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Le renégat est un apostat

Comme souvent, comme toujours, en tout cas comme la dernière fois, je lis un Jack London et je m’exclame Il a donc fait cela aussi ?

L’apostat est une nouvelle implacable sur le travail des enfants, dont le héros, Johnny, 12 ans et 12 heures par jour dans une usine de toile de jute, hérite ses trait à la fois de la biographie de son auteur (oui, il a fait cela aussi) et de l’imagination romanesque du même – pour peaufiner le destin mythique de son personnage, London fait naître Johnny dans l’atelier même où il travaille, puisque sa mère y était ouvrière avant lui :

Ses collègues l’avaient allongée à même le sol, parmi le métal hurlant des machines qui tournaient à plein rendement. Le contremaître avait prêté son concours à l’accouchement. Et quelques minutes plus tard, une âme de plus peuplait l’atelier de tissage. C’était Johnny, accueilli en ce monde par le grondement implacable des machines, respirant avec son premier souffle l’air humide et tiède, infesté de particules de jute. Le jour de sa naissance, il avait longuement toussé pour en débarrasser ses poumons. Sa toux n’avait jamais cessé depuis.

Johnny, usé, a déjà vécu et consumé toute sa vie : adolescent à 7 ans lors de son premier salaire, adulte à 11 en tant que soutien de famille, maintenant il est vieux. Il a même connu sa grande histoire d’amour et a eu le cœur brisé, à 9 ans, en apercevant cinq ou six fois la fille du directeur – qui s’est mariée entre temps. Que lui reste-t-il à vivre ? La rupture. La résistance. L’apostasie.

La nouvelle a été retraduite et republiée par les éditions Libertalia en 2018. En la lisant j’ai à nouveau été époustouflé par la modernité de London, mais j’ai éprouvé comme un petit sentiment de déjà lu. Et pour cause : égaré par le titre, je croyais me plonger dans un inédit alors que ce texte existe depuis longtemps en français sous le titre Le renégat. Très révélateur, du reste, est ce choix du traducteur d’un nouveau mot, ou plutôt d’un retour au titre original anglais, The Apostate : du renégat à l’apostat, les lecteurs français sont passés, en lisant la même histoire de cet enfant grandi trop tôt qui un beau jour conjure son destin et déserte, du registre de l’allégeance politique trahie à celui de la foi religieuse reniée. Johnny n’y croit plus

Car les esclaves du travail, qu’ils aient 12 ans ou l’âge de la retraite, se piègent eux-mêmes, verrouillent la porte de leur propre prison parce qu’ils croient à ce qu’ils font et, pis encore, croient qu’ils ne peuvent rien faire d’autre – comme chez La Boétie. Ou bien comme chez d’autres : soudain il m’apparait clairement que ce Renégat/Apostat (1906) appartient à une grande trilogie de récits où l’on dit non au travail qui a perdu son sens. Je prends cette décision inouïe et simple, je m’arrête, et le monde continue de tourner. Démerdez-vous sans moi, j’ai mieux à faire. La courageuse décision, l’héroïque rupture de Johnny s’insère presque à mi-chemin entre celle de Bartleby de Melville (1856) qui préfère ne pas, et celle de l’An 01 de Gébé (1970) où « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ».

Quelles leçons tirer de cette nouvelle en 2022, alors que le travail des enfants n’existe plus en France, non plus qu’aux États-Unis (et perdure, n’oublions jamais, dans les pays qui fournissent nos vêtements, nos chaussures, nos meubles, nos téléphones, notre énergie – combien de Johnnys à l’autre bout du monde…) ? Les mômes ne bossent plus en usine (parce qu’il n’y a plus d’usines, au moins autant que parce que notre époque est devenue tendre à leur endroit), ok cette désertion-là a bel et bien eu lieu, mais d’autres restent à venir. La révolte de Johnny passe par cette prise de conscience : Johnny était devenu lui-même un rouage de sa machine. Nous sommes ce que nous faisons. Nous sommes créés par notre environnement autant que nous le créons. Nous, terriens de l’ère numérique, sommes des terriens numérisés. Pour le profit de quels patrons, au juste ?

Comme souvent, comme toujours, en tout cas comme la dernière fois, je lis un Jack London et je m’exclame Ah comme j’aimerais le lire à haute voix, m’en emplir la bouche et l’offrir à un public, quel beau spectacle ça ferait ! Pourtant non, pour l’heure je m’en tiens à Construire un feu… Veuillez à présent écouter ce communiqué de l’ACTC170 (Agence de la Culture pour Tous et Chacun du 170, Grenoble) :

Vendredi 1er avril à 20h vous viendrez au 170 galerie de l’Arlequin (app 8506) à Grenoble chez Marie et Christophe accompagnés d’une bouteille et / où d’un petit grignotis, vous vous installerez confortablement et vous y dégusterez le spectacle proposé ci-dessous !
Entrée au chapeau (10 € minimum recommandés !)
Résa par retour de mail ou au par téléphone auprès de Mme Mazille ou M. Sacchettini. 
« Construire un feu », spectacle pour passer l’hiver – lecture musicale d’après Jack London
Un homme solitaire marche dans une vallée du Klondike. Il doit rejoindre son campement avant la nuit. Il avance pas après pas, en se protégeant du froid, de la neige, de l’hiver, des imprudences, des coups du sort, du découragement. Un chien-loup le suit.
Unité de lieu, de temps, d’action… Tension dramatique à son comble avec deux personnages seulement, un humain et un animal… Suspense terrifiant dans un paysage minimaliste recouvert par le blanc… Et questions fondamentales sur la place et la responsabilité de l’homme dans la nature.
Jack London a-t-il écrit avec Construire un feu la nouvelle parfaite ? Sans doute pas puisque la perfection aurait surgi une fois pour toutes – or London a écrit cette histoire deux fois. La première version (1902) est plus rapide et légèrement plus aimable ; la seconde (1908), plus longue et plus âpre. C’est sur elle que le spectacle est basé. Attention : ce n’est ni l’Appel de la forêt, ni Croc-Blanc ; ce n’est pas pour les enfants. Mais l’Appel de la forêt et Croc-Blanc sont-ils vraiment pour les enfants ?
En guise de première partie seront lus des extraits du texte autobiographique de Jack London, Ce que la vie signifie pour moi.

Contrebasse, compositions et improvisations : Olivier Destéphany
Voix : Fabrice Vigne
Visuel : Jean-Pierre Blanpain

Durée : une heure ou un chouïa plus

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