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Dans ce millénaire

05/04/2022 Aucun commentaire

Hier, « éclats de lecture » dans une maison des habitants à Grenoble, atelier participatif « création de chansons » avec Marie Mazille. Thème imposé, politiquement correct et cependant nécessaire : Grenoble capitale verte, l’environnement, l’écologie…

En une heure et quelque a surgi, sur le tableau, autour des langues et dans l’accordéon, la chanson ci-dessous, très enlevée, très anxiogène (je crois que c’est râpé en tant qu’hymne officiel de Grenoble Capitale Verte…), sur une seule rime : -ert (comme vert).
Pas tous les jours que je rends public un simple travail d’atelier… Une fois n’est pas coutume, je trouve cette chanson-ci particulièrement bien troussée. Et encore, vous n’entendez pas la musique.

Dans ce millénaire
Montée de l’Isère
Grenoble sur Mer
Station balnéaire
Tout va de travers
C’est pas c’qu’on espère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
La terre en jachère
Grenoble désert
Kif-kif Le Caire
Qui sera le maire ?
Sera-t-il berbère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Tout va de travers
Grenoble à l’envers
Par manque de flair
Vivrons-nous sous verre ?
Ou sous terre ? Ou sous serre ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Canicule en hiver
L’été en chaudière
Grenoble se terre
Brûle dans sa chair
Vers quel cimetière
Mystère, mystère, mystère

Dans ce millénaire
Toujours accélère
Tout droit dans l’ornière
Aucune barrière
Changer ou se taire
Retiens tes sphincters
Mystère, mystère, mystère

Dans ce millénaire
La vie est précaire
L’énergie solaire
Ou le nucléaire ?
Quelle poudrière
Pour la der des ders ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Faudra-t-il s’y faire
Ou croiser le fer ?
Grenoble est en guerre
Qu’en dis-tu, mon frère ?
Est-ce que j’exagère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Ça chauffe, c’est l’enfer
Laisse Grenoble derrière
Faut-il quitter la terre
Direction Jupiter
Au fond de l’univers ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
On perd nos repères
Champs de primevères
De l’eau dans nos verres
Dans nos poumons de l’air
C’était le monde d’hier
Ça m’atterre, sans ma terre, ça m’atterre…

Dans la nouvelle ère
Changer d’atmosphère
De la rue Ampère
Jusqu’au Taillefer
Tout repeindre en vert
Enfin tout s’éclaire
C’est clair ! C’est clair ! C’est clair !

Rachmaninov ? It is unfair ! (Cancel la Cancel, 5/5)

21/03/2022 Aucun commentaire

Je conclus en musique le feuilleton du Fond du Tiroir consacré à la cancel culture, débuté l’an dernier en musique. Épisodes précédents :
1 : Que faire du baroque ?
2 : Le zèle des mythos
3 : C’est une blague ou quoi ?
4 : Céline n’avait pas menti

Le vendredi 18 mars 2022, OSE, l’orchestre symphonique dirigé par Christine Antoine, au sein duquel j’officie à la fois en tant que trombone basse et chauffeur de salle, a donné un spectacle dont le clou était l’interprétation du 2e concerto pour piano de Rachmaninov, avec la jeune et prodigieuse Laure Cholé au piano.

Le speech que j’ai prononcé en amont :

Vous allez entendre à présent le deuxième, sans doute le plus connu, des quatre concertos pour piano écrits par Sergueï Rachmaninov. C’est pour nous une grande chance de jouer cette pièce, très difficile pour nous, de même c’est une chance pour la soliste, la pianiste Laure Cholé, de jouer avec nous cette pièce très difficile pour elle aussi – surtout pour elle, d’ailleurs – au seuil de sa carrière qu’on lui promet brillante. Elle est très jeune certes, quoique pas beaucoup moins que Rachmaninov qui n’avait que 27 ans au moment de la création du concerto. Mais attention : je viens de mentionner deux fois que c’était une œuvre difficile… Mesdames et messieurs, il vaut mieux ne pas s’étendre sur la grande difficulté technique de cette musique, car si elle n’était pas aussi belle, sa difficulté n’aurait aucune importance. 
Qu’est-ce qu’un concerto ? C’est, littéralement, une concertation, un dialogue. Vous allez assister à un dialogue entre deux interlocuteurs, un instrument soliste, ici le piano, et l’orchestre. Que raconte ce dialogue ?
Le concerto a été créé en 1901 et depuis 120 ans, son succès ne s’est jamais démenti. On l’a entendu sur tous les continents, on a vibré, on s’est extasié, on l’a cité (“Rachmaninov ? It is unfair !”), on l’a décortiqué et analysé de bien des façons, et pour ma part, je vous propose la grille d’interprétation suivante : il s’agit d’une œuvre profondément autobiographique. 
Comment comprendre une musique sans paroles comme autobiographique ? Eh bien, simplement en se souvenant que Rachmaninov était un romantique, peut-être le dernier des romantiques égaré dans une époque où le romantisme n’était plus guère à la mode. L’un de ses modèles revendiqués était Berlioz, et comme son précurseur, il n’hésite pas à emplir sa musique de ses propres drames, ses passions, ses angoisses et ses enthousiasmes. On peut écouter ce concerto comme un documentaire sur la psyché de Rachmaninov, d’autant qu’il l’a composé au sortir d’une longue dépression. La musique raconte sa résilience, si l’on veut employer ce mot du XXIe siècle qui est ici un grossier anachronisme, tant pis.
Un autre élément clef autorise, à mon sens, la piste autobiographique : lors de sa création en 1901, qui joue du piano ? Rachmaninov lui-même, bien sûr. Écoutez bien : le piano parle, l’orchestre répond. Le dialogue entre le piano et l’orchestre est en réalité un dialogue que l’individu R. engage avec son art, avec la musique. Voire avec le monde.
Rachmaninov était un pianiste prodigieux, un des meilleurs de son époque, avec une mémoire sans égale, et une exubérance qui tranchait par rapport à son tempérament plutôt réservé et introverti lorsqu’il se tenait loin du clavier. Il était connu pour jouer de façon très véhémente, il lui arrivait de casser des cordes de son piano en concert (il est en cela le prototype des rock stars qui ont fait de même avec leurs guitares). Espérons qu’aucune corde ne casse ce soir. Il avait aussi des mains gigantesques, il pouvait d’une seule main jouer un accord de treizième, je laisse les musiciens dans la salle (et sur la scène) rêver à cet intervalle : sur un clavier, du do au la de l’octave suivante – mais, de nouveau, quelle importance aurait la difficulté technique de jouer une treizième en une seule main, si ce n’était pour atteindre à la beauté d’un accord de treizième ?
Je vais vous laisse maintenant savourer ce moment exceptionnel, ce concerto composé de trois mouvements : Moderato ; Adagio sostenuto ; et Allegro scherzando, en vous rappelant de ne pas applaudir entre les mouvements. Nous voici, vous et nous, embarqués pour environ 35 minutes de musique sublime.

Puis, le speech en aval :

Après cet exceptionnel concert russe, nous vous proposons pour le rappel d’effectuer un pas de côté, qui n’est pas mentionné dans votre programme. Pardonnez-moi, il me faut pour une fois parler ici avec une certaine gravité. Car nous avons beau nous consacrer aux beautés de la musique, nous vivons dans le même monde que tous, et ce monde est heurté. Les échos de la guerre nous parviennent. La guerre qui a lieu en ce moment en Ukraine a d’innombrables conséquences, y compris dans le milieu de la musique. Un peu partout dans le monde, les musiques russes et les musiciens russes sont boycottés, en sanction d’événements qui les dépassent. Le cas du chef d’orchestre Valery Gerguiev, évincé des salles de concerts, est le plus connu, mais les exemples ne manquent pas. On peut citer celui du jeune pianiste russe de 21 ans, Alexandre Malofeev, qui justement joue Rachmaninov avec virtuosité, et dont les concerts en Europe ou en Amérique sont tous suspendus. Or, il s’était exprimé dès le début du conflit, conscient que ses propos pouvaient mettre en danger sa famille restée à Moscou. Il a déclaré : « La vérité est que chaque Russe se sentira coupable pendant des décennies à cause de la décision terrible et sanglante qu’aucun de nous ne pouvait influencer et prédire. » 
Et quant à nous, petit orchestre symphonique d’Eybens, même à notre échelle nous devons répondre à des questions du type : « Êtes-vous certains de la pertinence d’interpréter de la musique russe en ce moment ? N’y a-t-il pas une faute de goût ou au moins un problème de timing ?” Que répondre à cela sinon notre espoir que donner accès à la beauté contribue à la paix plus efficacement que canceler, reléguer au purgatoire Rachmaninov, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski, Moussorgski, Borodine, Chostakovitch, ou Prokofiev ? (Prokofiev qui du reste n’était pas russe mais ukrainien…) Et aussi répondre par notre foi que la musique, comme Jean-Luc Godard l’avait dit à propos du cinéma, est “plutôt un pays en plus« . Comment ne pas évoquer pour conclure, l’amitié indéfectible et l’admiration mutuelle entre Rachmaninov le compositeur russe né à Novgorod et Vladimir Horowitz le chef d’orchestre ukrainien né à Kiev ?
En guise de bis, pour clôturer notre programme russe, nous allons vous interpréter l’hymne national ukrainien. Il s’intitule Chtche ne vmerla Ukraïny, ce qui signifie : “L’Ukraine n’est pas encore morte” . 

Rêve d’immortalité

16/02/2022 Aucun commentaire

Le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, tandis que le communisme c’est le contraire.

Je repense à cette vieille blague qui avait cours dans le bloc de l’Est durant la Guerre Froide. Excellente, elle pointait en quelques mots, avec une remarquable économie de moyens, le point commun implicite entre les deux mondes, les deux systèmes, les deux idéologies, liquidant leurs divergences tout compte fait superficielles et surtout utiles à exacerber leur compétition. Le point commun, c’était l’exploitation. Autrement dit le pouvoir, la domination, le productivisme et avant tout le matérialisme. La course poursuite engagée de 1945 à 1991 entre les USA et l’URSS avait pour terrain l’exploitation de la matière : qui aurait le plus d’usines, d’ouvriers, de soldats (1), de champs de blé, de bombes atomiques et de fusées pour la lune, qui assujettirait le plus grand empire, raflerait la mise. L’histoire est achevée, et le vainqueur connu.

Autant de matérialisme, autant d’obsession de la matière des deux côtés du rideau de fer, ne pouvait qu’engendrer une angoisse et une crise spirituelles. Et une réponse similaire : une nouvelle manière, scientifique, de promettre l’immortalité de l’âme.

C’est ainsi que je comprends le passionnant livre Lénine a marché sur la lune que Michel Eltchaninoff consacre à l’histoire d’une curiosité philosophique et religieuse russe, le cosmisme.

Le cosmisme, plongeant ses racines dans les traditions occultistes et ésotériques russes ainsi que dans le christianisme orthodoxe (il est préfiguré dès le XIXe siècle par un ami excentrique de Dostoïevski, Nicolas Fedorov), a été curieusement mâtiné au XXe siècle de foi marxiste en la toute puissance scientifique et technique, et à ce titre largement exploité et vulgarisé à la fin de l’ère soviétique ; enfin, au XXIe siècle, il est mis à jour et à profit par Poutine et les poutiniens, à grand renfort de nationalisme pro-russe – car de toute éternité les Russes ont tout inventé (cf. une autre fascinante folie russe non exempte de liens avec le cosmisme : le récentisme).

Ressusciter les morts, prolonger la vie éternellement, augmenter et perfectionner les corps périssables afin de nier les atteintes du temps, libérer le potentiel psychique infini, créer la vie artificielle, manipuler les phénomènes naturels tel le climat, révolutionner les transports et les communications, transformer le monde et carrément sauver l’humanité, disposer d’un réseau sur terre réservé à l’élite consciente puis partir à la conquête des étoiles, coloniser l’Univers, en somme devenir Dieu à la place de Dieu… Ce programme qui semble si californien est en réalité né russe. La charnière entre les deux versants est peut-être identifiable historiquement : Sergeï Brin, mathématicien né en URSS en 1973, immigré aux USA enfant, est le cofondateur de Google.

Axe Est-Ouest des allumés ! Dans la Silicon Valley des transhumanistes milliardaires et cinglés, Elon Musk et consorts, autant que dans la Moscou des parvenus cosmistes ultra-nationalistes et messianistes, domine une même obsession, soi-disant spirituelle mais fondamentalement matérialiste : l’immortalité. Si bien que l’archaïque blague de la Guerre froide convoquée ci-dessus en préambule mériterait son aggiornamento : le libéralisme américain promet qu’il y a une vie après la mort, tandis que le poutinisme russe promet qu’après la mort il y a une vie.

On prétend, depuis le concile de Latran IV en 1215, que l’âge de raison est 7 ans. Car c’est à cet âge que l’homo sapiens prend conscience de sa mortalité, naissance en chaque individu de la mélancolie et de la philosophie. Entre nous, je crains que passé cet âge, tout fantasme d’immortalité, qu’il soit vintage judéo-christiano-musulman, ou bien moderne pseudo-scientifique, libertarien et cosmiste, ne soit qu’un pur symptôme d’immaturité et d’infantilisme, une réponse paniquée au matérialisme, un déni du renoncement programmé à notre propre matière (Quoi ? Je ne suis que matière moi aussi ? Non ! Non !), un refuge dans la chimère et l’arrière-monde.

Quant à moi, je me fais une raison depuis l’âge de 7 ans : je mourrai, ce n’est ni bien ni mal, c’est ainsi, ça n’est triste que pour la poignée de personnes qui tiennent à moi, dont j’ai la faiblesse, parfois, de faire partie, et à qui je présente mes excuses par avance. Je me console avec l’art, qui, cela tombe bien, a un peu été inventé pour cet usage, pour la fraternité devant la mort. Je me console en regardant César de Pagnol. Je me console en lisant Gotlib : Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ? , et je me console en écoutant Bashung : Mortels, mortels, nous sommes immortels/Je ne t’ai jamais dit/Mais nous sommes immortels


(1) –  » Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
c’est-à-dire non pas d’ouvriers mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possibles faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force,
la surexcellence des produits américains,
et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier ait de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activités nouvelles soient créés,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués, de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle fera merveille pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèse à satiété,
dans des vapeurs,
dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés, de là ce sperme
auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés,
et parmi ces ennemis la Russie de Staline
qui ne manque pas non plus de bras armés
. »

Antonin Artaud, Pour en finir avec le Jugement de Dieu, 1947. Insurpassable.

Une ruine pathétique (Dossier M, zéro)

06/01/2022 Aucun commentaire

En ce moment je lis Grégoire Bouillier. C’est très bon, Grégoire Bouillier. Son monumental Dossier M, que je n’ai fait qu’aborder du bout des yeux tellement il m’impressionne, je tourne autour, je relis la première page, le premier niveau, la première partie du premier livre… Bref je renâcle, sachant que la somme me tiendra plusieurs mois ; ainsi que, à l’opposé mais dans la continuité, son ultrabref Charlot déprime (anagramme de L’Arc de Triomphe) que j’ai avalé d’une traite, conscient déjà que tout ce que Bouillier écrira et publiera désormais pourra être considéré comme une annexe à son grand-œuvre lui-même regorgeant de digressions, une pièce supplémentaire ajoutée au Dossier.

Ainsi, ce Charlot déprime est un reportage d’immersion dans les manifs de Gilets Jaunes en 2018, ex-texte d’actualité déjà devenu une source historique, écrit sur le vif, énergique et cependant très réflexif, si tant est qu’on puisse réfléchir en courant pour fuir les lacrymos : Bouillier ne manque pas de se comparer à Fabrice à Waterloo (1).

Je relève ce paragraphe :

Tiens, un petit groupe de gilets jaunes diffusent sur un radiocassette Hexagone de Renaud. Le son est pourri. Il vient des années 1980, lorsque la droite mettait en place sa révolution ultra-libérale et que la gauche n’était pas encore ce qu’est devenu Renaud : une ruine pathétique. N’empêche, cela fait un peu de musique. Même si, dans cette ambiance plutôt sépulcrale, cela a quelque chose d’incongru. De malvenu presque. De paradoxal aussi puisque cette chanson claironne que « si le roi des cons perdait son trône, y aurait cinquante millions de prétendants » .

Or justement dans ce même temps gorgé de synchronicités j’écoute par hasard un double album de reprises de Renaud, La Bande à Renaud par Lavilliers, Arno, Arthur H, Biolay, Olivia Ruiz, Thiéfaine, Nicolas Sirkis (c’est d’ailleurs lui qui courageusement se coltine Hexagone), etc., et voilà une occasion magnifique de se souvenir qu’avant d’être une ruine pathétique, un has-been alcoolique et embrasseur de flics, Renaud a été un chanteur génial. L’entendre par d’autres voix permet de l’entendre, ni plus ni moins. Manu, Deuxième génération, Miss Maggie, P’tite conne, La mère à Titi, Son bleu, Dans mon HLM, Adieu Minette, Je suis une bande de jeunes, Où c’est qu’j’ai mis mon flingue… Ouh la la, ça en fait des putains de chansons fabuleuses, vibrantes, poing-dans-la-gueule, nécessaires et drôles ! N’eût-il écrit qu’une seule de toutes celles-là, Renaud mériterait de n’être pas oublié (2).

Mais si Bouillier traite Renaud de ruine pathétique c’est uniquement à titre de comparaison avec la gauche actuelle, c’est bien elle qu’il souhaite insulter… Que faudrait-il faire pour, de la même manière, sauver notre gauche de l’oubli, la réhabiliter, (lui) rappeler son énergie passée ? Un album tribute, une collection de reprises de discours de personnes autrefois décentes, courageuses et respectables, par les minables margoulins et cadors en foire d’empoigne de 2021 ? Imagine un peu la gueule de la compilation, Les meilleurs discours de Jean Jaurès par Jean-Luc Mélenchon, Jérôme Cahuzac chante Pierre Mendès-France

Et puisque je cause ici de chansons, j’ajoute une chose en changeant presque de sujet :

Michel Kemper, qui n’est pas le premier venu, ex-journaliste de Chorus et actuel animateur de Nos Enchanteurs, vient de rendre public son palmarès annuel. Pour lui, le disque de l’année 2021, c’est À la verticale, à l’horizontale d’Adeline Guéret et marie Mazille. Nous autres, qui avons trimé dessus, nous n’apprenons rien, sans vouloir nous vanter… nous le savons déjà que c’est le disque de l’année… Mais découvrir que d’autres, et pas tout-à-fait n’importe quels autres, le savent aussi, fait grand plaisir.
Encore bravo Adeline et Marie ! Et bonne année dernière et bonne année prochaine !


(1) – Attention, toutefois. Ce livre est bien moins premier-degré qu’il n’y paraît car il est bicéphale, composé de deux parties en miroir, ainsi que Mulholland Drive ou Une sale Histoire. Charlot déprime est suivi d’Un rêve de Charlot, long et palpitant récit onirique fourmillant d’images sensibles et politiques, puisées dans le premier volet et recomposées à la faveur de la nuit – on y entrevoit notamment des mises en scène cruelles de luttes des classes, de jeux de pouvoir sadiques dignes de la série Squid Game, pourtant tournée plusieurs années plus tard mais l’imagination est à tout le monde. La conclusion est admirable, le rêve donne la leçon que le reportage gonzo était incapable de formuler. Bouillier fait la démonstration simple mais implacable d’une idée que je serine sur ce blog depuis des années : l’homothétie entre l’écriture et le rêve. Écrire c’est rêver les yeux ouverts, rêver c’est écrire les yeux fermés. Laquelle des deux moitiés de son livre est la plus écrite ?
(2) – En tout état de cause, Renaud réapparaît dans Un rêve de Charlot, versant nocturne : « Mais j’aperçois soudain Renaud (le chanteur). Zut ! Trop tard. Il m’a vu et je me sens obligé de lui adresser un petit geste de la main. En retour, il me vise avec deux doigts et fait mine de me tirer dessus avec un révolver. Je tourne vivement les talons, me dirigeant dans la direction opposée.« 

Qui est responsable et pourquoi est-il mort ?

16/12/2021 Aucun commentaire
(réalisation du clip : Gaëtan Chataigner)

Il m’arrive de m’exclamer à haute voix « Mais pourquoi on n’apprend pas ça à l’école ? »

Pour le moment la phrase surgit encore avec parcimonie. Le jour où elle sera devenue un tic je saurai que je suis devenu un vieux con.

La dernière fois, c’était pas plus tard que ce matin, à propos d’une chanson de Bob Dylan, l’un des derniers prix Nobel de littérature dont l’œuvre m’est familière. Who killed Davey Moore ? est une chanson écrite à chaud sur un fait divers, la mort du boxeur Davey Moore après un coup fatal lors du dixième round, en 1963. Toujours cryptique, Dylan avait ainsi présenté son texte : « J’ai juste recopié les journaux. Je n’ai rien changé, sauf les mots. »

Le sujet de la chanson n’est pas la boxe, mais la dilution des responsabilités. Tout le monde (son adversaire, son manager, son public, le parieur, le journaliste sportif) voulait voir ce match, tout le monde voulait de l’action… Tout le monde est responsable = personne n’est responsable.

Dylan a beaucoup chanté cette chanson sur scène mais ne l’a publié que tardivement au disque, dans sa Bootleg Series. Entre temps elle avait été adaptée en français par Graeme Allwright et c’est cette version, où Davey devient Davy pour ne pas induire la prononciation en erreur, qui est reprise par Bernard Lavilliers dans son dernier album, pour une saynète chorale où Nanard distribue les couplets (donc, les responsabilités) à Izïa, Hervé, Gaëtan Roussel, et Eric Cantona, défilé d’innocents qui se défaussent. J’écoute cette reprise ce matin… Et soudain je m’exclame à haute voix : « Mais pourquoi on n’apprend pas ça à l’école ? »

Manifestement, cette chanson est plus moderne en 2021 qu’en 1963, époque antédiluvienne et relativement innocente qui ne connaissait pas les réseaux dits sociaux. Cf. cette chronique de François Morel en novembre dernier.

Ernaux et les écrans

08/12/2021 Aucun commentaire

Le hasard des si longues (et si perturbées à l’ère du covid) productions cinématographiques a fait qu’à quelques semaines d’intervalle sont sortis sur les écrans deux adaptations d’Annie Ernaux. Née en 1940, celle qui est peut-être mon écrivain français vivant préféré (réécrivez ce groupe nominal en inclusif si vous avez du temps à perdre) a beaucoup à dire sur son temps qui est, par tuilage, le nôtre. Et même si rien ne remplacera son écriture qui est sa voix même, le cinéma est un médium parfait pour donner plus d’audience, pour vulgariser ses livres à la première personne.

1) Le 21 août dernier, j’écrivais en sortant d’une salle :

Vu Passion simple de Danielle Arbid, adapté d’un bref récit d’Annie Ernaux sur l’obsession amoureuse et sexuelle. J’y allais curieux mais circonspect, doutant que la langue singulière d’Ernaux puisse être traduite dans une langue étrangère et multiple, le cinéma. Eh bien, si ! Bonne surprise, le film est formidable. La réalisatrice n’a pas cédé à la facilité d’une voix off lourdaude, elle a montré tout ce qui était montrable au lieu d’être dit (et ce n’était pas gagné d’avance : comment filmer cette pure vibration qu’est l’état de désir et d’amour en pleine rue) et n’a conservé la parole que dans des moments exceptionnels, grâce à des artifices de bon aloi (le dialogue avec une copine ou avec un docteur), pour des phrases rares mais cruciales, quintessentielles (« Je regarde les femmes autour de moi et je me demande si, en elles aussi, il y a un homme qui prend toute la place, et, sinon, comment font-elles pour vivre« ). Voilà un cas d’école, l’adaptation impossible et réussie.

Ensuite j’écoutai l’émission Le Masque et la Plume et j’éprouvai le besoin de passer la seconde couche :

Je viens d’écouter le Masque en streaming, pour vérifier… Je suis étourdi par le tombereau de conneries dégringolé sur Passion simple ! Même si je rechigne toujours à employer la grille d’analyse « genrée » et « anti-patriarcale » , pour le coup je ne peux que constater que, ce soir-là à la tribune du Masque se tenaient une femme et trois hommes. Or la femme a souligné la subtilité et la complexité d’un film qui tente de dépeindre les désirs d’une femme ; les hommes se sont grassement et goujâtement moqués, ont éreinté à cœur joie mais avec une confondante pauvreté d’arguments, depuis « ce n’est même pas érotique » (autrement dit : ce film est nul puisqu’il ne fait aucun effet à ma bite) jusqu’à, à plusieurs reprises, « ce n’est pas possible » (manque d’imagination ou d’empathie qui prouve seulement qu’ils n’ont jamais connu la passion amoureuse, ou alors seulement avec leurs moyens masculins, les malheureux ont fait ce qu’ils ont pu). Quant à moi je sais que c’est possible, je me suis reconnu dans le personnage ! J’ai vibré comme un fou en voyant le film (de même que j’avais vibré, il y a 20 ans, en lisant le livre, lui aussi démoli en son temps par la critique), c’est pourquoi je n’ai aucun problème à m’assumer en tant que femme. (Toutefois, le cas échéant, je suis une lesbienne.)

2) Puis, à la date du 5 décembre, j’écrivais en sortant d’une autre salle :

Accéder à la culture, faire siens des objets culturels, ce n’est pas les ingurgiter un à un, accumuler une chose puis la suivante.
C’est tirer des fils et tisser des liens.
Ce n’est pas juxtaposer, c’est alimenter une dialectique.
Aujourd’hui, à quelques heures d’écart, j’ai vu par hasard deux « films » bien différents. Impossibles à simplement juxtaposer. Je crée, malgré moi, un dialogue entre les deux, une thèse et une antithèse, j’aboutirai peut-être à la synthèse plus tard, en réalité le dialogue dans ma tête se fait tout seul.
J’ai tout d’abord regardé la pénible vidéo de propagande, tissée de samples sauvages, où Eric Zemmour, sans me regarder dans les yeux, annonce sa candidature d’homme providentiel à la présidence de la République. En guise de programme ou de promesse, son futur est le passé : il situe explicitement, à coup d’images d’archives en noir et blanc, l’âge d’or perdu de la France dans les années 50 et 60, quand les Français étaient fiers et heureux (les 30 glorieuses, mais exclusivement avant mai 68 qui marque un profond déclin), c’était « le bon temps » , avant que nous ne nous fassions grand-remplacer par des barbares qui voilent leurs femmes.
Puis je suis allé voir L’événement, film d’Audrey Diwan adapté du récit autobiographique d’Annie Ernaux. Situé en 1963, le film comme le livre raconte avec une sincérité foudroyante l’horreur d’un avortement clandestin à l’époque ou avorter était, pour les femmes, un risque mortel et un crime passible de peines de prison. Il montre de façon concrète l’emprise du patriarcat sur le corps des femmes, l’insouciance, l’hypocrisie, l’égoïsme, la violence même aimable des hommes. Et les souffrances des femmes, physiques, sexuelles, psychologiques, sociales, en un temps plombé par les préjugés et les carcans mentaux dépassés par les événements. C’était le bon temps. Elles restaient à leur place, les gonzesses. Les métèques et les homos aussi, d’ailleurs.
Le « film » de Zemmour, qui se présente comme un « parler vrai » est une pure création imaginaire, révisant l’histoire à base de mythologie du paradis perdu et de manipulation d’archives, tandis que L’événement, œuvre de fiction (la protagoniste s’appelle Anne Duchesne et non Annie Ernaux) est infiniment plus véridique.

C’est une blague ou quoi ? (Cancel la Cancel, 3/5)

15/09/2021 Aucun commentaire
Joe Heller | Copyright 2020 Hellertoon.com

Il convient plus que jamais de rester attentif et concentré parce que les manifestations de la cancel culture sont parfois tellement outrancières qu’elles ressemblent à une grosse blague… On se dit Non, c’est pas vrai ? Hélas, c’est vrai.

La cancel culture qui, lorsqu’elle se préoccupe de liquider la littérature, se nomme également #DisruptTexts, est cette pulsion de purge, de destruction et d’oubli qui jette à la poubelle des « écrivains morts blancs racistes » aussi toxiques et négligeables que Dante, Shakespeare ou Homère (ainsi, une professeure de littérature du Massachusetts s’est vantée d’avoir cancelé l’Odyssée, dont l’épisode entre Ulysse et Nausicaa participerait de la culture du viol… Hein, c’est une blague ? Eh bien, non)… On supprime, aussi bien, des écrivaines blanches encore un peu vivantes mais coupables d’un tweet qui, sans être transphobe, a l’impardonnable tort de ne pas être protrans.

J’explicite cet exemple, propre à éclairer une anecdote qui émaillera ci-dessous mon propos : JK Rowling, l’autrice d’Harry Potter, s’est mêlée en décembre 2019 (qu’est-ce qui lui a pris ???) d’apporter son soutien à une scientifique licenciée pour avoir tenté de nuancer les gender studies en affirmant simplement « Le sexe est réel » ; la même Rowling a rechuté quelques mois plus tard en ironisant (quelle erreur stratégique !!!) sur le vocabulaire employé par les tenants du nouveau politiquement correct totalitaire :

«Les personnes qui ont leurs règles. Je suis sûre qu’il existait un mot pour ça. Quelqu’un peut m’aider, Wumben ? Wimpund ? Woomud ?»

Solidarité avec une victime d’épuration + ironie = deux crimes irrémissibles. Rowling a immédiatement subi un lynchage électronique, s’est fait traiter d’ignoble transphobe récidiviste et a subi un tsunami d’appels au boycott définitif de ses bouquins, y compris émanant d’acteurs ayant joué dans la saga Harry Potter.

Que Rowling se mêle de ce qui ne la regarde pas, c’est possible ; que ses propos indignent les personnes trans, ma foi ça se peut et c’est regrettable. Mais de là à la liquider selon le vieux principe du bouc émissaire ! S’en prendre à elle est une lâcheté puisque c’est à défaut de s’en prendre aux vrais transphobes qui détiennent le vrai pouvoir de pourrir la vie des trans (Trump, Musk…).

Voici notre époque, voici notre air ambiant : une saga littéraire et cinématographique qui a contribué à construire psychologiquement et culturellement les deux ou trois dernières générations serait purement et simplement annulée, effacée des mémoires et des bibliothèques, comme si elle n’avait jamais existé. Remplacée par quoi ? Par rien, sinon la joie répugnante du ressentiment accompli et un tétanisant et frelaté sentiment de pureté, stérile comme de l’eau de Javel.

La cancel culture, littéralement culture de l’annulation, est une culture de la censure, une culture de la suppression, une culture de l’amnésie, une culture de l’ignorance (oxymore). Aussi, appeler culture une telle anticulture est une antiphrase digne d’Orwell (rappelons que dans 1984 le ministère de la propagande s’appelait Ministère de la Vérité, celui de la guerre, évidemment, Ministère de la Paix, celui de la répression Ministère de l’Amour, etc.). D’ailleurs, Gérard Biard définit la Cancel Culture comme « 1984 à Disneyland » et l’image est magnifiquement trouvée : le totalitarisme par l’oppression de la pensée elle-même, installé au pays de la candeur infantile et de la pureté morale en plastoc. Mais pour que la génération à venir goutte le sel d’une telle expression à double référence, encore faudra-t-il veiller à ce que ne soit cancelés de la mémoire humaine ni 1984 (livre très discriminant envers les communistes et qui fit de la peine à maints staliniens) ni Disneyland (rappelons que Walt Disney était un odieux exploiteur capitaliste et une balance maccarthyste, raciste, antisémite et misogyne… Mais bon, Disneyland en revanche est un safe space, pays de rêve, paradis perdu… où toutefois, si l’on cherche la petite bête, l’on peut voir une souris promener son chien, ce qui ne peut qu’offenser un animaliste radical quelque part dans le monde).

Quelle répartie possible ? Comme l’essayiste américain Thomas Chatterton Williams, j’estime qu’il faut lutter à la fois contre la cancel culture, et contre les préjugés (réels) que dénoncent ses tenants, en ajoutant plutôt qu’en supprimant.

« Je crois qu’il faut ajouter plutôt que supprimer. Il ne faut pas faire comme si Colbert n’avait jamais existé et déboulonner sa statue. En revanche, on pourrait par exemple ériger une statue de Toussaint Louverture. Il faut parler aussi des personnes dans leur complexité. Churchill est un héros de la Seconde Guerre mondiale, mais il était aussi raciste envers les Indiens, il ne faut pas avoir peur de parler d’une personne dans son entièreté. « 

L’idée de ce contrepoison est simple et géniale. Plutôt que de faire crever la dialectique et la pensée par un cul de sac thèse/cancellation de la thèse/nouvelle thèse totalitaire, rêver d’un débat potentiellement sans fin, thèse/antithèse/antithèse/antithèse/antithèse… Appliquée au champ littéraire, la méthode serait : allez-y les gars et les filles, ou même les filles les gars et les non-genrés pas binaires pour ne vexer personne, on vous regarde, écrivez, racontez, inventez, produisez des récits équivalents à Dante, Homère, Shakespeare ou Rowling mais conformes à vos valeurs, faites-nous rêver et réfléchir et puis on en rediscute (bon courage, hein).

Préférer construire plutôt que détruire. Si c’est détruire que tu veux, ce sera sans moi, voilà qui me remet en tête un texte écrit par un fameux maître à penser de la seconde moitié du XXe siècle :

You say you want a revolution
Well, you know
We all want to change the world
You tell me that it’s evolution
Well, you know
We all want to change the world
But when you talk about destruction
Don’t you know that you can count me out

Mais voilà que sur ces entrefaites un ami bibliothécaire, officiant dans une petite ville de 8000 habitants, me transfère, effaré, un courriel tombé comme un crachat dans sa boîte professionnel :

Bonjour,
Étant nouvel.le habitant.e. sur [la commune], je voulais m’inscrire à la bibliothèque.
Or, au vu de plusieurs ouvrages problématiques présents dans vos rayons je ne pourrai pas prendre mon adhésion.
Je vous rappelle que nous sommes en 2021, que la lutte antirasciste, négrophobe, lgbtqi+ phobe, et anti-islamophobe avance à grand pas aujourd’hui.
Il est donc inacceptable de trouver des ouvrages tels que les suivants dans vos rayons (autant jeunesse qu’adulte) et dans un établissement de service public :
White [de Bret Easton Ellis], bien que l’auteur soit homosexuel, qui glorifie l’homme blanc occidental
– La saga des Harry Poter dont les positions transphobes de l’autrice ne sont plus à prouver
Alma de Timothée de Fombelle ou l’auteur se met dans la peau d’une enfant esclave noire ce qui est largement déplacé pour un homme blanc occidental, certain sujet n’appartienne qu’aux personnes concernées par l’oppression mises en question.
La Gauche identitaire, l’Amérique en miettes de Marck Lila et La gauche contre les lumière de Stéphanie Roza qui insultent la pensée intersectionnelle.
– Je passe sur les ouvrages pleurnicheurs des survivants de l’attentat contre Charlie Hebdo comme Catherine Meurise et Phillipe lançon dont la ligne du journal islamophobe, lgbtqi+phobe n’est plus à prouver non plus.
– Les ouvrages de Leila Slimani, une native informant
– Et enfin la multitude d’ouvrages jeunesse et/ou film faisant de la réappropriation culturelle et notamment les livres d’Anthony Brown par rapport aux gorilles ou la présence d’un film comme Kirikou et la sorcière dans vos rayons dvd sont complétement inappropriés dans le monde d’aujourd’hui.
De plus vous n’avez aucun ouvrage décolonial par exemple de Françoise Verges ou de Houria Bouteljat dans vos rayons, ce qui est un véritable angle mort dans votre catalogue.
Et vos ouvrages féministes semblent s’arrêter à la prose précieuse de Joyce Carol Oates et d’Annie Ernaux.
Tous ces ouvrages problématiques et le manque de perspectives féministe et/ou décoloniale de la bibliothèque sont des raisons suffisamment importantes et graves pour canceler votre établissement.
J’envoie évidemment ce mail en copie au maire et à l’élue à la culture.
Je ne vous salue pas.
Sacha, lectrice engagée

Je suis sidéré à mon tour, indigné, pour tout dire terrorisé, j’en ai des palpitations. Incapable de garder pour moi cette grenade dégoupillée, je fais immédiatement suivre à tout mon carnet d’adresses, collègues bibliothécaires et autres gens de culture, sur le mode Non mais rendez-vous un peu compte dans quel monde vivons-nous au secours.

Non ? c’est pas vrai ? c’est une blague ? Ben oui, pour le coup, c’était une blague. Un poisson d’avril extrêmement réussi et pernicieux puisque crédible, la réalité juste augmentée d’un cran. Au fond le canular fonctionne comme un rêve, il extrapole le réel pour préparer à la suite. Une fois le poteau rose découvert il m’a fallu ré-envoyer une salve de messages à mon carnet d’adresses pour m’excuser d’avoir crier au loup alors que ce n’était qu’un poisson. Je suis passé pour un con, mais tant pis, je préfère. J’hésite à féliciter ou à engueuler l’auteur de la supercherie… Tout bien réfléchi les félicitations sont de mise si je suis cohérent avec ce qui précède : le farceur n’a pas annulé mais bel et bien ajouté, il a été créatif, il a produit une bonne histoire. Je me suis contenté de lui demander l’autorisation de reproduire son texte ici.

Le zèle des mythos (Cancel la Cancel, 2/5)

08/09/2021 Aucun commentaire
Cérémonie animée par le Conseil Scolaire Catholique Providence (Sud Ouest de l’Ontario) : on brûle les livres censurés et la cendre est ensuite utilisée comme compost pour planter des arbres. Attention, faut pas se moquer des rituels locaux, ce serait de la discrimination, faut respecter.

La « cancel culture » est une peste de notre temps. (cf. épisode 1)

Le génocide amérindien s’est poursuivi pendant quatre siècles au Canada et on prend à peine la mesure de l’actualité de ce massacre planifié (tout l’été 2021 ont été exhumés des cadavres de jeunes autochtones à proximité des pensionnats catholiques conçus pour les désensauvager…) – détails ici.

Et en réaction à ce scandale permanent, faute de réflexion réelle et de prise de conscience, faute d’aggiornamento politique, social, économique et religieux, que fait-on ? On détruit par le feu quelques livres jugés « inappropriés » ! Parmi les condamnés : Tintin, Astérix, des documentaires illustrés qui ont le toupet de montrer des Amérindiens torse nu (non mais de quel droit ?), voire d’utiliser le mot dégradant amérindien, ou des romans ayant eu, à une autre époque, la prétention de mettre en scène des personnages issus de ces peuples alors même que leur auteur est aussi blanc que Jacques Cartier, par conséquent au minimum complice et bénéficiaire de stigmatisation et de racisme.

(Tintin, je dis pas, les stéréotypes racistes y sont avérés, et au premier degré, sans humour, mais Astérix ??? Astérix est un chef d’oeuvre de déconstruction des stéréotypes, notamment nationaux, grâce à l’humour qui met à distance. Le brûler, c’est se priver d’un puissant outil intellectuel : la distance, c’est très grave et c’est hélas très contemporain. Si ce n’est déjà fait, on condamnera bientôt Iznogoud pour islamophobie.)

Un autre livre intitulé Les Indiens, publié en 2000, a été jeté au recyclage pour avoir été écrit en France, sans consultation des communautés autochtones du Canada. Suzy Kies, autoproclamée « gardienne du savoir » autochtone et, en tant que coprésidente de la Commission autochtone du Parti libéral du Canada, responsable acharnée de ces mises de livres au bûcher, a établi une sévère ligne à ne pas franchir (on n’ose pas dire une ligne rouge, à tous les coups ce serait mal perçu) : « Jamais à propos de nous sans nous » .

Quelle misère intellectuelle, quelle pénible odeur d’inquisition. Je me fais une raison, Ainsi parlait Nanabozo, roman éminemment inapproprié ne fera jamais carrière au Canada. Je tirerais même un grand orgueil qu’il brûle dans le même autodafé qu’Astérix.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Elle connaît ces jours-ci un rebondissement inattendu, du genre qui fait le sel de toutes les bonnes histoires de tartuffes.

Intéressant cas de psychopathologie : il vient d’être révélé que la sus-nommée Suzy Kies, grande inquisitrice et maîtresse de cérémonies des feux de joie purificateurs, n’a, après vérification, aucun ancêtre amérindien sur au moins 7 générations. Alors que le site web de son parti la présente comme « une autochtone urbaine de descendance abénaquise et montagnaise [ancien terme désuet pour innu] ». Celle qui détruit les livres en proclamant, la main sur le cœur, « Les enfants dépendent de nous pour leur dire ce qui est vrai ou faux, ce qui est bien ou mal » est une impostrice (imposteuse ?) maladive, rongée par on ne sait quelle névrose de culpabilité et de justice à rendre.

Après le fameux « zèle des convertis », voici le temps du « zèle des mythomanes ». On n’a pas fini de rire jaune.

On n’est pas des bœufs

25/08/2021 Aucun commentaire

Les belles histoires étymologiques d’Oncle Fonddutiroir !

Aujourd’hui : saviez-vous que l’origine cachée dans le « vaccin » est tout simplement la « vache » ? Non, pas cette vacherie de pass’ sanitaire, rien à voir, mais le brave et placide mammifère cornu ruminant dans les prés, dont les flatulences provoquent par ailleurs la fin du monde. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, par l’effet d’un curieux glissement sémantique, le mot « vaccine » avant de devenir le remède désignait la maladie, et plus précisément une maladie infectieuse bénigne ayant la particularité d’être transmissible de la vache à l’humain – car les virus inter-espèces ne datent pas du pangolin ni de la chauve-souris

Il était une fois, au XVIIIe siècle, une pandémie massive à côté de laquelle le coronavirus n’est qu’un aimable thé dansant. J’ai nommé la variole, connue aussi sous le nom de petite vérole. Au siècle de Voltaire (cf. sa XIe Lettre philosophique), 60% des européens contractaient la variole, 20% en mouraient et les autres en restaient défigurés. De quels traitements disposait-on ? Oh, les mêmes que d’habitude, saignée, lavement, prière.

Le roi Louis XV était mort de la variole en 1774. Son petit-fils et successeur, XVIe du nom, élevé dans la terreur de ce fléau, et homme moins hermétique au progrès qu’on ne l’a dit, accepta malgré les inévitables protestations de l’Église, de se prêter à une méthode médicale expérimentale venue de Chine, la variolisation ou inoculation, à peine un mois après son accession au trône, le 18 juin 1774. Le principe de l’inoculation consistait à contracter volontairement une forme amoindrie de la variole, recueillie sur un malade en cours de rémission, puis espérer que le corps s’en contente, ne succombe pas une seconde fois si jamais il tombait sur la version intégrale, sauvage, vicieuse, director’s cut. Et si l’inoculation échouait, resteraient les saignées, les lavements et les prières.

En amont, on observe que depuis des siècles circulait à la surface de la terre l’idée selon laquelle le mal en modèle réduit protègerait du Grand Mal. Cette idée, sinon archaïque, est à tout le moins antique puisque son invention pourrait être attribuée à un autre roi, grec d’origine perse, Mithridate VI (-132/-63), qui, ayant peur des poisons, en consommait à très faibles doses pour habituer son corps à leur résister (car « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison », Paracelse), d’où le verbe mithridatiser. Au temps de la variole, l’inoculation a été inventée dans bien des endroits, expérimentée dès le IXe siècle, dit-on, par les Chinois, mais également par les Indiens en tant que principe de la médecine ayurvédique, dans l’Empire Ottoman, et même en Afrique. Lors de l’épidémie de variole de Boston, Massachusetts, en 1721, c’est un esclave nègre né sans doute au Ghana, Onesimus, qui expliqua à son propriétaire, un pasteur, pourquoi il ne craignait rien et comment on soignait la variole dans son pays : il lui montra une cicatrice sur son avant-bras, où on lui avait inséré sous la peau une goutte de jus de variole

Mais revenons à Versailles où la survie provisoire du roi, ainsi que de ses deux frères également inoculés, mit à la mode parmi les courtisans non seulement l’inoculation elle-même, mais une nouvelle coiffure, le pouf à l’inoculation porté par Marie-Antoinette. Les poufs étaient ces excentriques choucroutes qui sculptaient les cheveux des dames au moins cinquante centimètres au-dessus de leur tête, à grand renfort de fil de fer et de gaze. Celui dit à l’inoculation représentait un olivier couvert de fruits entouré d’un serpent sur fond de soleil levant – allégorie de la science triomphant de la maladie. Tant pis pour la digression : je ne peux résister au plaisir de signaler que le pouf est l’une des étymologies admises pour nos poufiasses.

Toutefois on ne parle encore ici que d‘inoculation et pas de vaccination, car la vache, la vacca étymologique, n’est pas encore entrée en scène. Je prends le risque de jouer avec la patience de mon lecteur en ajoutant à son attention que si le vaccin recèle la vache (on y arrive, on y arrive), l’inoculation quant à elle contient un œil, l’oculus, puisque le mot fut d’abord employé en horticulture où l’on greffait sur une plante un bourgeon, ou un œil.

(Effet secondaire de l’inoculation de Louis XVI, comme par hasard soigneusement dissimulé par les médias de l’époque, aux ordres de consortiums pharmacologiques judéo-russes, le citoyen Capet ci-devant roi aura dix-huit ans plus tard la tête tranchée. Pour l’empêcher de révéler ce qu’il savait sur la pandémie ? Je me contente de poser la question.)

Sur ces entrefaites, pendant que la Révolution Française fait rage de notre côté de la Manche, le docteur Edward Jenner, médecin anglais exerçant à Berkeley dans le Gloucestershire, constate dans les années 1790 que les paysannes du coin, qui traient leurs vaches, n’attrapent jamais la variole. Statistiquement, cette échappée belle est étonnante. L’étonnement étant le moteur de la science, Jenner postule que les jeunes trayeuses sont immunisées parce qu’en tripotant les vaches à longueur de journée elles contractent une maladie de la vache, la fameuse vaccine (en anglais : cowpox), visiblement de la même famille que la terrible variole (smallpox) puisqu’engendrant des pustules similaires. Au fait, pox n’est autre qu’une forme plurielle de pock, la pustule, le bubon, et les Anglais connaissent également, pour leur malheur, chicken pox, sheep pox et autres plum pox.

Jenner recoupe ces observations avec les idées en vogue au sujet de l’inoculation, car c’est en mélangeant qu’on invente. Admirable imagination du physicien : si ces jeunes filles sont protégées de la variole parce qu’elles se sont en somme inoculées au contact des vaches, alors la bénigne vaccine serait un remède contre la mortelle variole. Pour le dire simplement, la petite maladie est un rempart contre la grande !

Le 14 mai 1796, Jenner prélève du pus à même les pustules du pis d’une vache atteinte de vaccine, et l’inocule à un jeune garçon de 8 ans, innocent cobaye nommé James Phipps. Celui-ci ne tarde pas à ressentir un malaise, une poussée de fièvre et constate l’irruption de quelques petites pustules (tous inconvénients que l’on ressent parfois après la première dose) mais il s’en remet rapidement. Un peu plus tard, Jenner injecte (en retenant son souffle et en avalant sa salive, du moins est-ce ainsi que je l’imagine) la vraie-de-vraie variole létale au jeune James… Et miracle ! James ne développera jamais les symptômes de la variole. L’immunologie est née. Restera à attendre encore un siècle la découverte des anticorps pour comprendre le mécanisme exact, mais dans l’immédiat, puisque ça fonctionne…
Merci les vaches, merci les paysannes, merci le cobaye, merci la campagne (de vaccination, ah ah) et merci même à tous les maillons de la chaîne, Mithridate, Onesimus et Louis XVI.
Après 180 ans de vaccination, soit, littéralement, d’inoculation de la maladie de la vache, la variole est déclarée éradiquée par l’OMS en 1980.

Illustration ci-dessus : cette caricature anglaise de 1802 constitue un intéressant échantillon de propagande antivax, qui montre Andrew Jenner, inventeur du premier vaccin, en train de contaminer la population avec son invention d’apprenti sorcier qu’on sait même pas ce qu’il y a dedans parce qu’on n’a pas assez de recul (et qui de plus est formellement condamné par le pape, le pape a sûrement des raisons sérieuses), son maudit produit qui risquait, disait-on, de faire pousser des cornes de vaches aux « vaccinés » et en somme de faire plus de mal que de bien.

Carnet de Carthage

07/08/2021 2 commentaires
J’étais à Megara, faubourg de Carthage, dans (ce qui a pu être autrefois) les jardins d’Amilcar.

Me voici en Tunisie. Pays plongé dans le chaos sanitaire, politique, économique et, par-dessus le marché, climatique (à Tunis, des pointes à 48° C… à l’horizon, des panaches de fumée noire signalent l’incendie du jour…).

Quelle mouche me pique de me précipiter dans un tel merdier ? C’est simple, ma fille vit ici. Il fallait bien que j’aie très fort l’envie de voir ma fille pour supporter les tests PCR, le pass sanitaire à tous les portiques, les auto-confinements sur l’honneur, le stress, les ordres et contrordres des instances politiques, les listes rouges et noires, les tentatives de découragement du ministère des affaires étrangères ainsi que des amis bienveillants, le suspense jusqu’au dernier instant sur le maintien ou l’annulation du vol.

Enfin, me voici en Tunisie.

Je présume que peu de Français ont une fille à visiter sur place. Je n’en croise aucun. Depuis deux ans le touriste est oiseau rare, voire espèce en voie de disparition dans ce pays qui vit largement sur son tourisme. Les temps sont très durs pour tout le monde, mais pour les pays pauvres encore plus que pour les pays riches (règle d’or en économie : lorsque s’abat la crise les pauvres pâtissent plus que les riches, la crise étant un accélérateur de sélection darwinienne néo-libérale). Pourtant il me semble que les Tunisiens restent de bonne humeur malgré l’anxiété et la colère. Ou peut-être qu’ils se montrent de bonne humeur afin de ne pas déprimer les exceptionnels touristes opiniâtres. En tout cas je ne croise que des Tunisiens à l’air heureux de me voir et prompts à discuter. Et ce dès le plus jeune âge.
Sur la plage un petit garçon me dévisage avec curiosité, ma trogne exotique le passionne, sûrement à cause de mes cheveux longs comme ceux d’une fille. Il finit par tenter de m’adresser un «Salamaleikoum ! ». Comme j’ai du savoir-vivre, je lui réponds « Aleikoumsalam ! », il en écarquille les yeux comme d’une expérience chimique réussie et s’en va avec un grand sourire, il retourne se baigner. Il est content ; moi aussi. Un peu plus loin, je croise un groupe d’ados sur le chemin de la plage. Comprenant de loin que je parle français, ils se mettent à rire et à discuter entre eux en arabe. Une fois parvenu à mon niveau, l’un d’eux lance un sonore « Nique ta mère ! ». Je trouve qu’il parle très bien le français. Il parle même très bien la France. Comme le petit garçon, il a tenté une expérience chimique et doit l’estimer réussie. Il est content ; moi, un peu moins. Bon, vivement que je parle à des adultes.

N’importe, je ne suis pas venu pour la plage. Mais pour ma fille. Aussi, pour les sites antiques.

Vers l’entrée des thermes d’Antonin, à Carthage, un camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’interpelle, lui aussi semble très heureux de me voir, il m’attendait. Il voit si peu de monde depuis deux ans. De fait je suis absolument seul dans la rue. « Bonjour, bienvenue, ça va ? Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? » Dans l’ordre : oui, oui, non, non.

Je suis déjà venu dans les parages mais il y a si longtemps qu’il est à peine raisonnable de le mentionner. J’étais une toute autre personne et la Tunisie était un tout autre pays. J’avais « la vie devant moi » soit exactement la moitié de l’âge que j’ai aujourd’hui, je rayonnais, je décomptais les jours et les mois, un semestre encore à attendre la naissance de mon premier enfant dont l’existence était alors tenue secrète, j’étais si heureux et confiant que je me croyais indestructible, par conséquent, provisoirement, je l’étais, je pouvais me rendre en Tunisie ou ailleurs et rien de grave ne pourrait m’atteindre, en outre je voyageais sans pass sanitaire. Quant à la Tunisie, elle vivotait tranquille sous la dictature de Ben Ali, dont le portrait, reproduit tous les deux mètres, surveillait les rues, mais dont il ne fallait pas parler. C’est dire si elle et moi sommes aujourd’hui comme deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois.

Tout de même, les réminiscences d’une vie antérieure sont inévitables : la question du camelot fait remonter un souvenir de ce premier séjour, à une vie de distance. Je m’étais retrouvé, à la suite d’un accident stupide comme il arrive lorsqu’on se croit indestructible, sur une table d’opération, dans un hôpital où le chirurgien qui me recousait le mollet engageait la conversation pour faire diversion : « Bonjour, bienvenue, ça va, Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? Tu as des enfants ?
– Ah, non, pas encore… mais… dans six mois… » Ainsi, ce médecin tunisien que je ne reverrais jamais serait la première personne au monde que je mettrais dans la confidence capitale, celle que je préservais jalousement jusque là, mais je me trouvais en sueur et le mollet ouvert sur un billard, en bonnes dispositions pour céder sur le secret. Il m’a répondu « Félicitations ! Ce sera un garçon, inch’Allah ! » et hop, en a profité pour coudre un autre point, restent quatre, je transpire et je serre les dents. En fait, six mois plus tard, ce fut une fille. Qui vit aujourd’hui en Tunisie, qui étudie la jeune démocratie tunisienne, et que j’avais très envie de voir.

Ressassant mon histoire ainsi que celle des Romains et des Phéniciens, j’ai déambulé lentement, sans rencontrer de près ou de loin le moindre touriste, parmi les ruines des thermes d’Antonin, réduites à peu de choses tellement le site au cours des siècles a servi de carrière à ciel ouvert, notamment pour construire la grande mosquée Zitouna, à Tunis. Nulle âme qui vive. Tout au plus, in extremis, un garde armé, qui lorsque j’ai outrepassé le périmètre autorisé, m’a lancé des cris et des gestes depuis sa guérite en plein soleil, pour me faire rebrousser chemin. Car le parc des thermes, s’il est bordé à l’est par la Méditérannée, est borné au nord par une muraille blanche, celle du palais présidentiel que Ben Ali a édifié ici autrefois. Par réflexe, comme partout, je vois du symbolique, Ben Ali plaçant son château ici bénéficie du prestige de l’Histoire, Carthage est l’une des rares civilisations a avoir fait trembler Rome, le message est-il assez clair ? Ben Ali en a profité pour déclassifier nombre d’aires de fouilles archéologiques alentour afin de laisser proliférer les luxueuses villas de ses amis. Son voisin le plus immédiat est le consulat de Suisse, on ne sait jamais.

J’ai obtempéré et fait demi-tour, toujours aussi lentement. Près de l’entrée du site, une gardienne patientait, sur sa chaise à l’ombre. Enfin ! Ni un enfant, ni un ado, ni un militaire, mais un véritable adulte avec qui parler. On échange quelques politesses avant d’aborder la politique, forcément. Elle éclate de rire sur le mot « démocratie ». Elle met dans son rire de la rage et, je crois, un peu d’ostentation. « Démocratie ? Mais quelle démocratie, monsieur ? C’est une vue de l’esprit, la démocratie, ça n’existe pas. Ce n’est qu’un mot confisqué par ceux qui nous font croire qu’ils travaillent pour nous et en notre nom, alors qu’ils ne sont qu’à leur propre service. »

Elle cherche peut-être, par son cynisme, à choquer le démocrate qu’elle pressent en moi ? De fait, je tente de plaider, de faire valoir les avantages, sinon de la démocratie introuvable, au moins du « processus démocratique » qui autorise les petits progrès, un par un. Allons, ne vit-elle pas mieux que sous la dictature ?

Elle est obligée d’acquiescer, mais presque à regret. « Oui… Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ça… » De l’index elle touche son crâne, recouvert d’un voile, mais avec ce geste, sa phrase pourrait aussi bien être interprétée comme : Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ce que j’ai dans le crâne. « Sous la dictature, je me faisais arrêter dans la rue et arracher mon voile par les chiens de Ben Ali, je veux dire ses policiers… Aujourd’hui, ça va… Je porte ce que je veux, mes amies aussi… J’ai des amies en mini-jupe et je les aime, figurez-vous… »

En voilà une qui a manifestement voté Ennahdha, le parti islamiste parvenu au pouvoir en se faisant passer pour moins pourri que les autres.

Moi qui, si c’est possible, suis encore plus laïc que démocrate, je crois que j’avais besoin de cette rencontre pour envisager concrètement que la laïcité puisse être un outil d’oppression de la dictature (la religion aussi, bien entendu, mais de cela je n’avais nul besoin d’énième preuve, et d’ailleurs, pendant ce temps-là, en Afghanistan…). (1)

Plus remué par le présent que par le passé de Carthage, je quitte finalement le site des thermes et je rejoins le fil de mon récit. Le camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’entreprend. « Bonjour, ça va ? Français ? Paris ? Regarde, mon ami, c’est Hannibal, c’est très beau et c’est pas cher du tout, un souvenir pour toi ou pour offrir. J’ai aussi des éléphants, des amphithéâtres, tu peux toucher, c’est du solide, ou des monnaies romaines si tu préfères.
– Merci mais non merci, je voyage léger. Je suis désolé de vous décevoir, je vois bien que vous n’avez pas beaucoup de clientèle, mais ça ne m’intéresse pas… » Une fois posée de façon claire et définitive l’impossibilité d’une transaction commerciale, nous nous détendons, nous tombons les masques, or la conversation désintéressée est pour lui comme un plan B, un excellent lot de consolation.

Nous nous demandons l’un à l’autre comment ça va et cette fois nous pouvons enfin répondre sincèrement. Et là, son sourire se dissout, il prend une mine désolée, pathétique. « Franchement, non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. On est abandonnés, nous, tous, ici. On ne réussit pas à vivre. Le dinar s’écroule d’année en année, le tourisme ne marche plus, on a eu deux années impossibles, on n’intéresse personne, je ne vois pas comment on peut s’en sortir. »

Il vide devant moi son sac à désespoir de façon étonnamment franche, résignée, et surtout sans l’ombre d’un ressentiment anti-français, alors qu’il est si facile et si courant de faire de l’ancien colon le bouc émissaire des misères du temps présent. Au contraire, le camelot de Carthage m’invite, plutôt qu’à la revanche symbolique du match joué par nos aïeux, à la compassion réciproque, à la communion dans ce qui nous rassemble, ce qui unit nos deux pays : « Les hommes politiques tunisiens sont à peu près tous corrompus. Ils s’intéressent à leur survie, pas à la nôtre. Oh, je sais bien que dès qu’il y a du pouvoir, il y a de l’argent, et dès qu’il y a de l’argent il y a de la corruption, en France c’est pareil, vous avez votre lot de politiques pourris… Mais nous, c’est à un point…
– Oui, c’est vrai. Mais ce que vous me dites est très triste. Vous n’avez donc aucun espoir ? Aucune lueur qui permettrait de supposer que demain sera un peu mieux qu’aujourd’hui ? Regardez, il y a tout de même des progrès, à vue d’oeil ! Rien que le fait de pouvoir me tenir ces propos, la liberté dont vous faites preuve en me donnant votre opinion sur la situation, elle était inimaginable autrefois pendant la dictature. Sous Ben Ali, vous étiez tous bâillonnés, sans liberté de parler, de penser, ou de porter sur la tête ce que vous voulez, mais le peuple tunisien a fait sa révolution il y a dix ans, il a même reçu le prix Nobel de la paix en 2015 pour cela, ce n’est pas rien, dites ! Et cette année encore, les manifestations ont ébranlé le pouvoir ! Le pays bouge, rien n’est figé ! Le progrès est possible, du moins si l’on croit qu’il l’est ! Non ? Vous n’y croyez plus ? »

Il me dévisage, secoue la tête, prend le temps de réfléchir à sa réponse. Elle arrive et elle est terrible. « Vous me croirez si vous le voulez, mais sous Ben Ali, c’était la bonne époque. On n’était pas libres, mais on n’était pas malheureux. On gagnait notre vie. Et puis, l’avantage d’une dictature sur la démocratie, c’est que sous la dictature on a toujours un espoir, on a toujours l’espoir que la dictature se termine un jour. Mais à présent que la dictature est terminée, on n’a plus cet espoir-là. Et on n’en a pas d’autre non plus. »

J’ai beau avoir été échaudé par la gardienne voilée qui s’esclaffait au simple mot de démocratie, je suis cette fois confondu par la violence, le fatalisme, la radicalité, et hélas l’évidence de l’analyse politique du camelot : la démocratie court-circuite la possibilité de l’espoir dès lors qu’elle prétend que tout est pour le mieux une fois que le peuple a le pouvoir. La dictature au moins est exempte de cette hypocrisie. Je tente une dernière fois : « Vous n’attendez plus rien du tout de la démocratie ? Des nouvelles élections vont avoir lieu, non ? Et ensuite ? »

Il hausse les épaules et lâche un soupir. « Comme on dit toujours, comme on dit ici… Inch’Allah. »


(1) – Pour rappel, de même que Jaurès affirmait que laïcité et démocratie étaient des termes identiques, je conçois quant à moi la laïcité comme un corolaire de la liberté. La liberté consiste, selon la Déclaration des Droits de l’Homme et de Citoyen, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Appliquée au champ des croyances religieuses, la double garantie réciproque pourrait s’exprimer ainsi : crois ce que tu veux, n’emmerde personne avec, personne ne t’emmerdera. Personne ne t’arrachera ton voile, tant que tu n’obliges personne à le porter.