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Boulette

Diam-s---La-Boulette--Generation-Nan-Nan-

Et soudain je repense à Diam’s en 2006. Plus grand monde ne pense à Diam’s depuis 2006.

2006 marque l’apogée de la rappeuse. Son troisième album, Dans ma bulle, plus grosse vente de disques en France de l’année, est successivement disque d’or, disque de platine, double disque de platine, disque de diamant. Diam’s conjugue succès public (sa tournée est un triomphe) et critique (elle est couverte de prix). Elle fait entendre partout sa voix tonitruante qui représente, comme on dit en hip-hop, qui parle pour ceux qui ne parlent pas : elle est la voix de la jeunesse, la voix de la banlieue, ainsi que la voix, plus rare encore, de la femme de cette même banlieue ; elle chante avec une énergie formidable l’émancipation de ces trois figures, le jeune, le banlieusard, la femme. Elle est un relai d’opinion pop, implicitement féministe à sa manière puisque femme dans un milieu d’hommes.

Elle rappe l’anti-machisme, la galère quotidienne, la lutte contre les discriminations, le racisme, le fascisme rampant (sa lettre ouverte Marine), l’angoisse et la liberté, le harcèlement et le viol (Ma souffrance), elle se fait chroniqueuse à la fois politique (Ma France à moi) et intime (Jeune demoiselle)… Les adolescents, et même les enfants, les petites filles, s’identifient à son charisme, à sa force, à sa modernité. Si bien que son succès déborde son milieu (ceux qu’en 2006 on commence à appeler « bobos » lui font fête eux aussi)… avant de la déborder elle-même.

En 2007, Diam’s percutée par le burn-out plonge dans la dépression. En 2008, elle se convertit à l’Islam (je ne me prononcerai pas sur le rapport de cause à effet, ce serait indécent). En 2012, elle renonce à sa carrière, et refuse d’apparaître dans les médias ; désormais, lorsque cela arrivera, par exception très contrôlée ou par sauvage abus des paparazzis, on la verra recouverte du voile. Au moins n’a-t-elle pas renoncé à s’exprimer puisqu’elle a publié entre temps deux livres pour raconter son histoire, sa foi, la honte qu’elle éprouve à l’évocation de son passé et de sa vulgarité (sic).

Depuis le départ à la retraite de Diam’s, on croit (je crois) déceler une certaine régression dans le rap français grand-public. Tous les grands succès populaires ultérieurs (Sexion d’assaut, Booba, Black M, Maître Gims, La Fouine, Rohff, Lacrim, Jul, Kaaris, Gradur… Voire, comble d’auto-caricature radicale, l’impayable Swagg Man, infiniment plus vulgaire que Diam’s) sont exclusivement masculins et, du point de vue des paroles, généralement coulés dans le même moule machiste, arriviste, matamore, bodybuildé, buté, querelleur, gangster ou pseudo-gangster, cynique, va-de-la-gueule, trivial, à cran, sombre, sans joie. Puéril et fat. Cependant, dans le livret de leurs CD, ces messieurs remercient parfois le Tout-Puissant et/ou son Prophète, ce qui rachète sans doute tous les maternalismes et les eaux glacées du calcul égoïste.

Une décennie après son triomphe, de Diam’s restent en tête quelques refrains emblématiques. La Boulette, l’un de ses plus grands succès (2006), m’est revenue au nez ces jours-ci comme un diable en boîte. Non pour cette phrase issue d’un couplet « y a comme un goût d’attentat » , mais pour cette autre, dans le refrain : « C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes nan nan, génération nan nan, alors ouais on déconne, ouais ouais on étonne… »

C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes. A-t-on été assez attentifs, il y a dix ans, à cet avertissement martelé dans les MP3 ? Diam’s mettait des mots sur le discrédit de l’Education Nationale. Pas seulement l’échec des élèves ; l’échec de l’école. Et dire que c’est sur ce tube anti-école que Jamel Debouze a fait danser Ségolène Royal juste après lui avoir arraché sur un plateau de télé l’aveu de sa candidature à la présidentielle, c’était une émission cool, fun, pop, c’était l’échec annoncé de l’école, de Royal, de la gauche, de l’infotainment, de la démagogie, de la démocratie.

Plus que jamais, l’Éducation comme lieu non seulement d’apprentissage et de découverte, mais aussi de partage, de terrain d’entente, de langage commun et grâce à cela d’appropriation et de réinvention des choses communes, bref, comme le lieu des codes, apparaît comme le tout premier enjeu politique. Qui, sinon elle, dicte les codes ?

Que vive l’école publique républicaine gratuite laïque et obligatoire. Putain, chaque épithète pèse seize tonnes. Je m’interroge sur le pourcentage d’écoliers français en mesure de comprendre le terme épithète. La grammaire est un code.

Et soudain je repense à un autre signe avant-coureur : Nicolas Sarkozy en 2007, aussi pionnier et visionnaire que Diam’s en 2006. On n’a pas tellement cessé, hélas, de penser à Sarkozy depuis 2007. « L’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé. »

Post-scriptum tardif à propos du rap et du reste : je relis en 2015 deux articles de Libé de 2013. Une chronique du sociologue Louis Jésu ; quelques jours plus tard, la réponse de Charb. Or, ce retard de deux ans laissant tiédir l’actu est très éclairant, parce que tout était déjà contenu dans ce dialogue de sourd, à part peut-être le sang coulé : l’incompréhension, le mépris réciproque entre le rap et Charlie, la violence, à l’époque exclusivement verbale (je réclame un autodafé…), la religion qui se crispe, l’analyse sociologique à posteriori (on croit lire en avant-première le bouquin de Todd), les fossés qui désespérément se creusent entre les gauches d’une part, entre les Français de l’autre.

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