Pendant ce temps, au Texas de l’Afrique

07/07/2021 un commentaire
La limousine présidentielle devant le Parkland Hospital, Dallas, Texas, le 22 novembre 1963. JF Kennedy vient d’y être admis, mourant.

Youpi, la saison des scamours est revenue ! Même si mon chef d’oeuvre en la matière restera cette histoire d’amour déchirante de 2014, je suis toujours content de réendosser mon rôle de « Raoul DeBoisat » . Voici un dialogue poignant que Raoul a eu récemment avec un pauvre vieillard texan à l’agonie.

Bonjour,
Je ne serai pas longue, mon nom est Frédy ESSEIVA de nationalité suisse, âgés de 79 ans veuf sans enfants. Je vous contacte pour un projet humanitaire, ma situation physique actuelle ne me permet pas de réaliser le projet que j’envisage de faire. Je vais mettre à votre disposition des moyens financiers pour le faire, car en mourant nous n’emportons aucun bien matériel avec nous. Je serai heureux d’avoir une réponse de votre part, car trop réfléchi avant de prendre cette décision. Ce projet consiste à venir en aide aux personnes vulnérables telles que : les enfants de la rue, les démunies sans-abris et construit une Eglise. j’ai beaucoup prié le créateur afin qu’il m’oriente vers son enfant pouvant accomplir cette mission. Merci de me joindre à mon adresse e-mail privée pour plus ample explication.
Merci pour votre compréhension
Amicalement,
Frédy ESSEIVA

Cher Frédy bonjour (vous permettez que je vous appelle cher Fredy ? Ce n’est pas trop familier ?)
Vous tombez bien avec moi car j’adore les projets humanitaires, tous les ans je donne pour le Téléthon et j’achète aussi la compile des Enfoirés (heureusement je ne l’écoute pas, n’ayant plus de lecteur de CD).
Mais attention, j’aimerais que vous vous présentiez un peu mieux. Malgré le caractère alléchant de votre proposition, je me méfie tout de même un peu. Vous parlez de « moyens financiers » à mettre à ma disposition, c’est bien joli mais, mais… Peut-on savoir comment vous l’avez gagné, cet argent, d’abord ? J’espère que je n’ai pas affaire à un malfrat qui soutire des fortunes à des pigeons ! J’espère que vous êtes un honnête vieillard qui a travaillé toute sa vie et a simplement économisé sou à sou entre deux prières à Dieu ! Heureusement votre adresse mail me rassure un peu : « swissmail », je conclus que vous êtes suisse, or je crois savoir qu’en Suisse il n’y a que des honnêtes gens qui savent gérer leur argent comme de bons pères de famille.
En espérant que vous vous portez bien (79 ans ce n’est pas si vieux, que diable ! vous n’êtes pas tellement plus âgé que moi),
Raoul

Bonjour,
Je me nomme Monsieur Frédy Alexandre ESSEIVA de nationalité Française, âgé de 80 ans, veuf sans enfants. Je suis actuellement sous observation médicale dans un hôpital au 5200 Harry Hines Blvd Sise à Dallas (TX 75235, États-Unis) pour des traitements de ma santé. J’ai les larmes aux yeux en vous écrivant ce petit message, car celui qui n’est pas prêt a affronté la mort au terme de sa vie, ne sera pas en paix quand tombera la nuit.
Si je parviens à vous écrire tout ceci, c’est donc grâce a une petite fille de salle qui m’aide et qui prend soin de moi ici a l’Hôpital. Depuis, j’ai perdu l’usage de la parole, les médecins ont essayé tout ce qui est humainement possible, mais en vaux rien. Dieu seul connaît la réponse.
Je vous confirme que j’ai souhaité vous attribué une somme de 4.800.000 €, d’où cette offre que je vous fais est destinée pour aider les personnes en grandes difficultés (les démunis, les orphelins, ouvrir des centre de promotion sociale pour aider les difficultés financières). Sachez que j’ai longtemps fais des recherches pour que Dieu tout puissant m’envoie une personne de bon cœur comme vous à travers mes recherches et j’espère de tout cœur vous ne refuserez pas mon offre. Mon dernier souhait est de voir une grande partie de cette somme distribuée à un organisme de charité, des églises, des orphelinats et des veuves autour de la promotion de l’œuvre de Dieu. Je dois vous faire savoir que cette décision a été très dure à prendre, mais j’ai dû faire un pas audacieuce parce que je n’ai aucune autre option.
L’argent sera réparti comme suit : 85% sera utilisé pour le projet et 15% sera pour vous-même pour tous les efforts que vous aurez à fournir pour le transfert de la somme et la réalisation du projet. Je vous expliquerai comment rentrer en possession de la somme. Consacré un peu de votre temps pour ce projet humanitaire et Dieu vous le rendra au centuple.
Je dispose tous les documents légaux justifiant le dépôt de ces fonds auprès de cette structure, soyez très rassurant, car ce dossier est bien légal en toute sérénité.
J’attends donc votre réponse afin de vous laisser les contacts de ma banque et plus de détails sur ce projet.
Que le Tout puissant vous bénisse et vous donne la force nécessaire de faire bon usage de ce bien que j’ai délibérément de propre gré accepté de vous céder.
Cordialement,
Frédy ESSEIVA

Cher Frédy
Félicitations, votre histoire est bouleversante. J’ai le coeur déchiré d’apprendre que vous êtes à l’article, je suis en outre très touché par votre sens de la métaphore (« être en paix quand tombera la nuit » est drôlement bien trouvé, bravo) mais je retiens mes larmes parce que j’ai toujours des doutes à votre sujet.
Vous me demandez d’être « très rassurant »… Je comprends, mais malheureusement je ne suis guère en mesure de vous rassurer, les bonnes paroles du genre « Allons Frédy, courage, ressaisissez-vous, vous êtes solide comme un chêne, vous nous enterrerez tous » manqueraient un peu de sincérité, or j’aime beaucoup la sincérité sans fard qui s’est établie entre nous comme si nous étions déjà de vieux amis, et j’aimerais plus que tout ne pas la gâcher.
Par ailleurs, vous n’avez pas répondu à la question que je vous posais dans mon précédent mail : l’argent que vous souhaitez m’offrir gracieusement, comment l’avez-vous gagné ? Je tiens à vous dire que j’ai ma fierté, que je ne suis pas blanchisseur, et je ne saurais accepter de l’argent sale, acquis dans des trafics de drogue ou d’armes, dans des réseaux pédophiles ou bien dans la production d’émissions de téléréalité.
C’est pourquoi je vous demande instamment, cher Frédy, de me fournir dans les plus brefs délais en PDF vos trois derniers bulletins de salaire, un relevé bancaire attestant que vous n’êtes pas établi fiscalement dans les Iles Caïman, un justificatif de domicile, un certificat de baptême, un test PCR de moins d’un mois, ainsi qu’une lettre de caution morale écrite par la petite fille de salle qui prend soin de vous à l’hôpital et allège votre agonie.
Pardon d’être si procédurier, j’espère que vous comprendrez que par les temps qui courent je ne souhaite prendre aucun risque.
Amicalement,
Raoul.

Bonjour cher ami,
Je comprends bien votre inquiétude et j’aimerais vraiment vous dire que je ne peux pas prendre de l’argent sale pour faire une charretée ou pour construire une église. Pour votre vérification, veuillez contacter ma banque: www.labanquegci.eu pour vérification. Pour les pièces demandées, je suis toujours à l’hôpital et je peux les fournir une fois à domicile.
Merci
Cordialement,
Frédy ESSEIVA

Cher vieil ami,
Pardon d’avoir douté de vous ! Je réalise enfin, grâce à votre lien vers labanquegci.eu, que vous êtes une personne sérieuse et j’ai désormais pleinement confiance en vous. Je suis obligé de vous confesser qu’en voyant arriver votre premier mail, j’ai soupçonné que vous ne fussiez qu’un vulgaire margoulin qui cherchait à me dépouiller. Mais j’ai vérifié l’adresse de l’hôpital où vous prétendez mourir (5200 Harry Hines Blvd Sise à Dallas TX 75235, États-Unis)… Or cette adresse est bien celle d’un hôpital, grâce à Dieu, et non celle d’un squat d’artiste, d’un centre de shoot ou d’un cybercafé. Qui plus est, je découvre avec stupeur grâce à Wikipédia qu’il s’agit de rien de moins que du Parkland Hospital où sont morts successivement John Fitzgerald Kennedy, puis Lee Harvey Oswald (vous savez, le gars qui a assassiné Kennedy), puis Jack Ruby (vous savez, le gars qui a assassiné Lee Harvey Oswald) ! Il est parfaitement inconcevable qu’un tel sanctuaire prête son nom à une arnaque, donc je me rends à l’évidence : vous êtes honnête comme l’or. Vous pouvez envoyer votre chèque à : Raoul Deboisat, 1, esplanade Jean Moulin, 93007 Bobigny Cedex. Merci pour tout et bonne fin de vie à vous, mes amitiés à la jeune fille qui veille sur vous,
Bien cordialement,
Raoul

« Chasse à l’homme » (David Cronenberg, 1993)

04/07/2021 Aucun commentaire
Après vérification sur Wikipedia, « Chasse à l’homme » (1993) est un film de John Woo et non de Cronenberg. En outre l’acteur n’est pas moi, mais un certain Jean-Claude Van Damme. J’ai un peu de mal à croire ce que me dit Wikipedia.

Cette nuit, j’ai découvert un film de David Cronenberg que je ne connaissais pas, Chasse à l’homme (1993), film mythique attisant d’autant plus la curiosité qu’il était jusqu’à présent considéré comme perdu et invisible, tourné entre ses deux adaptations littéraires, Le Festin nu et Crash, puis jamais sorti, renié, peut-être même inachevé, et occulté depuis lors dans toutes les filmographies et interviews de Cronenberg.

Je me fais une joie de voir enfin ce film maudit, mais dès les premières images une révélation m’éclabousse : si ce film a été effacé de toutes les mémoires et surtout de la mienne, ce n’est pas par hasard. C’est parce que j’en suis l’acteur principal. L’homme chassé, c’est moi ! Non seulement je me vois sur l’écran, avec mon corps de 1993, incarnant ce personnage de vigile de supermarché surarmé, mais je revis le film en temps réel. Voilà pourquoi le film n’est pas sorti à l’époque, trop en avance sur son temps, il était le fruit d’une expérience d’immersion en réalité augmentée. La technique n’était-elle pas au point au moment du tournage ? Ou peut-être était-elle dangereuse ? En tout tout s’éclaire rétrospectivement, Cronenberg a tiré les leçons de cette expérience cuisante lorsqu’il a tourné un peu plus tard eXistenZ, film à clef.

Les souvenirs me reviennent au fur et à mesure que le film se déroule, chaque image devient immédiatement une impression de déjà vu. Je suis ce vigile recouvert d’un casque, de lunettes de soleil, d’un gilet pare-balle épais comme une armure et portant en bandoulière des armes lourdes, mitrailleuse, lance-flamme et bazooka. Au début du film je tue par inadvertance un client du centre commercial, je présente mes excuses à la foule, je me défends maladroitement, Si on ne m’avait pas mis entre les mains ces armes rien ne serait arrivé, je m’enfuis, je me retrouve dans un parking souterrain, je songe un instant à me suicider, je renonce, à la place je fais exploser ma voiture et la chasse à l’homme s’enclenche. La police, l’armée, et diverses autres personnes que je ne prends pas le temps d’identifier mais qui, clairement, ont intérêt à me faire disparaître parce que j’en sais trop sur ce film qui aurait dû rester secret pour le bien de tous, sont à mes trousses.

La mise en scène, révolutionnaire, consiste en un seul plan-séquence vertigineux, la caméra ne me lâche jamais durant la traque, je suis toujours au centre de l’image comme dans un jeu vidéo, je cours dans des galeries commerciales, je traverse des magasins en renversant tout sur mon passage. Au hasard, je rentre en grand fracas dans une librairie. Tiens ? Sur une table de présentation j’avise un livre inédit de Louis-Ferdinand Céline, Lettres à une amie américaine, incroyable, très belle édition, reliure, signet en tissu et rhodoïd, élégant papier gris, comment se fait-il que je n’ai jamais entendu parler de ce livre ? Mais je n’ai pas le temps de m’attarder, mes poursuivants sont déjà là, ma cavale reprend.

Par une porte de secours du centre commercial je trouve enfin le moyen de m’échapper, le soleil m’éblouit et je détale à l’aveugle, mes poursuivants sur les talons. Je traverse à pied une autoroute, mes ennemis conduisent des mini-voitures de golf et me mitraillent sans relâche. Je cours comme un dératé en enjambant des barrières, en sautant des talus, en provoquant des accidents, je me retrouve même au-dessus d’un précipice qui m’apparaît comme le moyen idéal de semer les nervis qui me traquent, je saute, je plonge dans un étang que je traverse à la nage, je sors et poursuis sur un petit chemin de terre. Je prends le temps de souffler, je m’assois contre un arbre et j’écoute le chant des oiseaux. Rupture de style : cette scène de répit est filmée comme du Terrence Malick.

Mais bientôt j’entends le moteur électrique des petites voitures de golf, il me faut reprendre ma course. Je remonte le chemin de terre, il mène à une maison. Elle semble déserte, mais je vois dans une véranda des chaises, des pupitres, des partitions. Et j’entends des voix, des chants, dans la pièce d’à côté. Parfait, cette maison est habitée par des chanteurs, on ne me retrouvera jamais ici. Je visite à pas de loup, je trouve le garage, j’aperçois au fond une porte basse, que j’ouvre. Derrière se tiennent deux bouteilles de gaz rouges. Je me faufile entre les deux, je referme la porte basse derrière moi et je ne bouge plus, j’écoute ma respiration et, au loin, des chants chorals. Enfin au repos, j’ai le temps d’admirer la virtuosité de la caméra, qui non seulement m’a suivi durant toute la durée de la traque mais a réussi a se faufiler avec moi dans cette minuscule trappe aux bouteilles de gaz rouge. Chapeau le chef op.

Je me réveille. Je ne sais plus quoi faire. David Cronenberg ne m’a pas donné une seule consigne de jeu. Je ne sais même pas s’il est sympa ou non, dans la vraie vie, ni s’il est content de la scène.

Enfin survient une chose normale

28/06/2021 un commentaire
Chris Ware, autoportrait, 2021

Chris Ware a reçu le grand prix d’Angoulême ! Rien de plus normal que cette récompense, mais elle fait plaisir quand même, les choses normales se révélant finalement assez rares.

Rediffusion au Fond du Tiroir, façon « je vous l’avais bien dit » : en 2008, il n’y a pas moins de 13 ans mesdames et messieurs, j’étais extatique et vous déclarais en substance : « Chris Ware est un génie, précipitez-vous sur son dernier récit en cours, Rusty Brown, qui est encore mieux que tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, malheureusement pas encore traduit en français… » (13 ans plus tard, Rusty Brown est enfin achevé et traduit, chez Delcourt.)

Et pendant ce temps, une courge nommée Roselyne Bachelot, paraît-il ministre d’on-ne-sait-quoi, déclare dans un grand quotidien du soir numérique : « On peut entrer dans la culture par le divertissement ! Par exemple, la bande dessinée permet d’entrer dans la lecture. On peut arriver à lire Kundera en commençant par lire des Astérix ! »

Est-il possible d’être aussi bête, aussi rétrograde, aussi ministre ! Rance vision utilitaire de la bande dessinée comme marchepied vers la vraie culture, celle des romans ! Si jamais des lecteurs d’Astérix lisent également Kundera, grand bien leur fasse (idem si des lecteurs de Kundera lisent Astérix). En revanche il est rigoureusement inconcevable que des lecteurs de Guillaume Musso ou Danielle Steel accèdent un jour à la lecture de Chris Ware.

Bachotage

27/06/2021 Aucun commentaire

Oh, non ! Que m’arrive-t-il ? J’opine du bonnet en lisant une tribune du Figaro ! Un dimanche d’élection, en plus ! Suis-je devenu un vieux con, sans m’en rendre compte, comme tous les vieux cons ? L’auteur du texte ci-dessous est ex-adjoint au maire de Versailles et député européen LR, a priori pas spécialement un type avec qui j’aimerais boire des coups, pourtant je trouve plutôt sensé ce qu’il raconte sur l’état de l’Éducation Nationale et sur la perte programmée de sens et de valeur du bac en particulier, des diplômes et de l’enseignement en général, et en fin de compte du rapport au savoir.
Au fond le dépassement du clivage gauche/droite est ici tout naturel puisque la gauche est loin d’être innocente dans le délabrement à long terme de l’éducation nationale (simultané à celui de la santé).
Au passage je relève dans la tribune ces fragments : « Adapter l’évaluation aux disparités locales était le moyen le plus efficace pour achever de casser un thermomètre gênant (…) un lycée à la carte (…) archipel complexe de parcours individuels (…) » et j’y entrevois un terrifiant concentré de l’esprit du temps, à savoir la mise à mort de l’universalisme et de l’idée même de bien commun qui, en termes de savoir, s’appelait « culture générale », au profit du relativisme, de la balkanisation cognitive façon réseaux sociaux, des « cultures » remplaçant la « culture », voire des « accommodements raisonnables », et en fin de compte du rouleau compresseur néo-libéral qui a besoin non de citoyens mais de consommateurs. Résultat : en 50 ans la part de bacheliers dans une génération est passée de 20% à 80% mais la part d’illettrés n’a pas baissé pour autant, au contraire, révélant assez que l’objectif politique était bien le bac-fétiche et non l’accès au savoir ! Qu’un citoyen sache lire et écrire n’a pas tellement d’importance, après tout c’est son choix et il faut le respecter, du moment qu’il a le droit de consommer et de signer les formulaires de souscription à des crédits pour relancer l’économie. Ce que, d’ailleurs, plaide le Figaro dans toutes ses autres pages. Ouf, me voilà rassuré, je ne suis pas près d’approuver le Figaro EN GÉNÉRAL, je vais pouvoir sortir de chez moi et aller voter.
Bon courage à tous les jeunes gens qui passent le bac ces jours-ci… Bon courage pour après, je veux dire…
F.V.

«Pourquoi l’enseignement secondaire continue à se dégrader de façon spectaculaire»
TRIBUNE – Enseignant de profession, le député européen François-Xavier Bellamy porte sur l’état de l’école un jugement aussi sombre que précis.
Par François-Xavier Bellamy
FigaroVox, le 16/06/2021
Malgré cette année chaotique, certains rituels semblent immuables, dont l’épreuve de philosophie qui ouvre aujourd’hui le bal du baccalauréat pour des centaines de milliers d’élèves. Mais que reste-t-il vraiment du bac? Disons-le: ce diplôme national est aujourd’hui une étoile morte ; et cette situation n’est que le symptôme de l’effondrement silencieux, mais bien réel, qui touche le système éducatif.
Depuis longtemps déjà, ce qui constitue encore le premier grade universitaire a été peu à peu discrédité par une double évolution: le projet d’amener 80 % d’une classe d’âge au bac a été poursuivi avec constance depuis 1985 – jusque-là, seuls trois jeunes français sur dix décrochaient ce diplôme. Mais, simultanément, le niveau général des élèves français ne cessait de baisser, comme l’attestent aujourd’hui toutes les études internationales: la dernière enquête Timms a montré que la France se classait dernière en Europe pour l’enseignement des mathématiques. Ces lacunes majeures dans la transmission des savoirs les plus fondamentaux sont confirmées par les statistiques du ministère elle-même ; et les chiffres de la journée défense et citoyenneté publiés pour 2020 montrent que 22 % des jeunes majeurs en France ont de lourdes difficultés de lecture. Il n’est plus du tout garanti qu’un bachelier sache, par exemple, lire et écrire correctement le français.
« Le baccalauréat est devenu un mensonge d’État. »
La situation n’a aucune chance de s’améliorer. La réforme du bac menée par Jean-Michel Blanquer en 2018 lui a porté le coup de grâce: cet examen incarnait une certaine idée de la méritocratie – mêmes épreuves, le même jour, avec les mêmes critères de notation et la même organisation de jury -, le ministre y a incorporé une part importante de contrôle continu, effectué dans chaque classe, et des épreuves par lycée, lui retirant de fait son caractère d’examen national. Dans un système éducatif devenu le plus inégalitaire de l’OCDE, adapter l’évaluation aux disparités locales étaitle moyen le plus efficace pour achever de casser un thermomètre gênant.
Le baccalauréat est devenu un mensonge d’État ; et les universités sont contraintes d’assumer cette fiction: puisqu’elles sont les seules formationsà ne pouvoir refuser un bachelier, elles reçoivent les milliers d’élèves titulaires d’un diplôme qui ne garantit plus rien, surtout pas leur capacité à poursuivre des études. Sur les plus de 50 000 étudiants qui s’inscrivent en droit chaque année, moins de la moitié réussissent leur première année. Tel est le résultat de ce bac devenu fiction: un immense gâchis, sur le plan académique – car l’université est emportée vers le fond par le naufrage de l’enseignement primaire et secondaire -, mais aussi gâchis budgétaire, et, le plus important, humain: comment les jeunes privés des moyens d’accomplir leurs talents par des connaissances essentielles, qui n’ont pour tout bagage qu’un diplôme dévalué, pourraient-ils ne pas en vouloir aux institutions qui leur ont menti? Comment des professeurs qui s’engagent, malgré toutes les difficultés, dans l’aventure pédagogique, peuvent-ils ne pas être écœurés en étant assignés au rôle de rouages muets dans ce qui devient désormais une immense fiction collective?
Car la crise touche le quotidien de l’enseignement, et non pas seulement l’examen final: derrière cette réforme du bac, il y avait une réforme du lycée, dont les conséquences sont majeures. Le principe est simple: supprimer les filières existantes, en réduisant drastiquementles disciplines qui en constituaient le tronc commun, pour les remplacer par un lycée à la carte composé d’une addition d’options. On peut arrêter complètement les mathématiques dès la fin de seconde si l’on ne retient pas cette option. Le nouveau lycée prend le parti de la spécialisation précoce au détriment de la culture générale, alors qu’elle n’a jamais été aussi nécessaire que dans ce monde en mutation rapide – où il est tellement vain, d’ailleurs, d’imposer aux élèves de choisir une spécialité dès l’âge de 14 ou 15 ans. Fondé sur cette exigence intenable, le nouveau lycée ressemble à un archipel complexe de parcours individuels et remplacela structure des classes en une multitude de groupes redessinés au gré des options. Il isole toujours plus les adolescents, privant les plus fragiles du lien avec une classe, qui constituait souvent le dernier point d’ancrage pour éviter le décrochage. Seule efficacité vérifiable de cette réforme incompréhensible : elle aura fait disparaître, comme par enchantement, des millions d’heures de cours par an. L’alliance de l’idéologie des compétences et d’une logique budgétaire inavouée, résultat d’un manque de courage plus que de lucidité, aura fini d’achever le bac et de fragiliser considérablement tout l’édifice du lycée.
Ces mêmes causes ont manifestement inspiré une autre rupture majeure que Jean-Michel Blanquer a récemment imposée par arrêté, dans l’indifférence générale – hormis celle des premiers concernés: la réforme du concours de l’enseignement, le Capes, doit s’appliquer à partir de la rentrée. Jusque-là, dans chaque matière, les deux oraux du Capes étaient consacrés à la discipline dans laquelle le candidat se présentait. Désormais, l’un des deux sera remplacé par un «entretien de motivation», devant des jurys où pourront d’ailleurs figurer des personnes n’ayant jamais enseigné. Là encore, l’importance accordée au savoir recule: on recrutera un professeur d’anglais sur une seule demi-heure d’oral de langue. En revanche, fait inédit, on évaluera le candidat sur sa conformité avec les attendus du moment du point de vue des «valeurs» et du discours…La France était agnostique avec ses futurs professeurs, pourvu qu’ils atteignent l’excellence dans leurs disciplines ; désormais, il leur faudra passer par le processus managérial de l’entretien de motivation – comme si celui qui persiste à vouloir enseigner, malgré la faiblesse des salaires, l’aberration de la gestion des carrières et la multiplication des difficultés pédagogiques, avait besoin de prouver sa motivation… La seule chose que doit avoir à prouver un futur professeur, c’est son savoir! Charge au ministère de former ses enseignants, de les accompagner, de les soutenir et de garantir leur impartialité dans l’exigence de la transmission.
C’est ici l’exact inverse qui se produit : en mobilisant des candidats pour dispenser six heures d’enseignement par semaine pendant leur année de préparation des concours, la réforme confiera des classes à des étudiants qui n’auront encore jamais été évalués en tant que professeurs – y compris donc à ceux qui ensuite n’arriveront pas à décrocher les concours. Là encore, l’idéologie qui préfère l’expérience pratique au savoir fait bon ménage avec une logique d’économies bien médiocre: des candidats devront préparer les concours en travaillant sans contrat pour quelques centaines d’euros mensuels, prenant en charge des heures normalement effectuées par des professeurs titulaires.
Le gouvernement actuel n’est pas responsable de la crise profonde que traverse l’école ; l’origine en est plus lointaine. Mais, après quatre années d’exercice du pouvoir, il faut bien reconnaître que rien n’aura été fait pour reconstruire un système éducatif en souffrance. C’est pourtant l’enjeu majeur qui décidera de l’avenir de notre pays. Tout commence par là. Nous le devons aux professeurs qui se dévouent à la tâche malgré la défiance partout répandue et aux élèves, bien sûr, qui ont le droit de recevoir ce qui nous a été transmis pour accomplir leurs facultés et offrir au monde à venir ce qu’ils ont de meilleur à faire naître. Pour cela, il faut des connaissances, et non des diplômes que notre faillite collective a fini par priver de sens.

Que faire du baroque ? (Cancel la Cancel, 1/5)

23/06/2021 Aucun commentaire
Photos : Laurence Menu. Le gars de dos au premier rang du public en chemise blanche, c’est Eric Piolle. C’est pas pour cafter, mais il a passé l’essentiel du concert sur son téléphone, à consulter les résultats des élections.

Deux photos des concerts « les tubes du baroque » donnés dimanche dernier par l’orchestre baroque Le Jardin Musical (Christine Antoine et compagnie). Le tambouriniste est un peu flou mais au moins il est en mesure et plein de bonne volonté.

Je prends un plaisir gigantesque à accompagner ces concerts en tant que présentateur-conteur-pédagogue (et tambouriniste). Je raconte de bonnes anecdotes, souvent liées à l’histoire littéraire davantage que musicale (pour évoquer Lully je parle de Molière, pour évoquer Purcell je parle d’Aphra Behn et par conséquent de Virginia Woolf, etc.) et j’en profite pour glisser quelques messages politiques bien sentis.

Échantillon : « Oui, bien sûr, mesdames et messieurs, on peut se moquer gentiment des opéras baroques dont les livrets, qui fantasmaient l’Orient, reposaient sur des présupposés racistes exprimant la supériorité de l’Occident blanc. Ah, la « danse des sauvages » des Indes Galantes ! Mais à partir de ce constat, deux solutions s’offrent à nous : soit l’on s’indigne de l’arrogance de ces œuvres, de leur caractère discriminatoire, de leur complicité dans le colonialisme et l’esclavage, de leur privilège blanc qui est une incarnation du mal, et on supprime du répertoire les Indes Galantes, Armide, Rinaldo, Abdelazer ou la revanche du Maure, on déboulonne Lully, Haendel, on relègue tous ces mâles blancs de plus de 50 ans (certains ont même 300 ans) dans une liste noire, et poubelle.
Cette solution très en vogue s’appelle la « cancel culture », qui est une culture de l’oubli – oxymore, contradiction dans les termes.
Soit l’on n’oublie rien, même pas les préjugés anachroniques, on se souvient qu’ils ont existé, que quelque chose a eu lieu, et pour cela et on montre les œuvres, on les joue, on les accompagne au tambourin s’il le faut, on les présente d’une manière contemporaine pour un public contemporain. C’est ce que nous prétendons faire. »

Du reste c’est également ce que fait Clément Cogitore quand il met en scène « Les Indes Galantes » à l’Opéra de Paris avec des danseurs urbains, et qu’il explose tout sur son passage. À ne pas manquer : sort aujourd’hui (mercredi 23 juin) en salle le documentaire sur cette mise en scène fabuleuse, film titré également Les Indes Galantes, par Philippe Béziat.

Que faire du baroque ? Le jouer, naturellement.

Prochaine représentation de nos « Tubes du baroque » : 16 janvier 2022, temple protestant, 2 rue Joseph-Fourrier à Grenoble, mais tout le monde a le temps d’oublier la date entre temps.

Par Nanabozho le Grand Lapin (ainsi que Mahah le Putois)

19/06/2021 Aucun commentaire
« Oumpah-pah », Goscinny/Uderzo, 1961

19 juin : un mois tout rond que le Nanabozo est paru, un mois tout rond que je guette l’apparition d’un signe de vie en ligne, quelque note de lecture, critique professionnelle ou à peu près… Cette attente n’est pas vanité de ma part, juste la fébrilité de me confronter au crash test, la vérification que j’écris pour quelqu’un et non pour moi-même exclusivement ou pour le fond de mon tiroir… J’envoie… J’espère un accusé de réception… J’écris… J’attends le lecteur… Je sais bien qu’il s’agit de mon meilleur roman, et de loin, mais j’attends puérilement que des lecteurs me le confirment…
Eh bien voilà, c’est chose faite ! Une première lectrice a publié sa première critique sur Babelio, site dédié aux échanges de points de vue entre lecteurs. Hélas je ne sais quoi faire de ce point de vue-là.

Publiée sur le site Babelio :
LeKyld, 09 juin 2021
Il m’arrive rarement d’abandonner un livre. Je suis toujours embêtée parce que j’imagine tout le travail qu’il a demandé à son auteur et j’ai le sentiment de lui manquer un peu de respect. Surtout dans un cas comme celui-là, où c’est un livre offert (contre une critique certes).
Ainsi parlait Nanabozo est un roman qui m’a tout de suite attirée ; le résumé est plein de mystère. Malheureusement, ma curiosité ne fait pas le poids face aux blocages que j’ai rencontré avec ce livre.
La première chose, c’est la narration. L’histoire est racontée du point de vue d’un adolescent avec un langage qui lui est propre et qui, en ce qui me concerne, a tendance à casser mon rythme de lecture : les phrases à rallonge, le langage familier, la narration des évènements avec une chronologie complètement anarchique – ce sont des éléments qui me dérangent.
Ensuite, le narrateur à tendance à s’adresser directement au lecteur – c’est comme dans les films, lorsque le personnage casse le 4ème mur, j’ai juste envie de m’arracher les cheveux. Mais ici, c’est un parti pris puisque le narrateur est un adolescent interviewé. En tant que lecteur, on est en quelques sortes plongé dans la peau d’un journaliste. Et puis bon, je l’avoue quand même, étant donné la quatrième de couverture, j’aurais pu le deviner.
Du coup, je ne souhaite pas donner une note à ce roman pour plusieurs raisons :
Je ne note pas les livres que j’abandonne – je n’ai lu qu’un tiers du roman, ce serait ridicule d’induire en erreur de potentiels lecteurs sur la base d’un “avis” qui ne concerne même pas l’entièreté du récit ;
Je suis persuadée que les défauts que je trouve à ce roman le sont pour moi mais pas pour d’autres. La narration, le registre de langue, le narrateur qui interpèle le lecteur…
Donc si je peux conclure cette critique (l’imposture !), je ne recommande pas ce roman pour ceux qui, comme moi, sont dérangés par les détails que j’ai listé plus haut. Sinon, tentez et vous verrez bien ! »

Cette lectrice voit des choses que je n’ai pas mises dans mon livre (démolition du 4e mur ? lecteur « journaliste » ? narrateur « interviewé » ? mais où va-t-elle chercher tout ça ?) puis renonce, poliment et respectueusement. Bref, tout reste à faire. J’attends toujours que quelqu’un exprime en public qu’une rencontre a eu lieu, qu’un lecteur a lu ce que j’ai écrit, trouvé ce que j’ai planqué ou récolté ce que j’ai semé (dans ce roman, l’adresse au lecteur, inspirée de La Chute de Camus (je m’en explique ici, pour qui ça intéresse), loin de tout cynisme ou de coup de masse dans le 4e mur, est justement une quête de complicité, une façon de responsabiliser le lecteur qui reçoit la confidence qu’on lui fait – une demande d’engagement, qu’il est en position souveraine de refuser, dont acte). Je me raccroche à l’avertissement que m’a donné mon éditrice, « C’est un livre que tout le monde ne va pas aimer« , donc jusqu’à présent tout est normal, il faut attendre de trouver celui qui l’aimera, un mois n’est sans doute pas assez.

Une personne bien intentionnée m’a consolé en me signalant que le logo de Babelio évoquait davantage un étron que la tour de Babel, en pointant la pauvreté (assumée) de cette critique et en me rappelant que personne n’est obligé de donner son avis à tout bout de champ… J’ai alors gambergé sur ce à quoi nous sommes ou non obligés. Eh bien si, pourtant, cette lectrice est bel et bien obligée de donner son avis puisqu’elle reconnaît avoir reçu le livre gratuitement contre une critique (le dispositif s’appelle Masse critique, jeu de mot sur la critique émise par la masse). Depuis que la presse se pète la gueule, que journaux et kiosques meurent, et que simultanément montent en puissance les influenceurs de tous calibres sur internet, l’antique système des services de presse (un livre offert dans l’espoir d’une critique) a migré vers les sites de type Babelio. Cet itinéraire bis de la critique rejoint une tendance lourde de la sociabilité en ligne : nous nous connectons pour exprimer une opinion. Tant pis et tant mieux. Sans aucun doute tant pis pour moi qui, ceci est un aveu de faiblesse, me sens obligé de lire ces retours. Et, comble de masochisme, les commentaires en-dessous, qui vont tous dans le même sens (je me fais traiter de pensum et d’illisible).

Reste, heureusement pour moi, que la rencontre espérée a bien eu lieu quelques fois, en privé, hors ligne, grâce à des personnes qui pour le coup ne se sentaient pas obligées de le clamer sur les toits numériques. Bisous.

« No sport » (Winston Churchill)

16/06/2021 Aucun commentaire
Champion olympique du point Godwin ! (« Les dieux du stade », Leni Riefsenstahl, 1938)

Hier soir, premier concert depuis 18 mois avec l’orchestre symphonique d’Eybens. Soulagement et joie éruptive du moment longtemps empêché, longtemps retenu, longtemps confiné. Euphorie et exaltation au fond difficilement transmissibles par écrit, il fallait être là. Nous avons joué des compositeurs allemands, autrichiens, anglais, italiens, et même un Norvégien, convaincus que la musique est « plutôt un pays en plus » (pour paraphraser Jean-Luc Godard), et que nous étions de ce pays, sans passeport ni visa.
Je rentre chez moi sur un petit nuage. Las ! Je rentre chez moi, également, dans ma bagnole. J’ai le malheur d’allumer la radio et d’écouter les informations. Des nouvelles d’autres déconfinés heureux en plein relâchement m’agressent, et gâchent l’effet. Micro-trottoir à la sortie d’un match : « C’est un grand moment ! Qu’on attendait depuis tellement longtemps ! Qu’est-ce que ça nous avait manqué ! Mais c’est indescriptible, une soirée aussi parfaite dans les gradins, fallait être là ! On s’est baladé ! On les a pas vus, les Allemands ! On est chez nous ! Ouais on est chez nous ! Les Allemands mais ils n’ont plus qu’à rentrer chez eux bon débarras les Allemands ! Ah ah ! Nous on a le plaisir d’être ensemble, d’avoir supporté, et d’avoir gagné ! Et de s’embrasser, franchement tant pis pour les gestes barrière ! »
Je suis abasourdi, je cherche la faille logique : comment ce gars peut-il dire exactement la même chose que moi tout en disant le strict contraire ?
Vive la musique, qui est la découverte et le partage de ce qui se trouve au-delà des frontières ; à bas le sport qui est la guerre et le chauvinisme continués par d’autres moyens.

Lorsque le sport se fait nationaliste, avec une « patrie n°1 » qui affronte une « patrie n°2 » , on peut le comprendre de deux façons : soit on considère que le sport est bienfaisant parce qu’il ritualise la guerre, la sublime, et par conséquent l’évite, la remplace, il fait diversion ; soit on n’y voit qu’une répétition générale à coup de galvanisation patriotique avant les vrais combats, comme les jeux olympiques de Berlin en 1936 filmés par Leni Riefenstahl.
Dans les deux cas le patriotisme décérébré est intact, valeur refuge, passion simple jamais remise en cause et même encouragée par les instances politiques en notre époque de revendications identitaires exacerbées.
En entendant hier un supporter répéter « On est chez nous » (slogan du RN) et expliquer sa joie d’avoir vaincu les Allemands qui n’avaient plus qu’à rentrer chez eux, humiliés (revanche inconsciente de 1870 et de 1940), m’est revenu comme une bile le premier chapitre de Voyage au bout de la nuit, quand Bardamu définit ce qu’est la guerre par A + B, comme une équation infaillible :

Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça :  » Bande de charognes, c’est la guerre ! qu’ils font. On va les aborder les saligauds qui sont sur la patrie N°2 et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a tout ce qu’il faut à bord ! Tous en chœur ! Gueulez voir d’abord un bon coup que ça tremble : Vive la patrie N°1 ! »

On peut remplacer « patrie n°1 » et « patrie n°2 » par ce qu’on voudra et la formule se vérifiera toujours, toutefois France-Allemagne est un indémodable classico.

Non mais franchement

09/06/2021 Aucun commentaire
Un album d’images Panini ressurgi de mon enfance : « Animaux préhistoriques » (1974), et dès la première page un brontosaure long comme trois bus

Des nouvelles de ma santé mentale ?
Ce matin, dans le bus, j’avise une jeune fille assise en face de moi, plongée dans un livre de poche. Par réflexe je penche doucement la tête sur le côté droit jusqu’à déchiffrer la couverture. J’y suis : Les hauts de Hurlevent, Emily Brontë. Ah, bon, OK.
Ma tête retrouve sa position initiale, de repos. Et c’est à ce moment-là soudain qu’un fusible saute quelque part entre deux neurones et qu’une pensée se forme par surprise dans mon esprit : « Emily Brontosaure » .
Et je trouve ça marrant, « Emily Brontosaure« , mais alors marrant ! Je le repense encore une fois pour vérifier : « Emily Brontosaure » ? Ah mais oui, en effet, c’est de plus en plus marrant !
Un spasme fuse de ma poitrine jusqu’à ma bouche et mon nez, je ne peux pas me retenir, je ris sous mon masque ! Des hoquets par quintes ! La jeune fille lève les yeux, elle se demande quoi, je me mords la bouche et je regarde par la fenêtre, je m’évente, il n’y a plus que mes épaules qui tressautent.
Je suis incapable de penser à autre chose, je me répète tellement « Emily Brontosaure » que je me sens sur le point de le dire à haute voix pour mieux l’entendre, c’est là en bord de lèvres, en starting block, il faut à toute force que je me surveille, je mords plus profond et je m’évente. Mais pendant ce temps en dedans le mouvement est lancé, la réaction en chaîne, les fusibles continuent de sauter en série : je cherche des variations, des améliorations, j’en trouve. « Diplo de Paléontolevant, par Emily Brontosaure » . Marrant ! Attends, attends, j’en ai une autre : « Paléo de Jurlevassiquevent » encore plus marrant ! Reparti de plus belle ! Rire, rire ! Je n’ose pas vérifier mais peut-être que tout le bus me regarde, je cherche un moyen pour arrêter de rire, je réfléchis à un truc bien nul bien chiant bien sinistre et lourd, tiens, par exemple, mets-toi en situation, imagine la galère si tu étais obligé d’expliquer à quelqu’un ce qu’il y a de marrant dans Emily Brontosaure… Perdu ! Je ris plus fort encore !
Enfin je descends à mon arrêt et je peux me laisser aller, soulagé je le prononce à voix haute, très haute, j’enlève le masque et je le balance au mur comme si je lui annonçais une nouvelle très attendue : « Emily Brontosaure ! »
Ensuite, régulièrement pendant la journée, des bouffées revenaient, je me souvenais d’ « Emily Brontosaure » et je me cassais en deux de convulsions à la stupéfaction de mon entourage. Et même là, ce soir, rien que de vous l’écrire sur mon clavier, je me concentre et je ventile mais c’est toujours aussi marrant, j’en suis encore secoué.
Bref : ma santé mentale vous embrasse bien fort.
Et vous, ça va ?

Envoi
Princesse qui lisiez ce matin dans le bus
Ne jugez par pitié point trop sévèrement
Le gars en vis-à-vis, le pauvre olibrius
C’est vrai, il est chelou mais il n’est pas méchant

Tout ça n’empêche pas, Nicolas

31/05/2021 Aucun commentaire
« Le cri du peuple », Tardi, Vautrin, édition intégrale, 2021.
Édition initiale en quatre tomes, 2001-2004.

Il y a 150 ans, la Semaine Sanglante mettait un terme à un bref régime politique, la république sociale appelée Commune de Paris. La France a-t-elle été à nouveau de gauche depuis, ou bien l’hécatombe puis le Sacré-cœur lui ont-ils servi de leçon ?

Depuis plusieurs semaines je lis tout ce qui circule sur l’histoire de la Commune (pratiquement pas d’hommages officiels, peu d’échos médiatiques, à part chez les gauchistes genre Là-bas si j’y suis qui relaie les formidables causeries d’Henri Guillemin)…

La Commune est cette expérience de deux mois et dix jours qui a malgré la guerre sans trêve énormément inventé (la laïcité 35 ans avant la loi de séparation de l’Église et de l’État… l’école gratuite et obligatoire 10 ans avant Ferry… la gratuité des loyers en temps de crise 75 ans avant l’inscription du droit au logement dans le droit français… le salaire minimum envisagé 80 ans avant l’invention du SMIG… les élus sommés de rendre des comptes des décennies avant les refrains sur la transparence ou la démocratie participative… l’autogestion dans les entreprises un siècle avant mai 68… l’autonomie locale anti-jacobine 110 ans avant la décentralisation… l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes une éternité avant tout le monde…) puis qui a été éventrée et noyée dans son sang par une guerre civile aussi abominable et dégueulasse que n’importe quelle guerre civile. Peut-être même un peu plus dégueulasse, puisque survenant dans la foulée d’une guerre traditionnelle, entre états, guerre perdue par la France, ce qui autorise à interpréter les massacres de Paris en tant que match retour : l’ignoble armée française, humiliée par sa déculottée face aux Prussiens, se venge sur le peuple parisien. Voyez, elle l’a gagnée, la guerre, finalement, elle a sauvé la République. Bilan selon les derniers décomptes : 877 morts dans le camp Versaillais, entre 5 700 et 7 400 morts dans le camp communard, certains historiens parlent même de 20 000 morts durant la semaine sanglante, mais ceux-là sont manifestement de parti pris, et puis les charniers entassant les cadavres de façon trop désordonnée pour apporter davantage de précision.

En chemin une révélation m’éblouit : je constate que quasiment tout ce que je sais de la Commune, je l’ai appris par des lectures personnelles (Vallès bien sûr, Vautrin, Tardi, Hugo, Louise Michel, Gustave Courbet…). Ou, un peu, par des chansons transmises le long d’une tradition familiale – je me souviens du 33 tours La Commune en chantant, qui traînait chez mes parents et se terminait par Le Temps des cerises (je ne comprenais d’ailleurs pas ce que cette chanson pop, parlant d’amour et de mélancolie venait foutre ici, qu’avait-elle donc d’historique ou de politique ? Bien plus tard, je m’en souviendrai en citant cette chanson dans les Giètes, car une fois la maturité acquise j’aurai compris qu’après l’histoire et la politique demeurent l’amour et la mélancolie). En tout état de cause je ne me souviens pas avoir entendu un traitre mot à propos de la Commune lors de mon long cursus scolaire et universitaire. Cette lacune est, en soi, une trahison des valeurs de la Commune, qui ne croyait en rien davantage qu’en l’éducation.

L’extravagante amnésie de ces semaines où l’armée Française a exécuté des Français qui tentaient de changer le monde et la vie publique est un tabou, extraordinairement louche… Imaginons, en outrant à peine la comparaison, que les élèves espagnols n’abordent jamais la période 1936-1939, les Anglais la période 1642-1651, les Américains la période 1861-1865, ou les habitants de toute la péninsule balkanique la période 1991-2002.

Les domaines sont pourtant innombrables où la Commune a servi de prototype et de laboratoire, et pourrait continuer de nous dispenser leçons et avertissements. Ses fugaces victoires énumérées trois paragraphes plus haut, son martyre atroce, mais également ses flagrants échecs : ses tiraillements internes, la fatale impossibilité de l’union de la gauche, vouée à la faillite… En 1871 comme au XXIe siècle dès que la gauche a le pouvoir elle se fragmente en on-ne-sait combien de factions qui se détestent et se foutent sur la gueule. Tandis qu’en face l’union de la droite est très facile à établir sur une communauté d’intérêts économiques – à l’époque de la Commune : la collusion entre conservateurs, arrivistes et gens de bien, bourgeois Versaillais et République des banquiers, partisans de l’ordre, des affaires et de l’Église ; à notre époque : euh, eh ben, les mêmes, rigoureusement… Aujourd’hui ils s’appellent la République en Marche.

Finalement ma question contenait sa propre réponse : pourquoi oublie-t-on la Commune ? Eh bien, parce que depuis lors les Versaillais ont, globalement, conservé le pouvoir sans partage, et répriment toujours les prétentions démocratiques du peuple à participer au pouvoir. Quand on voit la police éborgner les Gilets jaunes, quand on voit l’arrogance et le képi du préfet Lallement, on ne peut s’empêcher de penser à l’armée d’Adolphe Thiers chargeant les fédérés, l’objectif et la méthode sont les mêmes : remettre manu militari le peuple à sa place, l’infantiliser. Que le peuple ne soit jamais adulte. Laissez-nous faire, nous sommes des professionnels, nous savons mieux que vous ce qui est bon pour vous. Ce qui est bon pour vous : nos profits. Mais si, je vous assure, nos profits sont bons pour vous, grâce à un phénomène magique tout-à-fait intéressant, qui s’appelle le ruissellement. Un peu comme quand vous pissez contre un mur, vous y en a comprendre ou vous y en a vouloir un flashball dans l’oeil ?

Pardon, je m’égare.

Victor Hugo, en ce temps-là homme politique autant qu’écrivain, n’a pas été communard mais pour autant a été moins odieux que bien d’autres littérateurs vomissant la Commune, y compris parmi des réputés progressistes comme George Sand ou Émile Zola (je ne mentionne même pas Flaubert puisqu’il n’a jamais revendiqué son appartenance au camp progressiste, sceptique qu’il était envers le suffrage universel). Hugo a écrit en pleine épuration des fédérés, pendant qu’on les envoyait en Nouvelle Calédonie, que tout communard en fuite pourrait frapper à sa porte, et trouver un refuge chez lui. Grande classe, Victor Hugo. Il a eu, une fois encore, le génie de la formule et de la rhétorique contradictoire : « La Commune est une bonne chose mal faite. » (lettre d’Hugo de juillet 1871 citée par Robert Badinter ici) Il trouve aussi des mots grandioses pour évoquer l’une des grandes héroïnes de la Commune : Louise Michel, la Viro Major (plus grande qu’un homme). Hugo s’incline, il a trouvé son maître, et pas seulement sa maîtresse. Louise Michel est aussi digne que lui d’entrer au Panthéon, sauf que nous attendons toujours.

Quatre citations fondamentales :

La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. (…)
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme. Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe. Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées.
Mémoires de Louise Michel, 1886

Je suis ambitieuse pour l’humanité ; moi je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût.
Plaidoirie, audience du 22 juin 1883

Elle [la Commune] est en réalité depuis toujours, sous tous les noms que prend la révolte, à travers les âges, cette union des spoliés contre les spoliateurs ; mais à certaines époques telles que 71 et maintenant, elle frémit davantage devant des crimes plus grands, ou peut-être, il est l’heure de briser un anneau de la longue chaîne d’esclavage.
(La Commune, édition La Découverte, 2015)

Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’était bien la Commune composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté et qui avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice. C’est que le pouvoir est maudit et c’est pour cela que je suis anarchiste.
(id.)

Le pouvoir est maudit. Ce dernier aphorisme est sublime, il parle de politique, donc de vous, de moi, de 1871, de 2021.

Réflexions sur la question dépressive

26/05/2021 Aucun commentaire

Mercredi, à nouveau jour du cinéma. On dira ce qu’on veut, le monde d’avant avait quelques bons côtés. Je reviens du cinoche, chez moi pile à l’heure du couvre-feu… Ah l’immense joie ! Qu’est-ce que ça m’avait manqué ! Acheter mon billet, traverser le couloir feutré et orné d’affiches, m’asseoir, attendre que la salle s’éteigne… C’est parti… Je pars… J’aurais été prêt à aller voir n’importe quoi, un navet s’il l’avait fallu, mais, en plus, le film était excellent : Drunk, le dernier Thomas Vinterberg, rescapé du Cannes 2020 fantôme. Je l’ai trouvé excellent, pertinent, nuancé sur un sujet qui pourrait ne pas l’être (l’alcool), jamais cynique (or le cynisme est une pente dangereuse chez Vinterberg) et magistralement joué. Je regrette juste un happy-end sentimental par texto, qui m’a paru inutile mais c’est pour faire la fine bouche.

Mads Mikkelsen se montre particulièrement brillant dans son interprétation d’un personnage terne, déployant les facettes d’un mec paumé, fort et faillible, miné et encore plein de ressource, en crise. Et son incarnation de la dépression, de ses gestes, de ses postures, de ses lenteurs, surtout dans la première demi-heure du film, m’a plongé dans diverses réflexions sur la dépression en général, la mienne en particulier. Le cinéma nous manquait parce qu’il est un miroir, aussi.

Quand bien même Les Dépressifs Anonymes n’existent pas, je crois qu’il en irait de la dépression un peu comme de l’alcoolisme : les membres se reconnaîtraient entre eux et chacun pourrait être invité à se présenter au cercle comme ontologiquement porteur du maudit truc, y compris lorsqu’il n’a pas connu de symptômes depuis lurette, car on n’est pas un ex-dépressif, au mieux on est un dépressif en rémission :
– Bonjour, je m’appelle Fabrice, je suis dépressif. Je suis abstinent depuis deux ans et demi.
– (en choeur) Bonjour, Fabrice !

Je ne sais quand surviendra la prochaine crise. Je sais juste qu’elle surviendra. Je me sais ainsi et je vis avec. Parfois j’en parle : la dépression est bien des choses mais pas un tabou. Parfois j’en profite pour évoquer Plastic Bertrand, ce qui prouve que la dépression mène à tout. La dépression n’a pas que des inconvénients, elle apporte une sorte bizarre de lucidité (sur notre fragilité, notamment). Pour autant je ne la conseillerais à personne. J’ai la chance de m’en être, pour l’heure, un peu éloigné, grâce à certains événements qui me maintiennent droit (je ne sais plus si je vous en ai parlé ? je viens de publier un livre), grâce aussi à ce que, dans Lost, on appelle la constante. C’est-à-dire une idée, ou une image, ou une valeur, ou un amour, qui, en subsistant dans un monde qui s’effondre depuis toujours, nous permet de nous recentrer, et de préférer être vivant que mort.

Or, grâce à Mads Mikkelsen et à son jeu d’acteur si éloquent et muet, je suis en mesure de formuler une définition toute simple de la dépression : c’est quand on n’est plus capable d’être heureux. Voilà ce à quoi la dépression empêche d’accéder : la conviction qu’heureux est l’état naturel de la vie sur terre, et que tout autre état relève d’un accident de parcours.
Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ? Savez-vous bien que c’ est ici la maison d’un Ogre ?

Une anecdote. Avertissement aux âmes prudes : elle est crade, bouchez-vous le nez. Elle parle de caca. Lorsque je suggérais que la dépression est une forme de lucidité, c’était aussi parce qu’elle nous renvoie à la vérité de nos organes.

Durant l’hiver 2018-2019, période que j’ai identifiée comme le fond de mon gouffre perso, un beau matin assis sur le trône, je fais mon caca, je me retourne, et je vois du sang dans la cuvette. Je m’effondre en larmes, je me dis que tout est foutu, que je vais crever, cancer colo-rectal, agonie longue et sale, etc. Je pleure pendant des jours sans en parler à personne. (Bref j’étais en train de mourir.) Et puis soudain la semaine dernière, un autre beau matin assis sur le trône, voilà-t-y-pas que je fais mon caca, que je me retourne et que je constate du sang dans la cuvette. J’éclate de rire, dis donc ! Je me dis : « Ah ben ça alors, encore une hémorroïde qui fait des siennes la coquine, un vaisseau qui pète ! Ah ah ah trop rigolo ! Attends, laisse-moi regarder, c’est vraiment intéressant ! En plus, le rouge c’est ma préférée couleur ! Oh ben dis donc elle se marie trop bien avec le marron ! Allez je tire la chasse, salut-salut caca rouge ! » (Bref j’étais en train de vivre.)

Et c’est ainsi que j’ai constaté avec satisfaction que, pour l’heure, je ne suis plus du tout dépressif. Le bonheur est possible, il n’a aucun rapport avec quelques gouttes de sang par l’anus. La vérité fondamentale est que nous sommes toujours, tout le temps, en train de vivre ; ce faisant nous sommes toujours, tout le temps, en train de mourir. La dépression est une vision du monde.

Cet article est spécialement dédicacé à qui se reconnaîtra.