Accueil > En cours > « No comment »

« No comment »

Voilà belle lurette que je n’avais pas lu autant de « littérature jeunesse ». Mon prix Rhône-Alpes 2008 du livre jeunesse m’a, effet secondaire, bombardé membre d’office pour le jury 2009. J’ai donc rejoint un distingué aréopage de critiques, bibliothécaires, libraires, directeurs de salons, a priori tous plus savants que moi, et nous discutons « littérature jeunesse ». On goûte le cru de l’année, son bouquet, sa robe et sa cuisse, et on recrache. Deux réunions ont déjà eu lieu, les livres circulent, 30 ou 40, ils diminueront au fil des semaines jusqu’à ce que l’on se mette d’accord sur celui qui mérite la timbale et la bise de la conseillère régionale déléguée à la culture. Tout ceci rigoureusement confidentiel, bien sûr : je ne donnerai pas de noms. No comment.

Je lis, donc. Souvent, c’est laborieux (oh la la, comme c’est mauvais, la « littérature jeunesse » ! Oh comme elle mérite sa sale réputation de sous-littérature normée et normative, pré-mâchée et fonctionnelle !), et de temps en temps c’est magnifique (oh la la, comme c’est riche et surprenant, la « littérature jeunesse » ! Que d’univers singuliers, que de pépites en liberté, que de merveilles insoupçonnées par les snobs qui auraient l’impression de déroger si par accident ils ouvraient un « livre pour enfants » !).

Les listes des ouvrages en lice sont à géométrie variable, on raye, on ajoute dans les marges. A un moment donné, je pose une question innocente :

– Tiens, pourquoi ce livre-ci est exclu ?
– Parce que c’est une BD.

Je poursuis, de plus en plus candide :

– Ah bon, être une bande dessinée constitue donc un vice de forme redhibitoire ? Et pourquoi ? Y’a-t-il une catégorie à part, une « catégorie bande dessinée » dans les prix Rhône-Alpes ?

Mes co-jurys me regardent avec un sourire indulgent. Une quoi ? Une… catégorie BD ? Ce Fabrice Vigne est un ingénu d’accord, un bizuth, un fauteuil tournant, mais est-il possible d’être si innocent ?

Voilà : la « littérature jeunesse » n’est pas le seul champ éditorial qui donnerait aux lecteurs sérieux, jurys ou non, la sensation de déroger. Si cette pauvre « littérature jeunesse » est la cinquième roue du char, nous avons identifié la sixième : la bande dessinée.

Pourtant, l’un des livres les plus forts que j’ai lus cette année (comme chaque année, si je réfléchis bien) est une bande dessinée. Mieux : elle est signée par un auteur rhonalpin (il habite Lyon, que je sache). No comment, par Ivan Brun, éditions Drugstore (filiale de Glénat). Je me permets de le citer sans scrupules, ce n’est pas confidentiel, il n’est sur aucune liste (et d’ailleurs ce n’est pas particulièrement « jeunesse »). Voilà un livre choquant, subversif, formellement original, qui dit quelque chose d’important sur notre époque, sur sa « jeunesse », sur vous et moi, et qui le fait en inventant à chaque page son propre langage, à la fois virtuose et expérimental. Bref, très précisément ce que l’on peut attendre d’un livre, d’un bon livre. Hélas pour lui, ce n’est pas un livre, c’est une BD. Par conséquent Ivan Brun et son oeuvre resteront ignorés des prix Rhône-Alpes du livre.

Allez, j’y retourne, j’ai un « roman jeunesse » à lire.

  1. Pas encore de commentaire
  1. Pas encore de trackbacks

*