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Âme slave

28/10/2022 un commentaire

Oleksandra Matviichuk, avocate ukrainienne, reçoit le prix Nobel de la paix 2022… Formidable. Hélas la fortune de la TNT ne fera pas taire les bombes.

Je viens de lire avec fébrilité et terreur Z comme zombie de Iegor Gran, brûlot qui parle moins des films de Romero que de l’imaginaire russe, ledit Z étant celui qui orne les chars russes, devenu signe de ralliement nationaliste. Risquons le cliché : l’« âme russe » est admirable sans doute, pittoresque et poétique (ah Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov)… mais démentielle, délirante, ivre, paranoïaque, totalitaire, impérialiste et, pour l’heure, criminelle.

Moi qui déjà suis lecteur assidu des chroniques d’André Markowicz sur la guerre en Ukraine, je me vautre dans un cliché voisin du premier après lecture de Iegor Gran puisque me voici désormais convaincu qu’il est indispensable d’être au moins UN PEU russe, ainsi qu’un peu écrivain, pour tenter de décortiquer l’actuelle bouillie de la pensée russe. Markowicz et Gran qui cochent les deux cases (troisième exemple : Emmanuel Carrère – lisez Limonov) parviennent ainsi à la même conclusion, qu’un non-russe tel que moi (je suis certes un peu écrivain, mais cette qualité seule est insuffisante) ne se permettrait pas : perdre cette foutue guerre serait (sera ?) salutaire pour mettre un peu de plomb dans le crâne des Russes, leur recoller les pieds sur terre, les vexer.

Je me passionne pour la notion de vérité d’état, qui est le contraire de la vérité, ainsi que pour les mensonges en général (cf. le feuilleton du Fond du tiroir sur l’archéologie littéraire des fake news)… Dans Z comme Zombie, on peut dire qu’à chaque page je suis à la fois comblé et écœuré à vomir, merci. Les Russes ont inventé le village Potemkine, on dirait à présent que la Russie est un pays Potemkine dans un monde Potemkine.

Mais outre la disparition du lien avec le réel (Le faux est partout, Iegor Gran p. 129), ce pamphlet éclaire de nombreux autres recoins sombres de l’époque globale. Par exemple je relève au vol dans la presse ceci : « Hausse de 28 % des atteintes à la probité enregistrées en France entre 2016 et 2021. Ces atteintes regroupent les infractions de corruption, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de concussion. » (lemonde.fr, 27 octobre 2022)

Je suppose que la globalisation et la banalisation de la malhonnêteté des riches (ainsi que de ceux qui veulent devenir riches), est contemporaine de la globalisation et la banalisation des pipeaux de propagande, deux symptôme d’un même mouvement de fond, et je m’empresse de mettre cette info directement en lien avec un extrait de Z comme Zombies lu le même jour :

Détester l’Occident tout en étant totalement inféodés à la consommation des produits occidentaux – la schizophrénie des Russes atteint une perfection dans la démesure de leur dépendance à ces deux mamelles qui font le sel de leur existence. Le boycott des marques par les citoyens consommateurs, tel qu’on le rencontre périodiquement en Occident, est impensable ici ; il serait perçu comme une maladie mentale. Vous ne trouverez pas un seul zombie qui militerait pour la décroissance ou la limitation volontaire de la consommation personnelle pour protéger les ressources naturelles, limiter la souffrance animale ou réduire l’empreinte carbone. On vomit l’Occident et on bave devant ses produits avec un élan identique et une sincérité que l’on pourrait qualifier d’enfantine tellement la contradiction, pourtant flagrante, entre ces deux positions reste dans l’angle mort de la plupart des russes. (p. 130)

Quand les Russes constatent que les plus grands yachts du monde, les plus beaux châteaux, les montres de collection les plus rares appartiennent à des oligarques et des fonctionnaires russes, ce n’est pas de la jalousie qu’ils ressentent mais du contentement, comme s’ils étaient eux aussi, par ricochet, des rayons de soleil, baignés dans ces reflets d’or. Loin de remarquer que toute cette richesse provient de la spoliation dont ils ont été victimes, ils ont une admiration candide pour Abramovitch, Ousmanov, Deripaska, Potanine [litanie de noms d’oligarques] et les autres, car ce sont des gars « qui en ont », et c’est pourquoi ils sont en train de s’offrir l’Occident, qui se soumet – suprême jouissance !
Les inégalités ? Mais c’est encore heureux qu’il y en ait ; les inégalités sont une preuve du dynamisme de nos élites, de leur roublardise, de leur supériorité darwinienne sur les miséreux losers, ces lokhi comme on les appelle péjorativement depuis les années 1990. Un lokh, c’est celui qui se fait entuber, celui qui travaille dur et gagne peu, qui subit, le tâcheron, le minable que la vie économique exploite. Par extension, on classe en lokh le type honnête, l’idéaliste naïf, celui qui s’abstient de voler l’État ou l’entreprise où il travaille, celui qui n’a aucun passe-droit et peu de relations. Il ne mérite aucune compassion, aucune pitié – c’est un lokh ! (…) Proposez [aux Russes] d’échanger leurs ultra-riches parasites contre des minima sociaux dignes de ce nom et ils vous traiteront de populiste, de dictateur, d’envieux, de gauchiste et de lokh. (pp. 139-141)

Au temps pour l’idiosyncrasie russe. Pour le coup, je contredis ce que j’ai écrit plus haut. Ici les caractéristiques de l’âme russe semblent familières, très partagées, et un peu françaises aussi. Macroniennes, à tout le moins.

Chaque bon début

12/10/2022 Aucun commentaire

En 2014, dans un lycée technique grenoblois.
Je suis invité par l’enseignant atypique Antoine Gentil au sein de sa classe expérimentale, “Starter” – je connais Antoine depuis plusieurs années, il m’avait déjà invité dans sa précédente vie, dans son précédent lieu de travail : en prison.
Je cause avec ses élèves, ados grands décrocheurs, et tous raccrochés un par un, minutieusement, à la main, vers un métier. Paumés, retrouvés. Chantier en cours.
En guise de prétexte à l’échange, je leur présente le beau Double Tranchant que j’ai commis avec Jean-Pierre Blanpain (toujours disponible au catalogue du Fond du Tiroir), je raconte ce que couper signifie, ce qu’avoir un métier ou un savoir-faire signifie, puis par extension nous évoquons la portée symbolique de chaque geste professionnel.
La conversation s’engage. Je peux témoigner de ce que je fais quand j’écris. De ce que fait Jean-Pierre quand il dessine. Et eux ? Tu fais quoi, toi ? Tu te destines à être chauffagiste ? Ce n’est pas rien, apporter de la chaleur aux gens. Et toi ? Tu apportes à manger à des personnes âgées ? Tu nourris le monde, c’est énorme… Etc… Et ce que fait Antoine tous les jours ici, donc ? Son geste à lui ne serait-il pas le plus difficile et le plus vital ? J’y pense très fort mais nous ne l’aborderons pas.

Je ressors ragaillardi par ce que j’ai vu et entendu, épaté par Antoine, que je tiens ni plus ni moins pour un héros. Je ne sais pas si j’ai fait du bien à ces jeunes gens et à ces jeunes filles avec mes histoires de couteaux, mais eux m’en ont fait, avec leurs histoires de vies, cabossées et réinventées sous mes yeux.

En 2022 sort au cinéma Un bon début, film documentaire tourné pendant un an dans la classe d’Antoine. Ce qu’il fait est enfin abordé. Je lis la critique qu’en donne Le Monde, et j’opine : tout cela je le savais depuis 2014, y compris qu’Antoine est un héros, mais qu’est-ce que je suis content que ce soit dans le journal, que ce soit sur l’écran, que ce soit pour tout le monde et tout Le Monde.

« A Grenoble, au lycée professionnel Guynemer, existe depuis 2012 une classe de 3e unique en France, qui propose chaque année à une quinzaine d’adolescents en décrochage scolaire sévère de les arrimer à un projet de qualification professionnelle, par l’obtention d’un CAP, voire d’un bac pro. Baptisé « Starter », ce dispositif a été créé et coordonné par Antoine Gentil qui, c’est le moins qu’on puisse dire, entouré d’une poignée d’enseignants associés, paie de sa personne pour tirer vers le haut ces jeunes en difficulté. Agnès et Xabi Molia, elle documentariste, lui réalisateur et romancier, se sont installés en classe et ont suivi, un an durant, le processus mis en œuvre pour ce faire. (…)
Cette longue immersion – restituée par le choix du « Scope » et du plan-séquence – permet au film de saisir au plus près l’efficience et, pourquoi économiser ses mots, la réussite éclatante du projet. Elle consiste en un mélange bien dosé de partenariat actif avec les entreprises et de soutien intensif aux élèves, tant psychologique que pédagogique. C’est bien le moins, pensera-t-on, sauf que le film, c’est sa grande vertu, met en lumière ce qu’il faut de résolution, d’opiniâtreté, de patience et de bienveillance pour parvenir à ce minimum. C’est dire d’emblée que le véritable héros de ce film – dans la droite ligne de l’enseignant Georges Lopez dans le célébrissime Être et avoir (2002) de Nicolas Philibert – est Antoine Gentil, dont l’énergie, l’omniprésence, la combativité, la qualité d’écoute, l’exigence et l’intelligence pédagogiques enfin, magnétisent le cadre. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde)

Pense-bête

03/10/2022 Aucun commentaire
Première page de la traduction anglaise de la chronologie universelle de James Ussher (vers 1658)

Âge de l’univers : 13,7 milliards d’années
Âge du soleil : 4,603 milliards d’années
Âge de la terre : 4,543 milliards d’années
Âge de la vie sur terre : 4,1 milliard d’années (micro-organismes fossiles)
Âge de LUCA (Last Universal Common Ancestor), organisme vivant complexe multicellulaire : 3,3 à 3,8 milliards d’années
Âge des premiers animaux marins : 700 millions d’années (vers, méduses, éponges de mer)
Âge des premiers poissons : 450 millions d’années
Âge des premiers animaux amphibiens (qui sortent de l’eau) : 350 millions d’années
Âge des premiers reptiles (ancêtres des dinosaures) : 300 millions d’années
Règne des dinosaures (Mésozoïque) : 252 millions d’années
Âge des premiers mammifères : 200 millions d’années
Disparition des dinosaures (fin du Mésozoïque) : 66 millions d’années
Âge des premiers hominidés : 7 millions d’années
Australopithèques (Lucy) : 4,2 millions d’années
Âge des premiers outils (cf., pour en avoir une interprétation artistique, le prologue de 2001 : l’Odyssée de l’espace) : 3,3 millions d’années
Homo habilis : 2,3 millions d’années
Invention du feu : 1,5 million d’années
Homo Erectus : 1 million d’année
Ancêtre commun des Sapiens et des Neandertal : – 660 000 ans
Perfectionnements technologiques (pierre, bois…) : au minimum – 476 000 ans
Apparition d’Homo Sapiens en Afrique : à partir de – 300 000 ans
Premières sépultures, donc peut-être premières religions : entre – 200 000 et – 100 000 ans
Dispersion et migrations d’Homo Sapiens dans le monde entier : entre – 70 0000 et – 20 000 ans
Homo Sapiens attesté en Europe (Italie, Bulgarie et Grande-Bretagne pour les plus anciens ossements) : – 45 à – 43 000 ans
Peintures de la grotte Chauvet : – 33 000 ans
Disparition des derniers Neandertal (Sapiens demeure le seul hominien) : – 30 000 ans
Peintures de Lascaux : – 18 000 ans
Fin de la préhistoire/début de l’histoire (révolution néolithique, invention de l’écriture, de l’agriculture, de l’élevage, de la métallurgie, des villes, du pouvoir politique central, de l’économie de production, de la guerre, etc.) : entre – 10 000 et – 4000 ans selon les parties du monde

Bonus pour rire :

Alors le monothéisme vint !
Premier monothéisme connu (du moins après la tentative singulière, brève, discutable et opportuniste du pharaon Akhenaton, milieu du XIVe siècle avant JC) : Zoroastrisme, 660 avant JC, soit il y a environ 2700 ans. Les autres ont suivi dans la foulée, judaïsme, christianisme, islam, tous ont promis l’immortalité de l’âme au premier venu et en ont profité pour mettre enfin un peu de de rigueur dogmatique dans l’histoire trop compliquée et fastidieuse de l’univers.
Âge de la terre selon la Bible : 6000 ans (ha ha hi hi)
Durée de vie du monde selon l’islam (d’après certains hadiths du Prophète) : 7000 ans (ho ho hé hé)
James Ussher, un gars sérieux puisque pasteur anglican, docteur à l’âge de 28 ans, historien en plus d’être théologien et soucieux de réconcilier ses deux disciplines, a épluché la Bible paragraphe après paragraphe pour dresser une chronologie exhaustive et définitive. C’est ainsi qu’en 1658 il a établi que l’instant zéro avait eu lieu au soir du 28 octobre 4004 av. J. -C. (hou hou hou stop j’en peux plus c’est trop, ouye les crampes dans les côtes, quel dommage que le gars n’ait pas aussi précisé l’heure et la minute).

Rappel : le concordisme est l’ennemi de l’honnête homme.
Le savoir et la foi, l’un toujours provisoire et en cours d’amendement, l’autre prétendant à l’éternité et à l’immuabilité, sont deux manières de penser inconciliables. Les mélanger expose au ridicule. Les tenir éloignés l’un de l’autre est le projet même de la laïcité, pas le moins du monde ringard.

Quand j’étais petit je regardais tous les soirs ce générique, qui à notre époque serait sans doute polémique voire cancélé tant il passerait pour une dangereuse propagande propre à froisser les convictions intimes de certaines populations. Dommage, on y entendait du Bach, ce qui est très bon pour la santé.

Mange ta soupe

08/09/2022 Aucun commentaire
Cavanna et Choron expliquent en pédagogues le couple franco-allemand

Elizabeth II était sympathique à tout le monde, même à moi, parce qu’elle appartenait au monde des people et non à celui du pouvoir. Plus précisément aux people de téléréalité plutôt qu’aux artistes de cinéma ou de chanson : elle n’a jamais rien foutu de sa vie, on l’a juste regardée vivre. Même les plus grands politiques, même Churchill, ont été salis par le pouvoir (ne disons rien des plus petits comme Boris Johnson) ; elle est restée immaculée, se contentant d’incarner.

En vérité, elle m’est très sympathique depuis qu’à l’âge de onze ans, Le saviez-vous ? de Cavanna a changé ma vie. Dans ce livre suprêmement instructif, livre universel susceptible de remplacer tous les autres livres, j’ai appris que Lorsque Big Ben sonne les coups de 19h tout citoyen britannique a le droit de rentrer dans Buckingham Palace pour regarder la reine manger sa soupe. Je m’étais dit, dans mon lit, levant le nez de l’ouvrage, Wah, l’Angleterre est une démocratie même s’il y a une reine, alors ? Non seulement l’une et l’autre ne sont pas incompatibles mais en plus la reine constitue un spectacle démocratique ? Cavanna m’avait tout bien expliqué comme il faut.

Elle m’était sympathique enfin parce qu’elle était née en 1926, comme Fidel Castro et Maximilien Bertram. Et voilà qu’ils sont morts tous les trois. « Vient pas vieux qui veut. »

Et puis Higelin :

Winnetou, indien allemand

26/08/2022 Aucun commentaire
Das Buch zum Film

Le romancier populaire allemand Karl May (1842-1912), célébrissime chez lui et inconnu en France, a écrit, sans avoir jamais mis les pieds au Far-West, maints westerns qui mettaient en scène le chef apache fictif Winnetou, incarné au cinéma dans les années 60 par Pierre Brice, ainsi que son frère de sang, le trappeur blanc Old-Shatterhand.

A l’occasion de la sortie en salle outre-Rhin d’une nouvelle adaptation cinématographique de ce personnage, Der junge Häuptling Winnetou (« Le jeune chef Winnetou ») réalisée par Mike Marzuk, la maison d’édition Ravensberger a jugé bon de publier deux albums inspirés des romans de May… Puis, une semaine plus tard, a jugé tout aussi bon de les retirer de la vente, en raison de « nombreux retours négatifs ». Pourquoi ces westerns sont-ils aujourd’hui inadmissibles ? Serait-ce parce qu’Adolf Hitler en était friand et exigeait, dit-on, que tout son état-major les ait lus ?
(Pour éviter les simplismes ajoutons qu’Hitler n’était pas le seul admirateur de Karl May : l’adoraient aussi Albert Einstein, Franz Kafka, Hermann Hesse, Fritz Lang, Albert Schweitzer…)

Pas du tout ! Les raisons de la censure sont à chercher ailleurs. Le patron de Ravensburger, Clemens Maier, a expliqué qu’ils véhiculaient « un imaginaire romancé et plein de clichés », sans rapport avec la véritable histoire de « l’oppression des peuples indigènes ». Il a ajouté que « [s]on intention n’a jamais été de blesser qui que ce soit », et que sa maison se voulait « très attentive à la question de la diversité et de l’appropriation culturelle ». (source : lemonde.fr, 25 août 2022)

Depuis, la polémique « woke » bat son plein entre ceux qui orientent leur farouche indignation vers feu Karl May, estimant que notre époque ne peut plus tolérer une représentation folklorique, kitsch et rétrograde d’un peuple génocidé ; et ceux qui l’orientent plutôt vers la censure d’un pan entier de culture populaire faite d’aventures imaginaires, de grands espaces, de souffle épique, et, mais oui, d’une certaine valorisation des Indiens, fût-elle folklorique (car Winnetou est un brave, un grand héros attirant l’empathie de ses lecteurs, et un personnage tragique dont la mort fit pleurer d’innombrables cœurs tendres, peut-être même Einstein et Hitler eux-mêmes).

Nous discutons du sexe des anges (ah oui tiens au fait parlons-en, faut-il dire il ? elle ? iel ?) alors que l’apocalypse est au fond de l’agenda. L’époque est délicieusement idiote. Mais on ne pourra pas dire qu’on ne l’a pas vue venir. Rediffusion au Fond du Tiroir :
En 2018, alors que, plongé dans le travail sur Ainsi parlait Nanabozo, j’étais particulièrement sensible à ces questions que débattaient mes personnages, je m’étais offusqué (car j’étais jeune et candide, il y a 4 ans) que des bibliothécaires et autres acteurs culturels puissent, convaincus de faire le bien, censurer des livres représentant des Indiens sous couvert de lutte contre les discriminations. Je ne le savais pas mais ce n’était que l’avant-garde.

Du vomi dans l’œil

25/07/2022 Aucun commentaire

Série La publicité c’est de la merde, épisode 8543.

Je me déplace en bus donc je subis plusieurs fois par jour les affiches débilitantes aux arrêts JC Decaux. La dernière que j’ai vue m’a plongé comme jamais dans la consternation. Une célèbre marque de hamburgers et de fast-cholestérol fait ici la promo de sa dernière « création » , un sandwich au poulet frit. L’image est assez nauséeuse par ces temps de canicule mais moins que le slogan, plus ignoble que tout : Il est frit, il a tout compris.

Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre cette phrase sibylline (littéralement, on aurait tout compris lorsqu’on s’est fait frire ? De là où il se trouve, que peut bien comprendre du monde, de la vie, de quoi que ce soit, le malheureux poulet en batterie réduit en hamburger ? Les antispécistes apprécieront) et l’astuce cachée derrière : cette phrase est la parodie d’un slogan antérieur, martelé il y a une quinzaine d’années par un opérateur de téléphonie français. Voilà où nous en sommes rendus : aujourd’hui, lorsque la publicité nous inflige son humour, ses clins d’œil, jeux de mots, paronomases ou oxymores, elle ne puise plus sa matière première parmi le socle commun d’une évanescente culture dite générale, propice à la connivence (expressions et proverbes, titres de livres ou de films, citations littéraires…) mais bien dans ce qui est le plus susceptible d’être une référence commune et populaire : une autre publicité. La boucle est bouclée, la pub est désormais endogamique et totalitaire, elle a dévoré toute la « culture » et nous sommes bien mal barrés.

La vérité est morte. Ressuscitera-t-elle ?

30/06/2022 Aucun commentaire
« La vérité est morte » Goya, Les Désastres de la guerre, estampe n° 79
« Ressuscitera-t-elle ? » Goya, Les Désastres de la guerre, estampe n° 80

Cela n’était pas prémédité mais je deviens doucement un expert de Francisco de Goya. Je mange Goya matin midi et soir, par force je suis rendu un peu Goya moi-même : je prépare la création du spectacle Goya, Monstres et Merveilles, le dimanche 18 septembre à Sassenage (venez nombreux), Christine Antoine au violon, Bernard Commandeur au piano et aux arrangements, moi tout en voix et en vidéoprojecteur.

Jusque là j’avais vu quelques reproductions, le Tres de Mayo en cours d’histoire au collège, j’avais vu les Fantômes de Goya de Forman, je savais en gros. Je savais que Goya c’était bien. Je ne savais rien. Goya, c’est très bien. Très fort. Splendide. Affreux. Satiriste et impressionniste. Flatteur et impitoyable. Opportuniste et dangereux. Abusé et désabusé. Témoin sincère et fabuliste hanté. Désespéré et expérimental, il aspire et exhale tout l’air de son temps, puis le fabrique à l’usage des suivants, avec plusieurs coudées d’avance, révélateur comme aucun autre. Romantique avant les romantiques, surréaliste avant Breton, moderne avant tout le monde. André Malraux avait le sens de l’apostille : on sait qu’à la fin de sa très longue étude esthétique Esquisse d’une psychologie du cinéma (1939), il évacuait en une phrase lapidaire l’autre aspect de son sujet, Par ailleurs, le cinéma est une industrie. De même, son ouvrage sur Goya, Saturne, le destin, l’art et Goya (1950) s’achève sur une phrase économe, cinq mots seulement qui semblent dire Eh bien les amis pour la suite débrouillez-vous sans moi : Ensuite, commence la peinture moderne.

J’explore, j’épluche, je découvre. L’œuvre peinte est colossale, mais l’œuvre dessinée, gravée, est d’autant plus grande qu’elle est cachée, dans des livres, dans des séries. Ainsi, j’examine une à une les 82 estampes de la série Les Désastres de la Guerre (1810-1814), jamais publiée du vivant de Goya, qui rend compte du chaos de la guerre d’indépendance espagnole, un peu comme un grand reporter, un peu comme un lanceur d’alerte graphique, mais surtout comme un poète pour qui la parabole est un sport de combat.

Je m’arrête, foudroyé, dans la contemplation des estampes 79 et 80, que Goya considérait comme les dernières de la série (les numéros 81 et 82 ayant été ajoutés après coup par le compilateur), terrible conclusion en diptyque, ni plus ni moins une bande dessinée en deux cases, puisque l’aspect séquentiel ne fait aucun doute : Murió la Verdad puis Si resucitará ? La vérité est morte. Ressuscitera-t-elle ?

On assiste à l’enterrement d’une jeune fille, poitrine nue comme la Liberté de Delacroix, ceinte de lauriers, encore rayonnante mais déjà gisante, la Vérité. Des ecclésiastiques au premier rang, des moines et un évêque, lui délivrent les derniers sacrements ainsi que quelques coups de pelle, apparemment soulagés d’être débarrassés de cette emmerdeuse. Sont-ils ses assassins ? Sur la droite, un seul personnage la pleure, une autre allégorie, la Justice, tenant une balance en main. Dans le second dessin, une fois expédiée la cérémonie, la Vérité rayonne encore vaillamment dans la nuit mais reste morte, horizontale et sans sépulture (l’a-t-on jetée dans la fosse commune ?), entourée par une foule de gargouilles grimaçantes et saoules. L’une d’entre elle utilise un livre ouvert comme couvre-chef. La question de la résurrection posée par le titre n’a pas de réponse, mais Goya n’est sans doute pas optimiste. Nous non plus. Qu’il ait choisi les funérailles déshonorantes de la Vérité pour conclure son épopée des Désastres de la guerre fait de lui le précurseur, entre cent autres, de Rudyard Kipling qui dira un siècle plus tard La première victime de la guerre est la vérité.

Goya était proche des ilustrados, ces héritiers espagnols des Lumières françaises, dont les valeurs étaient (et sont) mises à mal par la marche du monde, les changements de régime, les guerres y compris civiles, les massacres, les tortures, les viols, les exécutions, les pantalonnades du pouvoir et les misères dans les rues, sans compter le retour de l’Inquisition, de son cortège de superstitions et de violences arbitraires. Outre la Vérité elle-même, on enterre ici tous les idéaux des Lumières et des ilustrados, le progrès, l’émancipation, l’humanisme, la connaissance, la justice, la loi… Et bien sûr la liberté, l’égalité, la fraternité.

Eussè-je connu plus tôt ces deux terribles estampes d’une actualité sans cesse renouvelée, j’en aurais fait l’illustration, l’emblème, le générique, de la grande série (car moi aussi, sans me vanter, je fais des séries) que j’ai consacrée, durant la saison 20/21, à l’archéologie de la fake news selon la littérature. Pour mémoire :

Épisode 1 : Machiavel

Épisode 2 : Jonathan Swift

Épisode 3 : Armand Robin

Épisode 4 : Mark Twain contre Adolf Hitler

Épisode 5 : Nietzsche et Pierre Bayard

Épisode 6 : Louise Labbé

I ♡ NY

27/06/2022 Aucun commentaire

J’héberge en ce moment mon ami iranien, mon quasi-frère, que je n’avais pas vu depuis des lustres gorgées de Covid. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre et nos retrouvailles ont été joyeuses et chaleureuses. Nous avons arpenté, plein de nostalgie pour nos jeunesses (nous sommes des hommes de 50 ans et des amis de 30 ans), les rues de cette ville où, quant à lui, il ne s’était pas promené depuis quatre ans. Or un détail l’a frappé. Lui qui est né et a grandi dans un pays où le voile islamique empaquetant les têtes des femmes est obligatoire sous peine de sanctions, il remarque ici, avec une stupéfaction digne des Lettres persanes : « Mais, mon frère, c’est incroyable, le nombre de femmes voilées a énormément augmenté en France ! Quel effet cela te fait ? »

Je lui ai répondu assez platement qu’il m’en voyait navré mais démuni, puisqu’interdire ce voile serait bien pire que le tolérer.

Et puis le lendemain, fidèle en cela à mon esprit d’escalier, je lui ai adressé le message suivant, avec un argumentaire un petit peu plus construit, comparaisons à l’appui.

Mon frère, suite à notre conversation à propos des femmes voilées hier, je peux apporter un élément nouveau.
Ce matin dans le bus j’observais une femme portant le voile, qui tenait sur ses genoux une fillette d’une dizaine d’années. Celle-ci était coiffée d’une casquette beige ornée des initiales NY, le Y en surimpression dans le N (logo de l’équipe de base-ball New York Yankees).
Je me suis mis, en attendant mon arrêt, à bayer aux corneilles en comparant les deux couvre-chefs.


Pour moi, en tant que signaux à interpréter, ils revêtent bien des points communs.
Ils représentent deux aspirations à un idéal exotique ; ils suggèrent deux consolations futures à nos misères aussi bien quotidiennes que métaphysiques (dans le Coran on peut lire que la promesse divine de récompense des croyants sera réalisée au paradis, al-jannah, là où nos souffrances n’existerons plus et où nous vivrons dans le luxe et la joie, avec mets à profusion et serviteurs sexy à disposition (1) / à New York on peut lire la proclamation gravée en bronze sur le socle de la Statue de la liberté, Vieux Monde, donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie-les moi, les déshérités…) ; ils font appel à deux phénomènes imaginaires et idéologiques relayés par des structures de diffusion puissantes (mass media, comptes de stars converties sur les réseaux sociaux, soft power, images de guerre et de gloire, promesses de succès et/ou d’immortalité…) ; par suite, une fois les modèles extérieurs intégrés ils peuvent tous deux représenter ce qui est devenu, sans préjuger de la sincérité, une vocation intérieure (on va ressentir en soi l’appel de Manhattan ou de Muhammad) ; ils incarnent deux généralisations (ou deux mondialisations) d’un imaginaire au départ très localisé voire tribal ; leurs affichages sur le corps sont deux revendications identitaires au moyen d’un accessoire qui relève à la fois du produit dérivé et de la propagande ; ils incarnent en somme deux quêtes symboliques d’un monde que l’on rêve d’autant plus parfait qu’il est lointain : l’islam comme religion du salut / New-York comme ville de tous les possibles, de tous les rêves, la liberté, la vie foisonnante, la joie, l’excitation urbaine, la chance et la fortune pour chacun(e).

Il s’agit aussi, si l’on pousse la comparaison, tout simplement de deux phénomènes de modes, de deux concepts impérialistes devenus des uniformes prêt-à-porter. De deux simplifications manifestes, de deux caricatures, de deux vulgarisations (voire de deux vulgarités), de deux ignorances (qui en se voilant connaît réellement les préconisations de l’islam ?/qui connaît réellement les règles du baseball en arborant une casquette des Yankees ?), donc in fine de deux erreurs par approximation : dans la réalité, l’islam est bien d’autres choses qu’une religion du salut qui protège la vie des femmes et leur pureté mythique, dans ce monde-ci puis dans l’arrière-monde éternel / New-York City et plus globalement les USA, dont NY est la métonymie, sont bien d’autres choses que cet eldorado des humains épris de liberté recueillis par une femme géante brandissant un flambeau (les USA viennent de récuser le droit fédéral à l’avortement, au fait). Les deux ont un envers.
Par ailleurs, les deux ustensiles protègent efficacement des rayons du soleil.

Donc, je suis en mesure de compléter la réponse que je t’ai faite hier : certes, l’épidémie de voiles islamiques sur les têtes des femmes (en France comme ailleurs) me fait soupirer de chagrin, mais, au fond, pas davantage que l’épidémie d’américanisme, qui est bien antérieure, plus massive encore, ni moins naïve ni moins illusoire.

Naturellement, je ne suis pas absolument idiot et une fois leurs points communs énumérés je me souviens que hijab et casquette des New York Yankees sont deux objets très différentes. Il faut, pour être amené à les réfléchir conjointement, disposer d’un cerveau un peu tordu et de temps à perdre durant un trajet dans les transports en commun. Je n’ignore pas leur différence majeure : il est relativement facile à chacun, de bon ton, et même convenu, de critiquer le mode de vie américain et l’américanisation de la planète – les Américains nous fascinent, nous influencent et nous modèlent depuis qu’ils ont gagné la Seconde Guerre Mondiale, aussi il est parfaitement admis, en contrepartie, quasiment en dédommagement, de se moquer d’eux ; en revanche, critiquer ou moquer l’islam en général et le voile en particulier est bien plus délicat. On passe pour un « islamophobe » donc pour un raciste, un intolérant, un zhémourroïde, un provocateur, un néocolon condescendant, un ignorant manquant de respect… bref une mauvaise personne.
La religion ne se discute pas. C’est en cela qu’elle est plus dangereuse que tout ce qui se peut discuter.
Mon frère, porte-toi bien.


(1) – cf. par exemple la sourate 37, Les rangées, versets 39 et suivants, ainsi que la sourate 38, Sad, versets 49 et suivants.

Permis de conduire le monde à sa perte

26/06/2022 Aucun commentaire

Je lis, avec un habituel petit mois de retard, le Charlie Hebdo hors série consacré à la bagnole électrique… J’approuve CHAQUE MOT imprimé dans ce minutieux réquisitoire : plébisciter la voiture électrique en tant que solution « propre » qui va sauver la planète est une aberration, une folie, un scandale, une escroquerie, un crime, les cinq à la fois. Que des « écolos » la soutiennent béatement est pire que tout.

La bagnole électrique ne sauvera pas la planète, elle sauvera exclusivement (et pour quelques années, pas davantage) la foutue civilisation de la bagnole. Cette civilisation, ce modèle de société, qui a rebâti le monde à son image et nous a bien mis dans la mouise depuis 100 ans, via son fantasme publicitaire de liberté individuelle et d’émancipation passant par la consommation forcenée de quatre roues, un moteur et une carrosserie vibrante. Afin que chaque homme (ou femme) libre et émancipé(e) se retrouve seul au volant de sa caisse immobilisée dans les bouchons, encerclée par des centaines d’autres hommes ou femmes, tous plus libres et émancipés et seuls au volant de leur caisse les uns que les autres, roi de leur île célibataire. Chacun pour soi, tous vers nulle part, mais Carlos Ghosn à Versailles (n’oublions jamais : Carlos Ghosn, le Roi Bagnole, à Versailles).

Remplacer sa voiture thermique par une voiture électrique ne fait qu’aggraver le problème (lisez ce numéro pour comprendre comment, très rationnellement) ; en revanche envisager la possibilité de vivre sans voiture (du moins, sans voiture à soi) pourrait, peut-être, vaguement, commencer à esquisser le début d’une solution… Mais cela n’arrivera pas puisque nous sommes, collectivement, incapables de renoncer à cette logique d’acier magnifiquement condensée par le magnifique George W. Bush dès sa magnifique arrivée à Rio en juin 1992 lors de la Conférence des Nations unies sur le développement durable, dit pompeusement Sommet de la terre : « Le mode de vie américain n’est pas négociable ». Le mode de vie américain, donc le nôtre. Vroum vroum.

Avez-vous remarqué que l’insurrection la plus remarquable des trente dernières années en France, celles des Gilets Jaunes, avait pour allumette l’augmentation du tarif des carburants ? Nous sommes foutus.

Les coïncidences sont toujours les mêmes

22/06/2022 Aucun commentaire

Il (me) reste tellement de chansons d’Anne Sylvestre à découvrir, ou au moins à redécouvrir quand on a le malheur de les avoir oubliées… Celle-ci, Coïncidences (1981, album Dans la vie en vrai) me tombe par hasard dans l’oreille ce matin et je suis abasourdi par sa modernité, elle aurait pu être écrite hier ou demain.

J’en suis d’abord épaté, ensuite accablé. Cela veut dire qu’il y a 40 ans on savait déjà tout, mais tout, sur la pollution, sur l’usure au travail, sur les ravages industriels, sur le déni puis les mensonges des communicants, sur l’économie qui prévaut face à la destruction, sur la mort en marche, sur les discours de temporisation pendant la sauvegarde de la production et de la consommation. Sur la colère. Sur les chansons qui causent toujours. Que s’est-il donc passé depuis 40 ans ? Rien. Ah, si, tout de même : Emmanuel Macron a dit, attends, accroche-toi, que « l’écologie est le combat du siècle« . Ha ha ha ho ho ho hi hi hi !

« Et surtout gardez vos vélos, on ira voir au bord de l’eau, si jamais la mer veut redevenir bleue« , conclut Anne.

J’ai créé sur un peu le même sujet la chanson Vos Gueules avec Norbert Pignol, Leïla Badri et Nicolas Coulon, il y aura bientôt trois ans. Que s’est-il passé en trois ans ? Oh, ben tu penses, Anne Sylvestre n’a rien pu faire, alors nous…