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La joie du trait

Hokusai, Les Cent vues du Mont Fuji – Edition Hazan 2020 (direction éditoriale Nelly Delay)

J’aime le dessin. J’aime les livres de dessins. Je fouille, je chine, je prospecte, je découvre en tremblant, je collectionne amoureusement, j’achète compulsivement les livres d’une poignée de dessinateurs. Toujours les mêmes : Crumb, Franquin, Moebius, Baudoin, Kirby.

Et aussi Chaval, Benoît Jacques, Tardi, Schlingo, Reiser, Bretécher, Siné, Willem, Blutch, Guibert, Rochette, Goossens, Menu, Killoffer, Konture, Blanquet, Aristophane, Fabrice Neaud, Marc-Antoine Mathieu, Pierre La Police, Julie Doucet, Sattouf, Larcenet, Thomas Ott, Efix, Vanoli, Lécroart, Viscogliosi, Winshluss…

Et encore Ungerer, Gabrielle Vincent, Bruno Heitz, Nicole Claveloux, Quentin Blake, François Place, Dedieu, Louis Joos, Martin Jarrie, Olivier Balez, Frédéric Marais, Yann Fastier, Gilles Bachelet, Delphine Perret, Antoine Guilloppé, Goya (les estampes, pas les peintures)…

Et puis Winsor McCay, Geof Darrow, Charles Burns, Eisner, Feiffer, Spiegelman, Mazzucchelli, Sikoryak, Chris Ware, Daniel Clowes, Jaime Hernandez, Beto Hernandez, Steve Ditko, Sergio Aragonés, Jim Woodring, Dave Sim, Brian Bolland, Eddie Campbell, Wrightson, Sienkiewicz, ou même cette brute de Frank Miller…

Et je ne suis pas à l’abri de passions nouvelles et météoritiques, Hugues Micol, Ivan brun, Emil Ferris, Frédéric Pajak, Tanxxx, Thomas Ott, Jason Chiga, Christoph Mueller, Henry McCausland, Marcel Bascoulard, ou Bruno Schulz, mort en 1942 mais dont je n’ai appris l’existence que le mois dernier…

Et aussi Pierre Déom, tellement singulier qu’il est une catégorie à lui tout seul…

S’ajoutent, naturellement, les dessinateurs avec qui j’ai eu la chance de cosigner des livres, Philipe Coudray, Jean-Pierre Blanpain, Marilyne Mangione, Romain Sénéchal, Jean-Baptiste Bourgois… Adeline Rognon… Capucine Mazille, bientôt…

Sans oublier Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Honoré. Ces cinq-là sont désormais sacrés (sacrifier et sacraliser, même étymologie) et restent saillants dans ma mémoire pour une raison en supplément de leur génie propre, la vive conscience que le 7 janvier 2015 est le premier jour de notre époque, cette funeste époque où l’on tue des dessinateurs pour des dessins.

Et puis en fin de compte, Crumb, Franquin, Moebius, Baudoin, Kirby.

En somme, je lis les dessins (évidemment, qu’on lit un dessin ! si l’expression vous décontenance vous pouvez descendre à cet arrêt, je ne fais pas de séance de rattrapage) je lis les dessins des mêmes auteurs, du même panthéon, depuis des décennies. Mon goût pour eux, pour leurs traits respectifs, chacun singulier et identifiable dès la moitié du premier coup d’œil, s’enracine dans ma jeunesse voire dans ma prime enfance, mais ce n’est que bien plus tard que j’ai été capable de comprendre et d’analyser la joie sans fin que j’y puise. Une part non négligeable de cette joie repose justement sur la reconnaissance (oh regarde-moi ce paysage, ces hachures et ces nuages, cette simple ligne pour l’horizon au fond du désert, c’est bien du Moebius), mais jouent également des raisons moins superficielles et plus vitales.

J’ai été très marqué par la lecture d’un livre théorique décisif, Understanding Comics, the invisible art par Scott McCloud. Cependant, puisqu’il arrive fréquemment que nous ne nous souvenions que fautivement de ce qui nous a marqués en profondeur, la mémoire recomposant et métabolisant ce qui nous meut à notre usage exclusif, j’étais persuadé que l’extrait de ce livre que je souhaitais citer ici figurait à sa toute fin et lui tenait lieu de conclusion. Pas du tout. Après vérification, il se situe à peine au-delà de la moitié du volume, aux pages 136-137 de mon édition (la première, Kitchen Sink 1993).

McCloud isole six dessins, prélevés dans des styles et des œuvres éminemment disparates, impossibles à confondre, parmi lesquels un autoportrait de Robert Crumb, un personnage des Peanuts de Schulz (prénom Charles M., pas Bruno) et une version du Cri d’Edvard Munch (cette œuvre n’est pas qu’une peinture, Munch en ayant réalisé cinq versions : deux peintures, un pastel, un au crayon et une lithographie). McCloud opère ensuite une observation de détail au microscope, ou pour mieux dire un zoom avant : chacun des six dessins est agrandi successivement cinq fois. Or à la cinquième étape, ils sont devenus indistincts, puisqu’on n’a plus sous les yeux que la frontière entre le trait noir et la page blanche.

Cette démonstration implacable, où l’on bascule six fois dans un outrenoir absolu façon Soulages, me fait gamberger depuis 1992. Quel que soit le dessin, quel que soit le dessinateur, quelle que soit l’intention et même quel que soit le talent, un dessin est toujours (n’est jamais que) de l’encre sur le papier. Un geste toujours similaire, qui pose du noir sur du blanc ; une volonté toujours comparable de faire surgir par la magie du plus grand contraste possible, quelque chose plutôt que rien. Le dessin est, tout simplement, un rapport au monde. Un lien. Une vision du monde, un Weltanschauung. Une chose dessinée est une chose pensée, synthétisée, que l’auteur me donne à voir, à sentir, à saisir. Je prends, je comprends. Métaphysique du trait : l’encre jetée sur la feuille partage le monde en deux, élit ce que l’on peut en connaître et réserve ce que l’on ne connaît pas encore.

Le trait sur le papier est ontologiquement une abstraction, au moins une stylisation, puisque dans la nature, à l’œil nu, les objets ne sont pas détourés par un trait noir – ils sont, vérifiez autour de vous, des confrontations de milliers de couleurs bord à bord, des jeux de lumière infinis, et c’est pourquoi la peinture est sans doute un art plus sophistiqué que le dessin, une confrontation au réel plus ambitieuse. Si pourtant je suis, au fond, davantage sensible au dessin qu’à la peinture, c’est peut-être parce que ce contraste maximal du noir sur le blanc suffit à mon épanouissement esthétique, émotionnel, intellectuel et sensuel : point n’est besoin d’ajouter l’arc en ciel. Je suppose que s’immisce aussi un argument politique, le dessin étant plus démocratique que la peinture. Mais c’est surtout l’accès direct au geste, à la main même de l’artiste, à son idée pure, non recouverte des gouaches qui attirent l’œil et la diversion, qui me fascine et me comble.

(« Cela-va-sans-dire-et-ira-encore-mieux-en-le-disant », le raisonnement qui précède s’appliquerait à la littérature aussi bien qu’à la bande dessinée : le moindre mot pareillement couché sur le papier devient un lien entre la chose ainsi désignée et moi. Et la façon que l’auteur a de l’écrire est sa propre vision du monde qu’il me donne en partage. Pour un roman comme pour une bande dessinée, s’il y a, en surcroît, une histoire, tant mieux, merci pour le bonus, mais un simple dessin ou un bref poème qui me donnerait à sentir ce qu’est, je ne sais pas, une pipe, une pomme, un chat dingue, une mouette rieuse, le visage d’un être humain, serait une fin en soi.)

Inutile d’essayer de m’offrir un livre de Crumb, Franquin, Moebius, Baudoin ou Kirby, je l’ai déjà. (D’ailleurs vous me donnez l’idée, je vais le relire, tout de suite, je l’adore, où est-ce que je l’ai foutu, mais qu’elle est bordélique cette bibliothèque, un jour je la rangerai.) En revanche, une personne qui m’aime m’a fait dernièrement un cadeau merveilleux et inattendu, un livre de dessins que je n’aurais pas songé à m’acheter moi-même. Un trésor. J’y suis resté plongé des heures. J’en suis à peine sorti. J’en ai tiré l’idée d’écrire le présent texte. Les cent vues du Mont Fuji par Hokusai, splendidement rééditées sous forme de fac-similé avec reliure pliée à la japonaise, par les éditions Hazan en 2020.

Je découvre en Hokusai le grand-père japonais de toute la lignée que j’aime. Hokusai dont la Grande vague est d’ailleurs citée page 82 de Understanding Comics. Hokusai qui est, certes, avant tout un peintre, mais qui est aussi l’inventeur (ou le vulgarisateur) du manga, littéralement l’image dérisoire, autrement dit le dessin – par contraste avec la noblesse de la peinture. Son éminence le mont Fuji est le sujet fétiche d’Hokusai, qui lui a consacré la série d’estampes en couleurs Trente-six vues du mont Fuji, à laquelle appartient la fameuse Grande vague… Mais il a parallèlement réalisé entre 1834 et 1840 ces Cent vues parues en trois volumes de manga, c’est-à-dire en simple encre noire sur papier blanc (rehaussée, deci-delà, d’une très légère teinte pâle, rose-orangé).

En terme de vision du monde, comment ne pas être rassasié page après page mais comment ne pas en demander encore ? Le Fuji n’est pas plus le sujet de chaque vue que la Sainte Victoire ne l’était pour Cézanne. Il est ce massif triangulaire et sacré, inamovible et intemporel sans cesse présent dans la scène, soit gigantesque au milieu, soit minuscule dans un coin, voire dissimulé dans un simple reflet, il est ce qui précédait et ce qui restera, imperturbable quand tout s’agite autour de lui, les éléments ou les hommes. Les cent vues sont pratiquement cent vues des hommes, autour du Fuji comme des mouches autour d’un mastodonte, de leur toute relative grandeur et de leurs vanités. Scènes de comédies, de tragédies, scènes devenues témoignages historiques et ethnographiques. Les paysans que Hokusai dessine, les nobles, les marchands, les pêcheurs, les artistes, les bateleurs et les bateliers, sont tous morts depuis un siècle ou deux et le Fuji est toujours là.

Toutes les fonctions de l’art sont convoquées, tour à tour ou simultanément : la représentation et la narration, la vénération et la dérision, le documentaire et l’imagination, la mémoire et l’abstraction… Mais avant tout, et après tout, la joie du trait. L’art pour l’art a toujours été le contemporain de l’art.

Page après page je jubile des trouvailles techniques et surtout de l’invention d’Hokusai qui sublime son savoir-faire, qui invente en permanence comment me donner à sentir l’eau, le feu, la terre, le ciel, la nuit, le rêve ou le vent, les turpitudes héroïques ou grotesques des hommes. En deux nuances, du noir sur du blanc. Hokusai dessine sans relâche, tous les jours, toutes les heures et toutes les saisons, le Fuji n’est jamais le même, celui qui l’observe non plus, Hokusai cherche, trouve, Hokusai joue ! Le Fuji est une éminence trop monumentale pour s’offusquer d’être parfois réduit à un simple enjeu optique, une pure recherche graphique. S’il a une âme, je suis sûr que celle-ci est cent fois honorée.

Je ne sais pas si j’ai été capable de rendre compte du bonheur que me procure ce livre. À défaut, je laisse la parole à Hokusai en personne, qui évoque, dans un texte fameux, la joie de faire, mieux que je ne décrirais celle de regarder faire un autre.

Le Vieillard fou de dessin.

Dès l’âge de six ans, j’ai commencé à dessiner toutes sortes de choses. À cinquante ans, j’avais déjà beaucoup dessiné, mais rien de ce que j’ai fait avant ma soixante-dixième année ne mérite vraiment qu’on en parle. C’est à soixante-treize ans que j’ai commencé à comprendre la véritable forme des animaux, des insectes et des poissons et la nature des plantes et des arbres. En conséquence, à quatre-vingt-six ans, j’aurai fait de plus en plus de progrès, et à quatre-vingt-dix ans, j’aurai pénétré plus avant dans l’essence de l’art.
A cent ans, j’aurai atteint un niveau merveilleux, et, à cent dix ans, chaque point et chaque ligne de mes dessins auront leur vie propre. Je voudrais demander à ceux qui me survivront de constater que je n’ai pas parlé sans raison. Écrit à l’âge de soixante-quinze ans par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Cakyârojin, le vieillard fou de dessin

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