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Archéologie littéraire de la fake news (6/6) : Labé en Pléiade, Pléiade en Labé

29/12/2021 Aucun commentaire

La Pleiade est un mouvement poétique fondé en 1553, comptant parmi ses membres deux vedettes, Pierre Ronsard et Joachim Du Bellay, ainsi que six autres auteurs moins cités. En tout cas, rien que des mecs, assemblés tels des chevaliers de la Table Ronde, des disciples de messies, des conseils d’actionnaires, des équipes de footballeurs, des casernes de bidasses ou des conciles d’archevêques, des hommes de lettres jouant entre eux à rimailler et à réinventer la langue française. Est-ce à dire que les femmes n’écrivaient point durant la Renaissance ?

Deux ans plus tard, en 1555, paraissait à Lyon le recueil d’une poétesse nommée Louise Labé. Il va de soi qu’elle n’aurait jamais été invitée (cooptée par ces messieurs) à rejoindre la Pléiade. En 2021, toutefois, elle est invitée à rejoindre la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), qui entérine sur papier bible les grands écrivains et qui, elle aussi, est un club de rimailleurs quasi exclusivement masculins où les femmes sont admises au compte-goutte et à titre d’exotisme, d’exceptions qui confirment la règle (chiffres de 2015 : 3,8% des volumes de la Pléiade sont écrits par des femmes).

L’entrée de Louise Labé dans la Pléiade est un événement aussi important que celle de Joséphine Baker au Panthéon, tout aussi lourd de symboles, et cependant tout aussi justifié. Ce n’est pas seulement Ah une femme il était temps rapport aux quotas, c’est surtout Merci pour tout et bravo, une reconnaissance formelle de l’admiration qu’inspirent légitimement deux individus – qui, incidemment, étaient pourvus de vagins.

Sauf que…

Sauf que, contrairement à Joséphine Baker, on n’est pas tout-à-fait sûr que Louise Labé ait existé. Cas d’école, polémique en cours : Mireille Huchon, l’universitaire en charge de l’édition de Labé en Pléiade est même connue pour ses essais qui démontrent que Louise Labé, la Belle Cordière, est un canular fomenté par un cercle de poètes (mâles) que l’on a appelé la Pléiade lyonnaise, Maurice Scève, Pontus de Tyard ou Guillaume Des Autels. La thèse est ancienne, sans doute indécidable.

J’en profite pour republier ici l’un des plus anciens articles du Fond du Tiroir (2007) mais que j’aime toujours autant – je viens de le relire. Il y est un tout petit peu question de Louise Labé, qu’à l’époque je tenais sans le moindre doute pour créature imaginaire, tandis qu’aujourd’hui je ne serais pas aussi catégorique et, surtout, je serais catégorique sur le fait que cela n’a guère d’importance. Seul le texte importe, seul le texte a créé quelque chose en nous de durable, et les poèmes de Louise existent sans le corps de Louise. « Je vis, je meurs : je me brûle et me noye/ J’ai chaud estreme en endurant froidure/ La vie m’est trop molle et trop dure/ J’ay grans ennui entremeslez de joye. » Merci pour tout et bravo. Après tout, Homère non plus, nous ne sommes pas certains qu’il ait existé. Cela ne l’empêche pas d’être notre aïeul à tous puisque chacun de nous, qu’il l’ait lu ou non, a une idée de ce qu’est l’homérique.

Aveu n°1 (le plus facile). À l’âge de 10 ans j’ai beaucoup ri et beaucoup réfléchi (deux parties de mon cerveau stimulées simultanément) à ce trait génial de Cavanna dans Le Saviez-vous ? : « Homère n’a jamais existé. L’Iliade et l’Odyssée ont en réalité été écrits par un autre Grec de l’Antiquité qui, lui aussi, s’appelait Homère. »

Aveu n°2 : entreprenant après mon bac des études d’histoire, j’ai nourri une durable passion, née durant les cours d’historiographie qui bassinaient la plupart de mes camarades, pour l’opuscule paru anonymement en 1827 et écrit par Jean-Baptiste Pérès (1752-1840) : Comme quoi Napoléon n’a jamais existé. Grand erratum. Source d’un nombre infini d’errata à corriger dans l’histoire du XIXe siècle. Pamphlet ironique présentant Napoléon comme un mythe solaire, à l’instar d’Apollon, Ramsès II, Jésus ou Mahomet. Là encore, l’existence de Napoléon me semblait une question secondaire par rapport à la vérité majeure qui surgissait à la faveur de cette démonstration narquoise : tout récit historique est une construction imaginaire. Il n’est pas choquant, mais fertile intellectuellement, il n’est blasphématoire que pour les dévots, de mesurer à quel point l’histoire de Napoléon se raconte, comme celle d’Apollon, de Ramsès II, de Jésus ou de Mahomet, et qu’elle fait inévitablement appel à d’archaïques archétypes mythologiques. (Voilà qui rejoint une antienne régulièrement martelée par le Fond du Tiroir : une religion est d’abord une histoire – et dire cela n’est pas un blasphème puisqu’il n’y a rien de mieux au monde qu’une bonne histoire.)

Aveu n°3 : deux de mes auteurs de chevet, pour des raisons bien distinctes, sont Pierre Louÿs et Molière. Que le premier ait consacré une bonne partie de son énergie, de son temps, de son argent, de son érudition et même de son talent, à la thèse farfelue selon laquelle le second n’a jamais existé, et que les pièces de Molière étaient en réalité écrites par Corneille, ne m’a jamais inspiré autre chose que fascination amusée et indulgence devant tant d’excentricité.

Aveu n°4 (le plus risqué) : dans les années 80, la première fois que j’ai entendu parler de Robert Faurisson et du négationnisme, j’ai hoché la tête d’admiration. Ah ah, bien joué mon gars, il y a même une thèse universitaire, soutenue, validée, qui nie l’existence des camps de la mort ? Chapeau bas ! J’avais vu Shoah, lu quelques historiens, lu aussi Mein Kampf qui programmait explicitement le génocide, par conséquent dans mon esprit la destruction des Juifs d’Europe était un fait irréfutable, et pour cette raison même, discutable de façon abstraite, j’étais émerveillé qu’on puisse publier une thèse sur l’inexistence de la si bien organisée Solution Finale, j’aurais applaudi de la même façon à une thèse d’astronomie qui aurait postulé l’impossibilité absolue d’affirmer avec certitude que la lune N’EST PAS un gros fromage vert.

C’est dire qu’il me manquait une case, et surtout un paramètre d’analyse : m’échappait totalement, innocent que j’étais, la dimension idéologique cachée. Nier ou minimiser (point de détail de l’Histoire…) l’existence de la Shoah n’était pas, n’a jamais été, un jeu théorique permettant de réfléchir sur la vérité et l’imaginaire des récits historiques, à l’usage de quelques fondus d’historiographie ; c’est une arme abjecte de propagande au service de l’antisémitisme endémique et des néo-fascistes.

Toutes proportions gardées, j’ai fait preuve avec le cas Louise Labé d’une comparable désinvolture : émerveillé par d’autres cas que je croyais semblables (Ajar/Gary, Vian/Sullivan, les hétéronomes de Pessoa, le mystérieux Chimo, les quinze pseudonymes de Kierkegaard ou ceux presque aussi nombreux d’Antoine Volodine… Innombrables sont les écrivains qui n’existent pas, qui font littéralement partie de leur propre œuvre imaginaire ! et leur foule rend suspecte les « biographies » d’écrivains plus triviaux dont l’existence est attestée), j’avais l’audace de me réjouir, pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, de l’hypothèse de l’inexistence de cette autrice-là, Jeanne Labé.

Inexistence qui, paradoxalement, révélait la pleine existence de ses vers, qu’il fallait lire et relire jusqu’à ce qu’ils appartiennent à leur lecteur et non plus à leur auteur ; et je passais aveuglément à côté du contenu idéologique, de l’intention qui sournoisement instrumentalise cette hypothèse. En l’occurrence : supposer que les œuvres de Louise ont été écrites par des hommes, c’est rappeler implicitement que les femmes sont incapables d’écrire une œuvre, d’exprimer librement leurs désirs et, à tout le moins, d’être de grands écrivains, de créer de telles universelles splendeurs. À qui profite le crime ? Lorsque les négateurs de Louise Labé l’autrice rappellent qu’une Louise Labé a réellement vécu à Lyon à l’époque, mais qu’elle n’était qu’une courtisane de bas étage, et qu’en somme ils la traitent tout simplement de pute, à quels archétypes narratifs se conforment-ils, pour leur part ?

Le présent article vient se poser en délicate cerise sur le gâteau et épilogue au feuilleton du Fond du Tiroir consacré à l’archéologie littéraire de la fake news. Pour mémoire, rien que des des garçons dans le générique :

Épisode 1 : Machiavel

Épisode 2 : Jonathan Swift

Épisode 3 : Armand Robin

Épisode 4 : Mark Twain contre Adolf Hitler

Épisode 5 : Nietzsche et Pierre Bayard