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Le plaisir dans la joie (ou réciproquement)

L’autre jour, d’ailleurs c’était l’autre nuit, je discutais avec une jeune fille, debout dans une cuisine. Elle détaillait, pièce à conviction en main, les bienfaits de sa tablette. Grande lectrice, de l’ongle de son pouce elle me faisait miroiter la quantité astronomique de romans qu’elle détenait au creux d’un si minuscule bidule, ça j’ai lu ça j’ai lu ça j’ai lu, ça j’ai pas encore lu, et attention pas des minces volumes, des pavés comac, l’épaisseur disparaît dans l’écran digital. J’en étais heureux pour elle, mais lui objectais que pour ma part j’aimais l’objet livre. Entre autres raisons parce qu’on peut l’offrir.

Ensuite, je lui ai offert un livre : preuve à l’appui, moi aussi.

Joie ! Plaisir ! Je me souviens des tirettes à un franc de la fête foraine de mon enfance, quatorze-juillet, serrez-les-bien-mesdemoiselles, sons et lumières. Je cassais mon billet auprès du marchand de barbapapa, la monnaie en pièces de un, et je claquais tout dans les distributeurs en plastique et fer blanc, grisé comme par un jackpot où l’on gagne à tous les coups, Las Vegas en cambrousse, avidement je récupérais les petits cartons colorés contenant une bricole en plastoc, moi ce que j’affectionnais c’était les bestioles, araignées scorpions serpents têtes de morts, cette collection répugnante est ce que j’ai fait de plus gothique de ma vie, j’avais onze ans. N’empêche que sur chaque carton figuraient des mots qui ont eu le temps de se graver dans ma vision du monde : « Plaisir d’offrir, joie de recevoir. »

Je dois à Michel Tournier la distinction sémantique entre « joie » et « plaisir ». Je cite de mémoire (c’est dans son joli petit Miroir des idées) : le plaisir, passif, se fonde sur la consommation, tandis que la joie, active, émane de la création ; l’activité sexuelle serait seule capable de fondre les deux aspects. En conséquence, j’incline aujourd’hui à penser que les cartons se trompaient, et que la proposition contraire eût été préférable, « Joie d’offrir, plaisir de recevoir » mais bon, ça aurait foutu par terre la métrique.

Il se trouve que les trois derniers livres que j’ai lus m’ont été offerts. Et qu’ils étaient bons. Ce qui fait que j’ai apprécié trois gestes en plus en plus de trois textes.

Mingarelli

Un repas en hiver d’Hubert Mingarelli, m’ a été offert par Yann G. Roman bref et magnifique. Je n’aime pas toujours Mingarelli, il est parfois un poil trop sec et statique, trop implicite, pour me fouetter l’émotion. Mais dans celui-ci il est sec et statique et implicite, et dense et bouleversant. Histoire poignante (vraie ou non ? peu importe, romanesque), style parfait. Pas un mot en trop, pas un mot ne manque.

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Jonas le prophète insoumis m’a été offert par l’auteure en personne, Anne Jonas, or rien que ça, Jonas écrit par Jonas offert par Jonas, me réjouit puissance trois. Jonas le medium-malgré-lui, le prophète qui refuse de prophétiser, est une figure biblique universelle, fascinante à bien des égards : pour Anne (outre qu’elle porte le même nom que lui et que depuis l’enfance on lui serine Jonas comme la baleine ?) parce c’est un personnage de conte bizarre et un mystique atypique, pour moi parce que je me suis, au temps de mes études, beaucoup questionné sur les idées de vocation, de déni, de refus, de fatalité… Anne fait de l’histoire de Jonas un thriller haletant, course poursuite entre un type aux abois, anxieux, peu sympathique au fond, et des forces qui le dépassent. Très moderne, en fait.

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Rue des maléfices, par Jacques Yonnet, m’a été offert par Christophe S., à la suite, pour tout dire, d’une sorte de tombola où le hasard attribuait tel livre à telle personne. Merci le hasard en plus de merci Christophe. Livre archi-singulier, le seul signé par son auteur, en 1954, visite de Paris en état second, sous l’occupation. À chaque coin de rue, un conte extraordinaire. Un peu de Prévert, un peu de Lovecraft, et surtout beaucoup de Paname gouaillant et grouillant. Le trait est à peine forcé, la ville est bien sûr extraordinaire.

Sur la même période, j’ai moi aussi offert plein de livres. Oh, la, la, plein-plein, à des gens connus et à d’autres qui mériteraient de l’être. Avec tant de libéralité qu’on se demande comment le Fond du tiroir est viable tellement ses livres sont gratuits (en vrai on ne se le demande pas : il n’est pas viable c’est tout, un autre privilège de l’auto-édition est de régaler qui l’on veut). Le papier circule et c’est bien. Cependant je n’ai rien contre le numérique, puisque j’ai simultanément fait tourner pas mal de liens, comme leur nom l’indique.

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