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Je ne vois pas du tout pourquoi tu me fais parler de tout ça

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L’entretien imaginaire est une pratique courante chez les artistes qui se méfient des journalistes et qui jugent plus sûr, pour s’exprimer librement et être mieux compris, d’inventer un interlocuteur, de rédiger eux-mêmes les questions et les réponses. Exemple : en 1971, Frank Zappa accompagne la sortie de son film 200 Motels non d’une tournée des popotes médiatiques mais de la publication d’une fausse interview qui lui permet de faire comme si un journaliste intelligent lui posait les bonnes questions, de s’expliquer enfin sur ce que peut bien signifier tout ce bazar, et notamment ce qu’il entend par la mythique et mystique Grande Note.

Pourtant, certains écrivains poussent plus loin le bouchon et hissent l’entretien imaginaire à la dignité de livre. Il me semble (contredisez-moi, je vous prie) que Louis-Ferdinand Céline a inventé le principe, avec les Entretiens avec le Professeur Y, fausse interview parue en même temps que le roman Normance (1955) dont Gallimard supposait, avec raison, qu’il courait au bide… Céline accepte de jouer le jeu des interviews seulement s’il peut en pervertir les règles : il crée de toutes pièces un Professeur Y, personnage bouffon et incontinent, célinien en diable, un peu intellectuel, un peu journaliste, un peu résistant, un peu écrivain, un peu jaloux (il a comme tout le monde quelques manuscrits en souffrance chez Gaston), qui recueillera ses propos et son art poétique, et qui bien entendu lui sera hostile.

Vingt ans plus tard, autre occurrence fameuse mais que, tout à mes lacunes, je viens seulement de découvrir avec quelles délices : La nuit sera calme de Romain Gary (1974). Marionnettiste plus roublard encore que Céline, Gary choisit comme interlocuteur dans ce livre faussement oral et impeccablement écrit, une personne réelle, son ami d’enfance François Bondy, qui accepte de lui servir de prête-nom et de faire-valoir (un peu de la même façon que Paul Pavlovitch avait consenti à incarner pour les caméras une autre facette de son oncle Romain Gary : Emile Ajar).

Gary s’écoute parler et truffe ce dialogue feint de micro-désaccords d’opérette, qui l’autorisent notamment, après un long aparté où il aura dit très exactement ce qu’il voulait dire, à déclarer à « François Bondy » : Je ne vois pas du tout pourquoi tu me fais parler de tout ça. Comme c’est commode.

Je m’intéresse beaucoup à ce procédé pour des raisons techniques : l’une des questions que je me pose en littérature porte sur l’usage du Je, qui n’est dans tant de romans convenus qu’une ficelle, un cliché sans justification, un artifice démotivé et décourageant. Or cette question de la première personne (pourquoi est-ce que je parle comme ça ?) trouve opportunément sa résolution dans la deuxième personne (je parle parce que je te parle). Je est non seulement un autre, mais toujours une fiction. Toi aussi.

Mais au-delà de cet intérêt formel qui ne regarde que moi (sauf si toi aussi, je me permets de te tutoyer, ça me donne une contenance, sauf si toi aussi tu es en train d’écrire un roman), La nuit sera calme est fort savoureux simplement parce que Gary est un fabuleux conteur. Je croyais que je ne m’intéresserais qu’à ses souvenirs d’enfance ou de jeunesse, oh oui raconte-nous encore ta maman Mina ou ton « papa » De Gaulle, et aussi quand tu étais délinquant, héros, aventurier globe-trotter, diplomate, ou amoureux (ah comme il parle bien des femmes, du « grand amant » qui n’est pas celui qui consomme une femme par jour mais celui qui a l’imagination nécessaire pour faire l’amour à la même femme chaque jour durant 30 ans (1), du féminisme et de son contraire, qu’il prononce à l’italienne, machismo – cf. les dernières pages du livre où il raconte comment les hommes, « peu sûrs de leurs moyens, ont fait des femmes qui jouissent un objet de dégoût » , de là culte de la Vierge Marie, insulte aux salopes et aux mères, excision, infibulation et autres monstruosités), ou même écrivain…

Mais curieusement je me suis passionné aussi pour les longs passages d’actualité dont l’obsolescence était programmée (sélkadeuldire : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable), où il dégoise sur la politique de son temps, où il donne son opinion sur tant de figures oubliées, retournées fantômes depuis lurette et dont le seul destin finalement aura été de devenir des personnages de Romain Gary : Pierre Messmer, Robert Badinter, Alain Poher, Gaston Defferre, Michel Jobert, Henry Kissinger, tout l’U.D.R….

Je remarque que Gary remâche avec mélancolie l’Europe, l’un des grands sujets de son œuvre depuis Éducation européenne (1945) jusqu’à Europa (1972)…

S’il existait chez nous, aussi bien en tant que nations qu’en tant qu’hommes, les conditions psychiques, morales et spirituelles pour « faire l’Europe », eh bien ! nous n’aurions plus besoin de faire l’Europe… car cela s’appellerait fraternité.

Je recopie son éloge du cinéma américain (lui qui fut un peu cinéaste et un peu américain) dans des termes qui me rappellent ma propre arrivée à New York :

Il est à peu près impossible d’avoir un premier contact avec l’Amérique. C’est probablement le seul pays qui est braiment comme ça, tel qu’on le connaît avant d’y aller. La première chose que tu constates en arrivant, c’est que le cinéma américain est le plus vrai du monde. Le plus mauvais film américain est toujours véridique, il rend toujours compte fidèlement des Etats-Unis. Cela rend la découverte de l’Amérique très difficile. Tu n’as droit qu’à une longue suite de confirmations. Tu prends un film américain et chaque bout de pellicule est imbibé d’authenticité, quelles que soient l’inanité et l’invraisemblance de l’ensemble. L’Amérique est un film. C’est un pays qui est le cinéma. Cela veut dire quelque chose de plus que le rapport réalité-cinéma. Cela veut dire que la réalité américaine est si puissante qu’elle bouffe tout, si bien que tous les modes d’expression artistiques là-bas sont toujours spécifiquement américains, le cinéma, le théâtre, la peinture, la musique.

Je constate que Gary « est Charlie » :

Les hommes politiques, du moins ceux qui ne sont pas de faux monnayeurs, n’ont rien à redouter de Charlie Hebdo, du Canard enchaîné, de Daumier, ou de Jean Yanne. Bien au contraire : s’ils sont vrais, cette mise à l’épreuve par l’acide leur est toujours favorable. La dignité n’est pas quelque chose qui interdit l’irrespect : elle a au contraire besoin de cet acide pour révéler son authenticité. (…) Il n’y a pas de démocratie, de valeurs concevables, sans cette épreuve de l’irrespect, de la parodie cette agression par la moquerie que la faiblesse fait constamment subir à la puissance pour s’assurer que celle-ci demeure humaine. (…) Il y a des fous sacrés qui sont seuls capables de nous faire sentir ce qui est sacré et ce qui est imposture. (…) Les vraies valeurs résistent, les fausses se défendent par la censure, la prison, les hôpitaux psychiatriques…

Je m’émerveille qu’il ait (toujours depuis 1974, et même depuis ses souvenirs de 1956) un avis sur l’affaire Weinstein :

En 1956, quand je suis arrivé sur place, alors que la télévision commençait sa marche conquérante, les tsars d’Hollywood ont fait comme tous les tsars lorsque la révolution menace : ils n’y ont pas cru. Ils se sont fait bouffer en dix, douze ans. Mais en 1956, ils pouvaient encore faire semblant. Les grands patrons des studios, ceux qu’on appelait les géants, se prenaient tous pour des sur-mâles, c’était des hommes qui n’avaient jamais liquidé leurs problèmes d’enfance. Le résultat était une surenchère dingue dans le machismo, sous toutes ses formes de puissance, puissance sexuelle, puissance d’argent, écrasement du plus faible, mépris de la faiblesse, la femme traitée comme objet de petite consommation. (…) Dans ces cas-là, l’étalon de mesure c’est le zizi et le fric, et l’amour traîne quelque part dehors, chez les petits.

Et je surligne qu’il souligne la prégnance à son époque des théories du complot (ces théories, intemporelles, ne se propagent de façon exponentielle aujourd’hui que pour des raisons technologiques) :

La caractéristique la plus typique du Gros Malin c’est que, dès qu’il ignore quelque chose, il devient particulièrement au courant et renseigné là-dessus. Il a un véritable culte des « puissances occultes » qu’il adore haïr, dont il voit partout les manifestations et comme il a l’esprit très logique, qu’il aime expliquer, cette clé de conspiration universelle lui procure un sentiment entièrement satisfaisant d’avoir une réponse à tout. Les Jésuites, la main de Moscou, les francs-maçons, la C.I.A., les diplomates tortueux et naturellement « machiavéliques » , cela a toujours fair partie du confort intellectuel du Gros Malin. (…) Je prenais l’aitre jour un café dans un bistrot dont le patron était violemment anti-arabe. Il me tenait un discours d’une admirable logique. Il m’expliquait que Pompidou avait trahi, qu’il était vendu aux Arabes, et qu’il avait ainsi trahi les Juifs, car tout le monde sait, m’expliquait-il d’un air prodigieusement Malin, que c’est les Rotschild qui ont mis Pompidou à la présidence de la République, et enfin concluait-il, qu’est-ce qu’il foutent les Rotschild, qu’est-ce qu’ils foutent les Juifs, comment laissent-ils Pompidou faire ça ? Or, il ne s’agissait nullement d’un délirant, mais d’un cas extrême de cette connerie [qui sait lire et écrire], renseignée, informée sur tout, qui sait, qui connait, à qui on le la fait pas.

Enfin je note avec admiration la superbe clairvoyance de Gary quand il résume la Guerre Froide (en plein dedans pourtant, 1974 je le rappelle) en déniant aux deux blocs toute divergence idéologique majeure :

Il y a une seule civilisation occidentale matérialiste, dont les deux pôles magnétiques sont l’U.R.S.S. (matérialisme soviétique) et les États-Unis (matérialisme capitaliste) […] C’est la même civilisation avec [nous au milieu, et] en ses deux extrémités un choix différent des injustices.

Des deux côtés du rideau de fer, Gary observe une même course au productivisme, à l’exploitation, à la corruption et aux mensonges bureaucratiques, ces mensonges qui « tuent l’imagination » et l’humanité, l’amour, l’art, la politique aussi, qui tuent ce qu’il appelle « la part Rimbaud » . Comme on est loin des Nouveaux Philosophes, Bernard Henry-Levy en tête, qui, peu après, martèleront que le mal absolu c’est le communisme et son goulag, et donc finalement le grand marché libéral américain c’est plutôt coolax et vivement la mondialisation américaine (on appellera ça La pensée unique, mais c’est une autre histoire, c’est la nôtre).

« François Bondy » tente une objection, il fait son BHL : « Il y a tout de même une différence profonde [entre les deux blocs]. La ligne de partage ne vient-elle pas d’être révélée par l’affaire Soljénitsyne ? » La réponse de Gary à lui-même est cinglante :

Ah non, pas ça ! Les États-Unis ont plusieurs Soljénitsyne sur le dos. […] Enfin, c’est incroyable ! A-t-on oublié que c’est le jeune politicien Nixon, et ensuite le vice-président Nixon [Richard Nixon démissionnera de son poste de Président des États-Unis quelques mois après la parution de ce livre, mais les deux événements sont apparemment sans lien] qui a soutenu, encouragé, poussé le sénateur McCarthy lorsque les États-Unis emprisonnaient, privaient de leur gagne-pain et confisquaient les passeports des intellectuels américains accusés d’ « activités anti-américaines » ? […] Cette accusation d’ « activités anti-américaines » utilisée contre des milliers de libéraux, c’est exactement l’accusation d’ « activités antisoviétiques » lancée par la bourgeoisie soviétique orthodoxe contre Soljénitsyne. C’est avec la bénédiction de M. Nixon que les autorités américaines retiraient son passeport au grand chanteur noir Paul Robeson, poussaient au suicide des acteurs et écrivains déclarés « subversifs » , empêchaient le grand romancier Howard Fast à la fois d’émigrer et de publier, et mettaient d’autres écrivains en prison pour délit d’opinion ou refus de dénonciation…

Etc., etc. Tout bien considéré, les traits d’intelligence jetés sur l’actualité vieillissent mieux que l’actualité, et je préfère lire les écrivains morts que Facebook. Et maintenant, cher ami, pour profiter pleinement de l’expérience de lecture Le-Fond-du-Tiroir-en-Réalité-augmentée-par-le-Réel-en-Papier-sans-Flashcode, munis-toi de ton exemplaire de Reconnaissance de Dettes, relis au passage l’épigraphe signée Emile Ajar/Romain Gary qui ne pourra pas te faire de mal, puis rendez-vous au paragraphe presque inaugural I,4 à la page 23.

(1) – J’emploie le mot imagination, je ne crois pas que ce soit le terme exact de Gary mais peu importe, vous voyez ce que je veux dire. Il faut comprendre ici imagination comme un synonyme un peu moins niais d’amour, nous savons bien que l’amour est un phénomène imaginaire et c’est en cela qu’il est beau.

  1. tof sacchettini
    19/07/2018 à 17:03 | #1

    Céline, « un peu résistant » ? Foin de modestie ! GRAND résistant…A la « juiverie internationale », oui !

  2. 19/07/2018 à 20:56 | #2

    Tu n’y es pas du tout, j’ai mal écrit ou tu as mal lu : ce n’est pas Céline mais le professeur Y qui est « un peu résistant », et donc hostile ontologique à Céline.
    Mais par ailleurs quant à la juiverie internationale, certains commentateurs n’ont pas manqué de suggérer la chose suivante : ce que voulait désigner Céline par l’initiale Y, c’était le « prof Youpin » ou « Youtre », puisqu’un interlocuteur-journaliste-écrivain-résistant-jaloux de Céline ne pouvait être, dans l’esprit paranoïaque de Céline, qu’un juif. C’est très amusant la paranoïa parce qu’elle est réversible, on est parano dès qu’on soupçonne l’autre de parano.

  3. tof sacchettini
    20/07/2018 à 10:11 | #3

    J’entends bien mais le « célinien en diable » placé en début d’énumération influe sur l’interprétation des éléments du portrait qui suit,
    du coup quand on lit dans cette énumération « un peu résistant » ça n’est pas sans faire tiquer…

  4. 20/07/2018 à 10:21 | #4

    Ah la la… C’est donc ici que tu es tombé dans le panneau.
    L’adjectif « célinien » signifie généralement « d’une facture romanesque extravagante, burlesque et frénétique incluant des personnages hauts en couleurs, souvent enclins au délire et à la scatologie », et toi tu as cru qu’il signifiait « nazi antisémite Hitler Pétain Waffen-SS Panzer Zyklon Auschwitz » !

  5. tof sacchettini
    20/07/2018 à 10:24 | #5

    Bon sang mais c’est bien sûr, où avais-je la tête !!

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