Dobrý den, Praha (Un été à Kafkaland, 2/5)

Point par point je vérifie ma liste de préparation, avant d’entrer dans Prague.
Glisser dans ma valise Praga Magica (meilleur guide touristique du monde) d’Angelo Ripellino ? Tchèque !
Écouter la Moldau de Smetana ? Tchèque !
Revoir les films de Jiří Trnka pour me préparer à visiter l’expo qui lui est consacrée ? Tchèque !
Tenter de comprendre quelques rudiments de la langue sur Duolingo ? Tchèque !
Réviser mon Kundera, mon Forman, mon Hrabal, mon Dvorák, mon Hašek, mon Mucha, mon Don Giovanni, mon Koudelka, mes Petites marguerites, mon Golem, mon Scandale en Bohème, mon Kupka et même mon manuscrit de Voynich histoire de me prendre la tête ? Tchèque !
Et puis, surtout, lire et relire Kafka à forte dose soir et matin ? Tchèque !
Forte idée politique induite : si je me sens instantanément frère des Tchèques c’est grâce à la culture ; par extension, postulons que le seul moyen de renforcer, ou ne serait-ce qu’éprouver vaguement, ce qui serait déjà énorme, le sentiment d’appartenance à l’Europe serait de développer la culture commune qui est notre vrai bien commun, ainsi que la connaissance des cultures particulières de nos chers voisins, plutôt que de nous larguer en troupeau et sans bagages sinon une Carte Bleue par tête de pipe, nous les 450 millions de clients, au sein d’un grand marché unique tel que prévu dans l’article 3 du Traité de l’Union, qui fait de nous des concurrents économiques chacun contre tous plutôt que des frères à l’échelle d’un continent, mais on sait tout cela par coeur et on ne peut que soupirer.
À propos de de Franz Kafka.
Je suis pour l’heure plongé dans Amerika, ou plutôt Le disparu, titre original prévu par son auteur. Je me fonds comme si c’était hier dans son style à la fois ultra-précis, mimant la neutralité tel un compte-rendu d’autant plus rigoureux qu’irrationnel, et cependant gorgé d’images inoubliables : quand on lit Il lui jeta un regard comme s’il avait été une pendule incapable de donner la bonne heure, comment ne pas repenser non seulement à la dernière fois où l’on a regardé une telle pendule, mais aussi à la dernière fois où quelqu’un nous a jeté un tel regard.
Un élément me frappe (en plus, évidemment, du fait que Kafka a écrit son roman américain sans jamais mettre les pieds en Amérique, et que peut-être cela aurait dû me servir de leçon, était-il absolument indispensable que je me rende à Prague alors que je pouvais me contenter de la rêver ? À quoi bon déplacer son corps quand on sait lire et écrire ?)
Cet élément, que je découvre avec stupéfaction mais que des lecteurs plus professionnels que moi auront certainement décortiqué depuis lurette, est la profusion de points communs entre ce roman-ci et Voyage au bout de la nuit de Céline – similaire tragédie nomade, en dépit de leurs registres fort distincts, l’un tout en onirisme et l’autre tout en souvenirs personnels transformés en critique sociale : visions ici, choses vues là.
Soient deux romans picaresques au début du XXe siècle, c’est-à-dire deux mésaventures de mal en pis, qui interrogent la condition moderne post-révolution industrielle, deux panoramas qui n’accorderont aucune émancipation à leurs protagonistes voyageurs.
Deux récits propulsant sur la scène un jeune européen, fils de petits bourgeois mais déclassé lui-même, doubles de leur auteur respectif, Karl Rossmann ici, Ferdinand Bardamu là, deux desperados errant sur la terre et qui, pour se frotter au Nouveau Monde, commencent par arriver en bateau à New York, cette « ville debout » (Céline), cette antichambre des rêves de nouvelle vie, qui l’accueille sous la forme d’une Statue de la liberté alternative brandissant un glaive (Kafka).
Le jeune homme fera en Amérique l’expérience de la pauvreté, de la dureté des hommes, de la compassion des femmes, et surtout de la solitude au milieu de la multitude, dans un immense hôtel aux étages innombrables – l’Occidental chez Kafka / le Laugh Calvin chez Céline.
Après New York, épreuves et déconvenues se multiplieront sans rémission, et le jeune immigrant découvrira que, loin des fortunes rapides fantasmées, la seule place qu’on lui ménage sur cette « terre des opportunités infinies » est celle, ingrate, de sous-prolétaire, manard et hobo, rouage dans la froide machine.
Or Karl et Bardamu, au fil de leurs pérégrinations, vont croiser à intervalles réguliers leur mauvais génie, leur « doppelgänger », leur double maléfique et alcoolique qui systématiquement les entraîne plus bas ou, dans le meilleur des cas, plus loin. Ce qui est stupéfiant c’est que Kafka et Céline, qui ne pouvaient s’être lus mutuellement (Amerika est écrit vers 1912 mais ne sera publié qu’à titre posthume en 1927, avec une première traduction française 20 ans plus tard ; Voyage paraît quant à lui en 1932) ont donné le même nom à ce personnage clef et louche de faux frère, de compagnon toxique quasi-surnaturel dans ses réapparitions menaçantes. Il s’appelle Robinson. Kafka et Céline, sans se concerter, ont tous deux choisi de réattribuer, peut-être ironiquement, le prénom fameux de l’éternel déraciné, du voyageur malheureux, du plus célèbre exilé de toute l’histoire littéraire.
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