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Le Fond du tiroir de l’inconnu

Dimanche 7 mai 2017, 7h du matin.

Journée morose et électorale. Il pleut et je suis en train de lire l’ultime roman de Marcel Aymé, Les Tiroirs de l’inconnu (1960). Ce soir je ne l’aurai pas terminé. Suspense. Objet littéraire fort curieux, décousu, mélangé, suite continue de ruptures, digressions et chausse-trappes. L’enjeu romanesque qui semble central (identifier un inconnu qui a rédigé un témoignage sordide dans les tiroirs d’un classeur, dans le bureau d’une entreprise) se disperse en permanence, jusqu’à ce qu’au deux tiers du livre le narrateur lui-même s’en détourne :

J’ai essayé de réfléchir à la disparition de Léopold Soufflard et à sa soeur dont le prénom de Floriane méritait de retenir l’attention, mais je me suis rendu compte que le mystère du jeune inconnu m’intéressait de moins en moins.

À sa sortie les critiques n’ont pas trop su quoi en penser. Certains ont tenté de le rattacher à quelques contemporains, Blondin, Sagan… Mais l’annotateur de l’édition entre mes mains (Pléiade) ose une comparaison inédite, avec Robbe-Grillet. Audacieux, puisque le Nouveau Roman était alors l’avant-garde pointue, et Aymé un traditionnel, un grand-public, voire un conservateur, un écrivain du passé, suspect de réaction.
Pourtant l’éditeur est convaincant quand il décrit Les Tiroirs de l’inconnu comme un « nouveau roman », faux roman de quête, faux roman policier, faux roman à « personnages » et à « intrigues », vrai roman de perplexité et de situation et de traces décapées de toute signification, tel que prescrit par A.R.-G. dans Pour un nouveau roman trois ans plus tard (1963) :

Que ce soit d’abord par leur présence que les objets et les gestes s’imposent, et que cette présence continue ensuite à dominer, par-dessus toute théorie explicative qui tenterait de les enfermer dans un quelconque système de référence, sentimental, sociologique, freudien, métaphysique ou autre. Dans les constructions romanesques futures, gestes et objets seront à avant d’être quelque chose, et ils seront encore là après, durs, inaltérables, présents pour toujours.

Etonnant, non ?
En dépit de cette modernité formelle, on retrouve dans Les Tiroirs de l’inconnu  un terrain politique connu, puisque saute aux yeux l’anarchisme ironique et désabusé de Marcel Aymé, le même que dans Uranus ou Le Confort intellectuel. Voici comment s’exprime Lormier, le patron du narrateur :

– Vous étiez né pour vivre dans la peau d’un garçon pauvre et honnête. Il est choquant de vous voir gagner cent vingt trois mille francs, et réflexion faite je vous ramène à cent dix-neuf. Cette diminution me fait du bien. Elle témoigne que je n’ai rien perdu de cette méchanceté utile à la classe possédante… Mais non, je me flatte. La vérité est que je suis pourri comme tous les autres patrons. Je me serais bien défendu, mais la gangrène socialiste est partout, dans l’air qu’on respire, dans le sens incertain et changeant des moindres paroles qu’on prononce. C’est ainsi qu’il m’arrive d’admettre que tous les hommes ont droit au travail, à la vie. Bien mieux, je me surprends parfois à être bon avec un employé. Voilà pourquoi nous sommes condamnés à disparaître. Le danger n’est pas que la Russie prenne pied chez les Bougnoules. Le danger mortel est cette faiblesse mortelle qui nous a amenés à considérer les classes laborieuses comme une catégorie de l’humanité. Tant pis. Vous êtes peut-être pour l’Algérie libre ?
– Oui, monsieur le président.
– Je vous ramène à cent dix-sept mille.

Propos que le narrateur commente bien plus tard, après quelques chapitres sans aucun lien :

Lormier me retenait souvent à son bureau après les heures de travail pour m’entretenir d’un projet, d’une éventualité qu’il redoutait ou même pour me livrer les réflexions que lui inspirait l’époque. Il ne m’aimait pas et il était assez fin pour sentir que je ne l’aimais pas non plus. (…) Lorsqu’il voulait connaître mon opinion, je me gardais bien de lui dire toute ma pensée, mais j’étais forcément amené à la formuler en moi-même. (…) Dans ces moments d’abandon, avec sa franchise brutale qui n’allait pas sans intention agressive à mon égard, Lormier était une sorte de miroir qui réfléchissait avec un grossissement considérable certaines façons d’être de ses pareils. C’est en l’écoutant qu’une fois pour toutes j’ai compris que les gens riches, les meilleurs, les plus bienveillants, les plus sincèrement chrétiens, sont intimement convaincus qu’ils appartiennent à une espèce à ce point différente de la mienne, qu’il n’existe pas, dans leur esprit, de commune mesure entre elles. C’est comme si la possession de l’argent suffisait à les persuader qu’ils ont du sang bleu. Du même coup, j’ai peut-être compris pourquoi je n’étais pas communiste. Je reconnaissais dans ce sentiment profond de supériorité bourgeoise celui du militant communiste à l’égard du non-initié qu’il regarde souvent de haut avec la forfanterie d’un gaillard qui a compris. De même que le bourgeois riche d’argent et d’honneur, l’homme enrichi de certitudes marxistes ne se reconnaît plus dans l’homme tout court. »

Je lis et je recopie, depuis deux bonnes heures, le jour est levé à présent. Je me suis réveillé dès 4h du matin parce que je devais aller récupérer ma fille à 4h45 devant son lycée : elle est partie à Paris voir un spectacle avec son groupe de théâtre, Une chambre en Inde par le Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie, Vincennes. Ils sont partis en car, samedi à l’aube, sont revenus cette nuit. Je me suis fait flasher sur la rocade déserte, je roulais à 120 au lieu de 90. Ma fille me racontait dans la voiture le message que Mnouchkine leur passait avant ou après la pièce : « Le Théâtre du Soleil ne s’abstient pas, le Théâtre du Soleil vote Macron ».

Ma fille est montée se coucher, rattraper sa nuit et ses courbatures, moi je n’ai pas sommeil, je lis Marcel Aymé. Il est 7h, encore une petite heure à tenir : j’attends l’ouverture du bureau de vote de mon village, à 8h, je voterai puis j’irai me coucher.

Dimanche 7 mai 2017, 20h.

C’est fait. Le type pour qui j’ai voté il y a douze heures, à l’autre bout de la journée est président. Ce type malcommode à décrypter, ce type que François Hollande et Manuel Valls ont amoureusement encouragé à dépouiller « la gauche », qui de fait les a tous enterrés et qui ratisse encore. Ce type qui se pose comme l’homme nouveau, le providentiel sang neuf dans le sillon, le plus jeune chef d’État français depuis Napoléon, je viens d’entendre une groupie à la radio énoncer cela. Sa victoire serait « inédite », « radicale », inattendu coup-de-tonnerre, vent frais vent du matin et changement d’ère et quoi encore.

Pourtant son élection, à tête reposée, est tout sauf une révolution. Elle apporte seulement la garantie que rien ne va changer. Et ce soir c’est suffisant, on est tous vachement soulagés, on se félicite de l’immobilisme parce que l’alternative était l’extrême-droite, et son lot de répression, d’intolérance, de muselage de la République. Ainsi nous sommes passés du syndrome de Prométhée à celui de Noé : aucun espoir de progrès, juste le souci de sauver ce qui peut l’être, voilà le visage du triomphe de Macron.

Qu’est le macronisme ? (mon correcteur orthographique insiste pour lui substituer le marcionisme, courant de pensée théologique dans l’Église primitive et croyance dualiste issue du gnosticisme suivant laquelle l’évangile du Christ est un évangile de Pur Amour, l’indice est maigre.) Le macronisme est non seulement un conservatisme, il est aussi identifiable comme l’énième acte d’une catastrophe planétaire en cours depuis 40 ans, dont le film La stratégie du choc de Naomi Klein fonctionne désormais comme un résumé des épisodes précédents. Ce feuilleton, c’est le hold-up opéré sur la Démocratie par les grandes entreprises et la finance. L’abdication programmée de la politique face aux marchés. Macron le bogosse dynamique est simplement la réincarnation glamour de Thatcher, Reagan, Friedman, les Chicago Boys etc., Trump le self-made-porc compris.

Macron est la version archi-connectée de la pilule « TINA » (There Is No Alternative), le visage fringant de la pensée unique néo-libérale droite dans ses bottes. La façon dont il a tardivement et laborieusement bricolé son programme révèle qu’un programme n’a plus d’importance. La politique n’a plus d’importance, la droite la gauche n’ont plus d’importance, l’Etat et les services publics n’ont plus d’importance… La seule chose importante est la liberté de circulation des capitaux, la liberté d’entreprendre ou à défaut de spéculer, la liberté pour les transnationales de transnationaliser. Quand la liberté supplante l’égalité, la droite évince la gauche. À ceci près Macron n’est ni-gauche-ni-droite (oh ben non surtout pas, gauche droite tout ça c’est de « l’idéologie » c’est caca c’est ringard).

Les entreprises aux chiffres d’affaire supérieurs à tant de PIB nationaux sont de plus en plus nombreuses ? Puisqu’on vous dit que c’est cela exactement la démocratie vraie, le sens de l’Histoire depuis la République de Platon, l’accomplissement d’un destin, d’ailleurs n’oubliez pas, c’est ça ou le fascisme.

On va se fader le bonhomme cinq ans, et le piège c’est qu’on a ce qu’on mérite, on a voté pour lui. Voilà où mène de croire que la démocratie consiste uniquement à voter. C’est long, cinq ans. On lira des livres et on tiendra le coup.

  1. tof sacchettini
    09/05/2017 à 19:28 | #1

    En tant que gardien du temple estampillé par moi-même, je te félicite de cet effort méritoire pour tisser des fils entre différentes chapelles et non-chapelles…mais je voudrais bien connaître le nom de l’annotateur et la marque de ce qu’il boit : parce qu’il faut les avoir bien accrochées pour se permettre de telles fantaisies entre les doctes pages de la Pléiade !!
    En tout cas, sans y regarder de plus près, rien de plus étranger à Robbe-Grillet que ce cynisme de Michel Audiard du riche, cet humour ricanant, et surtout cette « supériorité » de la voix off du narrateur qui est justement une des cibles préférées de Robbe-Grillet romancier (cf « La jalousie » ) ou polémiste (même s’il a depuis pris ses distances avec « Pour un nouveau roman », « littérature de combat », comme s’il fallait qu’il s’excuse de ses stratégies militantes), comme vecteur de psychologie : « Refus du vocabulaire analogique et de l’humanisme traditionnel, refus en même temps de l’idée de tragédie, et de toute autre idée conduisant à la croyance en une nature profonde, et supérieure, de l’homme ou des choses (et des deux ensemble), refus enfin de tout ordre préétabli. » (« Nature, humanisme, tragédie »).
    Quant aux antécédents du Nouveau Roman, ils sont nombreux et Robbe-Grillet, avec un certain machiavélisme, les cite abondamment tout au long de l’opus : Kafka, bien sûr, Flaubert, mais aussi le Sartre de « La Nausée » , le Camus de « l’Etranger », Beckett, Faulkner, le Queneau des « Fleurs bleues », le Gide des « Caves du Vatican » …Avant-garde, bien sûr, mais pas sortie de nulle part ; cela déçoit presque qu’il passe plus de temps à dire du bien de tous ceux-ci (et plus tard de Barthes, Duras et tous ses petits camarades) que du mal de Balzac, ou de tirer à boulets rouges sur la « réaction ».
    Quant à l’effritement de l’intrigue, l’effacement de l’intérêt, le brouillage du cadre, l’apparition du sentiment de l’absurde, tout ceci éclot chez Flaubert, se concocte chez Dostoïevski, et nous voilà fin prêts pour l’acte gratuit des « Caves du Vatican »…
    N’importe, tu me le prêteras, et après je pourrai parler d’un bouquin que j’aurai lu.

    Long, 5 ans ? C’est bien trop court. J’ai déjà oublié Sarkozy, c’est dire à quel point l’homme doit oublier pour sortir de la fange. On mangera, on boira, on chantera, on ira cueillir des fleurs, et on fera de la musique et des spectacles érotiques. Et puis on peut lutter. Après tout, toi aussi, tu es Président.

  2. 11/05/2017 à 08:27 | #2

    Certes je suis président (cf. mon investiture en 2015), et il me fait bien rigoler le Macron avec son « triomphe à 66% », moi c’était du 100% dès le premier tour, eh ouais mon p’tit gars. Bon, okay, j’étais le seul candidat, ce qui me place plutôt dans la catégorie Saddam Hussein.
    Pour le reste, m’est avis que le Nouveau Roman sera oublié un petit peu avant la fonction romanesque fondamentale de la voix off (« voix éteinte »), qui est de matérialiser la parole de celui qui ne parle pas, surtout, comme c’est le cas ici, quand sa « voix on » (« voix allumée ») est empêchée face à un interlocuteur qui l’écrase de ses mots, de sa position, de sa légitimité, de ses convictions, de son argent. D’après moi le cynisme, qui est l’abus de pouvoir, est clairement dans le camp d’en face.

  3. tof sacchettini
    06/06/2017 à 10:53 | #3

    Le Nouveau Roman est déjà oublié, très cher. Sauf dans quelques universités américaines. Aussi bien, n’a-t-il jamais déclaré banni l’emploi de la « voix off », surtout que Robbe-Grillet était assez fortiche pour décréter des oukases qu’il détournait lui-même, s’en délectant sous cape, à la première occasion. Surtout au début de sa carrière. Ainsi, par exemple, l’instance narrative de « La Jalousie » peut-elle être entendue comme une seule et unique « voix off ». Mais il fallait bien secouer un peu la fourmilière…Ce qui est proscrit, dans le NR, c’est le recours à la psychologie comme seule grille de lecture du monde présenté, comme c’était le cas dans le roman bourgeois de l’époque – lui aussi un peu oublié, mmmh ?? Il y a bien sûr, chez Robbe-Grillet, chez Simon, chez Ollier, des bribes de personnages, qui ont des lambeaux de pensées et vivent des épluchures d’histoires, mais l’homme n’est plus ce centre intangible qui est le début et la fin de tout. A cet égard, je maintiens que le NR est un coup de balai magistral dans cet humanisme poussiéreux artistiquement et pourri politiquement, qui semblait à l’époque, pour ces jeunes auteurs, avoir conduit tout droit aux camps de concentration.
    La voix off du personnage de Marcel Aymé exprime certes la vérité d’un personnage à laquelle on ne peut qu’acquiescer si l’on a envie de croire à son histoire et de trembler pour lui…C’est en tant que procédé littéraire que la voix off est l’expression d’une supériorité : on m’empêche de parler, alors je vais parler dans ma tête et vous allez, vous lecteur, vous taper absolument tout ce que j’ai envie de vous dire et tout ce que je pense de ce monde affreux et injuste !! C’est le ticket garanti pour un message au premier degré. Je n’y peux rien, mais ça me fait toujours un peu le même effet que « la marquise sortit à 5h » pour Valéry et Breton…Mais je suis en train de causer d’un livre que je n’ai pas lu…
    En relisant tes extraits, je m’aperçois que Robbe-Grillet (c’est toi qui m’as mis là-dessus, hein) revient tout de même en contrebande dans le passage ou le narrateur explique pourquoi il n’est pas communiste : parce qu’il ne peut adhérer, justement, à la supériorité de celui qui a compris le message, qu’il soit de droite ou de gauche. Là, je crois lire certains passages de « Pour un nouveau roman » (1963) ou, mieux, des « Romanesques » et en particulier de son premier tome, « Le Miroir qui revient » (1985) : dans cette fausse autobiographie (à l’époque on n’appelait pas encore ça de l’autofiction), Robbe-Grillet, narrateur, raconte sa vie et dissèque ses processus de création, en se moquant tout à la fois des psychanalystes, de ses adversaires littéraires, et en rendant hommage à ses aînés…ultime tentative d’inscrire le Nouveau Roman, dans une filiation, une histoire littéraire qu’on s’évertuait à lui refuser. Pour échapper aux pièges de la psychologie et du réalisme, il entrecoupe des anecdotes véridiques avec les aventures d’un personnage, Henri de Corinthe, sorti de ses fantasmes. Qu’est-ce qui, dans le paysage littéraire aujourd’hui, rend le lecteur plus libre, plus joyeux et plus adulte que la nécessité, à chaque paragraphe, de dépatouiller le vrai du faux ? Je cherche encore…

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