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Perec et descendance

Thierry Bodin-Hullin, éditeur rennais à l’enseigne de L’Oeil Ébloui, est un obsédé de Georges Perec. Il compte parmi ces inoffensifs maniaques qui se reconnaissent entre eux, qui disent, et qui se disent l’un à l’autre lorsqu’ils se croisent : Oh, moi sans Perec, je n’aurais sans doute jamais (écrit, édité, réfléchi, joué, lu, compris, senti, cherché, ri, eu le vertige, animé des ateliers d’écriture, été verbicruciste, été cruciverbiste, médité à ce que je ne devrais pas oublier de faire avant de mourir, – rayer les mentions inutiles). Je fais partie du lot. Faut-il le rappeler ? Le seul livre au catalogue du Fond du Tiroir dont je ne sois pas l’auteur est signé Perec, je l’ai édité en hommage et en reconnaissance de dette : Ce qui stimule ma racontouze (quelques exemplaires sont en sursis d’épuisement définitif, commandez-les ici).

Le nom de la maison d’édition L’Oeil Ébloui est d’ailleurs un hommage à un livre sur les trompe-l’oeil, recueil de photos de Cuchi White préfacé par Perec – ultime parution avant la mort de Perec en 1982, tout le reste sera posthume. Seuls les véritables amateurs, les chineurs complétistes obsessionnels, ont cet Oeil Ébloui ; j’ai.

Thierry Bodin-Hullin s’est lancé dans un projet délirant, mais cohérent avec ce qui précède : sa maison d’édition inaugure une collection intitulée Perec 53, qui accueillera au total 53 volumes de 53 pages chacun, écrits par 53 auteurs, chacun écrivant une variation sur son Perec. Les formes possibles sont infinies, comme l’étaient les potentialités littéraires explorées par Perec. Pourquoi 53 ? Si j’ai besoin de vous expliquer que « 53 jours » (les guillemets font partie du titre) est le dernier roman inachevé de Georges Perec, alors vous ne faites pas partie de la confrérie, mais tant pis, restez, vous rattraperez le temps perdu, on est un peu cinglés mais accueillants.

Les quatre premiers de la collection viennent de paraître, et comme j’avais pris la précaution de m’abonner, je les ai dévorés d’une traite.

1 – Le premier, à tout seigneur tout honneur, est signé Perec lui-même (ainsi que par Jacques Bens), afin de donner le ton : 50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir. Énumération perequienne connue depuis longtemps et même souvent entendue qui trouve ici son écrin définitif. Lister ce que l’on voudrait accomplir (ou seulement vivre, ou lire, ou apprendre, ou voir, etc.) avant de calancher est une contrainte d’écriture fort stimulante, métaphysique et joyeuse, inventée par Bens pour une émission de radio, et popularisée par Perec qui joua le jeu à merveille, comme il jouait tous les jeux.

Or voyez ce qui se passe dans la préface du livre, page 13 :

Parmi les continuateurs de cette idée matricielle, Hervé Bougel est cité, lui qui, du temps de son pré#carré, demanda des contributions sur ce modèle à une palanquée d’artistes et d’écrivains. Je m’enorgueillis de faire partie de cette autre clique. D’ailleurs il me reste quelques copies de mes propres 36 métiers à faire avant de mourir édités par pré#carré, que je glisse gracieusement dans les colis de quiconque me commande un livre, figurez-vous.

2 – Vient ensuite l’opus signé par l’éditeur lui-même, Trajet Perec par Thierry Bodin-Hullin, vibrante autobiographie sous le signe de Perec, destin qui ne pouvait que le conduire à la présente collection.

Un passage de ce volume, p. 18, résonne cruellement en moi :

Tout amateur endurci de Perec possède a minima le timbre de La Poste édité à l’occasion du quarantième anniversaire de sa disparition, sur une enveloppe illustrée avec la mention « premier jour d’émission – 21 septembre 2002 » et le cachet portant sa signature.

… puisque j’ai raconté ici que je possédais ce timbre et qu’il m’a été dérobé.

3 – Troisième volume : L’espace commence ainsi, par François Bon, qui réécrit ici, en le commentant parfois jusqu’à la paraphrase, son livre culte de Perec, Espèce d’espaces, y compris le principe de son époustouflant zoom arrière universel, de la page en train de s’écrire jusqu’au cosmos. J’avoue que des quatre volumes inauguraux, c’est celui qui m’a le moins réjoui, et m’a demandé le plus d’efforts. Car je reste dur d’oreille au style parfois confus de François Bon, et à sa syntaxe biscornue. MAIS ! Je ne suis pas ingrat. Si l’écriture de Bon m’est hermétique, en revanche j’ai pour lui, comme devraient avoir tous les écrivains proposant des ateliers d’écriture, une gigantesque gratitude pour sa générosité et sa profusion de vulgarisateur. François Bon fait école. D’ailleurs, autant le dire franchement : c’est grâce à François Bon, et spécifiquement grâce à la vidéo ci-dessous, que j’ai appris que la collection Perec 53 existait, alors merci, et 53 fois. Toutes les vidéos du fertile François sont recommandables, on ne manque jamais d’y apprendre quelque chose.

4 – Permutation, signé du pseudonyme collectif Yokna, est le dernier volume paru à ce jour mais pas le moins intrigant. Yokna est le nom de l’agence de graphistes (Thierry Fétiveau, Clément Le Proie & Benjamin Reverdy) qui ont inventé la police de caractères à l’oeuvre dans cette collection. Invente-t-on encore, de nos jours, des polices de caractères ? Eux l’ont fait, et leur note d’intention en 53 pages est formidable, inspirante, belle (c’est la moindre des choses), originale (vous comprendrez pourquoi et comment les quatre voyelles a, e, i, o n’ont pas toujours la même forme), et bien sûr perequienne en diable. La typologie est un champ de la culture humaine particulièrement fécond, je suis content de me souvenir grâce à Yokna que je m’y suis souvent passionné, comme comme lors de la lecture des livres de David Rault… Au fait, le numéro 27 parmi les choses à faire avant de mourir de Georges Perec (voir ci-dessus) ? « Apprendre le métier d’imprimeur.« 

… – Parmi les numéros suivants déjà annoncés, diverses promesses et eaux à la bouche, dont un volume signé Claro et titré Une seule lettre vous manque. Je suis de ceux qui ont hâte. Le chemin pour parvenir au 53 prendra des années.

Bonus : en ce moment sur France Cul, un feuilleton documentaire Sur les lieux de Georges Perec.

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