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Charlie la joie

23/01/2018 un commentaire

Notre époque est vieille de trois ans.

Pour fêter (façon de parler) le troisième anniversaire des attentats, Charlie Hebdo publie un numéro spécial sur-titré « Trois ans dans une boîte de conserve » consacré à ses nouvelles conditions de travail, auxquelles personne ne pourrait s’habituer. Les contraintes que subissent les dessinateurs et rédacteurs de Charlie au fond de leur bunker (clandestinité, oppression, angoisse, encadrement policier, coeur en syncope au moindre bruit imprévu… ainsi qu’une fortune hebdomadaire à débourser pour payer leur sécurité) sont autant de victoires posthumes des terroristes.

Mais l’amer bilan de ces trois ans ne saurait être uniquement comptable, ni circonscrit à la seule panic room qu’est devenue la salle de rédaction de Charlie. Un article particulièrement consternant de ce numéro, intitulé « Charlie à l’école, du point d’honneur au doigt d’honneur » (allez donc voir, Charlie n°1328, page 7) interroge les leçons que l’Éducation Nationale a tirées après les horreurs de janvier 2015. Les programmes ont-il changé, la laïcité est-elle patiemment vulgarisée, les religions sont-elles (gentiment mais fermement) remises à leur place ? Eh bien, pas du tout.

Charlie compte sur ses doigts ses alliés dans la lutte pour la laïcité et redoute de n’en point trouver dans la salle de classe, interroge les possibilités mêmes de débattre de la laïcité à l’école, in fine déplore la tétanisation de l’EN et sa je cite « couardise institutionnelle ». Ici aussi, les terroristes ont gagné puisque la laïcité est tabou à l’école afin de ne froisser personne, l’école de la République pète de trouille et à nouveau se vérifie la terrible sentence de Salman Rushdie, qui veut que le « respect de la religion » dont on se gargarise est un euphémisme pour éviter de dire « la peur de la religion » .

Sur ce sujet brûlant d’actualité pour aujourd’hui et demain, je dépose à nouveau devant vos yeux un article que j’ai rédigé en mars 2017. Je n’ai hélas rien à changer dans ce texte, et certainement pas sa conclusion désappointée, « Je n’ai jamais reçu de réponse ».

Ce numéro de Charlie souhaitant amorcer le débat, lançait à l’attention du corps enseignant un appel à témoignages sur la façon dont est débattue la laïcité en milieu scolaire. Moi qui ne suis pas de la maison, je leur ai adressé le texte suivant, qui constitue, faute de mieux, un voeu de bonne année.

« Bonjour Charlie

Suite à votre appel à témoignages sur l’enseignement de la laïcité à l’école, je vous fais part de l’anecdote suivante. Un peu hors sujet, d’une part parce je ne suis pas enseignant mais écrivain, parfois intervenant en milieu scolaire. D’autre part parce que mon anecdote n’aborde pas directement la laïcité à l’école, mais seulement le curieux changement de sens que prennent les mots et les expressions.

Hier, j’animais un atelier d’écriture dans un collège, auprès d’élèves de 4e. L’objectif de l’atelier était de rédiger puis de jouer des saynètes ayant pour décor unique un banc public. Un garçon me présente son synopsis : « J’ai pensé à un banc au bord d’une falaise, face à la mer, pour admirer le coucher de soleil. Et puis il y a un personnage qui trébuche, il appelle à l’aide, il s’accroche au rebord, mais à la fin il tombe, et il meurt. (le collégien se met à rire) Ah ben oui elle finit mal mon histoire, désolé, c’est pas très Charlie. »

Je sursaute. « Hein quoi pardon ? Pas très Charlie ? Tu veux dire quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire, d’après toi, être Charlie ? »

Le voilà embarrassé par ma question, comme s’il rechignait à définir une chose que tout le monde sait spontanément.

« Ben je sais pas trop… Charlie, quoi ! Être Charlie, c’est, genre… être joyeux. »

Il me regarde comme si j’allais lui attribuer une note.

Je suis interloqué. Cette expression qu’on a trop vue a sans qu’on y prenne garde encore légèrement changé de sens dans la tête de ce collégien, et peut-être dans d’autres.
Sur le moment, je n’avais pas trop le temps de débattre avec le jeune homme, nous avions une saynète à écrire, mais j’y ai beaucoup réfléchi depuis, et je me dis que si ce glissement de sens est un malentendu, alors il est aussi riche de sens qu’un lapsus. Mais oui ! Après tout il a raison le petit gars, être Charlie, c’est être joyeux ! Surgit dans ma mémoire une image de Cabu : je ne me souviens plus qui, dans un reportage tourné à l’époque des attentats, définissait Cabu par un seul mot, l’enthousiasme. Cabu riait sans cesse, et très fort. Et cette caractéristique était aussi celle de Bernard Maris, d’Elsa Cayat, de Tignous…

Charlie c’est la joie. C’est ressentir pour soi et rayonner pour d’autres la joie de l’humour, du jeu, de l’irrévérence, de la liberté, de la collégialité, de la complicité, de la création, mais aussi l’immense joie du savoir, de la découverte, de l’apprentissage, du pas de côté à la Gébé (la joie de L’an 01), de l’affranchissement que seule permet la culture. La joie de résister à un monde sérieux, fatal, sévère et triste. La joie de la démocratie. La joie de la laïcité. Ah ? Tiens, finalement je ne suis pas si hors sujet que ça.

Bien à vous, et tous mes vœux de joie, même au fond de votre bunker. L’époque est folle qui doit protéger la joie dans un bunker.

Fabrice Vigne »

Souvenirs de Ramatuelle

09/10/2017 2 commentaires

Août 2017 : pour la seconde année, les Mother Funkers étaient « en tournée » à Ramatuelle. Qu’appellent-ils au juste tournée ? En gros, des vacances, mais en mieux.  Le jour durant nous nous dorions la pilule sur la plage, et le soir nous jouions notre joyeuse set-list ici ou là. Ici, dans le chaleureux camping familial et prolo où nous avions notre camp de base, entre la buvette et le terrain de boules ; , dans l’exact contraire, le camping cinq étoiles où le festival de jazz nous avait dégotté un contrat, village global et bulle autarcique avec bungalows par quartiers, mobil homes par arrondissements, et tout au fond le ghetto populaire où les pauvres plantent leur tente, partout musique, boutiques, personnel pléthorique, restaurant panoramique, cinq piscines avec toboggans, spa, centre de bien-être, courts de tennis, beach volley, mini-golf, plage de sable fin, coiffeur, jeux pour enfants et pour adultes, trois scènes de spectacle, formules all-inclusive et open bar, hauts-parleurs dans tous les coins, encore une magnifique journée, le parfum du jour est fraise, animations non-stop de l’aube à l’aube pour empêcher le client de s’ennuyer une seule seconde, et même, juste devant la paillote lounge, pour quatre jours exclusivement et votre plus grand plaisir, les Mother Funkers en personne, que le gentil animateur dans son micro n’hésite pas à qualifier de mignons.

Les deux établissements, qui partagent le même titre générique de camping, de la même façon qu’une fourgonnette R4 et une Ferrari Testarossa entrent à égalité dans la catégorie sémantique voiture, offrent un saisissant contraste sociologique. Quand nous jouions, nous voyions bien que ça ne se trémoussait pas avec le même entrain. Les différences de tarif sont à l’avenant : les nuitées sont facturées là dix à quinze fois plus cher qu’ici. Deux conceptions des vacances coexistent au bord de la mer, bonne franquette et rythme circadien balisé essentiellement par l’heure de la sieste et celle de l’apéro, contre pure consommation de loisirs à temps plein. L’été sur la Côte, ça crée des souvenirs pour quand on reprendra le boulot en septembre. Selon ton boulot, tu peux t’offrir tel type de souvenirs.

Et pour nous les Funkers, qui faisions le pendule de l’un à l’autre, du camp où nous logions à l’autre où nous pointions, quels souvenirs d’été demeurent tandis qu’à ma montre octobre est déjà avancé ? Que nous arriva-t-il d’inoubliable durant cette tournée 2017 ? Si l’on devait en croire ses yeux, l’on pourrait croire que nous avons partagé la scène avec Céline Dion, ainsi que le suggère le document exclusif ci-dessus. Or, pas du tout. Tout est illusion, comme il est dit dans Mulholland Drive.

L’un des soirs où nous jouions dans ce camping superluxe, la grande attraction, la vedette pour qui nous avions en somme chauffé la salle, était le sosie de Céline Dion. Son concert a débuté peu après la fin du nôtre. Une chanteuse qui avait un peu la tête de Céline, un peu ses cordes vocales, un peu son costard et tout son répertoire, faisait le show comme une professionnelle, une vraie, bien kitsch, avec mimiques et fumigènes, et coeur mimé avec les mains pendant les déclarations d’amour aux centaines de campeurs, qui sur leur gradin avec ferveur s’échauffaient le smartphone et la voix en choeur, Céliiiiine, Céliiiiine, la pseudodion était l’événement de leur été, Las Vegas en pleine Côte d’Azur, elle fait le job, c’est-à-dire qu’elle fait illusion. Moi qui, déjà, ne suis guère client de la vraie, j’étais confondu par ce culte rendu à la fausse, comme s’il était rendu à la fausseté en général. La passion du faux est un phénomène tout-à-fait fascinant, né en même temps que la reproduction technique des oeuvres d’art (cf. Walter Benjamin) et observable par exemple au musée Grévin, où maints chalands en frémissant quêtent l’ivresse de frôler les dieux du Panthéon alors qu’ils ne frôlent que de la cire.

À la fin du spectacle, ronchonnant mollement contre le fanatisme de masse pour les faux-semblants, je remâchais sur ma chaise quelques vieux souvenirs de Baudrillard (« Le simulacre est vrai ») lorsque mes poteaux Funkers sont venus me chercher, allez viens bouge-toi on va prendre la queue pour déconner, on va se faire tirer le selfie avec « Céline » mais si allez viens ça va être marrant, je n’étais pas chaud du tout, je n’avais pas envie de me prêter à la mascarade… Finalement j’ai fait la queue, j’ai fait le selfie, j’ai même fait la bise à la fausse Céline, eh bien, merci infiniment les gars de m’avoir tiré et poussé jusque là, parce que non seulement ça n’a pas fait mal, mais c’était même étrangement agréable. La Dion-en-toc m’a délivré un grand sourire, m’a souhaité Beaucoup de bonheur, pris de court j’ai bredouillé comme une andouille Heu oui merci vous aussi, et je me suis dit bon puisque je suis là après tout je les prends ses bons voeux, je les prends comme s’ils étaient vrais, l’absence de cynisme désarme, vive le désarmement, peace and love, voilà tout entier le message de la pop, y’a pas de mal, y’a même plutôt du bien.

Toutefois, ma rencontre la plus fulgurante de la soirée n’aura pas été Miss Céline Bis.

Ce même soir, dans le restaurant du camping cinq étoiles, c’est moules-frites à volonté. Il faut imaginer la grande échelle, l’hectare de terrasse où petits et grands s’attablent et enfournent avec les doigts des monceaux de moules et frites. Chacun se lève saladier à la main pour faire la queue au buffet et se faire remplir son récipient de moules ou de frites. Je remarque que le préposé à la distribution, derrière son buffet, petit gros entre deux âges, tablier, toque, collier de barbe, oeil narquois, est sur le qui-vive de la déconne. Il blague chaque affamé, pince sans rire, C’est pour quoi ? Ben, pour des moules et des frites, pardi. Y’en a plus ! dit-il louche à la main, alors que les bacs devant lui débordent et fument de rien d’autre. Je le trouve sympathique. J’engage. Tant pis pour ceux qui attendent derrière moi.

– Pour moi (je feins l’hésitation)… Ce sera des moules et des frites s’il vous plaît.
– Excellent choix. Je crois que vous êtes au bon endroit.
– Eh ben dites-moi, ça en fait des quantités de frites et de moules en flux tendu, par mètres cubes presque. J’imagine qu’il y a du gaspillage en fin de service, (coup de menton vers la terrasse) ils ne vont pas manger tout ça…
– Vous n’imaginez même pas. Ça me rend malade, tout ce qu’on jette.
– Et vous ne pouvez pas donner le surplus aux Restos du coeur, je suppose.
– Ah, non, pas moyen. Tant pis pour les Restos. C’est écoeurant. On se rattrapera autrement. Je fais partie des cons qui envoient un petit chèque de temps en temps aux Restos.
– Pourquoi, des cons ? Non, c’est bien, il en faut, des cons, bravo, tout le monde ne peut pas être ici à faire la queue en direct pour une louche de moules frites.
– Ouais. Il faut bien donner à manger à ceux qui ont faim. Je ne peux plus faire comme dans ma jeunesse, quand j’allais chercher l’argent là où il était.
– Je vous demande pardon ? Vous faisiez quoi dans votre jeunesse ?

Il se recule un peu, plisse les yeux, me jauge avant de répondre, s’assure que je mérite d’entendre ce qu’il a à dire et que personne d’autre n’écoute. Et c’est là que se produit l’événement extraordinaire, le cadeau, le météore de vérité dans mon assiette, mon vrai souvenir de l’été 2017 pour me tenir chaud l’automne.

– Je braquais des camions de la Brinks.
– Hein ? C’est un peu radical, ça, comme méthode de redistribution des richesses.
– Je dis pas qu’il faut le faire. Je dis juste que je l’ai fait, et que je le referai plus. Je ne le recommande à personne. J’ai deux enfants, c’est pas un métier que je leur conseille, voyez.
– Un métier ?
– Bien sûr c’est un métier. Plus que de servir des louches de moules.

Je crains d’avoir par cette question blessé son orgueil. Il se rengorge :

– Qu’est-ce que vous croyez, c’est difficile un braquage, ça s’improvise pas. Il faut des talents. Le mien, c’était le volant. C’est parce que je conduisais bien que mes frangins m’ont embauché. Je faisais le guet dans la voiture, fallait démarrer vite.

Ensuite, jusqu’à la fin du repas, jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, à chaque fois qu’à ma table nous nous retrouvions à court de moules ou de frites, c’est moi qui me dévouais, volontiers, je me levais avec mon saladier et je trottinais jusqu’au buffet pour aller échanger quelques mots supplémentaires avec mon nouvel ami, qui sans se faire prier ajoutait par bribes des anecdotes et des précisions. Il avait fait sept ans de cabane dans les années 90. Et maintenant chaque fois qu’il rentrait dans une banque, il s’assurait d’être muni de sa carte bleue. Et puis, il avait totalement renoncé à porter une cagoule, parce que ça gratte.

Le lendemain, nous jouions encore dans ce même camping plein de surprises. Je comptais après notre set poursuivre la conversation. Hélas, ce soir-là, le buffet à volonté n’était plus au programme, le petit gros avec collier de barbe et oeil à l’affût avait disparu, il n’aura été que l’extra d’un soir dans un camping cinq étoiles. Je ne lui avais même pas demandé comment il s’appelait. J’ignore son nom comme j’ignore le nom de celle que j’appelle Céline-Dion. Une moralité pour la soirée ? Quelque chose comme : le faux est intéressant, le réel encore plus, les deux font des souvenirs, l’un sur la scène en pleine lumière pour les selfies, l’autre à l’ombre près des cuisines.

Empire Américain, an LXXII

06/08/2017 Aucun commentaire

Je suis assis dans le bus, côté fenêtre. La canicule sévit et je profite de la climatisation des transports en commun. Durant l’arrêt, j’observe une publicité perchée au-dessus de la circulation, sur panneau géant quatre par trois. Mon oeil est attiré naturellement par cette image, de loin le point le plus coloré, vortex dans la grisaille du carrefour, on pourrait presque dire qu’elle apporte de la beauté, de la fantaisie au moins. L’affiche vante un produit lacté industriel. Une blonde pulpeuse et bronzée, en plan américain, porte à sa bouche un flacon en plastique de yaourt à boire. Derrière elle, la mer et le ciel, bleus. Je déchiffre le slogan découpé en blanc sur le ciel bleu : Ce summer restez fresh. Je remâche cette phrase quelques secondes, le temps de m’assurer qu’il ne s’agit pas de mots jetés en vrac mais bien d’une proposition cohérente censée signifier un message, le temps que le bus se remette en branle.

Ce summer restez fresh. La marque de produits lactés est célèbre. La fille bronzée est jeune. Apparemment, le slogan quoiqu’outrancier est authentique, ce n’est pas une exagération à fin parodique, une satire qui soulignerait en riant l’inanité congénitale de la pollution publicitaire en milieu urbain, jamais des plaisantins n’auraient eu les moyens du quatre par trois, et d’ailleurs la publicité récupère y compris sa propre parodie, elle récupère tout, n’invente rien, c’est à ça qu’on la reconnait, elle a récupéré le summer et le fresh, le summer est le fresh étaient là avant elle, comme la mer et le ciel et les jeunes filles dorées par le soleil.

Ce summer restez fresh. Je pense à Etiemble, Etiemble pourfendait le franglais il y a plus de 60 ans, alors qu’il n’avait encore rien vu, de son temps on ne recommandait à personne de rester fresh tout le summer, or là c’est quatre par trois sur l’avenue, protester contre le franglais il y a 60 ans était donc une cause perdue, heureusement qu’Etiemble n’en savait rien.

Ce summer restez fresh. Toute publicité est de la merde, c’est entendu, mais rien n’empêche de faire un peu de coproscopie, de se salir les doigts pour soupeser le phénomène. Comment, pourquoi, en sommes-nous venus à trouver normal cette présence invasive jusqu’à l’absurde de termes anglais dans notre paysage, réel et mental ?

Ce summer restez fresh. Je descends du bus et malgré moi, comme je me suis fait une obsession de ce slogan, je me mets à lire de l’anglais partout, la moindre passante est fresh, le plus anodin pavé sur le trottoir est summer, et toutes les enseignes de la rue, toutes, sont Shop, Time, Food, Hair, Wash, Book, Show, Chicken, Work, Coffee, Phone, Cash, Home, Park, Fitness ou Happy. Sans parler des affiches de cinéma : titres anglais, catch phrases traduites de l’anglais, donnant l’impression que le français n’est qu’une langue de traduction.

Un peu plus tard le même jour mes pas me portent vers mon université, près des bâtiments où j’ai fait mes études il y a 30 ans. À l’époque où nous nous fréquentions, cette université s’appelait Pierre-Mendès-France, mais elle a récemment changé de nom. Désormais, elle est un produit qu’il faut vendre à l’international, et c’est pourquoi elle s’est dotée d’un slogan : Explore, explore more. Outre que ce slogan est d’une fadeur extrême et anonyme qui lui permettrait de s’appliquer avec le même bonheur, plutôt qu’à une université, à un opérateur téléphonique, à un bouquet de chaînes satellite, à une voiture, à un parfum, à un jeu vidéo, à un musée, à n’importe quel service public privatisé (la Poste, la SNCF, l’EDF…), à une ville, un département ou une région qui voudrait redorer son blason, ou même à un pays européen où personne ne songe à passer ses vacances (L’Azerbaïdjan ? Explore… Explore more…), à une enseigne franchisée de restaurants, à un système d’exploitation, à un magazine, à une gamme de sex toys, ou à n’importe quel prestataire de service quel que soit le service, voire pourquoi pas à un yaourt à boire… on remarque que ce slogan est évidemment anglais, ce qui ne joue pas pour rien dans son universalité. Cool.

Je déambule sur le campus et je vois des affiches qui déjà préparent la rentrée de septembre. J’apprends que la Party, journée festive d’accueil des nouveaux étudiants, s’articulera autour de trois concepts : Rallye ton campus, Centrale Park, et l’After. Trois jeux de mots franglais. What else ?

Je passe mon chemin. Je me souviens tout en marchant que le département où je réside, l’Isère, a lui aussi pris conscience qu’il était une marque à valoriser auprès des touristes et qu’il s’était dès lors adjoint un H afin de goupiller un slogan anglo-français, Alpes Is (h)ere. Dans le département voisin aussi, le nom de la ville a été transformé avec succès en marque anglophone : Only Lyon. Comment saluer toutes ces trouvailles de communiquant ? Wonderful.

Je marche, le temps passe, tiens à propos, joyeux anniversaire : le 6 août 1945 à 8h15 heure locale, il y a 72 ans pile, et pour toujours depuis 72 ans, au milieu d’un summer qui n’était pas fresh pour tout le monde, l’armée des Etats-Unis larguait au-dessus d’Hiroshima, Japon, la bombe atomique baptisée Enola Gay, assurant pour longtemps la suprématie militaire américaine sur le monde. Avec la suprématie militaire vient la suprématie culturelle, et le langage. Depuis 72 ans tout rond nous parlons l’américain. Nous ne parlons pas la langue de Shakespeare, même pas celle de Steinbeck, mais celle de Robert Oppenheimer, de Henry Ford, de Milton Friedman, des Chicago Boys, en fin de compte celle de Donald Trump. Great.

Moi parmi les autres, combien en ai-je des mots anglais, sur mes T-shirts ou mes étagères ? Moi qui écris, j’écris des mails et plus jamais de courriers, j’écris sur un blog pour être lu sur le Web. Comme tout le monde, ce que j’écris, ce que je lis, c’est de l’américain plus ou moins bien traduit. Les livres que je lis, les films et les séries que je regarde, et la musique que j’écoute, tout est ricain, et le travail salarié que j’accomplis pour me payer tout ça, en start-up ou en open space, au risque d’être overbooké voire en burn-out.

Parler américain quand on parle français, penser américain quand on pense sur terre, est-ce un bien, un mal ? Je ne sais pas, puisque l’essentiel est de parler et de penser. J’ai conscience de ce poids anglophone aujourd’hui davantage qu’un autre jour, uniquement parce que le slogan Ce summer restez fresh, était un peu, comment dire, j’ai le mot sur le bout de la langue, un peu too much, un peu over the top pour le dire franchement, mais sinon je ne m’en rends pas plus compte qu’un autre et je ne m’en plains pas.

D’ailleurs je joue de la musique américaine. Et j’aime ça, je m’en trouve fort heureux. Je joue du trombone dans un groupe de funk dont le nom est soigneusement américanoïde, dont 100% du répertoire, des compositeurs, des titres de morceaux, est américain (à l’exception d’une reprise d’un groupe de rock français… Oh, mais attends, regarde bien, le titre de ce morceau est un prénom anglais). Mon groupe, mon band en quelque sorte, mon combo si tu veux, s’appelle The Little Mother Funkers, et aujourd’hui je me demande par quel mouvement centenaire, de cause à effet, d’aile de papillon à domino, mon groupe est relié intimement à une bombe atomique baptisée Enola Gay. Mais laisse, ça va passer.

Retrouvez les Little Mother Funkers du 13 au 20 août à Ramatuelle, à l’occasion du festival de jazz off et un peu partout autour. À défaut sur Youtube.

Peace, love, and fresh summer.

Monsieur Vigne & Monsieur Néant (Sereine, dépitée)

14/12/2016 Aucun commentaire

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Devinette sociologique : comment tourner, en 2016, un compliment à un ami que l’on entend féliciter d’avoir fait ce qu’on attendait de lui ? Réponse : on lui déclare, levant le pouce, « Tu gères ». Je salue le gestionnaire en toi. Tu es un vrai homme d’affaires, vieux. Les particules fines dans l’atmosphère ne s’en portent pas tellement mieux, le pic de pollution est plutôt un plateau. Gestionisme… Macronisme… Fillonisme… Trumpisme… Cahuzakisme… Uberisation… Libéralisme débridé où chaque auto-entrepreneur (nouveau nom de ce qu’on appelait autrefois le citoyen) joue des coudes dans la jungle pour choper plus de clients que son voisin, puis planquer ses noisettes au Panama, au pire au Luxembourg s’il croit encore aux vertus de l’Union Européenne… Notre époque a été prophétisée par Flaubert voici 140 ans :

Un temps va venir où tout le monde forcément sera « homme d’affaires » ? Mais dans ce temps-là, Dieu merci, je ne vivrai plus. Tant pis pour nos neveux ! Les générations futures seront d’une grossièreté ignoble. (Lettre à la Princesse Mathilde, 23 novembre 1876)

Car les artistes sont des voyants, ils savent l’avenir comme l’a démontré Pierre Bayard. C’est pourtant le présent qui les fait.

Tiens, un bon sujet pour le bac, ou même pour une thèse : sachant que chaque œuvre est le produit de son époque en plus d’être le produit de son auteur, montrer en quoi Massacre à la tronçonneuse a été réalisé par Richard Nixon, et Massacre à la tronçonneuse 2 par Ronald Reagan. À quoi ressembleront les films réalisés par Donald Trump ? Sacré corpus à venir, films catastrophe. Je me demande pourquoi je pense à ça. Dès qu’on se demande pourquoi on pense à ça, on arrête de penser. À la place, on se regarde penser. Oh, cartographier le fatras mental peut s’avérer fertile aussi, dans le genre. Et ainsi les idées s’associent.

Mais déjà je pense à autre chose. J’écoute Leonard Cohen, mort trop jeune pour décrocher le Nobel de littérature. Ten new songs sur ma platine, un de mes albums préférés, qui me fait penser à mon voyage au Québec. Je pense en parallèle, vertical, horizontal, oblique, je sais pas, à Bird on a wire, excellent film documentaire qui racontait la tournée 1972 de Cohen, tournée un peu ratée, pleine d’incidents techniques lamentables, et aussi de moments comiques comme celui où Leonard Cohen , gentleman si drôle dans l’adversité, interrompt son concert pour improviser, gratouillant sa guitare, une ode à un haut-parleur défectueux, dans l’espoir qu’il veuille bien fermer sa bouche à larsen.

Comme j’ignore qui a réalisé ce film, je pose la question à Google, ce réseau de nos synapses externes, précieux outil de sérendipité, et hop, j’arrive ailleurs. Puis un peu plus loin en circonvolutions, puis de retour mais de passage.

Le réalisateur de Bird on a wire est un certain Tony Palmer. Ah, bon. Qu’a-t-il fait d’autre dans sa vie, ce particulier ? Plein de choses, en fait, et surtout musicales. Quelques films que j’ai vus. Tiens ? 200 motels de Zappa, c’est de lui (même si c’est surtout de Zappa). Ça alors si je m’attendais, c’est lui aussi qui a réalisé Testimony ! Biopic fabuleux et anxiogène avec Ben Kingsley dans le rôle de Dmitri Chostakovitch. Pour le coup on est à fond dans le sujet, quel sujet déjà ? Oui, celui-ci, les liens politique/art : Staline n’entravait rien à la musique mais entravait les compositeurs, il est l’auteur indéniable de quelques symphonies de Chostakovitch. J’ai vu ce film à la télé il y a 25 ans, depuis il n’existe que dans ma tête avec ses forts contrastes impressionnistes, ses noirs ses blancs et sa musique, il est introuvable ailleurs, caché, inédit en DVD. Sauf que non, rien n’est vraiment introuvable en 2016. Une simple requête Youtube, un seul mot et j’y suis, je peux enfin le revoir, intégral, 2h30 sur un plateau.

Ensuite, Youtube me propose autre chose de Chostakovitch. Va pour la 14e, effrayante et macabre « symphonie » qui ressemble plutôt à un cycle de chansons pour voix de basse et soprano. Pour la composer en 1969, année de ma naissance, Chostakovitch puisa ses textes dans les œuvres de quatre poètes. On y trouve notamment, car il faut bien rire un peu au fond des gouffres, l’arrogante et désopilante Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople d’Apollinaire, haut chef d’œuvre de ce genre littéraire exquis qu’est l’injure publique :

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D’yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Attends une minute. Je connais ces mots, ça me revient d’un coup, je connais ce texte dans une autre version éructée, je le connais même depuis une époque où je n’aurais pas été capable d’épeler correctement Apollinaire, je l’ai entendu sur disque il y a bien longtemps. Ce vieil album aussi, je parie qu’on le retrouve intégral sur Youtube ? Oui, bingo : La chanson du mal aimé, par Léo Ferré. (Le passage consacré aux cosaques, si l’envie vous prend de comparer avec la version Chosta, se trouve à la 17e minute).

J’aime autant que ses textes ou sa voix le travail choral et symphonique de Léo Ferré. Pour la suite du programme je me laisse téléguider par Youtube, « vidéos recommandées pour vous », toutes les musiques sont là enchaînées comme au bagne et plus jamais je ne lève le cul de ma chaise pour farfouiller dans mes CD, bonjour les escarres 2.0, station suivante je m’écoute le Requiem de Ferré, grandiloquente énumération de coqs et d’ânes, ou plutôt d’aigles et de loups, où l’on trouve au moins ce quatrain, lui aussi pile dans le sujet, quel sujet tu disais ? Pas le même que tout à l’heure : la prophétie (Pour ce siècle imprudent aux trois quarts éventé écrit-il ici car il est/nous sommes en 1975), et la mémoire assistée par Google Youtube Wikipédia :

Pour la perforation qui fait l’ordinateur
Et pour l’ordinateur qui ordonne ton âme
Pour le percussionniste attentif à ton cœur
Pour son inattention au bout du cardiogramme

Qu’écouter ensuite, que lire, que faire. Depuis cet endroit, mille bifurcations possibles. Tu parles, un Requiem de plus, œuvre d’art sur la mort. Autant dire une bonne moitié de l’histoire des arts et lettres et hommes et femmes. Me prend l’envie d’énumérer des Requiems mais je renonce vite, il y en a trop, je n’ai pas deux ans devant moi (ou alors si, peut-être les ai-je, on ne sait pas, comme je dis toujours Mors certa hora incerta).

Nous avons le Requiem pour un con… Pour un twister, du même auteur… Pour un massacre… Pour une planète… Pour un caïd… Pour une idole… Pour Billy the Kid… Pour un vampire (Jean Rollin 1972, coucou Tof)… For a dream… Für Mignon (Op. 98b)… Même pour un Alien vs. Predator… Ah, un que je ne connais pas : Requiem pour une nonne, roman de William Faulkner, traduit, adapté pour le théâtre et mis en scène en 1956 par Albert Camus. J’ignorais que Camus eût fait de la mise en scène. Tant que j’y suis je change de page Wikipédia, ben dis donc il en a écrit des livres Camus qui ne me sont jamais passés entre les mains, Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire j’ai la certitude d’être encore heureux, ça c’est du Jules Renard et pour l’heure je passe en revue tous les livres de Camus qu’il me reste à lire.

La mort heureuse… Roman de jeunesse, écrit en 36, publié posthume en 71. Je lirai peut-être un jour, je cite d’ores et déjà, c’est dans le sujet aussi il me semble, dans celui de Camus sans doute, puisque ça résonne avec il faut imaginer Prométhée heureux.

Et ça, c’est quoi, encore ? L’impromptu des philosophes. Farce écrite par Camus, sans doute en 1947, signée du pseudonyme Antoine Bailly, elle met en scène les dialogues ridicules entre un Monsieur Vigne, pharmacien et notable (doublet archétype de la fatuité, dans la lignée du Homais de Flaubert) et un Monsieur Néant, « placier en doctrine nouvelle », caricature d’un philosophe existentialiste creux et néanmoins délirant (Sartre venait de publier l’Être et le Néant).

Mon sang ne fait qu’un tour ! Monsieur Vigne ? C’est de moi que tu parles ? You’re talking to me ? You fucked my wife ? J’arrive donc au terme de mon voyage pour aujourd’hui : tôt où tard, à force de sérendépéter, on tombe sur soi-même. Ce phénomène d’ailleurs sert de trame à un livre que j’ai écrit, Lonesome George(s), sans me vanter je dois être un peu visionnaire moi-même.

Là il est tard, je ferme enfin l’ordi, je file à la bibliothèque pour me procurer Œuvres tome II de Camus, et je lis du papier.

Après lecture je rallume l’ordi pour achever l’écriture de cet article. L’impromptu des philosophes est une bouffonnerie, ou pour mieux dire une sotie (genre littéraire qui, le croiriez-vous, fut mis en vogue à la cour à la faveur d’une pièce jouée en 1508, Le Nouveau monde, signée d’un certain André de la Vigne, 1470-1526 – Est-ce à lui que Camus emprunta mon patronyme ?), une bonne blague de circonstance qui n’ajoutera rien à la réputation de son auteur, si ce n’est qu’on admire le rire de Camus, et son habile contrefaçon du style de Molière. Si Monsieur Néant est un mélange de Trissotin et Tartuffe, Monsieur Vigne est la pure et simple réincarnation de Monsieur Jourdain, bourgeois gentilhomme si soucieux de son statut social et culturel qu’il se laisse bluffer par la pensée moderne, débilitante et amphigourique poudre dans les yeux. Cet homonyme me servira-t-il de leçon ? Bah.

MONSIEUR NÉANT, mangeant terriblement  son jambonneau : De l’angoisse, encore de l’angoisse, toujours de l’angoisse, monsieur Vigne, et nous serons sauvés.
MONSIEUR VIGNE : En effet, je n’avais point aperçu cela, mais j’y vois clair à présent. (Un temps.) Ce que j’aperçois moins bien, cependant, c’est ce que je devrais faire pour les prochaines élections.
MONSIEUR NÉANT : Eh ! Bien, monsieur, cela est simple. Puisque vous ne sauriez être libre sans avoir lutté votre vie durant pour la liberté, puisque vous ne pouvez lutter que si vous êtes opprimés, vous proclamerez votre amour de la liberté et vous voterez en même temps pour ceux qui veulent la supprimer.

En sortant de Celui qui tombe

28/10/2016 Aucun commentaire

© Geraldine Aresteanu

Vendredi 14 octobre 2016. Je sors de la représentation de Celui qui tombe de Yoann Bourgeois à la MC2, Maison de la Culture de Grenoble. Je crois que je marche à quelques centimètres au-dessus du sol. Quelle merveille.

Je me souviens, la première fois que j’ai entendu parler de Yoann Bourgeois, c’était il y a une douzaine d’année, un homme s’ébattait tout habillé dans un tube rempli d’eau, je le regardais dans un autre tube, ma téloche, dans feue l’imprévisible émission expérimentale d’Arte, Die Nacht. Je me souviens depuis d’avoir été bouleversé par certaines de ses propositions scéniques, comme lorsqu’il tentait simplement de grimper un escalier sur une musique de Philip Glass

Celui qui tombe est le quatrième spectacle que je vois en dix ans de ce circassien/ acrobate/ chorégraphe/ poète devenu entre temps une institution (désormais co-directeur du Centre National de la Chorégraphie de Grenoble, après trente ans de monopole officieux de Jean-Claude Gallotta). Sans doute mon préféré. Pas sûr. Pas grave.

La gravité est ailleurs : sur scène. La gravitation universelle, même. Six personnages luttent pendant une heure contre elle mais jouent avec elle, ils ne se parlent pas mais se regardent, se touchent, galopent, presque dansent ou parfois dansent franchement, se ruent, s’enjambent mais se tendent la main, écoutent Frank Sinatra puis courent encore en silence, puis chantent impeccablement malgré mille contorsions qui devraient leur couper le souffle.

C’est beau, élégant, poignant, athlétique, poétique. Et l’effet est durable : quand on réfléchit à tête reposée, on entend bien combien ça nous a parlé, les jours suivants ça nous parle encore… Ça parle de nous, ça parle de notre intimité cachée dans un grand spectacle, de danger au milieu d’une chorégraphie impeccablement réglée, de légèreté au sein du mouvement (la métaphore si l’on y tient est transparente : la vie est toujours une question d’équilibre). Ça parle encore de liberté contre la fatalité, d’individu face au groupe, de ce qui nous tient ensemble et nous sépare, de nos joies viscérales et aussi de nos séparations, de nos fidélités et de nos amitiés perdues, de la façon dont on se débrouille avec nos deuils les plus privés, et c’est pour ça qu’on en sort tout retourné, purgé, marchant au-dessus du sol, ça parlait de la mort et on l’a pris pour soi.

Ça parle de ce qu’on voudra, de ce qu’on pourra, le sens sur scène n’est pas littéral, et si on n’a pas envie d’aller plus loin que la rétine on aura vu des corps qui bougent et le spectacle aura déjà été extraordinaire.

J’ai ri, j’ai pleuré, je te jure, à grosses larmes, j’en étais le premier surpris et heureux, j’ai jubilé, frémi, tremblé de joie, haleté de suspens et de soulagement… Toute une palette d’émotions que je n’éprouve guère d’habitude dans les salles de spectacle subventionnées, lorsque je regarde poliment une chorégraphie contemporaine rachâchante ex-novatrice-et-néo-académique « à la Gallotta », ou bien une pièce de théâtre qui était moderne il y a 50 ans et qu’au mieux on aura trouvé « intéressante », ces spectacles dont on sort en se disant okay, c’est fait, je pourrai dire que je l’ai vu, mais ce n’est pas avec ça que la Kulture Officielle de Grenoble va s’arranger…

Or, si, elle s’arrange, très nettement. J’ai comme l’impression que Yoann Bourgeois est ce qui pouvait arriver de mieux à la MC2.

Une seule chose m’a agacé ce vendredi 14 octobre 2016 : le texte figurant dans le programme de salle. J’en cite un morceau, pour mémoire.

 « Celui qui tombe se désaltère aux sources d’une vivacité encore inédite, délestée des contours rassurants de la tradition. Nous sommes immergés alors dans une liberté qui grandit de soi-même et malgré nous. (…) Est-ce un rire, tacite ? Quelque question en forme d’atmosphère ? Serait-ce, le croirez-vous, un soin discret de régénération ? Ce présent provoque notre vitalité, et l’infime de se changer à l’infini. »

Un mur.

Une suite incohérente de mots mis bout-à-bout, de phrases, d’images, de citations (j’ai reconnu un peu plus loin un fragment de Nietzsche, « Rien n’est vrai tout est permis », auquel est ajouté comme par dialectique un troisième terme, « qu’est-il possible ? », mais je n’ai pas perçu la pertinence de la rallonge au-delà du clin d’œil aux initiés)… Avant la représentation, j’ai lu deux ou trois fois ce charabia pour passer le temps (j’étais arrivé bien en avance) et je n’y ai rien compris. Puis j’ai reçu le spectacle en pleine tête. Après coup, je l’ai relu, je l’ai mieux compris, mais pas mieux aimé. À quoi sert-il donc, quelle est sa valeur ajoutée, s’il doit être lu seulement une fois rentré chez soi ? Il est censé être une porte d’entrée, mais la porte d’entrée est verrouillée de l’intérieur.

Au risque d’être grandiloquent, j’ai été pris de vertige devant un gouffre, le gouffre qui sépare un spectacle s’adressant directement à tout un chacun, via ses yeux, ses oreilles et ses viscères, et un texte de salle s’adressant à une infime poignée de cerveaux bien peignés et bien complets des clefs et codes afférents. Bon, je sens que je m’embrouille dans mes métaphores, un mur contre lequel on se fracasse devient une porte d’entrée qui se révèle un gouffre, je crois que j’en fais trop et que je cède aux mêmes travers de la prose que je réprouve, bien fait pour moi… Moi aussi je suis bien peigné, on ne se refait pas… Mais le présent blog n’a pas la vocation « communicationnelle » d’un support de salle.

N’empêche, je crois lire dans ce papier bavard, abscons et pédant, cultivé, amphigourique, un condensé de quelques problèmes qui font se craqueler la société française en 2016, l’entre-soi, la perte du langage commun, peut-être même le mépris de classe. Je me demande si, désespérément contreproductif, ce texte ne constitue pas avant tout une barrière de sécurité pour protéger la Kulture et sa Maison du plus grand nombre, du grand public qui, s’il devait jamais, par hasard, tomber sur ces phrases, ne pourrait que se souvenir que la MC2, ha non, ce n’est pas pour lui. Alors même que ce que j’ai vu sur scène était tout le contraire : un grand art extrêmement exigeant, radical, et cependant « populaire », mélange pas forcément contradictoire, comme le cinéma le revendique à l’occasion.

Ce spectacle était pour « pour le grand public », je veux dire pour lui aussi, autant que pour moi, puisqu’a priori il a les mêmes capacités que moi, d’émotion, d’émerveillement, mais aussi d’abstraction.

J’étais, durant le spectacle, assis tout contre une classe de collégiens et leur enseignante. Les élèves étaient agités, excités, peaux-levées, déconneurs, textoteurs : normaux. Mais quand la lumière s’est éteinte, leur brouhaha a fait de même, et ils ont regardé bouche bée vivre les six personnages, leur silence seulement brisé par quelques exclamations sporadiques, « Non mais il va pas bien lui ! » qui traduisaient surtout leur stupéfaction et leur admiration. À la fin du spectacle, ils ont applaudi à tout rompre, pareil que moi. J’étais certain qu’aucun d’eux n’avait lu un traitre mot de la feuille de salle, et je me suis demandé ce qu’ils pourraient faire de cet imprimé par la suite.

Les trois singes de la chanson française

27/03/2016 Aucun commentaire

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Le hasard parfois vous enchante les mains, vous vous croyez rendu à l’orée du miracle, un hasard tiens par exemple celui des concaténations dans les bacs des médiathèques. Il se trouve que cette après-midi-là, je parle de mardi dernier, des bombes viennent d’exploser à Bruxelles, on compte encore les morts, ils disent au moins 31, c’est curieux ce au moins et ensuite un chiffre non-rond, et 200 blessés, au bout d’un moment je baisse la tête, c’est fait c’est fait, je cesse de rafraîchir compulsivement lemonde.fr pour mettre à jour le compteur, je soupire et comme il n’y a pas de sot métier je m’en vais exercer le mien, je m’occupe les doigts et l’esprit à fouiller et trier et ranger des disques compact dans une médiathèque. Sur ces entrefaites je tombe nez à nez et coup sur coup, dans le bac chanson française, sur trois albums d’artistes de variétés, parus dans les années 2010, et dont les pochettes semblent se répondre, comme concertées. Le premier chanteur se cache les yeux, le deuxième se bâillonne la bouche, le dernier se bouche les oreilles.

Sont-ils assez mignons, les trois singes de la chanson française ! Que faire de ma trouvaille ? Tiens, je dispose le triptyque en linéaire sur le présentoir du bac, je me demande si quiconque parmi mes usagers comprendra ce que j’ai voulu dire, moi-même je n’en suis pas bien sûr, alors il m’expliquera. Instantanément, ma machine à associations d’idées se met en branle. Comme j’incline à penser que la chanson populaire exprime, pour le meilleur et pour le pire, l’inconscient collectif d’une nation, je me demande dans quelle mesure ce trio d’handicapés volontaires mis bout à bout ne nous représente pas à merveille. Nous ne voulons pas voir. Nous ne voulons pas dire. Nous ne voulons pas entendre.

Voir, dire et entendre quoi ? Ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce qui va se passer.

Aussitôt ma prompte machine à associations redémarre, et je pense à ça (je vous prie de lire l’article au bout du lien, puis revenez, je vous attends, je ne bouge pas).

Je me souviens de mes études d’histoire, oh il y a longtemps, près de 30 ans, mes études à leur tour ont rejoint l’Histoire. J’étudiais le XXe siècle, ce défilé d’horreurs à grande échelle mais heureusement on nous expliquait pourquoi tout ça était derrière nous, plus jamais ça, nous étions entrés dans une ère de paix et de raison et d’union et de libre-échange. Bien sûr, l’épopée tragique du IIIe Reich formait la pierre angulaire de ces enseignements, le danger absolu mais d’autant plus éloigné à présent que nous étions occupés à le décortiquer dans les amphis. Je voulais comprendre, et pour cela remonter aux sources. Or les sources existaient, il suffisait de les lire. J’ai donc commandé en librairie Mein Kampf.

Je ne risque pas d’oublier le regard que m’a jeté la libraire, comme si un monstre fumant, puant, gluant, à plusieurs bras, tous brandis obliques et portant un brassard svastika, venait d’entrer dans sa boutique en laissant des flaques partout. « Eh Gisèle y’a monsieur là il veut Mein Kampf ! On l’a ou quoi Mein Kampf ? Faut le commander, non, Mein Kampf ? Oui c’est pour ce monsieur avec les lunettes. » J’ai surmonté l’opprobre, j’ai acquis le livre maudit, j’en ai commencé la lecture, je ne l’ai jamais terminée, c’était gros, répétitif, un peu écoeurant, mais certes extrêmement instructif. Tout y était : l’idéologie, les mythes politiques, la liste des ennemis, les buts de guerre, la stratégie planifiée pour enflammer le monde et rafler la mise. On ne peut pas dire que le IIIe Reich tombait du ciel, son histoire était programmée dès 1924, et détaillée par avance dans Mein Kampf. Best-seller en Allemagne mais aussi en France dix ans plus tard, 1934, date de la première traduction française. Hitler était considéré comme un écrivain, à l’époque, et son livre jugé fort bien écrit et très élégamment traduit ! (Ce qui n’est plus le cas : je relève que l’équipe éditoriale qui publie en 2021, chez Fayard, la version critique de Mein Kampf intitulée Historiciser le mal considère, quant à elle, que la traduction de 1934 faisait preuve de parti-pris anti-allemands et antisémites – deux raisons de plaire au lectorat français, sans doute.)

Je crains que ce soit un peu la même chose avec ce nouveau livre maudit, Gestion de la barbarie. Le même souci du détail opérationnel, le cheminement rationnel de l’idéologie jusqu’au plan de campagne. Il n’y a qu’à lire pour tâcher de comprendre que les jeunes assassins kamikazes ne sont pas seulement des décervelés en rupture sociale, paumés délinquants petites frappes, mais aussi les rouages d’une vaste entreprise dont l’esprit et le dogme sont connaissables en librairie. On ne pourra pas dire « On ne savait pas » comme feraient trois singes.

Je sens une différence, toutefois : celui qui commande Mein Kampf en librairie subit toujours un soupçon, mais un seul, le même, tiens voilà un néo-faf qui achète son bréviaire, un nostalgique du pas de l’oie, pauvre type. Sur celui qui commande Gestion de la barbarie en revanche, peuvent peser non pas un, mais deux soupçons, deux réprobations contraires : tiens voilà un jihadiste bleubite qui s’achète son mode d’emploi pour bien se faire exploser selon les préceptes du Prophète / tiens voilà un complotiste parano qui joue à se fait peur, ou un facho type Riposte laïque ou Bloc identitaire qui se paye son shoot d’islamophobie (remarquons que feu le préfacier de l’édition française de Gestion de la barbarie était un habitué des micros de Radio Courtoisie), voire un crypto-néo-colonialiste à la Kamel Daoud qui cultive ses clichés anti-arabes… 

L’époque est plus compliquée que jamais. On passe pour un salaud si l’on cherche à comprendre, et Valls a bien tenu son rôle de Premier ministre en donnant le ton des débats : expliquer c’est excuser, qu’il a dit ce con, aphorisme en phase avec l’époque. Toute démarche intellectuelle ne serait qu’une abjecte complicité, cessez de réfléchir citoyens vous êtes déjà suspects !

Tout le savoir du monde est à portée de clic, mais il vaudrait mieux ne pas voir pas dire pas entendre ? Du coup, j’ai commandé Gestion de la barbarie sur internet. Personne ne me regardait. C’était il y a plus d’un mois, déjà. Je ne l’ai toujours pas reçu. Je ne sais pas ce qui se passe.

Ennemi du livre

25/02/2015 un commentaire

sfar gaz

Sur de nombreux sujets, je ne sais plus quoi penser. Exemple : le rétablissement du service militaire obligatoire. Longtemps j’ai été contre, catégorique avec ça, résolu, farouche, vomissant tout kaki les meilleurs arguments, estimant avoir payé d’une année de ma vie (grenadier voltigeur Vigne, classe 12/91, 46e régiment d’infanterie de ligne) le droit d’exprimer un avis autorisé sur ces conneries d’un autre âge.

Mais d’un autre côté, et surtout depuis le 7 janvier, je ne suis pas insensible à certains contre-arguments : ce service national serait souvent, de fait, la seule occasion de brassage entre jeunes hommes (et quelques femmes ?) français, le moyen de faire se croiser des citoyens de divers milieux, quartiers, communautés, classes sociales… le temps de leur faire éprouver (entre autres corvées de chiottes et rituels débilitants) ce qu’ils ont en commun : cette citoyenneté française, justement.

Bref je suis indécis. C’est Siné qui a éclairé ma lanterne dans sa dernière chronique. Merci Siné ! Je sais désormais ce que j’en pense : la même chose que lui.

Je me félicite chaque mercredi de l’existence de Siné. Je suis Siné, pourrais-je dire si toutes les revendications identitaires ne me révulsaient pas à court ou long terme. J’aime son canard, j’aime ses livres, j’aime son blog. Il y est partout le même depuis 50 ans, pourtant un livre n’est pas un blog. On ne fait pas un livre avec des articles de blog ; on ne fait pas un blog avec les pages d’un livre. (Je ferais mieux d’écrire ces ces phrases avec « je » plutôt que « on »… Chacun fait ce qu’il veut, bien sûr… Je dois cesser d’être catégorique, je ne sais plus quoi penser sur tant de sujets.)

Tiens, prends Joann Sfar. Je ne suis pas un inconditionnel des livres de Sfar. Vite faits, ni à faire, à peine pensés sitôt dessinés, mille idées en vrac lui passent par la tête, aussitôt à la pointe du crayon, et quand on arrive au bout c’est tout ? ah, bon, au suivant… je m’y ennuie parfois. En revanche, j’adore son blog (qui a souvent changé de forme et d’adresse, il s’appelle aujourd’hui Si Dieu existe et il est hébergé par le Huffington Post), vite fait, à peine pensé sitôt dessiné, mille idées en vrac lui traversent la tête, aussitôt à la pointe du crayon, et une fois au bout c’est tout ? eh, oui, au suivant, bravo… je ne m’y ennuie jamais.

Comme tout le monde, Sfar a sensiblement changé de ton depuis janvier. Ses mots et crobards sont plus graves, mais toujours nourrissants. Par exemple, Sfar est celui qui a trouvé les mots justes (ici) à employer en guise d’auto-défense intellectuelle pour rétorquer à tous les dieudonnistes qui nous engluent avec l’argument Deux poids deux mesures, soit ignorants soit manipulateurs mais toujours crypto-complotistes, qui justifient un racisme par un autre (nous voilà bien avancés), « tout le monde défend la liberté d’expression raciste de Charlie alors que la justice tombe sur le râble du pauvre Dieudonné »…

Et merci Sfar pour un autre point de philologie : que signifie Boko Haram, qui donne son nom à une puissante secte de barbares ? Les traductions consensuelles donnent « l’éducation occidentale (Boko) est impure (Haram) », parce que ces pieux individus dénoncent l’American Way of Life qui impose le string aux jeunes filles et des mensonges scientifiques aux écoliers (sur ce sujet lisez ceci je vous prie, c’est effarant), ils récusent la mondialisation de ce modèle tel qu’on le conçoit depuis un siècle ; disons, depuis Ford, Disney et les accords Sykes-Picot, jusqu’à Macron, Davos et l’axe du mal de George W. Bush.

Mais Sfar propose pour l’expression Boko Haram une autre traduction, tout à la fois plus vague et plus ciblée : « le livre est mauvais ». Au moins, les positions sont claires. Le livre, la culture, la connaissance, l’enseignement, tout cela condamnable. Nous tous, qui vivons par et pour et avec le livre, avons été désignés comme ennemis. (Daesh, cousin de Boko Haram, brûle des livres comme il tue des gens.)

Une anecdote remonte. Je me souviens, il y a plus de 15 ans, je commençais à travailler en bibliothèque dans un « quartier », un de ceux où le mercredi après-midi l’école coranique prenait le relai de la République, on ne peut pas dire qu’on a rien vu venir, c’est bien le pire, on voit venir depuis 15 ans… Or systématiquement dans ma bibliothèque, le Saint Coran disparaissait. On l’achetait, on le couvrait, on le mettait en rayon… Quelques jours plus tard il était à nouveau introuvable, subtilisé. On a fini par apprendre que c’était les barbus du coin qui trouvaient intolérable que cet objet sacré figure dans un lieu haram, ils nous le confisquaient. La haine du livre, c’est cela aussi : le sacraliser pour ne jamais l’ouvrir, jamais le lire. Le Coran est un objet magique, pas un texte à lire. Lire, c’est haram.

Et sans fin tourne dans ma tête ce poème d’Hugo, C’est ton bien ton trésor ta dot ton héritage

Survie en milieu hostile

01/11/2014 un commentaire

Les Combattants

Je jette un oeil sur la une du quotidien régional. Je soupire préventivement, on a quoi aujourd’hui comme mauvaise nouvelle, comme méchante humeur ? Les Français n’aiment pas le changement d’heure. Allons, bon, qu’est-ce qu’il leur prend encore aux Français. Moi je l’adore, le changement d’heure, je le trouve stimulant, j’ai expliqué pourquoi autrefois, à une époque qui me semblait plus légère. Eh bien les Français, eux, ils n’aiment pas ça. Mais ils n’aiment pas grand chose, en ce moment.

Ils n’aiment pas les Français, déjà. Ni du reste les étrangers. Ils n’aiment ni ce qu’ils ont, ni ce qu’ils n’ont pas. Ni l’état des choses ni les changements. Ni les riches ni les pauvres (sans doute parce que les riches n’ont jamais été si riches, ni les pauvres plus pauvres). Ni la pollution ni l’écotaxe. Ni les impôts ni le parlementarisme (parce que les parlementaires négligent de payer leurs impôts). Ni les artistes qui érigent pour rire des joujoux sexuels gonflables dans les rues, ni les artistes en général et intermittents. Ni les sondages qui leur demandent leur avis ni l’automne. Avec tout ce que les Français n’aiment pas, la PQR peux tenir sa une 365 jours par an.

Je n’ai pas trop le moral. Je vois arriver gros comme une maison le prochain coup d’état fasciste. Je me crois en cela plutôt rationnel : le fascisme nationaliste et/ou religieux, celui des intégristes musulmans ou celui des catho-tradi-tue-l’amour, celui des bonnets rouges ou celui des chemises bleu marine, celui des obscurantistes ou celui des cultivés, celui des complotistes internet ou celui des racistes décomplexés, celui de tous ceux qui ont quelque chose à perdre, celui de ceux qui n’ont plus rien à perdre… le fascisme s’affirme comme le seul projet politique capable de mobiliser la rue (et les médias, et Internet, et accessoirement les librairies – pour ce qu’il en reste). Je n’en mène pas large.

Je m’efforce de ne pas trop le dire, parce qu’à force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver, et puis aussi parce que quand je vaticine, mes proches ont tendance à me coller des beignes pour me faire reprendre mes esprits… Mais tout de même je l’avoue à voix basse à mon blog, presque comme une faute : je n’ai pas trop le moral. Je prends au sérieux le risque de la fin de la démocratie en 2015, sensiblement plus que je ne redoutais la fin du monde le 21 décembre 2012.

Alors ma fille m’engueule. Elle me dit « Tu te fais du mal tout seul en épluchant systématiquement tous les commentaires laissés sur les sites d’information, pas étonnant que tu déprimes au bout de la souris, tu confonds les trolls avec la population française… » Elle a sûrement raison. Elle est fine, ma fille. Je préférerais confondre cette fille avec la population française.

Reste que l’avant-goût de cataclysme est le parfum de l’époque. Il faudrait faire quelque chose de ce climat, de peur que ce climat fasse quelque chose de nous. Et qu’en faire, au juste ? Un roman, peut-être.

Ou un film. Thomas Cailley en a fait son premier film, qui s’appelle Les Combattants.

Film très impressionnant. Terrifiant, parce que fort juste sur ce que sont la violence et l’angoisse en 2014, avec peur de la fin du monde, dernier retranchement de l’individualisme dans les convulsions de l’agonie du monde, et jeunesse mutante, pétrie de cynisme et de système D. Des dialogues parfaits, une écriture très fine et qui pourtant semble spontanée, du grand art. Il faut attendre longtemps ? Non, il faut seulement attendre. J’adore ce bref échange, même arraché à son contexte. Mais si l’on ajoute ce que dit le contexte...

L’envoûtant et répugnant personnage de Madeleine, joué par Adèle Haenel, est le coeur du film. Elle incarne très exactement le parfum de fin du monde dont je causais trois paragraphes plus haut, un air du temps sublimé par le romanesque. Jeune fille et monstre, elle est idéalement adaptée à son milieu (hostile). Puisqu’elle a fait des études d’économie prospective, elle a intégré qu’en ce monde c’est chacun pour sa peau. Elle anticipe que l’apocalypse imminente se doublera d’une lutte de tous contre tous, et que dans le chaos seuls les plus durs survivront. Alors, méthodiquement, elle s’endurcit. Elle se lance dans un stage de préparation militaire. Mais se rend compte qu’elle n’y est pas à sa place. L’Armée est une institution d’un autre temps, une discipline d’arrière-garde, une bêtise périmée : Madeleine y teste la vie à la dure, okay, mais les notions qu’on essaie de lui inculquer, l’obéissance à la hiérarchie, le devoir, la solidarité, le sacrifice, ne signifient rien pour elle. Aussi désuet qu’une uniforme à pompon. Elle quittera son régiment une fois qu’elle y aura puisé les seuls enseignements techniques (mot qu’elle emploie beaucoup) dont elle a besoin.

Le film raconte quelque chose d’important, et d’inédit : l’irruption dans la fiction de cette sorte de personnage signale que cette sorte de personne est possible dans le monde réel. Je crois bien que j’en connais. Et, en plus de ce pavé dans la mare, le film réussit à être drôle, haletant, bourré de péripéties, et même, puisque c’est aussi une histoire d’amour, curieusement charnel (sensualité extraordinaire de la scène du maquillage aux couleurs camouflage, variation martiale du Blason ou du Cantique des cantiques).

Seuls points faibles d’un film, à ceci près, magistral : son titre vague et passe-partout (quel dommage pour vous, si vous passâtes à côté par faute d’un intitulé peu exigeant), et sa BO, tartine techno-french-touch sûrement « originale » mais qu’on a l’impression d’avoir déjà trouvé ringarde il y a 20 ans – même les musiques de Carpenter dans les années 80 étaient plus « modernes ». (Même grief contre Bande de filles de Céline Sciama, autre film passionnant, nécessaire et neuf, avec une musique pénible. Une tendance, apparemment.)

Vivent les vivants !

02/08/2014 2 commentaires

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C’est quoi, le contraire de « nécrologie » ? Logiquement ce serait « biologie », mais bon, la logique…

Je constate avec un léger embarras que, lorsque je rédige ici le panégyrique d’une personne, c’est souvent à l’occasion de sa nécrologie. Comme si les morts seuls méritaient enthousiasme et gratitude. Or il nous faut dire du bien des vivants, parce qu’eux aussi parfois sont des braves types. Les sains exercices d’admiration, comme les appelait Cioran, devraient porter d’abord sur les êtres qui marchent encore sur la terre, ne serait-ce que pour mêler à l’éloge l’espoir de les croiser de nouveau.

J’ai eu le privilège de passer une semaine dans la compagnie d’un homme exceptionnel. Michel Hindenoch est conteur. Une mine d’or sous des dehors pépères. Moitié grand sachem et moitié Charlemagne, moitié Minotaure et moitié renard, moitié Don Quichotte et moitié Popeye, moitié sage et moitié lutin. Déjà huit moitiés, je sais, pourtant il en manque pour faire le tour du sujet, l’homme est habité.

Excellent conteur, Michel est aussi excellent pédagogue : l’art et la manière – or c’est comme chez les musiciens, l’un n’implique pas automatiquement l’autre. Face à ses apprentis, il se montre à la fois très bienveillant et très exigeant, attitude idéale pour autoriser le progrès du novice. On raconte devant lui, on est intimidé mais on surmonte, on se lance. Quand l’histoire est achevée, Michel ferme les yeux, se tripote la barbe, se masse le visage comme pour des ablutions rituelles, puis finit par rendre son verdict : « Oui. C’est bien. Ça marche, ça fonctionne, ça roule. Mais !… Tu peux gagner ici. Et puis aussi ici, ici, ici. Et un peu là.  » Ah, okay. Je vois. Merci.

C’est parce que j’essaye de conter que je suis allé quérir son enseignement. J’aime les contes depuis fort longtemps. J’en glisse dans mes textes ici et là, j’en ai enchâssé dans certaines nouvelles, mais cela restait de la littérature déguisée en parole orale, pas encore la véritable énergie du conte. Certes c’est avant tout la littérature que j’aime, naturellement, tissé de livres je suis von Kopf bis Fuss. Mais certains jours la littérature me bassine, notamment à cause de l’ego des écrivains (du mien en premier lieu, sans aucun doute : oh comme mon ego m’emmerde)… Or ces jours-là, les contes, les mythes, les grands récits imaginaires, épiques, comiques, onirique, religieux, etc., anonymes ou collectifs, immémoriaux, m’apparaissent recéler la profondeur et les richesses et toutes les vertus de la littérature, sans en avoir la pesanteur ni la vanité.

L’un des enseignements de Michel : « Ce qui peut interférer dans le relation entre l’histoire et le public, c’est la relation entre le conteur et le public » . L’histoire doit primer, nous sommes à Son service. De là découlent des conseils tels que celui-ci, radicalement contraire à la doxa ou aux réflexes des débutants : éviter de regarder le public dans les yeux. Très important, le regard du conteur, puisque de sa parole doit naître une vision. Ce qu’il ne doit jamais perdre des yeux, de son regard non-prédateur (contrairement à notre vision réflexe, aiguisée par les relations sociales ordinaires), c’est l’histoire, pas l’audience. Michel quant à lui aime raconter comme il aime chanter : les yeux fermés. Après tout Homère était aveugle, disent certains. Certains autres disent même qu’il n’existait pas, ce qui est une façon de résoudre la question de l’ego. On peut néanmoins lire Homère, et on peut lire Michel Hindenoch.

J’aimerais maîtriser l’art de donner une histoire en public sans un texte-béquille préalablement écrit entre les mains, ni su par cœur, et je m’y essaye avec humilité, comme (exemple pris totalement au hasard) un tromboniste qui tenterait d’apprendre à jouer de la contrebasse : je constate que les deux disciplines sont radicalement différentes, rien à voir ; mais certaines choses nouvelles rappellent certaines choses anciennes, d’autres voies pour des mêmes voix.

Le conte, c’est de de la matière vivante. Offerte par un vivant aux vivants, et CQFD.

Hugo, enculé

19/06/2014 6 commentaires

LA-CITE-ROSE

Comme le football m’indiffère absolument (je ne le déteste même pas), je retiens deux informations dans l’actualité du jour.

1) Un jeune Rom de 17 ans a été lynché et retrouvé en pulpe dans un Caddie, dans « la cité des Poètes », un quartier de Pierrefitte-sur Seine (93).

Quartier également connu sous le nom de Cité rose et décor d’un film portant ce titre, et dont l’affiche montrant des enfants dans un Caddie prend aujourd’hui des connotations sinistres. Les images m’en sont bizarrement familières (j’ai habité autrefois à Saint-Martin-d’Hères un quartier dessiné par le même architecte, Jean Renaudie). La Cité des Poètes est le cadre occasionnel, non de joutes de poésie, mais de violences, de trafics, de la misère qui gagne, d’agressions de pauvres par d’autres pauvres. À nouveau la presse déborde d’articles sur les violences dans les cités.

2) À l’épreuve de français du baccalauréat est tombé hier un poème extrait des Contemplations de Victor Hugo, « Crépuscule ». Dans les heures qui ont suivi, Hugo s’est retrouvé couvert d’un tombereau d’ordures numériques. Les lycéens se sont défoulés dès la sortie de la salle d’examen en l’insultant copieusement post-mortem sur Twitter.

Florilège :

Crépuscule de merde, Victor Hugo, tu fais chié à écrire des poèmes comme sa ! avec ta nature, ta vie et ta mort à deux balles !

Victor Hugo a cause de toi j’ai foirer mon bac la prochaine fois t’eviteras de faire discuter un brin d’herbe et une tombe cimer

Victor Hugo tu pu vraiment enfoiré , avec ton crépuscule du cul là !

Torches toi avec ton brin d’herbe fdp de Victor Hugo

J’avoue Victor Hugo il est pas tout seul dans sa tête. Genre le mec il compare l’amour a un tombeau

Faus areter les Gars Victor Hugo c un gro tarba, il étai just fashion avant. Mnt ta gueeule FDP

C’est vrai, il n’est pas clair du tout ce Victor Hugo. En plus, il est complètement dépassé.

Victor hugo c un batard il peut pas parler normalement cmme les autre que i parle en message codé

Je l’aimais déjà pas lui, alors maintenant je le déteste

Wallah il est fou il parle d’amour de mort et de nature en mm temp fou lui

Nike ta mère Victor Hugo et Nike la mère à tes de potes aussi pd

Victor Hugo si j’te croise dans la rue t’es mort

Mon rêve est de cracher sur la moustache a V.Hugo

Ce soir je brûle un victor Hugo sur la place de la mairie j’ai plus rien a perdre

Victor Hugo enfoiré avec ton brun d’herbe ! Au lieu de nous le donner en sujet t’aurais pu le fumer merde

Victor Hugo ta vie ta mort et ton amour tu te le fou ou je pense tu m’as gonflé pendant 4 heures

Je te maudis victor hugo, toi ta famille ta fille, Leopoldine cette grosse pute CREVEZ

Victor Hugo vient de devenir en une journée moins populaire que François Hollande.

Je récapitule les deux informations. Les gros titres. D’un côté, Les Poètes : portrait d’une cité à la dérive ; de l’autre, Victor Hugo menacé de mort sur Twitter. Je connecte les deux. Je comprends. Crèvent les poètes ET ceux qui les habitent. C’est facile, finalement, décrypter l’actualité. On devrait l’enseigner au lycée.

Bon, cessez-le feu. Calmez-vous, les jeunes. Si Les Contemplations vous sont hermétiques, lisez plutôt Les Misèrables (tome III livre 6 chapitre IV):

Marius pensait en ce moment-là que le Manuel du Baccalauréat était un livre stupide et qu’il fallait qu’il eût été rédigé par de rares crétins pour qu’on y analysât comme chef-d’œuvre de l’esprit humain trois tragédies de Racine et seulement une comédie de Molière. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. Tout en approchant du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeux se fixaient sur la jeune fille. Il lui semblait qu’elle emplissait toute l’extrémité de l’allée d’une vague lueur bleue.

Ou ceci. Ou cela.

[Bonus : Rimbaud, Baudelaire, Hugo, alias Filochard, Ribouldingue et Croquignol, enfresqués sur les murs de la cité des Pierreuses, Chanteloup-Les-Vignes (78). ‘L’immeuble comportant le portrait de Victor Hugo a été détruit en 2005 lors d’une phase de l’opération de rénovation urbaine.‘]