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Le coup du lapin

23/11/2020 Aucun commentaire

Comme il est fier de sa carotte le petit lapin !
Dessin : Capucine Mazille, qui m’a autorisé gracieusement à l’utiliser.

Que Nanabozo la protège !
Hep, vous, là ! Visitez le site de Capucine, il est beau !

Enfin, je peux en parler. Sans scrupules ni superstition ! J’ai le droit de cracher le morceau, je viens, aujourd’hui même, de signer le contrat d’édition de mon prochain livre. Il s’appelle Ainsi parlait Nanabozo et c’est une histoire de lapin. Bon, ce n’est pas un résumé tout à fait exact. En fait c’est une histoire assez compliquée, mais avec du lapin dedans.

Chronologie : mon précédent livre à compte d’éditeur a paru le 7 janvier 2015, vous savez, ce jour où la France a changé d’époque, et moi avec. Six ans plus tard, comment allons-nous, la France et moi ? Je vais un peu mieux qu’elle mais ce n’est pas difficile. Et j’aurai passé six ans sans publier de livre (hormis une somme autobiographique au Fond du tiroir).

Qu’ai-je donc fait entre temps puisque je n’ai pas fait de livres ? M’en parlez pas, j’ai été dé, bor, dé. J’ai fait : de la musique ; des chansons ; des spectacles ; des ateliers participatifs ; des conneries ; des confitures ; des randonnées ; un examen de conscience ; un burnoute ; une bonne dépression ; un eczéma ; des AG d’associations ; un déménagement ; deux ou trois changements de boulot et quelques pointages à Pôle Emploi ; la liquidation de la maison d’édition « Le Fond du tiroir » qui ne publiera plus jamais (sauf si… attendez… ah, non, ça, non, je ne peux pas en parler, ce n’est pas signé…) mais demeurera un blog où je continuerai de déverser mes plaisanteries et mes contributions à une réinvention de la laïcité ; enfin j’ai écrit un roman.

Ce roman a été conçu durant l’hiver 2015-2016, celui qui a été si froid que je ne me suis jamais déplacé sans mon bonnet, achevé durant l’hiver 2019-2020, celui qui a été plus doux et heureusement parce que j’avais perdu mon bonnet, recommencé quelquefois entre temps, proposé depuis à des dizaines d’éditeurs pour finalement se voir accepté (avec enthousiasme, merci) par le tout premier à qui je l’avais envoyé neuf mois plus tôt, ah ben c’était bien la peine de faire autant de frais en timbres poste pour les autres. On se connaît un peu l’éditeur en question et moi. J’ai publié trois livres chez lui par le passé.

Jamais un roman ne m’aura demandé un pareil laps (sauf ceux qui ne sont pas parus, bien fait pour eux). Enfin, au bout de quatre ans il est présentable et vous m’en voyez ravi comme le lapin, mon totem (quoique mon totem soit également la tortue, si je me souviens bien). Ce qui m’a permis de tenir bon durant tant d’hivers, sculptant avec obstination le même bloc sans jamais perdre de vue de l’esprit le lapin qui se trouvait à l’intérieur, ce sont les retours de quelques lecteurs cobayes (mille gratitudes à vous, Laurence, Fred, Yasmina, Claude, Vincent) et, à un peu plus de mi-chemin, une bourse de création accordée par le CNL. En plus de l’argent consenti, sur lequel je ne crache pas car j’ai des principes, cette bourse m’a procuré un soutien symbolique, un vote de confiance salutaire : quelqu’un, au CNL, croyait en ce projet et l’attendait. Oh, merci.

*** SPOÏLEUR ALERT !!! SPOÏLEUR ALERT !!! ***

Et maintenant, pour ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de se spoïler, vous pouvez sans attendre la parution du bouquin l’an prochain prendre connaissance du synopsis dans le dossier de présentation adressé au CNL et qui m’a valu la bourse. Sinon, pour les autres, pour les patients et les amateurs de suspense : en gros, c’est une histoire de lapin. Vous verrez bien.

Invention

23/11/2020 Aucun commentaire

Je m’échine à lire un livre à peu près incompréhensible de Pierre Bettencourt, Le Littrorama ou le triomphe de la roue libre (Livre Premier) d’où je prélève cette citation en revanche limpide qu’il attribue à Bossuet : « Tout ce que l’on pense de Dieu n’est qu’un songe. »
Comme je rechigne à utiliser des citations de seconde main sans avoir vérifié leur source, j’aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Sauf que je ne suis pas tellement lecteur de Bossuet. Si jamais il en s’en trouve parmi vous, qu’il (elle) me contacte, il (elle) a gagné un livre du Fond du tiroir.
À défaut, je continuerai de me servir de cette phrase de Borges, au moins celle-ci je sais d’où elle vient : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique » . Je recoupe aussi avec cette pensée du méconnu pionnier de la science-fiction française Gaston de Pawlowski, (1874-1933) : « Quant à la religion, elle est la fille de l’imagination et de la peur (…) Elle est un moyen de gouvernement utile lorsque cette imagination et cette peur sont collectives », puisque d’ailleurs « Toute chose imaginée existe, du fait seul qu’elle est imaginée ».

À quiconque s’intéresserait aux liens entre « Dieu et les songes » (Bossuet), « la métaphysique et le fantastique » (Borges), ou « religion et gouvernement » (Pawlowski), je ne saurais que recommander la vision du film The invention of lying (Ricky Gervais, 2009, disponible en un clic sur une célèbre plateforme dont le nom commence par « Ne » et se termine par « ix »).
Le titre français, Mytho-man, est idiot ; le titre original est honnête et annonce franchement la couleur : L’invention du mensonge est un conte étiologique, une fable absurde et métaphysique un peu dans la veine d’Un jour sans fin. Le point commun entre ces deux films est que le protagoniste, enlisé dans une situation fantaisiste et inextricable, n’a au fond qu’un seul but, la conquête d’une femme qui n’est pas amoureuse de lui. Qui n’a pas cette expérience ne comprendra pas qu’il s’agit de la situation inextricable par excellence.
L’histoire se passe dans un monde où n’existe pas le mensonge, ni, par conséquent, l’imagination, l’hypocrisie, la fiction, la métaphore, la plaisanterie, la délicatesse, la spéculation, l’abstraction, la séduction, la littérature fantastique, l’ambiguïté, la publicité (enfin, pas comme nous la connaissons). Bref, ce monde parallèle n’est pas méchant, juste super chiant. Voilà qu’un homme, par accident, invente le mensonge. Et observe l’effet autour de lui. Découvre des applications.
Au début, le film est sympa.
Mais à la moitié, vers la 46e minute, le film devient génial. Parce que notre héros encouragé par ses succès précédents invente (pour des raisons du reste respectables) la religion, le paradis, « The man in the sky » . La plaisanterie est magistrale.

En direct du collège Aimé-Césaire

19/11/2020 Aucun commentaire
Aimé Césaire (1913-2008)
Quelques vers de Césaire, issus du poème « Calendrier lagunaire » propres à réconforter tous les confinés :
« j’habite une vaste pensée
mais le plus souvent je préfère me confiner
dans la plus petite de mes idées
 »

Voulez-vous une histoire de train arrivé à l’heure ?

Étonnamment, tout n’est pas mort, covidé, confiné, annulé, reporté, enterré. Des choses adviennent, continuent d’advenir. J’avais de longue date rendez-vous avec une classe de 6e du collège Aimé-Césaire dans un quartier de Grenoble à mauvaise réputation et qui fait peur aux cons.

Non seulement la rencontre a eu lieu ce matin, mais elle était formidable. Nous allons écrire ensemble, façon Fatale Spirale. Ils sont bien, ces petits.

Pour cette séance inaugurale, ils m’ont bombardé de questions classiques (D’où vous est venue l’idée, À quel âge avez-vous voulu être écrivain, Quel est votre livre préféré etc.) puis plus difficiles, inédites, de celles qui obligent à réfléchir.

« Dans Fatale Spirale, quel est le mot que vouliez faire passer ? »

Le garçon à ma gauche avait bien dit le mot, pas le message. Comme si toute la manœuvre avait eu pour objectif de suggérer au lecteur UN mot. Je réponds au premier degré à toutes les questions que l’on me pose, c’est un principe, je les prends au sérieux. Par conséquent j’ai réfléchi à ce fameux mot unique que j’ai voulu faire passer.

« Fatale Spirale repose sur l’ironie. L’ironie consiste à dire le contraire de ce que l’on pense et à miser sur l’intelligence du lecteur, qui retournera de lui-même le sens de la phrase sans qu’on ait besoin de lui expliquer. Vous êtes des lecteurs intelligents puisque vous avez compris Fatale Spirale à l’envers. Selon ce principe, je suppose que le mot que je voulais faire passer était le contraire de celui du titre, le contraire du mot qu’on lit en premier. « Fatal. » Ce qui est fatal c’est ce qui est joué d’avance, c’est le destin, c’est l’horizon obligatoire imposé par « la société » ou par une quelconque force surnaturelle, on dit « C’est la fatalité » ou « C’est comme ça » ou « On n’a pas le choix » ou « Dieu l’a voulu » on soupire et on se résigne. Mais ce serait quoi, le contraire de la fatalité ? La responsabilité, je crois. Refuser le destin, inventer autre chose, objecter, et surtout prendre conscience que l’objection est possible, qu’elle est de notre ressort. Le mot que je voulais faire passer est la responsabilité. Il vous va, ce mot ? »

Il leur allait. J’adore les rencontres scolaires. J’adore former les petits anarchistes de demain. (Si j’avais eu plus de temps je leur aurais causé de La Boétie, tiens.)

Et enfin, juste avant la conclusion est tombée une surprise, une bizarrerie, une météorite, le genre de question à laquelle on ne sera jamais préparé.

« Quelle a été votre expérience la plus forte ? »

Je suis resté bouche bée sous mon masque. Que répondre à cela ? Que répondriez-vous ? Comment même comprendre ces mots ? Expérience forte de quoi ? De lecture, d’écriture, de vie, de voyage, de mystique ? De vin, de poésie ou de vertu ? Qui suis-je pour leur parler de ce qu’est une expérience forte ?

J’étais silencieux depuis quatre, cinq, six, sept secondes, c’était beaucoup trop long, il fallait coûte que coûte que je parle alors j’ai parlé.

J’ai répondu : « L’amour » . Encore une ou deux secondes de silence perplexe. Je me suis senti obligé d’ajouter avec un geste vague : « Oui, bon, vous comprendrez plus tard » .

Si vous trouvez mon anecdote cu-cul je ne vous parle plus-plus.

(À propos d’amour, le jour de la parution de Fatale Spirale, le 7 janvier 2015, je publiai sur mon blog une photo prise par Patrick Reboud, j’étais de bonne humeur. Deux heures plus tard j’apprenais que deux terroristes avaient décimé l’équipe de Charlie Hebdo.)

Le culte à Glycon

18/11/2020 un commentaire

18 novembre, bon anniversaire Alan Moore ! Joyeux 67 ans à l’un des écrivains les plus cités au Fond du Tiroir (avec Annie Ernaux, Camus, Perec, Céline, Pierre Louÿs et Flaubert) et le seul que j’ai jamais tenté de traduire en français, probablement parce que tous les autres écrivent mieux le français que moi.

Excellente occasion de republier l’une des meilleures et plus utiles citations de Moore :

« Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux. »

Moore, individu très spirituel à tous les sens du termes, a beaucoup puisé dans les traditions ésotériques pour écrire ses oeuvres (lire son merveilleux Promethea). Il a aussi de façon plus étonnante fondé en 1993, ou plutôt ressuscité, une religion à son usage intime dont il est à peu près le seul dévot, puisant sans doute l’inspiration dans la religion intime d’Aleister Crowley, Thelema. Magicien et prenant au sérieux la magie, Moore rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, serpent à visage humain et chevelure blonde dont l’effigie était utilisée lors de rituels sous la forme d’une marionnette-gant, façon Muppet Show. Ce culte fut pourtant dénoncé comme supercherie par Lucien de Samosate dès le IIe siècle de notre ère… Peu importe, Moore s’y tient, il a dressé chez lui un autel à Glycon, il le vénère quelque part entre le premier et le deuxième degré, et surtout il n’emmerde personne avec ça.

Deux autres citations formidables à propos des religions (quand on lit ses interviews il n’y a qu’à se servir, tout est intelligent) :

« Étant donné l’amalgame de pensées, d’émotions, et de croyances qui constitue chacun d’entre nous, il est bien normal que les humains cherchent un sens à l’univers depuis l’endroit où ils se trouvent. Je n’y trouve rien à redire. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils aient raison. Ce qui serait bien c’est que la foi suive la même règle d’or que la médecine : Primum non nocere, avant tout ne pas faire de mal. »

« Le monothéisme est une vaste simplification. La Kabbale comprend un très grand nombre de dieux, mais au sommet de l’arbre de la vie kabbalistique, on trouve une sphère, qui est le dieu absolu et indivisible, la Monade. Tous les autres dieux, par conséquent toute chose dans l’univers, est une émanation de ce dieu-là. Okay, super, mais si vous partez du principe que seul ce dieu-monade existe, à une hauteur inaccessible au genre humain, sans aucun intermédiaire entre nous et lui, vous réduisez et simplifiez toute l’histoire. J’incline à penser que le paganisme est un langage, un alphabet dont chaque dieu est un signe, une lettre ou un chiffre. Chacun d’eux exprime une nuance, une variation de sens ou une subtilité, une idée qui s’affine. Au sein de ce langage, le monothéisme n’est qu’une voyelle. Quelque chose comme « Ooooooooooooo ». Un cri de singe. »

(À écouter en français : la Méthode scientifique spécial Alan Moore)

Trois livres (plus une vidéo) lus pendant le reconfinement

17/11/2020 Aucun commentaire

Charlie Schlingo Charlie Schlingall, Christine Taunay, autoédité, distribué par Pumbo, 2020

Gaspature de pommedeterration ! Un livre sur Charlie Schlingo, quelle joie pour moi qui ne vais jamais-t-à la campagne que déguisé-r-en veau ! Voici un témoignage intime, tendre, touchant rédigé par celle qui fut la compagne de Charlie Schlingo, agrémenté de nombreuses photographies et illustrations inédites (dont quatre planches du dernier projet entrepris par Schlingo avant sa mort en 2005).
C’est aussi une tentative de réhabilitation de ce grand artiste absurde (et donc tragique) qui, à force de jouer les idiots, a malheureusement fini par passer pour un idiot. Or Schlingo était tout sauf un idiot. Il était sensible, cultivé, musicien… Son univers était peuplé de joyeux crétins dénués de méchanceté, et c’est sans aucun doute une clef pour comprendre son oeuvre : la crétinerie plutôt que la méchanceté était un choix profond, presque une éthique de la naïveté, une quête enfantine mais pas infantile. (À quand une réédition des géniales créations pour enfants de Schlingo, Grodada, Coincoin, Monsieur Madame ?)
Et puis, surtout, un dessin de Schlingo est toujours marrant jusqu’au vertige, y compris hors contexte puisque le contexte n’a aucune importance, aucune réalité : une pompe à essence enjambe une fenêtre et dit « Ainsi déguisé en pompe à essence, personne ne me remarquera ! » et me voilà refait, je rigole.
On apprend entre autres choses que son pseudonyme était nettement plus sophistiqué qu’il n’en avait l’air : « Charlie » en hommage à Mingus et Parker (Schlingo était un jazzman averti et une rumeur citée ici, sans doute invérifiable, prétend qu’il avait tenu la batterie dans l’orchestre de Mingus), « Chlingo » évidemment parce qu’il était très sensible aux odeurs organiques et à leur puissant ressort terre-à-terre et comique (cf. son poème radicalement minimaliste, Je pue), mais orthographié « Sch- » parce que son écrivain favori était Marcel Schwob !
Sans qu’il soit jamais nommé, l’adversaire de Christine Taunay, l’affront à effacer, est Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps, biographie de Schlingo par Jean Teulé et Florence Cestac, livre pourtant formidable mais qui faisait la part trop belle à la légende de Schlingo plutôt qu’à sa réalité.
Une réserve : ce livre auto-édité se cogne aux limites de l’auto-édition. Très personnel, il souffre tout de même de l’absence d’un éditeur, qui aurait exigé un peu plus d’imagination dans la forme, qui aurait davantage ordonné et orienté ces souvenirs, fait le tri entre les non-dits et les pas-assez dits en direction du grand public que Schlingo regretta toujours de ne pas avoir touché.

Laura, Eric Chauvier, ed. Allia, 2020

Le meilleur livre sur les gilets jaunes parle d’autre chose que des gilets jaunes. Il parle un tout petit peu de David Lynch mais surtout d’une lutte des classes ravalée et sublimée (au sens : partie directement en fumée) par une histoire d’amour impossible comme sont les plus belles histoires d’amour, les seules qui vaillent.
Les livres d’Eric Chauvier m’ont toujours fait un gros effet, à cheval entre l’ethnologie et l’autobiographie tragique (un peu comme Annie Ernaux mais pas du tout comme elle, d’une manière plus grinçante, irréconciliable), mais avec celui-ci il gratte pile où ça me démange.

Prenons un peu de hauteur avec L’agression, Konrad Lorenz (1963), réé. Champ Flammarion 2018.

Je n’avais pas ouvert ce classique de l’éthologie depuis mes études. Il a encore des choses à nous dire.
Observant les oies, les poissons, les loups et même les hommes, Lorenz considère que l’agression est un instinct parfaitement normal, naturel, et utile pour la répartition des individus sur un territoire, la sélection entre rivaux (Lorenz suit ici Darwin) et la protection de la progéniture.
Toutefois, chez les hommes et seulement chez eux l’instinct d’agression peut être exacerbé au point de mener à la mort de ses congénères (notamment suite à l’ingéniosité des armes inventées, qui permettent de tuer quelqu’un que l’on ne voit pas), instinct dérégulé et massivement destructeur (« la technologie meurtrière de l’homme est toujours en avance sur ses habitudes morales »).
Aussi, il convient, non pas de chercher à éliminer cet instinct d’agression en l’homme, ce qui serait utopique, anti-naturel et sans doute contreproductif (« Avec l’élimination de l’agression se perdrait beaucoup de l’élan avec lequel on s’attaque à une tâche ou à un problème, et du respect de soi-même sans lequel il ne reste plus rien de tout ce qu’un homme fait du matin au soir, du rasage matinal jusqu’à la création artistique ou scientifique »), mais de le canaliser par diverses méthodes qui sont, ni plus ni moins, la civilisation elle-même.
Dans le dernier chapitre intitulé « Profession d’optimisme », Lorenz énumère quelques pistes, suggère des processus de sublimation et de catharsis. Il cite le sport, évidemment (« Les jeux olympiques offrent la seule occasion où l’hymne national d’un pays peut être joué sans éveiller la moindre hostilité contre un autre pays »), mais surtout le rire. Le rire est le summum de la civilisation humaine parce qu’il est une modification de l’agression, une variation apaisante (au sens propre : désarmante) du faciès agressif. Le rire ne tue pas : « L’homme qui rit de bon cœur ne tire pas ». En conclusion, Lorenz plaide pour que l’humour, y compris « agressif », soit davantage enseigné dans le cursus des humanités. L’humour agressif est le remède à l’agression qui tue.
Encourager à caricaturer à l’école, oui, c’est bien ça ! Et surtout à lire les caricatures, les comprendre, les décrypter…

Plus une vidéo :

Un banquet en 2005.
Un tiers des convives à table sera assassiné dix ans plus tard.On écoute en 2020 ces fantômes débattre entre autre de la laïcité, c’est bouleversant et ça fout en colère parce que tous les problèmes étaient posés, dits, explicités. Qui les a écoutés, les futurs fantômes ?
Pour éviter les simagrées de l’insupportable Ardisson (toujours vivant en 2020 mais de loin c’est lui qui a le plus vieilli), on fera bien de sauter le début de la vidéo pour attaquer dans le vif vers la 32e minute, quand Wolinski s’inquiète : « Au début de Charlie Hebdo, on se battait pour des choses intérieures qu’on pouvait modifier, la contraception, la peine de mort (…) or maintenant, ce qui me fait peur, c’est comment lutter contre le terrorisme, contre les problèmes écologiques, on est dépassés… »

Poussez la chanson poussez (One, Two, Three & Four)

13/11/2020 Aucun commentaire

Un

Matthieu Giroud était un géographe, urbaniste, sociologue, prometteur. Oh putain que cet adjectif est tragique, dégueulasse, à pleurer. Matthieu Giroud a été assassiné il y a cinq ans jour pour jour, à l’âge de 38 ans, parce qu’il était allé assister à un concert des Eagles of Death Metal au Bataclan, à Paris.
Parce que Matthieu Giroud aimait aussi le rock. Il tenait la basse dans un groupe grenoblois, Daïgui. En novembre 2015, les musiciens de Daïgui travaillaient à la réalisation de leur second album. Ils croyaient avoir le temps. Depuis 5 ans, jour pour jour, les autres membres du groupe s’échinent à peaufiner ce qui sera un album posthume, pour l’hommage, pour la consolation, pour la joie, pour la vie. Chacun des 13 titres a été soigneusement élaboré, arrangé, enregistré (on remarquera que l’un d’eux, Des années sans contrôle, bénéficie de la présence de nombreux invités dont quelques membres de Mustradem) et la sortie de l’album, intitulé Cette nuit encore, est enfin imminente.
Mais aujourd’hui 13 novembre, pour que l’anniversaire revête la force vitale de la création plutôt que l’armure plombée du deuil, le groupe lâche un clip, pas n’importe lequel, celui de la chanson qui donne son titre à l’album. Le clip a été tourné en plein confinement entre Grenoble et Montréal. Il est très beau.
Ici, on lira in memoriam le portrait de Matthieu Giroud sur lemonde.fr ; là, on lira des détails sur la démarche de Daïgui.

Deux

Il arrive que le rap m’exaspère. C’est parce que j’aime trop le rap, je crois. J’attends des choses de lui, j’espère, et puis j’entends ce qu’il me donne et ce n’est pas tout à fait à la hauteur, une énième variation sur le même gros tas de clichés bodibildés, ego trip et blingbling, rimes pauvres et discours creux. Alors je réécoute La fin de leur monde d’IAM (2006) et ça va mieux, je me souviens que j’ai raison d’aimer le rap.
Morceau fabuleux, teigneux, énergique de la première à la dernière seconde, c’est le contraire du rap qui n’a rien à dire puisque ça parle, ça parle, ça parle jusqu’à ce que tu cries grâce parce que pendant que ça continue de parler toi tu cherches encore le sens de la phrase prononcée 30 secondes plus tôt, attends, il vient de dire « Juifs, Catholiques, Musulmans, noirs ou blancs, fermez vos gueules, vous faites bien trop de bruit » ou j’ai mal entendu ?
La fin de leur monde a des idées longues et compliquées à dire et il les dira jusqu’au bout, quitte à exploser totalement le format rap ET le format chanson. Pas de refrain, pas de couplet, pas de répétition ou de ritournelles, pas de repères (le titre lui-même n’apparaît qu’en signature), pas d’alternance des deux MC ni d’écho entre eux (un bloc pour l’un, un bloc pour l’autre, c’est tout, on ne peut pas faire plus dépouillé), pas de fioritures, pas d’esbroufe… juste du texte qui se déploie, maîtrisé, argumenté pendant plus de 10 minutes. J’ai copié-collé les paroles sur traitement de texte pour relever le compteur : près de 2300 mots et 13 000 signes, soit un long article de presse ou bien un tout petit livre. Moi qui en ce moment me pique d’écrire des chansons, je m’efforce de ne pas faire trop long, par admiration pour le format court (quoi de plus beau qu’un haïku) et par prévention contre mes propres penchants (je me dis que si je fais trop long ce sera une facilité littéraire pour compenser mes limites musicales). Sauf que je réécoute La fin de leur monde et je reprends (dans la gueule) une leçon sur ce que doit être la taille d’un texte, leçon qui peut se traduire en ces termes : Faut ce qui faut.
Et ce clip ! Ce pur et simple recyclage d’images d’actualité qu’il nous remet sous le nez comme si on les avait mal regardées. C’est la même démarche que dans certains bouquins insoutenables d’Ivan Brun (No comment, War songs, ou ses recueils d’illustrations chez Tanibis).

Trois

Frank Zappa, Joe’s Garage, 1979.
« Héros » de cet opéra rock qui est aussi une parodie d’opéra rock (nous sommes bien chez Zappa, merci), le dénommé Joe est musicien dans un monde où la musique est interdite. Il répète avec son groupe dans un garage mais cette activité clandestine est dénoncée par ses voisins. La police intervient et, indulgente, conseille à Joe de se consacrer à un hobbie plus sain, comme la religion. D’abord tenté par le catholicisme parce que les « Catholic girls » sont de sacrées cochonnes, Joe choisit finalement l’Eglise d’Appliantologie, créée par un certain L. Ron Hoover (see what I mean ?). À partir de là, l’histoire part en quenouille pornodada (nous sommes toujours chez Zappa, merci) et peu importe, l’essentiel étant de se marrer, de balancer des solos du feu de Dieu et en filigrane de rappeler les vraies priorités existentielles. Car au sein de ce fatras loufoque est exprimée cette essentielle hiérarchie des valeurs, propre à mettre cul par dessus tête notre société de l’information : « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. »

Extrait du livret rédigé par Zappa : « Joe’Garage est une histoire idiote qui raconte comment le gouvernement cherche à se débarrasser de la musique, qui est l’une des premières causes de comportement de masse incontrôlable. (…) Si un tel synopsis vous paraît absurde, et si l’idée d’un Central Scrutinizer [dispositif de surveillance généralisée, version zapaïenne de Big Brother] faisant respecter des lois pas encore votées vous fait pouffer, estimez-vous heureux de ne pas vivre dans l’un de ces joyeux petits pays où, en ce moment même, la musique est soit sévèrement encadrée soit, comme en Iran, totalement illégale. » (La République Islamique d’Iran n’a que quelques mois lorsque Zappa enregistre son album.)

Actualité de Zappa :
Le 4 décembre 1993 nous étions contraints de nous passer de Frank Zappa. C’était il y a 27 ans et nous notons avec intérêt que la mort de Zappa elle-même vient d’intégrer le très prisé club des 27, nous obligeant à nous reposer la question, « Que fait un homme en 27 ans de vie », et sa variante, « Que fait un homme en 27 ans de mort ».
Car heureusement, des inédits de Zappa sont régulièrement exhumés.
Parmi lesquels, pour fêter l’anniversaire surgit un film documentaire intitulé Zappa (facile à retenir) et promettant moult archives personnelles. Oui mais zut les cinémas restent fermés. Bon, ben je retourne voir la bande-annonce alors.

Quatre

Je lis dans un journal que je m’étais juré de ne plus lire une interview de James Murphy (LCD Soundsystem) par Luz. Un dessinateur que j’aime interroge (et dessine, voir ci-contre) un musicien que j’aime. Je relève deux passages qui me touchent directement :
1) A propos de son public.
« J’ai 50 ans. J’ai été à peu près vieux à un moment de ma vie, mais là je le suis pour de bon. Et je ne suis pas sûr que je sois la personne que les kids voudraient voir en concert dans un jeu vidéo. Mon job est de faire de la musique pour les kids qui se sentent bizarres et seuls. C’est pour cela que je suis là, [pour qu’] un certain pourcentage de kids qui ne sont pas nécessairement intéressés par ce qui intéresse la majorité des kids qui les entourent aient un endroit où se sentir bien. »
Je me sens concerné parce que lorsque va sortir (en avril, peut-être) mon roman, qui met en scène des adolescents, un vieux malentendu va se réactiver, on va de nouveau croire que je suis un « écrivain pour adolescents ». Alors que tout ce que je fais, c’est écrire « pour les kids qui se sentent bizarres et seuls », à tous âges.
2) A propos de la société plus que jamais clivée voire balkanisée.
« Regarde, je suis entouré de gens qui détestent les supporters de Trump. Et c’est vrai que ce sont des gens faciles à détester. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on ne partage plus les mêmes canaux d’information. On ne partage plus la même vérité sur laquelle on pourrait débattre et avoir des opinions différentes. C’est sombre et assez fou, je ne sais pas comment on en est arrivé là. Il y a un manque cruel d’empathie. On a échoué à comprendre ce dont l’autre a besoin. On n’a plus de destin commun, alors qu’il me semble qu’on avait ça, avant. Aujourd’hui, les gens restent dans une bulle. Tu peux rester enfermé dans cette bulle et dans tes croyances sans t’en rendre compte. Mais dès que tu voyages, tu as l’occasion de réaliser que tu vis dans une bulle. Le problème, c’est que cette bulle s’est déployée à l’échelle mondiale avec internet. »
L’analyse de Murphy me bouleverse puisque je la crois très juste. Enfermés que nous sommes dans nos bulles, en compagnie exclusive de nos opinions et de ceux qui les partagent, nous ne supportons plus la contradiction, le débat, autant dire que nous ne supportons plus la démocratie. Bien sûr, Internet, et surtout les réseaux dits sociaux, ont été les accélérateurs essentiels de cet effondrement social : la mort de l’empathie. Mais la pandémie, qui décourage les contacts et nous dissuade de sortir de chez nous, n’y est pas étrangère.
Bonus : pour fêter ça, un peu de musique pour « les kids qui se sentent bizarres et seuls », par James Murphy et Kermit la grenouille.

One, two, three, four

Confine not dead ! Headbanger forever !
Au cas où l’information vous aurait échappé, nous voici reconfinés. Ce « Confinement 2 » est moins réussi que le premier, comme il en va des séquelles. Bizarrement, il est à la fois plus relâché et plus résigné, plus lourd et plus anxiogène, ne cherchez pas plus loin, il est plus automnal que printanier.
Allons, ce nouveau confinement n’a pas que des mauvais côtés. Youpi, la Confine redémarre ! La chanson fleuve signée Marie Mazille/Capucine Mazille/Franck Argentier/Fabrice Vigne consolera de bien des attestations dérogatoires autosignées. Attention mesdames et messieurs préparez-vous à appuyer de toutes vos forces sur le bouton rouge le plus près de vos doigts car l’épisode 13 sort du chapeau et il est… rock n roll ! Car oui, nous l’affirmons avec la force d’un coming-out, le confinement autorise également ce plaisir privé dont il ne faut pas avoir honte : tourner en rond seul chez soi, brancher du rock bien gras, pousser les meubles, les potards et la chanson, brailler de toutes ses forces en faux anglais, profiter que personne ne regarde pour gesticuler, sauter, se rouler par terre comme Jimi, transpirer à fond, secouer la tête à bloc, se la donner à mort, air guitar jusqu’à la transe.
Special guest stars de l’épisode : Luc Biichlé à la guitare saturax et Stéphanie Bois au death growl.
Bonus : dansez ! dansez ! dansez ! c’est bon pour ce que vous avez !

J’aimerais pouvoir penser à autre chose mais

09/11/2020 Aucun commentaire

J’aimerais pouvoir penser à autre chose…

Mais ma journée commence par une viscérale colère après la lecture d’une tribune dans lemonde.fr signée du philosophe Jacob Rogozinski, qui, coup de théâtre, dévoile le vrai coupable de notre temps, le responsable de l’épaisse saloperie faite de haine, de violence et d’intolérance dans laquelle nous barbotons : « Caricatures de Mahomet : nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières. »

Ah, okay, le mal absolu et « aveuglant » ne serait pas le dogme religieux intégriste mais au contraire la philosophie des Lumières qui nous oppresse tous depuis bientôt trois siècles.

Cette tribune choque profondément ma sensibilité (sans, naturellement, que ne me saisisse l’envie de « venger » ma personne, mes valeurs ou mes croyances, en exécutant l’auteur). Elle plaide de façon unilatérale pour que les incroyants, penauds, fassent un pas vers les croyants sans jamais envisager la réciproque. Pardon, mais cela ressemble à un pur aveu de faiblesse : la religion ces jours-ci prouve qu’elle est forte, avec ses couteaux et ses kalachnikovs, aussi respectons sa force, implorons son pardon (tendons l’autre joue ? tendons l’autre cou ?), jurons devant Dieu que « le reflux des croyances religieuses [marque] un progrès vers plus de savoir et de liberté » (sic !). Cet aveu de faiblesse m’apparaît beaucoup plus inquiétant que notre « nihilisme » dénoncé dans le même article. Le nihilisme des sociétés occidentales existe, sans aucun doute, puisqu’elles ont échoué à remplacer la foi religieuse par une autre notion collective aussi coagulante (l’humanisme des Lumières était l’opposé d’un nihilisme ! Hélas où est-il passé ? Il a été noyé et dilapidé entre temps dans le consumérisme individualiste), mais la solution est-elle l’allégeance au plus menaçant et au mieux armé ?

Si je ne suis pas totalement accablé, c’est que je sais que cet article est faux factuellement : le postulat condescendant « Nous n’arrivons pas à comprendre que, pour des hommes qui croient en [Dieu], une insulte qui le vise est plus grave que celle qui les viserait personnellement. Sur ce point, un différend majeur sépare les croyants − y compris les plus ouverts au dialogue − de ces incroyants que nous sommes » est démenti par des musulmans éclairés dans un autre article du monde : « Chems-Eddine Hafiz, le nouveau recteur, depuis ­janvier, de la Grande Mosquée de Paris (GMP) […] soutient : « Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de ­dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. Que le drame qui a frappé cette publication, des policiers et nos compatriotes juifs serve de leçon à la communauté nationale, mais aussi à ceux qui se réclament de l’islam, à ceux qui se disent “amis des musulmans” et qui ne condamnent pas clairement ces crimes terroristes. » L’islam des lumières existe, c’est un interlocuteur valable avec qui il faut discuter avec sérieux et sans condescendance !

Et puis, d’autres tribunes dans mon « quotidien de référence » me réconfortent. Publiée le même jour, celle de Pascal Bruckner, « Dieu lui-même est sans doute lassé », me ravit. Vive la presse libre et la confrontation d’idées contradictoires, au fait. Le monde est vaste, lemonde aussi. (Et je nuance encore car on aura beau faire on ne nuancera jamais assez : PAR AILLEURS Pascal Bruckner n’est pas mon idole, il me pue au nez lorsque chez lui la défense de sa caste de boomers arrivés prend la forme d’insultes abjectes envers Greta Thunberg.)

Mise à jour 25 novembre : complétons la revue de presse par cette excellente rétrospective, La gauche et l’islamisme : retour sur un péché d’orgueil par Jean Birnbaum.

Good riddance

08/11/2020 Aucun commentaire

Je fais du rangement dans mes étagères, ça me prend parfois, surtout quand je cherche un livre précis, que j’ai promis à quelqu’un, et que je peste de ne point trouver. En fin de compte, je ne range rien du tout, je m’égare dans les rayons, je redécouvre des livres que j’avais oubliés, ou que je n’ai jamais lus, ou que j’ignorais posséder, je les sors délicatement de leur rang, je souffle la poussière sur leur dos, je me dis ah tiens bizarre j’ai ça moi, je les feuillette, puis au terme d’un moment variable je les remets soigneusement à la place où je les ai trouvés, sans davantage de reclassement.

Or ce soir entre tous les soirs, je tombe sur ce livre-là : Donald l’imposteur ou l’impérialisme raconté aux enfants.

Ah oui, je me souviens.

Le livre est sans grand intérêt, assez mauvais et daté dans sa manière d’être mauvais, je l’avais déjà trouvé mauvais il y a 20 ans parce qu’il datait de 20 ans plus tôt, il applique une grille d’analyse stérilement politique sur la « bande dessinée  », jamais considérée comme art potentiel mais exclusivement comme support de propagande de masse (alors que Carl Barks, pour ne citer qu’un seul auteur, était un génie)… Postuler « Donald Duck c’est rien que l’apologie de l’impérialisme  » est à peu près aussi neuneu que dire « Elvis Presley en subliminal c’est rien que du lavage de cerveau capitaliste  », voire « Le blues c’est la musique du diable  ».

Pourtant, ce soir, les conditions sont particulières, le titre et le sous-titre de ce livre idiot me font sourire, me font même plaisir. Je vais le garder, ce livre idiot. Je le redépose soigneusement là où je l’ai trouvé, dans son deuxième rang au fond de l’étagère, celui qui est invisible. Ce livre idiot sera désormais chargé d’un autre souvenir.

(Ici une archive 2011 du Fond du Tiroir, à propos de l’Onc’ Picsou, de Carl Barks et, inévitablement, d’autres considérations.)

Bien ! Et à présent qu’un taré de moins est aux manettes de la planète, aux commandes du monde là-bas loin loin, nous allons pouvoir nous reconcentrer sur nos problèmes domestiques. Allez hop au boulot, retour aux roots, back to the sources : Jean Jaurès, discours de Castres, 30 juillet 1904.

Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu’est-ce que la démocratie ? Royer-Collard, qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : « La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits. »
Or, il n’y a pas égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale.
Elle ne demande pas à l’enfant qui vient de naitre, et pour reconnaitre son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l’inscrit d’office dans aucune église. Elle ne demande pas aux citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaitre et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s’ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un. Elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer entre eux, qu’ils reconnaissent, outre le Code civil, un code religieux et confessionnel. Elle n’interdit point d’accès de la propriété, la pratique de tel ou tel métier, à ceux qui refusent de signer tel ou tel formulaire et d’avouer telle ou telle orthodoxie. Elle protège également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle, ou si, satisfaits de la tache accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême et légitime repos. […]
Et n’est-ce point pitié de voir les enfants d’un même peuple, de ce peuple ouvrier si souffrant encore et si opprimé et qui aurait besoin, pour sa libération entière, de grouper toutes ses énergies et toutes ses lumières, n’est-ce pas pitié de les voir divisés en deux systèmes d’enseignement comme entre deux camps ennemis ? Et à quel moment se divisent-ils ? À quel moment des prolétaires refusent-ils leurs enfants à l’école laïque, à l’école de lumière et de raison ? C’est lorsque les plus vastes problèmes sollicitent l’effort ouvrier : réconcilier l’Europe avec elle-même, l’humanité avec elle-même, abolir la vieille barbarie des haines, des guerres, des grands meurtres collectifs, et, en même temps, préparer la fraternelle justice sociale, émanciper et organiser le travail. Ceux-là vont contre cette grande œuvre, ceux-là sont impies au droit humain et au progrès humain, qui se refusent à l’éducation de laïcité. Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne préparerez l’avenir, vous n’affranchirez votre classe que par l’école laïque, par l’école de la république et de la raison.

C’est toujours mieux que de rester à ne rien foutre

06/11/2020 Aucun commentaire
Coprô B 125 EN. 124 FL GS 50 (Photo exclusive rapportée au péril de sa vie par Marie Mazille à l’issue d’une expédition très périlleuse à un kilomètre de chez elle)

L’hyperactive et incorrigible Marie Mazille ne saurait s’ennuyer sous prétexte de reconfinement. Les idées débiles débordent naturellement de sa personne et, par chance, m’embarquent en route.

Par exemple. Comme tout le monde, elle accomplit sa petite promenade quotidienne dans un cercle isochronique réglementaire d’un kilomètre de rayon. Mais, contrairement à tout le monde, par la grâce d’une hallucination qui lui est singulière et qui réenchante le quotidien emmerdant, au sein de ce périmètre elle assimile ce qu’elle croise en chemin à une formidable exposition, un musée en plein air dont un guide appointé pourrait expliciter les merveilles à l’attention des visiteurs profanes. Là, elle m’envoie la photo d’une bouche d’égout. Okay, je m’y colle.

Ce magnifique et cependant énigmatique spécimen de tôle rouillée et sculptée, dont la datation à l’empreinte carbone 14 est actuellement estimée à – 17 000, un jeudi en fin d’après-midi, pourrait apparaître simplement « artistique » à nos yeux d’occidentaux toujours prompts à enfermer dans le champ esthétique les artéfacts produits par des civilisations inconnues. Pourtant, cette œuvre rare revêt sans doute un sens rituel et sacré qui outrepasse largement sa simple fonction décorative. Selon les plus récentes recherches anthropologiques et archéologiques, les légères traces d’usure et de manipulation constatées sur cette tranche sculptée révèle qu’elle était certainement utilisée lors de rites d’initiations chamaniques durant lesquelles, après certaines séances de transes et d’absorption de substances, le jeune homme (peut-être la jeune femme) accédait au savoir et au statut d’adulte en découvrant dans la hutte du chef les gravures creusées au tournevis en bas-relief. Le motif géométrique, répété avec obstination, est le chevron à angle droit. D’emblée l’intention est clairement culturelle et conceptuelle puisque l’angle droit n’existe pas dans la nature. Mais une plus ample observation révèle le plus intéressant : l’alternance de lignes de chevrons selon deux sens inverses. Cette alternance, sans aucun doute fractale puisqu’elle oblige à regarder l’objet selon plusieurs échelles, exprime une foi primitive en l’unité fondamentale quoique binaire du cosmos par la succession, à parts égales, des signes opposés et cependant complémentaires (haut/bas, chaud/froid, sec/mouillé, masculin/féminin ?). Les chevrons dirigés vers le sol (forces venues du ciel) et ceux dirigés vers le ciel (forces telluriques), suggèrent un équilibre mythique parfait entre l’activité des humains et celle des éléments, le tout en rotation autour d’un centre circulaire évidé et obscur qui symbolise l’autorité éternelle et invisible, inconnue et indépassable, ou peut-être, en vertu de connaissances astronomiques que les peuples de ce temps auraient acquises de façon intuitive, l’axe d’une sorte de plan cosmogonique et cosmologique de l’univers en mouvement. Dans ce cas, les indéchiffrables caractères en haut et en bas de la tôle seraient à interpréter en tant qu’indications géodésiques qui, tel un GPS de l’âge de pierre fixeraient un repère sur un plan, « Vous êtes ici », à l’attention des éventuels visiteurs extra-terrestres ou, selon une terminologie plus contemporaine, des « dieux » .
L’admiration, l’émotion venue du fond des âges, la gratitude même, qui nous saisissent en pensant à l’artisan anonyme ayant réalisé cette œuvre en – 17 000, un jeudi en fin d’après-midi, ne doit pas nous faire oublier que nous avons sous les yeux, non le fruit d’un hom.fem.me singulier.e et habile.e graphiste.e, d’un.e individu.e, d’un.e « artiste.e » pour employer un anachronisme que les primitifs seraient bien en peine de comprendre, mais la création métonymique, cohérente et coagulante de toute une civilisation empreinte de spiritualité et sans solution de continuité connectée à la nature. Il est à craindre que le sens profond des mystères dépeints sur cette tôle, les tragédies immémoriales qui s’y jouent, soient perdus pour le commun, oubliés à jamais, et que nous devions nous contenter de l’émerveillement et, à tout le moins, du respect, que nous inspire un tel savoir-faire, exécuté avec exigence et opiniâtreté.
Certains chercheurs dissidents estiment quant à eux que les signes sculptés au tournevis pourraient avoir une signification beaucoup plus prosaïque, et avancent comme traduction approximative : « Merde à celui qui lira ça » . Cependant ces chercheurs sont loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique.

Le lendemain elle m’envoie une entrée d’eau à même le sol :

Okay, okay, je m’y colle aussi :

« Water/Vater », Yvette Klein (1962- ), technique mixte, 2002, Rostock
Cette pièce exceptionnelle, qui mêle avec sensibilité et délicatesse l’histoire de l’art et l’histoire personnelle, les débats théoriques et l’intimité familiale, est typique de la période psychanalytique d’Yvette Klein, artiste franco-allemande qui vit et travaille en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.
Rappelons qu’Yves Klein, dynamiteur de l’art contemporain, avait choisi une couleur, le bleu outremer, comme seul véhicule de sa quête d’immatérialité, d’infini et de parts de marché. Il avait déposé cette couleur en 1960 sous le nom d’IKB, « International Blue Klein ». Malheureusement arraché à la vie deux ans plus tard par un infarctus, il ne connaîtra ses enfants, à la fois au sens artistique mais aussi au sens génétique puisque sa fille, Yvette, naîtra ) titre posthume, deux mois après la mort de son père en 1962.
Yvette consacra l’essentiel de sa première partie de carrière à des explorations monochromes magenta ou jaune d’œuf, deux couleurs qu’elle songea à breveter avant de se raviser et d’entamer, en 1996, soit à 34 ans (âge qu’avait son père lors de sa disparition) une longue période bleue qui s’est révélée non seulement une redécouverte du patrimoine paternel, mais également un dialogue avec les origines et un dépassement dialectique et transcendantal. En effet, alors qu’Yves avait poussé la représentation dans ses retranchements en renonçant à toute figuration et à toute inscription sur ses monochromes bleus, Yvette va encore plus loin en réintroduisant des signes dans son œuvre personnelle, geste d’une rare radicalité qui redistribue encore une fois toutes les données esthétiques et cognitives. C’est ainsi que nous pouvons « lire » l’œuvre présentée ici, le lisible émergeant par-dessus le visible : nous sommes à même de déchiffrer au-dessus de la couleur IKB immédiatement reconnaissable les mots « Pah Pava », qui naturellement, même si l’interprétation est laissée à l’appréciation de chacun, peuvent se comprendre comme « Papa, va », une manière pudique pour Yvette de dire à son père qu’il peut s’en aller à présent que d’autres ont repris le flambeau pour perpétuer son œuvre – quitte à la trahir. On voit que les vingt-cinq ans de psychanalyse d’Yvette ont porté leurs fruits. Le titre de l’œuvre, « Water/Vater », jeu de mot trilingue en contrepoint du mot « EAU » inscrit également sur l’œuvre, devient clair, si l’on nous permet cette plaisanterie, comme de l’eau de roche : le bleu « outremer » inventé par Klein père était bien celui de l’eau, qui coule inlassablement sous les ponts et apaise y compris les deuils familiaux.

Quelques jours plus tard, un double motif géométrique photographié à même la chaussée :

Sans titre (« Cercle blanc et disque jaune »), Kévin Personne (1953-), Grenoble, 2015
En 1987 quatre artistes francs-tireurs et boursiers du CRAC (Centre Régional d’Art Contemporain), Roland Orepük, Mad, Bernard Béraud et Kévin Personne, créent à Grenoble le groupe Radical. Par cette appellation provocatrice, ces quatre disciples de Klee, Kandinsky, Mondrian et autres Malevitch, annoncent leur volonté d’en découdre avec la modernité, de rompre franchement et sans retour avec l’art de leur temps, qu’ils dénoncent comme décoratif, banal, compromis et commercial, aux mains de faiseurs ayant pignon sur rue, indignes imitateurs interchangeables de Klee, Kandinsky, Mondrian et autres Malevitch. Les quatre compères veulent revenir à l’exigence purement esthétique et rétinienne de l’art, en explorant les possibilités infinies des aplats monochromes (exclusivement avec les trois couleurs primaires, jaune, magenta et cyan) et les motifs géométriques de base (le cercle, le carré, le triangle, la croix, et certains soirs, après avoir bu, le trapèze irrégulier). Radical multiplie durant les années 90 les mémorables expositions collectives dans les galeries, FRAC, et centres d’art, jusqu’au jour fatal de 1998 où Kévin Personne sème la discorde et provoque l’éclatement du groupe, en présentant à ses trois camarades sa dernière œuvre, dont il prétend être très fier, un portrait figuratif hyperréaliste de sa femme, Paméla Personne, peint à l’huile avec fond dégradé à l’aérographe. Il leur aurait déclaré : « Ben quoi les gars ça vous plait pas ? Non mais si, regardez, j’ai fait attention à ce que ce soit vachement ressemblant, tous ceux qui connaissent Paméla me disent qu’ils la reconnaissent presque facilement, j’ai soigné les plis de sa robe et tout, et les mains, c’est incroyable comme c’est difficile à faire les mains, y a pas deux doigts pareils, alors j’ai un peu bâclé et je lui ai donné un sourire sympa en me disant qu’on regarderait surtout sa tête et pas trop les mains ». Après une réunion de crise de Radical, Kévin Personne est exclu du groupe à l’unanimité et sans indemnités. Il plonge alors dans l’alcoolisme et dans une dépression qui le conduit à produire exclusivement, pendant plus d’une décennie, des portraits d’humoristes célèbres ou d’acteurs américains, vendus à la sauvette sur les marchés, des châteaux de Vizille sur lauzes et des chats mignons qui jouent dans un panier, signés du pseudonyme Kévinou. Recouvrant, après une rigoureuse cure de désintoxication, un nouveau désir de radicalité à partir de 2014, il détruit toutes les toiles de sa période « Kévinou » et décide de limiter plus que jamais le nombre de ses motifs et couleurs. Depuis lors, il ne peint plus que des cercles blancs évidés et des disques jaunes pleins, toujours dans la même taille (respectivement 20 et 10 cms de diamètre) et la même configuration. N’étant plus le bienvenu dans les centres d’art, il n’a de cesse de peindre ce double motif en plein air, sur les murs, sur le mobilier urbain, sur les trottoirs ou simplement sur la chaussée, surtout dans les quartiers de l’agglomération grenobloise qu’il sait fréquentés par ses trois ex-amis, comme autant de perches lancées en direction de Radical, dans l’espoir d’être réintégré dans le groupe. Jusqu’à présent, sans succès.

Et ça ? Et ça ? Tout en longueur ? J’en veux ? Ben oui.

Den perfekte ide om øen (« L’idée parfaite de l’île »), Jorg Asner (1914-1973), technique mixte, première création Aarhus 1972 / recréation à l’identique Grenoble 2020
Membre fondateur de l’Internationale Situationniste dès juillet 1957,
le Danois Jorg Asner en est également le premier exclu pour déviationnisme, dès août 1957. Brouillé avec les autres membres, il exploite toutefois, à ses fins personnelles, le concept situationniste de psychogéographie, c’est-à-dire la création de situations urbaines agissant directement sur les émotions et les comportements des individus. Par ailleurs obnubilé par l’idée d’une île utopique, paradis perdu ou « terre sans mal » dont la forme longiligne réapparait sous les formes les plus diverses dans la plupart de ses travaux durant près de vingt ans (peintures, sculptures, installations, dessins au doigt sur les vitres embuées, gribouillis sur le bloc posé à côté du téléphone…), il cherche assez longtemps l’endroit urbain le plus approprié pour installer son île, qui symbolise pour lui la beauté parfaite et inatteignable dont on ne ne peut se faire une idée que grâce à l’art.
En 1971, un éclair de génie psychogéographique lui livrera la solution et le terme de sa quête : en ville son île ne pourra qu’être négative, prendre la forme d’une étendue d’eau entourée de bitume. Pendant quatre mois il s’installe dans une rue très passante d’Aarhus, la rue Søndergade, où il multiplie les expériences pour faire émerger « l’idée parfaite de l’île » en déformant la chaussée et en déversant une quantité d’eau calculée au millimètre cube, semi-asséchée sur les bords afin d’évoquer une « plage » sans reflet, chantier de précision qui s’effectuera avec une équipe de huit personnes au grand dam des riverains se plaignant de ne plus pouvoir traverser à pied sec. Le coin de rue qu’il sélectionne doit avoir non seulement l’inclination idéale, mais également l’environnement qu’il recherche obstinément : deux réverbères et un bâtiment doivent absolument apparaître dans la partie haute du reflet de « l’île » pour figurer la présence urbaine lointaine mais implacable et, métaphoriquement, les barreaux d’une prison. Il complète son œuvre d’un dispositif comprenant une paire de lunettes montée sur un pied à hauteur des yeux, afin que les spectateurs (les passants) puissent contempler l’œuvre depuis l’angle exact prévu par l’artiste, autrement dit, selon les termes de son journal intime, « pour que l’homme de la rue voie l’île telle que je la vois, se glisse dans mon cerveau, comprenne l’idée de la beauté négative, de la terre sans mal qui le rendra meilleur ».
Malheureusement, à peine achevée, l’oeuvre sera vandalisée par les riverains excédés, au cri de « Qu’est-ce que c’est que cette flaque à la con ». Asner ne se décourage pas et n’aura de cesse de trouver un autre endroit susceptible d’accueillir son « idée parfaite de l’île », mais dès l’année suivante, sa brutale disparition l’empêche de mener à bien son travail. Prenant le relais, la Fondation Jorg Asner, garante de la pérennité de son œuvre, explorera les grandes métropoles du monde pendant près de 50 ans, avant de trouver enfin en 2020 l’emplacement adéquat (inclination de la chaussée, hydrométrie, environnement urbain comprenant deux réverbères et le bon type d’architecture reflétée…) dans un coin de rue de Grenoble (Isère, France)

Un dernier pour la route ?

L’Arlésienne 215, virulente critique de la société de consommation, Marcel Valpolicella (1939-), installation, objets divers, Grenoble 2017
Artiste affilié à l’École de Nice, sous-estimé et régulièrement oublié par les historiens de l’art, Marcel Valpolicella n’en a pas moins marqué son temps grâce à son œuvre la plus célèbre, et pour ainsi dire unique, L’Arlésienne.
Installation à géométrie variable, virulente critique de la société de consommation, L’Arlésienne a été déclinée par son auteur près de 250 fois à ce jour dans le monde entier, chacune des versions étant conçue sur le même modèle, quoique distincte et numérotée.
La première version, initialement nommée L’Arlésienne puis de manière rétroactive l’Arlésienne 1, a été créée à Nice en 1969. Virulente critique de la société de consommation, l’œuvre prenait la forme d’une accumulation de détritus trouvés dans les poubelles de la ville (boîtes de conserve, épluchures, papiers gras, vêtements hors d’usage, matières plastique non identifiées, reliquats organiques) entassés et surmontés d’une boîte d’allumettes de la SEITA, grand format. Cet objet emblématique, qui allait devenir la signature même de Valpolicella et l’unique point commun des quelques 250 versions ultérieures de l’œuvre, porte en effigie la silhouette stylisée d’une danseuse, qui rappelle sans la citer, telle une publicité subliminale, la marque de cigarettes « Gitanes », mais dans les tons rouge-orangé au lieu du bleu caractéristique.
Cette boîte d’allumettes couronnant une pile d’ordures semblait exprimer un cinglant commentaire politique, et l’encouragement suivant : « Qu’attendez-vous pour mettre le feu au consumérisme qui produit tant de déchets ? », assurant la réputation de l’œuvre en tant que virulente critique de la société de consommation.
L’Arlésienne 1, constamment restaurée sur site, notamment recouverte de déchets organiques frais (coulis de tomate, os de poulet, fonds de bouteilles, etc.), est aujourd’hui réputée en tant qu’essentielle, avant-gardiste et virulente critique de la société de consommation, d’ailleurs estimée sur le marché de l’art à environ 30 millions d’euros.
Ayant trouvé son style et son créneau personnel dans cette virulente critique de la société de consommation, Marcel Valpolicella n’a plus jamais, depuis 1969, fait autre chose que des variations sur l’Arlésienne. Il a produit à la demande, pour les collectionneurs privés comme pour les collections publiques, de très nombreuses Arlésiennes originales, chacune de ces virulentes critiques de la société de consommation compilant les déchets découverts in situ et caractéristiques non seulement du lieu mais de l’époque de son élaboration (par exemple, dans les Arlésiennes des années 90 les boîtiers cristal de compact-discs remplacent peu à peu les vinyles brisés ; les débris électroniques de téléphones portables apparaissent dans les années 2000 ; les journaux quotidiens cèdent progressivement leur place aux tracts et publicités…). Mais encore et toujours, toutes gardent pour leitmotiv la gitane de la SEITA, tentatrice flamenca (littéralement : enflammée) qui, sensuelle, semble inciter le spectateur à commettre un autodafé.
Le tout, bien sûr, dans une provocante et virulente critique de la société de consommation.
Depuis de nombreuses années, Marcel Valpolicella, toujours subversif quoique désormais domicilié en Suisse, ne fouille plus lui-même les poubelles mais dispose heureusement d’un personnel qualifié pour entretenir sa virulente critique de la société de consommation.
Invité par la ville de Grenoble à l’occasion d’une résidence artistique de trois mois en 2017, Marcel Valpolicella a chargé son équipe de fouiller sur place quelques poubelles et, à l’issue d’un travail minutieux, a laissé derrière lui une œuvre qu’il a numérotée Arlésienne 215, offrant une nouvelle et virulente critique de la société de consommation au patrimoine artistique de la capitale des Alpes. La Mairie n’a malheureusement pas souhaité répondre à nos sollicitations et nous
ignorons le montant de l’assurance couvrant l’œuvre, virulente critique de la société de consommation, non plus que le budget de surveillance, de conservation et d’entretien.

Et s’il n’y avait que les visites farfelues dans le paysage urbain… Marie concocte également une comédie musicale sur les gestes barrière. (Surtout ne pas demander pourquoi.) D’accord, je m’y colle encore, je ne dis jamais non à Marie, ça me perdra. Je contribue avec une chanson sur la distanciation sociale.

On nous l’a dit dans la télé dans le journal
Distances de distanciation internationale
Mais attention à la nuance fondamentale
La distanciation ne vous en déplaise est sociale
L’expression est bizarre, j’y comprends que dalle !
On acolle deux mots contraires diamétral…
Et faudrait faire semblant de trouver ça normal ?
Comme une paranoïa conviviale
Une industrie artisanale
une imitation originale
Un divorce matrimonial
Une gaité de pierre tombale
Un chauve avec une queue-de-cheval
Ou une viande végétale
Une extinction de voix à la chorale
Un être humain animal
(heu non mauvais exemple ça c’est banal)
Un commencement final
Un village mondial
Un oeuf de marsupial
Un poison mortel médical
Un silence (John Cage) musical
Un vêtement à poils
Une vapeur à voile
Un toit à la belle étoile
Superficiel jusqu’à la moëlle
Un vol direct avec escales
Un communiste capital
Une quadrature ovale
Une dictature électorale
Une plage privée au Népal
Une banalité paradoxale
Un consensus radical
Une métaphore littérale
Un rôti de porc halal
Un végétarien cannibale
une prostituée virginale
Une tempête de neige tropicale
Une vérité gouvernementale
(Genre :) Un bombardement chirurgical
Une délicatesse colorectale
Un assassinat amical
Une égalité salariale
Un géant infinitésimal
En compagnie d’un nain colossal
Une féministe patriarcale
Un allongé qui reste vertical
Parce que zéro lit à l’hôpital
Un lundi matin dominical
Un confinement de festival
un oxymore devenu viral
Une distanciation sociale !
Une distanciation sociale !
Une distanciation sociale !
Une distanciation sociale ! (ad lib)

Carambolage d’actualité

03/11/2020 Aucun commentaire

Thèse : aujourd’hui devait débuter la (déjà) dixième semaine de procès des attentats de janvier 2015, mais les audiences sont suspendues pour cause de Covid, trois accusés ayant été testés positifs. Moment clef, noeud de notre époque, essentiel pour comprendre le passé, le présent et le futur immédiat, ce procès est encore ajourné.
(Problème arithmétique : sachant qu’un attentat de quelques heures provoque des mois de palabres cinq ans plus tard ; sachant que durant la tenue de ces mêmes palabres ont lieu trois ou quatre autres attentats que peut-être nous prendrons le temps de discuter et comprendre lors de longues palabres qui se tiendront dans cinq ans, vous calculerez à l’aide d’un schéma et d’une belle courbe sur tableau avec abscisses et ordonnées le temps d’avance exponentiel que les terroristes prennent sur nos laborieuses démocraties. Calculatrices autorisées.)
L’un des enseignements fondamentaux de ce procès est que le coupable d’un assassinat est non seulement celui qui appuie sur la gâchette mais également, au même titre, celui qui lui fournit l’arme (la Kalashnikov, arme matérielle, ou bien l’arme mentale, idéologique). Cette idée de co-culpabilité, philosophiquement profonde, est aussi simplement pragmatique : elle permet d’avoir des accusés dans le box durant le procès alors même que les trois terroristes, ceux qui ont appuyé sur la gâchette, Chérif et Saïd Kouachi, Amedy Coulibaly, sont morts.

Antithèse : Covid ou pas, récession ou non, le groupe industriel Dassault, fleuron du CAC 40 (à travers sa filiale Dassault Systèmes) ne connaît pas la crise. Bon an mal an 10 milliards d’euros de chiffre d’affaire. L’État Français assure régulièrement de son soutien cette pierre angulaire de notre industrie et de notre économie. Or Dassault figure parmi les plus grands marchands d’armes du monde, notamment grâce au Rafale, avion de chasse que la terre entière nous envie et que l’Egypte, le Qatar, l’Inde, admiratifs du savoir-faire français, nous achètent en masse.
Jouissons de la bonne nouvelle, il n’y en a pas tant en cette période morose : la France a retrouvé depuis les années 2010 son prestige et son rang de troisième exportateur d’armes, derrière les USA et la Russie, ce qui soulage la balance commerciale de notre patrie, consolide notre rang dans le concert des nations, et réassure le renom international de la France, fâcheusement terni par des garnements qui font des dessins, gamins irresponsables que l’on ne manquera pas de gourmander parce qu’ils manquent de respect et nuisent à la croissance.

Synthèse : non mais quoi le fuck ?

Ah, mais si, tout de même la justice travaille. Un autre procès interrompu deux fois pour cause de Covid touche finalement à son terme, celui du Système Dassault. Le procureur a requis aujourd’hui même une peine de cinq ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende pour corruption contre Serge Dassault, mort en 2018. Son fantôme va la sentir passer. Si on se met à juger les morts, les Kouachi et Coulibaly vont moins faire les marioles.