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De « Our man » jusqu’au « Dernier Homme » et retour

Blue Beetle #5, novembre 1968, écrit et dessiné par Steve Ditko

En 2019, la série HBO Watchmen de Damon Lindelof connaissait un grand retentissement, confrontant des personnages dont le registre narratif était facilement identifiable, voire traditionnel (il s’agit de « super-héros » ) à diverses problématiques sociétales contemporaines archi-brûlantes (Black Lives Matter, culture woke, violences policières, racisme d’état, féminisme, populisme, tentation du totalitarisme…), démontrant à ceux qui en doutaient encore qu’un récit de super-héros, précipité imaginaire typiquement américain, populaire et même pop, peut recéler un discours politique.

Cependant… Remontons jusqu’à la source d’inspiration, une génération plus tôt, en 1985, pour constater à quel point la politique était déjà présente… La bande dessinée Watchmen de Moore et Gibbons a révolutionné les comics en traitant ses personnages avec davantage de réalisme (notion discutable : qu’est le réel ? on ne sait pas), de profondeur psychologique (notion indiscutable : qu’est la psychologie ? le contraste, la nuance, l’analyse, la synthèse), de cohérence, de tragique (en conséquence, de chronologie : brutalement des personnages de comics cessaient de vivre dans un éternel présent), et de conscience politique.
Les grands sujets de l’époque (guerre froide, géopolitique, théorie des dominos, terreur nucléaire, affrontement des idéologies…) y étaient pleinement discutés. Trente ans plus tard, Lindelof a eu pour son aggiornamento télévisé le génie de s’inspirer de l’esprit et non de la lettre du livre originel, en traitant les questions de sa propre époque, contrairement à la plate et littérale adaptation cinématographique de Zack Snyder en 2009.

Cependant… Remontons à la source d’inspiration, une génération encore plus tôt, en 1967, et nous constaterons que la politique a toujours été présente… Alan Moore, en façonnant chacun de ses Watchmen, a certes travaillé sur des archétypes très génériques, mais en s’appuyant sur une base spécifique préexistante, une gamme obscure d’Action Heroes des années 60 créés notamment par Steve Ditko chez Charlton Comics. En effet, en 1985 DC Comics, l’éditeur de Watchmen, venait de racheter les droits de ces personnages tombés en désuétude sans trop savoir quoi en faire, et les a refilés à Moore en lui disant en substance Tiens, amuse-toi avec ça plutôt qu’avec nos vedettes, tu ne toucheras pas à Superman ou à Batman. Ainsi, Rorschach est un décalque de The Question, le Hibou (Nite Owl) une variation sur Blue Beetle, Dr. Manhattan une extrapolation de Captain Atom, The Comedian une radicalisation de Peacemaker, etc. (cf. ce tableau d’équivalences)… simulacre impliquant que, comme leurs modèles, les Watchmen sont de simples humains ordinaires costumés, dénués de super-pouvoirs – avec une seule exception confirmant la règle, Dr. Manhattan/Captain Atom.

Bref, plus on remonte le courant, plus on vérifie que les super-héros costumés, ces si attrayantes silhouettes colorées qui font la bagarre, sont dès leur origine des idées politiques en costumes. Un vigilante qui se déguise, se masque, distribue des bourre-pifs dans la rue en estimant rendre la justice, toléré par la police ou combattu par elle ou encore appelé à la rescousse en tant que dernier recours, homme providentiel, est un individu qui prend une décision éminemment politique, et l’on peut voir en lui du courage, de l’idéalisme, du dévouement, du désintéressement, du souci du bien commun… ou du pur et simple fascisme prônant la justice expéditive selon son propre arbitraire.

C’est ici qu’il faut étudier le profil politique de Steve Ditko (1928-2018).

En 1967, après avoir co-créé pour Marvel maints super-héros appelés à une grande popularité (Spider-Man ou Doctor Strange), Steve Ditko claque la porte au nez de Stan Lee, et se vend à la concurrence où il espère une totale liberté artistique. Liberté pour faire quoi ? Pour insuffler à ses personnages ses propres idées.

De fait, la raison (controversée) de son départ de Marvel serait que sa vision personnelle des personnages n’était pas approuvée par le boss – ses intrigues se caractérisent notamment par une emphase sur l’ingrat combat du héros solitaire, incompris et méprisé par une foule injuste et décérébrée. Ce thème légèrement paranoïaque domine, sous l’influence de Ditko, les premières années de la série Spider-Man, dont le protagoniste, qui n’est que bonne volonté, subit de plein fouet des campagnes de presse incitant à son lynchage, souvenons-nous des unes du Daily Bugle : Spider-Man, Hero or menace ? La vérité est que Spider-Man, héros déclassé, toujours en porte-à-faux, trop innocent dans un monde trop coupable, est une sorte d’autoportrait de Ditko.

Amazing Spider-Man #1, 1963 : Dès la première page, le héros se fait insulter par la foule stupide

Pour compléter le tableau, Peter Parker quant à lui est dépeint, durant ses trois premières années d’existence, aussi longtemps que Ditko tiendra la plume, comme un geek asocial et plutôt antipathique. Il faudra attendre le dessinateur suivant, John Romita, pour lire les aventures d’un Peter Parker sensiblement plus sympa (le schéma s’est plus ou moins répété avec l’autre grand personnage inventé par Ditko pour Marvel, Doctor Strange : Ditko l’a dessiné hautain, louche, antipathique, loin du monde… et ses remplaçants en ont fait un séducteur charismatique et bienveillant). Rappel graphique des portraits respectifs de Steve Ditko et Peter Parker :

Libéré de Marvel et de Stan Lee, Ditko entend recycler et affirmer plus fort sa vision du héros et la réincarner dans des nouveaux personnages dont il sera le seul maître, scénario et dessins. Certaines de ses créations seront de pures idées en costumes, la dialectique prenant le pas sur la psychologie. Ainsi pour l’autre major, DC Comics, il crée Hawk & Dove, deux super-héros qui sont ni plus ni moins que des symboles qui parlent, Hawk faucon pro-guerre, Dove colombe pro-paix (nous sommes en pleine guerre du Vietnam et les positions sont tranchées).

Surtout, Ditko trouve refuge chez Charlton Comics, éditeur minuscule comparé aux deux grands mais où Ditko compte bien jouir d’une absolue carte blanche pour écrire et animer ses idées philosophiques. Or ses idées philosophiques sont radicales. Steve Ditko est un disciple libertarien et objectiviste d’Ayn Rand, romancière et théoricienne de l’égoïsme rationnel, qui assume et même revendique les conséquences antisociales, anti-collectives, anti-étatiques, anti-altruistes du capitalisme. Les héros de Ditko, tout comme ceux de Rand (cf. Gary Cooper dans Le Rebelle de King Vidor, adapté d’un roman d’Ayn Rand) sont des individualistes forcenés, seuls dans la multitude, se fichant pas mal d’être incompris et lynchés (Spider-Man n’était qu’un prototype, d’ailleurs trop mélodramatique), droits dans leurs bottes, méfiants envers la démocratie qui, via le suffrage universel, confie les pleins pouvoirs à une multitude médiocre, inconséquente et si facile à manipuler. Manichéens, ces protagonistes sont guidés par le principe absolu de la liberté individuelle : chacun est libre de faire le bien ou le mal. Malheur à ceux qui font le mauvais choix. Graphiquement, Ditko souligne ses préférences sans équivoque : chez lui, ceux qui choisissent le bien ont les traits purs et gracieux ; ceux qui choisissent le mal sont laids, difformes et répugnants.

On peut ainsi comparer cette scène dessinée par Steve Ditko (1927-2018) où Blue Beetle combat Our Man, tandis que seuls un homme et une femme les observent en conservant leur dignité et leur empathie au beau milieu d’une foule abjecte, odieuse, chauffée à blanc, prête au lynchage…

… au fameux Portement de croix de Jérôme Bosch (v. 1453 – v. 1516), où le Christ, beau, sublime et humilié, marche vers son supplice, mutique, les yeux clos et baissés, seul au milieu de la foule, entouré de personnages obscènes, soudards dégénérés, caricaturaux, grimaçants, gueulards, tous bouche ouverte. (vu à Gand en 2013)

Principe souvent repris, comme ici par Goya dans L’arrestation du Christ, peint en 1798 pour la Cathédrale de Tolède :

Mais il y a plus. Le spectateur roux au costume vert, noble et impassible parmi la masse répugnante, n’est autre que Vic Sage, alias The Question, super-héros sans visage à l’inflexible rigueur morale, qui n’hésite pas à terroriser et à supprimer ses adversaires, personnage radical typiquement « ditkien » ou « randien » (pour l’anecdote Howard Roark, le rebelle de Fountainhead d’Ayn Rand était roux, lui aussi).

Ce 5e épisode, Blue Beetle faces the Destroyer of Heroes, qui voit se croiser Blue Beetle et The Question, réunis par des valeurs communes mais séparés par leur attitude respective (de même que feront équipe dans Watchmen leurs clones revus et corrigés, Rorschach et Nite Owl), est le plus intéressant de la série, parce que le plus ouvertement politique. Ditko semble y transformer directement en récit divertissant les sévères préceptes d’Ayn Rand, notamment en matière d’art. Pas de doute, le comic book est pour Ditko un outil de propagande philosophique. Le méchant désigné par le titre, le destroyer of heroes, le pourrisseur de la jeunesse, est un critique d’art en costume trois pièces, fume-cigarette, canne et nœud papillon. Dès la première page, ce souriant triste sire condamne l’art classique issu de l’idéalisme grec, vilipende toute œuvre épique ou héroïque exprimant la force, la majesté, la volonté, la conquête (on pense aussi à la statuaire d’Arno Breker), autant de « mensonges » propres à complexer le spectateur… et il exalte à l’inverse une statue moderne rudimentaire, repoussante, maronnasse, figure humanoïde rabougrie et découragée, amputée de son cœur et de ses yeux, battue d’avance, donnée comme seul miroir recevable de l’humanité. Je recopie son speech, édifiant :

Voici celle que j’appelle « Notre Homme » ! Cette statue anonyme est le parfait exemple d’une œuvre qui révèle la vraie condition humaine. L’allure générale est grossière, loin de la traditionnelle et grotesque posture héroïque. Il manque les yeux, ce qui lui donne une touche profondément humaine dans laquelle tout le monde peut se reconnaître et qui expose les inévitables faiblesses de l’Homme. Vous remarquerez le trait de pur génie… L’absence délibérée de cœur ! La vertu qui devrait guider l’Homme ! Les mains closes représentent l’incapacité de l’Homme à saisir ou contrôler l’illusion que constitue notre existence. C’est bien l’Homme dans toute sa réalité… Voici ce que nous sommes… Nul ne peut la rendre meilleure… Ni s’en extraire… Nous ne pouvons qu’accepter Notre Homme !

Traduction : Tristan Lapoussière, in « Les Gardiens de Terre -4 », Urban Comics, 2017
Remarquez le pauvre diable dans le coin inférieur droit, victime de la propagande nihiliste et pétri de haine de soi.

Achevons l’arbre généalogique des idées en mouvement : Notre Homme est évidemment la réincarnation du Dernier Homme de Friedrich Nietzsche, homme du ressentiment, de la culpabilité, de la résignation et du nihilisme décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche était l’auteur de chevet de Rand, comme Rand était l’auteur de chevet de Ditko. Père, fille, petit-fils.

Blue Beetle & The Question versus Our Man, c’est bien le surhomme contre le dernier homme : combat d’idées en quadrichromie sur papier pulp, match de catch philosophique et esthétique.

Maintenant que nous avons remonté jusqu’à la source, redescendons et récapitulons les faits :

1 – En 1883 Friedrich Nietzsche met en demeure l’humanité de choisir son destin, soit s’élever vers le surhomme, soit s’abaisser vers le dernier homme.

2 – Dans les années 1930 Ayn Rand développe ces concepts à son profit le long de romans didactiques, secs et sans humour, qui glorifient l’individu tout puissant fidèle à ses principes, et condamnent au passage le communisme, l’État, les médias et la décadence.

3 – En 1967 Steve Ditko s’approprie à son tour ces concepts pour en faire la matière première de héros d’illustrés pour adolescents. Le summum de son travail de conceptualisation aboutit à The Question, héros froid et ambigu, incorruptible, sans visage (mais roux), portant chapeau et cravate. Simultanément, Ditko va encore plus loin dans l’abstraction en autopubliant (démarche qui révèle son engagement) une variation en noir et blanc pour toujours plus de manichéisme, Mr. A. Mr. A est comme un auto-plagiat de The Question, plus bavard et plus explicite.

Version noir et blanc underground : Mr. A / version mainstream en couleurs : The Question.

4 – En 1985 Alan Moore renverse complètement The Question (ou bien révèle sa vérité profonde), le réincarnant en Rorschach, justicier psychopathe misanthrope, parano, froid et violent, sans pitié, sans empathie, sans visage, chapeau mou, imperméable, tignasse rousse, masque noir et blanc où jamais le noir et le blanc ne se mélange…
Rorschach n’est pas un chevalier au port aristocratique, il est clairement un paria réprouvé, un criminel en roue libre plutôt qu’un héros donné en modèle, et son identité secrète civile n’est plus reporter-chroniqueur vedette intransigeant comme The Question, mais clochard arpentant les rues en brandissant un écriteau « La fin est proche » . Extrêmement conscient des idées qu’il manipule et auto-réflexif (en racontant les personnages il raconte aussi l’histoire des comics, cf. son opinion sur Ditko, ce qui a pu lui être reproché), Alan Moore utilise une citation de Nietzsche (aphorisme 146 de Par-delà le bien et le mal) dans le chapitre 6 de Watchmen consacré à Rorschach : « Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » Moore, qui avait conçu Rorschach comme un antihéros, fut stupéfait de constater que les fans de Watchmen l’adoraient, fascinés par lui au premier degré. Il déclara dans une interview de 2008 :

« Je voulais faire un truc du genre, « Ouais, c’est ce que Batman serait dans le monde réel. ». Mais j’avais oublié qu’en fait, pour beaucoup de fans de bandes dessinées, sentir mauvais et ne pas avoir de petite amie, c’est considéré comme des [caractéristiques] de héros. En fait, en quelque sorte, Rorschach est devenu le personnage le plus populaire de Watchmen. Au départ, je voulais en faire un mauvais exemple, mais des gens me disent dans la rue : « Je suis Rorschach ! C’est mon histoire ! ». Et chaque fois, je me dis : « Ouais, génial, tu peux me laisser tranquille et ne plus jamais t’approcher de moi aussi longtemps que je vivrai ? »

5 – Enfin, en 2019 dans sa série télévisée Watchmen, Damon Lindelof présente les successeurs et héritiers autoproclamés de Rorschach, un groupe armé de suprémacistes blancs dans la mouvance alt-right, appelé « la 7e Kavalerie »… qui préfigure étrangement les envahisseurs du Capitole en janvier 2021, et on en a froid dans le dos.

6 – Pendant ce temps… Business as usual. L’éditeur DC Comics, qui s’est singulièrement mal comporté avec les auteurs de Watchmen, Moore et Gibbons, refusant de leur rendre les droits des personnages comme il s’y était initialement engagé, continue de traire la poule aux oeufs d’or (métaphore audacieuse) et lance une nouvelle série sur le super-héros Rorschach en 2020. Cynisme éditorial et triomphe de la fascination pour la violence au premier degré : la nouvelle série est un succès.
Ce qui n’empêche pas la subtilité d’écriture et les références. Le scénariste Tom King ressuscite le personnage (spoïl : le Rorschach original est mort en 1985) en imaginant que son masque binaire est porté par un vieux dessinateur de comics floué par le système, binoclard, misanthrope et reclus dans son studio, William Myerson… dont on imagine sans mal qu’il est, au moins partiellement, inspiré de Steve Dito en personne.

7 – Pendant ce temps bis… Le libertarianisme d’Ayn Rand ne s’est, par ailleurs, jamais aussi bien porté puisque les milliardaires tout puissants de notre temps, de type Elon Musk, Peter Thiel, Jeff Bezos, Rupert Murdoch, Richard Branson… lui doivent tout, mais c’est un autre sujet.

Puisque les statues sont pour Steve Ditko un modèle culturel explicite livré aux masses, un dernier mot sur les déboulonneurs de statues d’aujourd’hui, dont on devine l’opinion qu’il en aurait eue : dans la scène ci-dessous, Our Man, lui-même une statue sans passé et sans avenir, met à bas une statue en hurlant We don’t need any past !

Lire plus loin, ailleurs :

un article argumenté et nuancé sur la facette politique de Steve Ditko par Guillaume Laborie dans Neuvième art ;

une interprétation en tant que prophétie de la série Watchmen de Lindelof par Pacôme Thiellement.

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