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Art trouvé (Troyes épisode 70)

Il faisait tellement beau, tellement lumineux, que j’ai enfourché mon vélo, et que je suis parti au hasard avec la même détermination que si j’avais su exactement ce que je m’en allais chercher.

Je ne l’ai pourtant trouvé que quinze kilomètres plus loin. Il dépassait d’un terrain vague, d’un chantier au bord des jardins, parmi quelques vieilleries entassées sur des bornes inertes et grises, et cernées par la boue. Je suis descendu de vélo, j’ai tendu le bras à travers la haie grillagée, je l’ai saisi entre le pouce et l’index puis, me hissant sur la pointe des pieds et alternant dans les mailles, main droite main gauche main droite, j’ai fini par lui faire franchir la palissade. Il était entre mes mains.

Un portrait d’enfant dans un cadre ovale, doré, cabossé. Le sujet est tourné trois-quarts à gauche et porte un noeud papillon bleu marine. Son âge est incertain, son sexe également sauf à interpréter la seconde tache bleue, à l’avant du crâne, comme une fleur dans les cheveux, coquetterie féminine. Cette peinture peut avoir deux cents ans, et son histoire s’est achevée dans un terrain vague. Elle est très abimée, délavée sans doute par les intempéries, piquée de mille tâches moisies dont la largeur augmente jusqu’à noircir entièrement certaines zones dans la partie droite. Curieusement, le seul détail intact du portrait est l’oeil droit, d’une couleur brun-jaune, et désespérément je me raccroche à cet oeil pour lire une expression survivante, une intention intacte, un reliquat d’humanité. Une vague mélancolie peut-être, à moins que je n’y projette la mienne. Le reste du visage, le front, la tempe, la joue, l’oreille, le menton, tout coule comme en train de fondre, ou comme si la peinture en s’effaçant ne révélait pas le support du peintre (une plaque de bois) mais le tréfonds de l’enfant, son crâne et son squelette, l’oeuvre hurlant sous la pluie la vérité blanche du modèle : Je suis mort ! Toute oeuvre d’art, à terme, rejoint la catégorie des vanités. Il suffit de la déposer sur un terrain vague.

Les choses qui meurent m’émeuvent terriblement. Elles font d’office partie de ma famille. Une personne de bon sens m’aurait dit « Ceci n’est pas à toi » ; une personne de bon goût m’aurait dit « Laisse donc ce détritus » ; un critique d’art (catégorie distincte de la précédente) aurait peut-être réussi à me prouver que cette peinture n’était qu’une croûte, ne méritant pas mieux que sa déchéance organique. Mais je n’ai écouté personne, d’ailleurs il n’y avait personne, j’ai pris le petit fantôme ovale avec moi, je l’ai déposé dans le panier à l’avant de mon vélo, et je l’ai précautionneusement conduit à la maison. J’ai très peu décoré l’intérieur de la thébaïde depuis que j’habite ici, je ne m’intéresse guère à ce qui orne les murs. Je n’aurai ajouté que ce petit portrait. Mon successeur le jettera s’il en a envie.

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