accepte les visites de l’écrivain Emmanuel Carrère, qui en tirera un livre), passe son temps en prière face à une reproduction de la Sainte face de Georges Rouault (1933) suspendue au mur de sa cellule (voir illustration ci-dessus), et devient le détenu le plus fidèle de l’aumônerie. Dès 1994, ses visiteurs lui proposent de devenir « intercesseur », c’est-à-dire un volontaire qui s’engage à se lever la nuit, au moins une fois par mois, afin de prier pour les intentions que portent les Équipes Notre-Dame. « De sa prison, Jean-Claude avait ainsi le sentiment d’appartenir à l’Église », témoigne l’un de ses amis. À sa libération en 2019, il trouve refuge en l’abbaye traditionaliste Notre-Dame de Fontgombault, dans l’Indre, la même qui abrita dans les années 1970 l’ancien milicien Paul Touvier, caché avec sa famille alors que la justice le traquait pour « complicité de crime contre l’humanité ».
2) 2011, Nantes (Loire Atlantique) : Xavier Dupont de Ligonnès tue sa femme et ses quatre enfants puis disparaît. Catholique traditionaliste, il a, avant d’enterrer ses quatre victimes sous sa terrasse, pris soin de joindre à chaque corps une figurine religieuse pour accompagner son dernier voyage. Lui et sa famille appartenaient par ailleurs à un groupe de prière mystique inspiré par l’Apocalypse de Saint Jean et déplorant que le monde appartienne désormais, surtout depuis Vatican II, à Satan. Ce groupe, nommé « Le Jardin » ou « Philadelphie », a été fondé en 1960 par la propre mère de Xavier, Geneviève Maître, qui entendait des voix et recevait des messages de l’au-delà. Peu avant la tuerie, Xavier écrivait sur un forum catholique : « En quoi Dieu a-t-il besoin, ou envie, ou autre sentiment, qu’on lui offre la mort d’une bête, d’un enfant, d’un homme… de son Fils ? »
3) 2020, Saint-Just (Puy-de-Dôme) : Frédérik Limol, survivaliste violent, surarmé, antisystème et paranoïaque, terrorise sa compagne, abat trois gendarmes et se suicide. Il était aussi un catholique pratiquant et très fervent et c’est ce qui l’avait rapproché de sa compagne, elle-même en quête de spiritualité. Lors de la dernière nuit de terreur qu’il lui a fait subir, elle déclenche l’enregistreur de son téléphone : « Je vais brûler ta maison. Je vais t’enlever tout ce que tu as. Tu ne vaux rien. Je vais tuer plein de gens là, maintenant. Je vais tuer tous les gens autour de toi, et toi en dernier. (…) Tu n’auras aucune miséricorde. Dieu n’est pas avec toi. Je te jure qu’il ne sera jamais avec toi. C’est ma colère, ma colère et ça se règle avec ça. [Il lui applique une machette contre le visage, il hurle.] Fais ton signe de croix, fais ta petite prière de merde. Fais-le Jésus, Marie, Joseph. Vas-y ! Tu comprends pas que ça sert à rien. Il est pas là pour toi. Tu sais pourquoi il est pas là ? Parce que t’es qu’une pute. Je dis la vérité aux gens avant de leur couper la tête. Tu m’as fait perdre trois ans de ma vie, petite connasse. Je te jure sur la tête de ma fille que je vous regarderai crever. Avant ça, je vais tout t’enlever. Ta maison, tes biens. Et quand tu auras tout perdu, peut-être tu réfléchiras. Dieu t’a envoyé un mec qui comprend tout avec des milliards d’années d’avance. (…) T’es une vieille, t’es de moins en moins bandante. Tu n’as rien pour t’en sortir. (…) Tu me dégoûtes, tu l’expliqueras à un autre ange de l’apocalypse. »
Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand assisterons-nous à ces massacres sordides que l’on qualifiera de faits divers regrettables mais commis par des déséquilibrés solitaires, sans ouvrir les yeux sur ce qu’ils ont en commun ? Les intégristes catholiques sont des personnes extrêmement dangereuses que les services de renseignement feraient bien de surveiller, tant leur religion où le mythe fondateur montre un père tuant son fils (« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Matthieu 27:46 ) est un exemple funeste propre à intoxiquer les âmes influençables, banalisant la violence et le crime. À la fin, qu’attend donc l’ensemble de la communauté chrétienne pour se désolidariser, pour clamer « not in my name », pour dire « Nous n’avons rien en commun avec ces monstres à part une lointaine base théologique archaïque, nous voulons seulement vivre notre religion en paix tout en respectant les règles de la République » ? Ce geste que nous attendons d’eux sera seul capable d’enrayer la christianophobie, d’empêcher les amalgames entre les chrétiens et les christianistes et de restaurer un climat serein dans l’espace républicain laïque.
« C’est une pendule ? Non ! C’est une guillotine ? Non ! C’est… La Quatrième Dimension ! »
Non-actualité du cinéma, ersatz 1 : le streaming
Ouf ! Enfin le dernier jour de cette foutue 2020, « pire année » dans tellement de domaines qu’on ne sait où donner de la tête masquée.
Ainsi… le cinéma. Je tire ce sujet au hasard, les yeux bandés, j’aurais aussi bien pu tomber sur une autre activité humaine parmi celles qui me passionnent et qui sont pareillement sinistrées, je ne sais pas, le trafic aérien, les coiffeurs, l’immobilier, la production automobile, les relations commerciales entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, les placements bancaires, le foot, la télé-réalité, le nucléaire. Mais non, allez, le cinéma.
L’art du cinéma (qui, comme on sait, est « par ailleurs » une industrie) repose précisément sur l’écoulement du temps, et s’est interrompu comme le temps lui-même. Quand j’étais jeune projectionniste, du temps argentique, lorsque la machine se bloquait sur une seule image, celle-ci fondait et la pellicule brûlait : le mouvement ne devait jamais être interrompu (mouvement = kinéma en grec). Né il y 125 ans, ayant survécu à tout, à la radio, à la télé, à la VHS, au DVD, à Internet, à la transition numérique, à Netflix… en 2020 le cinéma s’est interrompu et il est tout bonnement mort aux trois quarts : -75% de fréquentation, de sorties, de productions, et de tournages. Et d’intérêt du public ? Et d’attente ? Et d’émerveillement ? S’en relèvera-t-il ? Peut-il s’en relever, fort de son dernier quart vivace ?
De façon symptomatique, en milieu d’année, entre deux confinements, le film censé sauver le cinéma, Tenet de Nolan, nous parlait pâteusement du temps qui s’arrête. Un temps sidéré, enrayé, rebroussant chemin au beau milieu de la guerre. Même si Tenet est le film le plus vu dans les salles françaises en 2020, étant donné que les entrées se sont globalement effondrées, on peut dire que peu de spectateurs se sont déplacés pour aller voir ce cul-de-sac et on ne voit pas pourquoi on s’en étonnerait. No future, le cinéma.
Un petit tuyau à quiconque aura été déçu par ce « film de l’année » si malheureusement représentatif : voyez plutôt sur Youtube l’épisode pilote (inédit en France) de La Quatrième Dimension, The time element (1958). Car c’est quasiment la même histoire que Tenet : on y voit un homme, trop peu sympathique pour qu’on ait envie de s’identifier à lui, s’engluer dans une boucle temporelle, ne rien comprendre à ce qui lui arrive mais tenter désespérément d’en profiter pour éviter un massacre en pleine guerre mondiale. Allez savoir pourquoi, j’ai mille fois préféré ce Time element à Tenet. Pas seulement parce qu’il est nettement plus court.
Un peu de Deleuze pour se prendre la tête une dernière fois en 2020 ? Deleuze résume très bien l’histoire du cinéma en observant le basculement de l’image-mouvement vers l’image-temps :
Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n’est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C’est que le schème sensori-moteur ne s’exerce plus, mais n’est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n’existent plus que dans l’intervalle de mouvement et n’ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l’esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d’intolérable qui est leur quotidienneté même. C’est là que se produit le renversement : le mouvement n’est plus seulement aberrant, mais l’aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. « Le temps sort de ses gonds » : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n’est pas le temps qui dépend du mouvement, c’est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps.
Bonne année 1958 à tous ! Bonne année 1985 aussi (année de sortie de l‘Image-Temps de Deleuze, et en outre 85 est le palindrome de 58 car tout est lié). Mais allez, courage, tout de même, bonne année prochaine.
Non-actualité du cinéma, ersatz 2 : le DVD
Oui, en France les salles restent fermées, mais au moins elles sont toujours là, on peut espérer que des jours meilleurs viendront.
Certains pays sont plus malheureux que nous puisqu’ils sont
sans cinéma.
Le « Park » , plus vieux cinéma de Kaboul, symbole de la culture moderne en Afghanistan, a été rasé en novembre 2020…
Le Park est bien sûr évoqué dans le film Nothingwood (Sonia Kronlund, 2017) où l’on s’attache à un homme-cinéma « bigger than life » , énorme et truculent, plus grande star du minuscule cinéma afghan, Salim Shaheen, acteur, réalisateur, producteur d’une centaine de films, cabotin illettré qui tourne trois films en même temps sans aucun moyen, mais avec sa famille (seulement les membres masculins) et avec une infatigable envie.
Les Américains ont Hollywood, les Indiens Bollywood, et les
Nigérians Nollywood. Les afghans n’ont rien. Ah, si, ils ont Salim Shaheen !
Le film est une merveille, drôle et émouvante, parce qu’on voit comment peut surgir coûte que coûte la joie du cinéma dans un pays en pleine guerre et en plein chaos, entre deux roquettes. Au fond, la joie du cinéma est le sujet même du film, joie que les talibans et autres abrutis bigots voudraient bannir sous le prétexte qu’elle n’existait pas du temps du prophète donc elle est haram.
Shaheen fait certes penser à Ed Wood comme le dit la bande-annonce, mais il évoque tout autant d’autres monstres sacrés pour qui le cinéma était vital, pures créatures d’écran, Orson Welles, Raimu, Toto, Depardieu, Sharukh Khan…
Je recommande de ne pas manquer les scènes coupées présentes dans le DVD : on y découvre notamment Shaheen en train de reconstituer pour la filmer une scène fondatrice de son enfance. Bouleversé par le cinéma qu’il découvre dans ladite salle mythique, le « Park » , il construit une petite caisse en bois où il fait défiler des morceaux de pellicule récupérés près de la cabine de projection. Il s’installe derrière le Park, attend la sortie de l’école et fait payer quelques sous les enfants pour « voir le cinéma ». Bref, il réinvente le cinéma à lui tout seul, et cette fois c’est à Jacques Demy qu’il fait penser, l’enfant-cinéma dans Jacquot de Nantes.
Non actualité du cinéma, ersatz 3 : le cinéma inter-crânien
Cette nuit j’allais assister à un match de boxe. L’un des deux combattants annoncés sur l’affiche était ma fille. Je me tenais debout au fond d’une arène bondée et bruyante, le ring au centre était vide mais éclairé par des spots tournoyants. J’attendais anxieusement que le match commence, mais plus l’attente durait plus je me disais que ce n’était pas possible, que je devais mettre fin à cette mascarade. Je réfléchissais à des moyens d’empêcher le match, je me préparais à mettre mes mains en porte-voix et à hurler : « La boxe, c’est pas très geste barrière ! » , mais je me suis réveillé. J’ai mis quelques instants à me souvenir où ma fille dormait cette nuit.
Bonus – l’excellente photo utilisée par la Cinémathèque de Grenoble en guise de carte de voeux :
Photo prise dans un canyon du Colorado (provençal)
Rituel païen propitiatoire que j’exécute à l’approche de la sortie de chacun de mes livres et auquel je n’avais, par conséquent, pas sacrifié depuis des lustres (oh combien il m’avait manqué) : je danse tout nu chez moi en scandant J’ai, un, numéro d’ihèssebéhènheux, J’ai, un, numéro d’ihèssebéhènheux, etc. (Bien appuyer sur le heu final sur lequel les épaules ainsi qu’un pied se soulèveront, les deux poings se serreront, et le reste du corps donnera une petite convulsion vers le haut.)
Ce rituel paraîtra étrange aux profanes, peu familiers de la tribu de Ceux-qui-publient-des-livres, qui risquent de n’y voir que du feu et des peaux-rouges criards les ayant pris pour cible (et les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs). À leur attention, quelques éclaircissements anthropologiques et interprétations des signes s’imposent. En effet, le numéro d’ISBN (International Standard Book Number) est un emblème unique concrétisant le parachèvement de l’aventure individuelle, parfois tortueuse, de chaque livre. Si l’ISBN existe, le livre existe. Jusque là je doutais encore un peu (grand merci à Charline Vanderpoorte qui, elle, n’a eu aucun doute), mais je viens de recevoir mon numéro d’ISBN.
Comme à chaque fois, mon numéro d’ISBN est le plus beau numéro d’ISBN du monde. Je n’hésite pas à vous le montrer, attendez, j’ai sa photo dans mon portefeuille, si, si, voyez donc : 979-10-352-0434-1. Pas mal, non ? Franchement ? Regardez-le encore, ça me fait plaisir. Vous ne trouvez pas qu’il a le nez de sa maman et les oreilles de lapin de son papa ?
Sauf fin du monde ou autre contretemps pareillement pénible, Ainsi parlait Nanabozo(roman indien), paraîtra chez Thierry-Magnier le 19 mai 2021, prix de vente conseillé 15,80 euros. Dans la foulée aura lieu une séance de dédicace inaugurale dans l’excellente librairie Les Modernes, Grenoble.
Durant le confinement je me suis plongé, à petite gorgées, dans le récit d’un autre confinement :Joseph Anton, grosse (700 pages) autobiographie des années de clandestinité de Salman Rushdie, à l’ombre de la fatwa. Rappelons qu’en 1989 un connard enturbané et à l’agonie, en manque de renom international et souhaitant créer une diversion après une guerre de 8 ans ayant laissé son pays exsangue, décréta que le quatrième roman de Rushdie, paru l’année précédente, offensait l’Islam, le Prophète et le Coran, et que son auteur méritait la mort pour blasphème. La tête de Rushdie est mise à prix, la récompense s’élevant à 6 millions de dollars. Réfléchissez : que feriez-vous de 6 millions de dollars ?
Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’Islam, au prophète et au Coran, aussi bien que tous ceux qui, impliqués dans sa publication, ont connaissance de son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils les trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. Celui qui sera tué sur son chemin sera considéré comme un martyr. C’est la volonté de Dieu. (Ayatollah Khomeini, susdit gros connard, fatwa radiodiffusée le 14 février 1989 – son œuvre sur terre parachevée, Khomeini passera l’arme à gauche trois mois plus tard)
Origine du « crime » : en trois paragraphes au chapitre II de son roman par ailleurs riche, divers, foisonnant et complexe (de la littérature, quoi), Rushdie transposait en fiction, durant une scène rêvée par l’un de ses personnages, un épisode légendaire de la vie de Mahomet, selon lequel le Prophète, à un moment où il éprouvait quelque difficulté à imposer son idée du monothéisme à La Mecque, prononça des versets qui semblaient admettre avec bienveillance la coexistence d’Allah avec d’autres dieux que Dieu, trois divinités mecquoises pré-islamiques, Al-Lat, al-Uzzâ, et Manât, puis se rétracta en plaidant que Satan lui avait soufflé ces paroles – d’où l’expression Versets sataniques.
C’est tout ? Oui, oui, c’est tout. Qu’alliez-vous imaginer, c’est juste de cela que l’on parle, un rêve enchâssé dans un roman très cultivé qui fait allusion à l’exégèse délicate des versets 19 à 23 de la sourate 53, النَجْم an-najm (L’étoile). Un personnage de fiction fait un rêve, dans lequel un autre personnage s’approprie un épisode légendaire attribué à Mahomet par certaines traditions islamiques. Et le monde des chasseurs de primes s’enflamme. Innombrables tentatives d’assassinats sur la personne de Rushdie, ses éditeurs, ses traducteurs (à ce jour, un seul attentat a réussi, celui contre son traducteur japonais, Hitoshi Igarashi, exécuté au poignard en 1991), ses lecteurs (37 morts dans un incendie criminel lors d’un festival culturel à Sivas, Turquie, en 1993…), toutes atrocités perpétrées par des salauds décérébrés aimantés par le pactole sur terre (hé, 6 millions, on en fait des choses ici-bas avec 6 millions) puis le paradis dans l’arrière-monde, multitude de connards dont il ne faut pas dire trop de mal parce qu’ils sont musulmans et que l’islamophobie, c’est vilain.
Salman Rushdie a survécu, dans des conditions qu’il raconte dans ce livre. « Joseph Anton » fut durant cette période de traque et de planque le pseudonyme que Rushdie se choisit, association propitiatoire des prénoms de deux écrivains qu’il chérissait, Conrad et Tchékov, comme on placerait son destin entre les mains de deux saints vénérés. Métaphore déplacée, obscène dans ce contexte ? Je ne trouve pas. Imaginez le chouette calendrier que ça nous ferait, 365 grands écrivains plutôt que tous ces blaireaux surfaits à légende dorée qui ont eu pour grand mérite de se faire bouffer par des lions et/ou accomplir des miracles tout-à-fait imaginaires.
Le témoignage de Rushdie en 700 pages est, quoiqu’un brin répétitif (concédons que la vie confinée, la vie en cage est répétitive, quand bien même l’on pourrait régulièrement changer de sens de rotation), passionnant, et instructif, pas seulement sur ce que Rushdie a vécu, mais sur ce que tous nous vivons. On réalise brutalement à la lecture que notre époque a débuté en 1989, agençant depuis tous les éléments qui nous empoisonnent la vie : l’obscurantisme religieux, le bannissement des livres au nom du Livre, l’arbitraire théocratique, les délations et la haine en réseaux, la bigoterie matérialiste occupant toute la place laissée vacante par la spiritualité introuvable, les attentats, le recul de la tolérance en même temps que la montée des communautarismes, l’épée de Damoclès sur la liberté d’expression, les débats hypocrites d’intellectuels (« Faut-il être Rushdie ? » = « Faut-il être Charlie ? », Alors moi je réponds sans détours, je suis pour la liberté d’expression évidemment, MAIS ! Fallait pas provoquer ! Fallait pas jeter de l’huile sur le feu ! Et d’ailleurs de vous à moi Rushdie n’écrit pas si bien que ça, alors est-ce que ça valait bien la peine… et pendant que tout le monde donne son avis, personne ne prend la peine de lire ni Rushdie ni Charlie), l’aveuglement et les accommodements déraisonnables, la géopolitique mondiale qui a des conséquences au coin de la rue et réciproquement… Rushdie était ni plus ni moins que le prototype expérimental de l’humain des années 2020, il était en avance sur son temps. Qu’avons-nous fait pour enrayer ces flots de merdes ? Ben rien, puisque tout est pire.
Association d’idées (1) : je lis par hasard une archive, les débats à l’Assemblée nationale sur la loi de liberté de la presse, 1881 qui instaura de fait un droit au blasphème dans notre pays. C’était hier, ou peut-être même demain.
Charles-Émile Freppel (1827-1891) évêque d’Angers, député du Finistère, fondateur de l’Université catholique de l’Ouest :
« Je ne voterai pas la loi parce qu’en supprimant le délit d’outrage à la morale publique et religieuse, aux religions reconnues par l’État, c’est-à-dire à Dieu, à tout ce qu’il y a de plus auguste et de plus sacré dans le monde, elle livre, elle abandonne, elle sacrifie ce qu’elle a le devoir et la mission de protéger et de défendre. »
Réponse de Georges Clemenceau (1841-1929), député de Montmartre (et futur chef du gouvernement, au siècle suivant) :
« Dieu se défendra bien lui-même. Il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ! »
Clemenceau se fait ardent apôtre de la liberté de la presse. Quoique « républicain depuis qu’il respire » – ou à cause de cela même -, il demande explicitement qu’on ait le droit d' »outrager la République« . Et il a cette exclamation restée fameuse :
« La République vit de liberté, elle pourrait mourir de répression. […] Fidèles à votre principe, s’écrie-t-il, confiez-vous courageusement à la liberté… Le respect que vous demandez n’a de valeur que s’il est librement consenti. Que catholiques et anticatholiques fassent librement appel à la raison humaine, qu’ils se contredisent en toute liberté ! Défendez-vous librement contre moi qui use de ma liberté en vous attaquant, et que l’opinion juge entre nous. Mais vous qui prétendez, au nom de la majorité, protéger vos dogmes contre la liberté, que répondrez-vous à celui qui viendra à son tour, au nom d’une majorité de citoyens français, vous demander de protéger les siens ? »
Association d’idées (2) : je lis aussi une citation relayée par Yann Diener. « Pensez au contraste affligeant qui existe entre l’intelligence radieuse d’un enfant en bonne santé et la faiblesse de pensée d’un adulte moyen. Serait-il tout à fait impossible que l’éducation religieuse porte justement une grande part de responsabilité dans cette sorte d’atrophie ? » (Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927)
Association d’idées (3) : j’écoute enfin une chanson de Jacques Brel, une de mes préférées. « Fils de bourgeois / Ou fils d’apôtres / Tous les enfants /Sont comme les vôtres / Fils de César / Ou fils de rien / Tous les enfants / Sont comme le tien / Mais fils de sultan / Fils de fakir / Tous les enfants / Ont un empire / Ce n’est qu’après… / Longtemps après…«
Comme il est fier de sa carotte le petit lapin ! Dessin : Capucine Mazille, qui m’a autorisé gracieusement à l’utiliser. Que Nanabozo la protège ! Hep, vous, là ! Visitez le site de Capucine, il est beau !
Enfin, je peux en parler. Sans scrupules ni superstition ! J’ai le droit de cracher le morceau, je viens, aujourd’hui même, de signer le contrat d’édition de mon prochain livre. Il s’appelle Ainsi parlait Nanabozo et c’est une histoire de lapin. Bon, ce n’est pas un résumé tout à fait exact. En fait c’est une histoire assez compliquée, mais avec du lapin dedans.
Chronologie : mon précédent livre à compte d’éditeur a paru le 7 janvier 2015, vous savez, ce jour où la France a changé d’époque, et moi avec. Six ans plus tard, comment allons-nous, la France et moi ? Je vais un peu mieux qu’elle mais ce n’est pas difficile. Et j’aurai passé six ans sans publier de livre (hormis une somme autobiographique au Fond du tiroir).
Qu’ai-je donc fait entre temps puisque je n’ai pas fait de livres ? M’en parlez pas, j’ai été dé, bor, dé. J’ai fait : de la musique ; des chansons ; des spectacles ; des ateliers participatifs ; des conneries ; des confitures ; des randonnées ; un examen de conscience ; un burnoute ; une bonne dépression ; un eczéma ; des AG d’associations ; un déménagement ; deux ou trois changements de boulot et quelques pointages à Pôle Emploi ; la liquidation de la maison d’édition « Le Fond du tiroir » qui ne publiera plus jamais (sauf si… attendez… ah, non, ça, non, je ne peux pas en parler, ce n’est pas signé…) mais demeurera un blog où je continuerai de déverser mes plaisanteries et mes contributions à une réinvention de la laïcité ; enfin j’ai écrit un roman.
Ce roman a été conçu durant l’hiver 2015-2016, celui qui a été si froid que je ne me suis jamais déplacé sans mon bonnet, achevé durant l’hiver 2019-2020, celui qui a été plus doux et heureusement parce que j’avais perdu mon bonnet, recommencé quelquefois entre temps, proposé depuis à des dizaines d’éditeurs pour finalement se voir accepté (avec enthousiasme, merci) par le tout premier à qui je l’avais envoyé neuf mois plus tôt, ah ben c’était bien la peine de faire autant de frais en timbres poste pour les autres. On se connaît un peu l’éditeur en question et moi. J’ai publié trois livres chez lui par le passé.
Jamais un roman ne m’aura demandé un pareil laps (sauf ceux qui ne sont pas parus, bien fait pour eux). Enfin, au bout de quatre ans il est présentable et vous m’en voyez ravi comme le lapin, mon totem (quoique mon totem soit également la tortue, si je me souviens bien). Ce qui m’a permis de tenir bon durant tant d’hivers, sculptant avec obstination le même bloc sans jamais perdre de vue de l’esprit le lapin qui se trouvait à l’intérieur, ce sont les retours de quelques lecteurs cobayes (mille gratitudes à vous, Laurence, Fred, Yasmina, Claude, Vincent) et, à un peu plus de mi-chemin, une bourse de création accordée par le CNL. En plus de l’argent consenti, sur lequel je ne crache pas car j’ai des principes, cette bourse m’a procuré un soutien symbolique, un vote de confiance salutaire : quelqu’un, au CNL, croyait en ce projet et l’attendait. Oh, merci.
*** SPOÏLEUR ALERT !!! SPOÏLEUR ALERT !!! ***
Et maintenant, pour ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de se spoïler, vous pouvez sans attendre la parution du bouquin l’an prochain prendre connaissance du synopsis dans le dossier de présentation adressé au CNL et qui m’a valu la bourse. Sinon, pour les autres, pour les patients et les amateurs de suspense : en gros, c’est une histoire de lapin. Vous verrez bien.
Je m’échine à lire un livre à peu près incompréhensible de Pierre Bettencourt, Le Littrorama ou le triomphe de la roue libre (Livre Premier) d’où je prélève cette citation en revanche limpide qu’il attribue à Bossuet : « Tout ce que l’on pense de Dieu n’est qu’un songe. » Comme je rechigne à utiliser des citations de seconde main sans avoir vérifié leur source, j’aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Sauf que je ne suis pas tellement lecteur de Bossuet. Si jamais il en s’en trouve parmi vous, qu’il (elle) me contacte, il (elle) a gagné un livre du Fond du tiroir. À défaut, je continuerai de me servir de cette phrase de Borges, au moins celle-ci je sais d’où elle vient : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique » . Je recoupe aussi avec cette pensée du méconnu pionnier de la science-fiction française Gaston de Pawlowski, (1874-1933) : « Quant à la religion, elle est la fille de l’imagination et de la peur (…) Elle est un moyen de gouvernement utile lorsque cette imagination et cette peur sont collectives », puisque d’ailleurs « Toute chose imaginée existe, du fait seul qu’elle est imaginée ».
À quiconque s’intéresserait aux liens entre « Dieu et les songes » (Bossuet), « la métaphysique et le fantastique » (Borges), ou « religion et gouvernement » (Pawlowski), je ne saurais que recommander la vision du film The invention of lying (Ricky Gervais, 2009, disponible en un clic sur une célèbre plateforme dont le nom commence par « Ne » et se termine par « ix »). Le titre français, Mytho-man, est idiot ; le titre original est honnête et annonce franchement la couleur : L’invention du mensonge est un conte étiologique, une fable absurde et métaphysique un peu dans la veine d’Un jour sans fin. Le point commun entre ces deux films est que le protagoniste, enlisé dans une situation fantaisiste et inextricable, n’a au fond qu’un seul but, la conquête d’une femme qui n’est pas amoureuse de lui. Qui n’a pas cette expérience ne comprendra pas qu’il s’agit de la situation inextricable par excellence. L’histoire se passe dans un monde où n’existe pas le mensonge, ni, par conséquent, l’imagination, l’hypocrisie, la fiction, la métaphore, la plaisanterie, la délicatesse, la spéculation, l’abstraction, la séduction, la littérature fantastique, l’ambiguïté, la publicité (enfin, pas comme nous la connaissons). Bref, ce monde parallèle n’est pas méchant, juste super chiant. Voilà qu’un homme, par accident, invente le mensonge. Et observe l’effet autour de lui. Découvre des applications. Au début, le film est sympa. Mais à la moitié, vers la 46e minute, le film devient génial. Parce que notre héros encouragé par ses succès précédents invente (pour des raisons du reste respectables) la religion, le paradis, « The man in the sky » . La plaisanterie est magistrale.
Aimé Césaire (1913-2008) Quelques vers de Césaire, issus du poème « Calendrier lagunaire » propres à réconforter tous les confinés : « j’habite une vaste pensée mais le plus souvent je préfère me confiner dans la plus petite de mes idées »
Voulez-vous une histoire de train arrivé à l’heure ?
Étonnamment, tout n’est pas mort, covidé, confiné, annulé, reporté, enterré. Des choses adviennent, continuent d’advenir. J’avais de longue date rendez-vous avec une classe de 6e du collège Aimé-Césaire dans un quartier de Grenoble à mauvaise réputation et qui fait peur aux cons.
Non seulement la rencontre a eu lieu ce matin, mais elle était formidable. Nous allons écrire ensemble, façon Fatale Spirale. Ils sont bien, ces petits.
Pour cette séance inaugurale, ils m’ont bombardé de questions classiques (D’où vous est venue l’idée, À quel âge avez-vous voulu être écrivain, Quel est votre livre préféré etc.) puis plus difficiles, inédites, de celles qui obligent à réfléchir.
« Dans Fatale Spirale, quel est le mot que vouliez faire passer ? »
Le garçon à ma gauche avait bien dit le mot, pas le message. Comme si toute la manœuvre avait eu pour objectif de suggérer au lecteur UN mot. Je réponds au premier degré à toutes les questions que l’on me pose, c’est un principe, je les prends au sérieux. Par conséquent j’ai réfléchi à ce fameux mot unique que j’ai voulu faire passer.
« Fatale Spirale repose sur l’ironie. L’ironie consiste à dire le contraire de ce que l’on pense et à miser sur l’intelligence du lecteur, qui retournera de lui-même le sens de la phrase sans qu’on ait besoin de lui expliquer. Vous êtes des lecteurs intelligents puisque vous avez compris Fatale Spirale à l’envers. Selon ce principe, je suppose que le mot que je voulais faire passer était le contraire de celui du titre, le contraire du mot qu’on lit en premier. « Fatal. » Ce qui est fatal c’est ce qui est joué d’avance, c’est le destin, c’est l’horizon obligatoire imposé par « la société » ou par une quelconque force surnaturelle, on dit « C’est la fatalité » ou « C’est comme ça » ou « On n’a pas le choix » ou « Dieu l’a voulu » on soupire et on se résigne. Mais ce serait quoi, le contraire de la fatalité ? La responsabilité, je crois. Refuser le destin, inventer autre chose, objecter, et surtout prendre conscience que l’objection est possible, qu’elle est de notre ressort. Le mot que je voulais faire passer est la responsabilité. Il vous va, ce mot ? »
Il leur allait. J’adore les rencontres scolaires. J’adore former les petits anarchistes de demain. (Si j’avais eu plus de temps je leur aurais causé de La Boétie, tiens.)
Et enfin, juste avant la conclusion est tombée une surprise, une bizarrerie, une météorite, le genre de question à laquelle on ne sera jamais préparé.
« Quelle a été votre expérience la plus forte ? »
Je suis resté bouche bée sous mon masque. Que répondre à cela ? Que répondriez-vous ? Comment même comprendre ces mots ? Expérience forte de quoi ? De lecture, d’écriture, de vie, de voyage, de mystique ? De vin, de poésie ou de vertu ? Qui suis-je pour leur parler de ce qu’est une expérience forte ?
J’étais silencieux depuis quatre, cinq, six, sept secondes, c’était beaucoup trop long, il fallait coûte que coûte que je parle alors j’ai parlé.
J’ai répondu : « L’amour » . Encore une ou deux secondes de silence perplexe. Je me suis senti obligé d’ajouter avec un geste vague : « Oui, bon, vous comprendrez plus tard » .
Si vous trouvez mon anecdote cu-cul je ne vous parle plus-plus.
(À propos d’amour, le jour de la parution de Fatale Spirale, le 7 janvier 2015, je publiai sur mon blog une photo prise par Patrick Reboud, j’étais de bonne humeur. Deux heures plus tard j’apprenais que deux terroristes avaient décimé l’équipe de Charlie Hebdo.)
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
Près de 800 articles à lire gratuitement en ligne. Pas tous indispensables, choisissez soigneusement.
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