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Privilège

04/08/2020 Aucun commentaire
« Orange is the New Black », saison 4, épisode 12 (2016). Une femme noire meurt sous la main et le genou d’un homme blanc, selon les mêmes modalités que George Floyd quatre ans plus tard en pleine rue à Minneapolis, le 25 mai 2020. Je préfère reproduire sur ce blog une image de fiction qu’une image dite réelle car il y a des limites à la pornographie.

La mort atroce de George Floyd, le mouvement Black Lives Matter et ses équivalents en France, fouettent les tensions entre Noirs et Blancs.

Ressurgit dans les débats un concept forgé en 1989 par Peggy McIntosh, le privilège blanc. L’idée, en gros : paraître à la naissance enveloppé de blanc plutôt que d’une autre teinte Pantone facilite toutes les étapes de la vie quotidienne (les Blancs détenant plus de capital matériel et culturel que les non-blancs). Jusqu’ici, comment ne pas être d’accord ? C’est un truisme de type mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. Le privilège blanc est un fait, et une injustice, puisque personne n’a choisi sa couleur ni ses ancêtres.

Dans la foulée, plein de bonne volonté, je tente de lire ce qui me semble l’étape suivante, l’essai Fragilité blanche de Robin DiAngelo, best-seller racialiste, bible des déboulonneurs. Titre complet : White Fragility, Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism (La Fragilité blanche-Pourquoi il est si difficile pour les personnes blanches de parler de racisme), édition française les Arènes, 2020.

DiAngelo, disciple de McIntosh, passe de la notion de Privilège blanc à celle de Fragilité blanche, cette fragilité étant basée sur un mensonge, le grand déni des Blancs qui réfutent le racisme alors même qu’ils en bénéficient. Elle dénonce une hypocrisie de masse et se pose en seule habilitée à décerner aux Blancs un certificat d’antiracisme à l’issue d’un long processus d’auto-flagellation.

J’en profite pour faire un peu d’archéologie parce que j’aime l’archéologie. La construction du concept me semble l’aboutissement d’un processus en trois époques sur un siècle et demi.
1) Colonialisme, XIXe siècle.
Durant le triomphe des Empires blancs qui ont besoin d’être cautionnés par des théories racistes, la blanchité est un fardeau, c’est-à-dire une responsabilité de droit (divin ?), une mission civilisatrice sur les sauvages de toutes les autres teintes : lire The White Man’s Burden de Kipling (1899).
2) Fin du colonialisme, XXe siècle.
Le Blanc ne va plus conquérir le monde mais reste maître chez lui – et, de fait, maître économique du monde. La blanchité est un privilège – constat relativement neutre de supériorité sociale et d’injustice.
3) Décolonialisme, XXIe siècle.
La blanchité devient un remords, une honte, une tache ineffaçable. Une fragilité.

Alors là pardon, mais je décroche. Il faut croire que mes a priori de blanc privilégié prennent le dessus parce que je récuse ce fardeau-là, cette mauvaise conscience en forme de bâillon, c’est trop pour moi qui n’ai colonisé personne il y a 150 ans. Je ne vois dans le livre de DiAngelo qu’une éreintante tentative de culpabilisation et une rationalisation fondée sur un syllogisme neuneu, « les Blancs profitent du système donc les Blancs sont racistes puisqu’ils sont blancs » , de même calibre que, par exemple, « les obèses sont complices de la faim dans le monde puisqu’ils sont obèses » .

Rien à faire, ce « racialisme » qui se présente comme ennemi et remède du racisme m’apparaît tout bonnement raciste. Je suis tout prêt pourtant à admettre le caractère systématique voire « systémique » du racisme dans nos sociétés, mais je ne vois pas comment racialiser tout le monde, donc ajouter une couche de racisme, permettra d’y voir plus clair (oups pardon, ce voir plus clair révèle sans aucun doute mon racisme inconscient, le clair valorisé comme bon et le sombre stigmatisé comme mauvais, pardon je reprends : permettra d’y voir plus… euh… d’y voir plus, tout court). Démonstration par l’absurde : si chacun doit se positionner selon sa couleur ainsi que les racistes et Robin DiAngelo l’y enjoignent, que faire alors des métis, quarterons, octavons, etc. ? À compter de quelle proportion de « sang noir » ou « sang blanc » dans leurs veines sont-il priés de se revendiquer d’un côté ou de l’autre, victimes ou oppresseurs par héritage et ontologie ? Les « racisés » de tout poil, de gauche ou d’extrême droite, ne raisonnent qu’en termes de races pures – fictions débilitantes.

Je resterai, même si ma position est ringarde, ce vieil universaliste qui considère que le sang est rouge, le mien comme celui de George Floyd.

Je viens de relire une archive du Fond du tiroir sur le racisme anti-blanc et je vous invite humblement à faire de même. Avertissement : ouh la la, attention vieillerie, nous étions en 2012, j’y parlais de Jean-François Copé, c’était qui déjà ce Jean-François Copé ?

Archéologie littéraire de la fake news (3/8) : Victor Hugo

04/08/2020 Aucun commentaire

Si 1984 de George Orwell a fictionnalisé une fois pour toutes la puissance de la fake news politique, au point que tout retournement stratégique du langage se voit désormais décoré de l’épithète orwellien, les écrivains, professionnels du langage, sont légion à avoir pressenti le danger bien avant 1984, et même bien avant 1948.

Jalon dans notre archéologie : c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec le développement des mass media, que la propagande politique s’industrialise, s’automatise, se systématise. Les mass media, soit, en ce temps, le télégraphe et l’imprimerie nationale :

En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie nationale, gouverner une grande nation. […]
Les dictateurs sont les domestiques du peuple, — rien de plus, un foutu rôle d’ailleurs, et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale.
Charles Baudelaire, Œuvres posthumes

Louis-Napoléon Bonaparte est un personnage clef de notre histoire (alors qu’il se voulait personnage clef de l’Histoire) puisqu’il incarne le prototype du dictateur en temps de démocratie : contrairement aux dictateurs des âges précédents, son oncle y compris, qui se fichaient comme d’une guigne de l’opinion, il a besoin de l’agrément du peuple pour parvenir au pouvoir ; donc, il a besoin de mentir.

Après deux coups d’état avortés, en 1836 et 1840, il joue le jeu démocratique. Il se fait élire président de la République au suffrage universel seulement dans le but d’abolir la République et d’instaurer le Second Empire et de se décerner le titre de Napoléon III. En 1852, un an après son coup d’état cette fois réussi (provoqué d’en haut et non d’en bas), Victor Hugo écrit, en exil à Bruxelles, un pamphlet ravageur contre le despote, au titre parfait, inoubliable : Napoléon le Petit.

« Machiavel a fait des petits. Louis Bonaparte en est un.« 

Le pamphlet, disponible intégralement sur Wikisource, regorge d’attaques contre son sujet, les injures y sont fleuries et justifient à elles seules la lecture. C’est un idiot, dernier des hommes, voleur, criminel, filou, etc. Pourtant, quand il lève le nez de sa cible et prend du recul, le texte vaut aussi pour les intuitions d’Hugo quant aux distorsions de la réalité décidées au sommet du pouvoir. Le pouvoir, c’est le pouvoir de changer le sens des mots – Humpty Dumpty forever. L’apport théorique d’Hugo préfigure celui d’Orwell :

A l’heure qu’il est, grâce à la suppression de la tribune, grâce à la suppression de la presse, grâce à la suppression de la parole, de la liberté et de la vérité, suppression qui a eu pour résultat de tout permettre à M. Bonaparte, mais qui a en même temps pour effet de frapper de nullité tous ses actes sans exception, y compris l’inqualifiable scrutin du 20 décembre, grâce, disons-nous, à cet étouffement de toute plainte et de toute clarté, aucune chose, aucun homme, aucun fait, n’ont leur vraie figure et ne portent leur vrai nom ; le crime de M. Bonaparte n’est pas crime, il s’appelle nécessité ; le guet-apens de M. Bonaparte n’est pas guet-apens, il s’appelle défense de l’ordre ; les vols de M. Bonaparte ne sont pas vols, ils s’appellent mesures d’État ; les meurtres de M. Bonaparte ne sont pas meurtres, ils s’appellent salut public ; les complices de M. Bonaparte ne sont pas des malfaiteurs, ils s’appellent magistrats, sénateurs et conseillers d’État ; les adversaires de M. Bonaparte ne sont pas les soldats de la loi et du droit, ils s’appellent jacques, démagogues et partageux.
[Livre premier, chap IV, On se réveillera]

Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il ne parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes respirent. Il annonce une intention honnête, prenez garde ; il affirme, méfiez vous ; il fait un serment, tremblez. […]
Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis au moment où l’on se rassure et où l’on rit de l’énormité en question, l’exécuter.
[Livre premier, chap VI, Portrait]

Vous êtes capitaine d’artillerie à Berne, monsieur Louis Bonaparte. Vous avez nécessairement une teinture d’algèbre et de géométrie. Voici des axiomes dont vous avez probablement quelque idée :
— 2 et 2 font 4.
— Entre deux points donnés, la ligne droite est le chemin le plus court.
— La partie est moins grande que le tout.
Maintenant faites déclarer par sept millions cinq cent mille voix que 2 et 2 font 5, que la ligne droite est le chemin le plus long, que le tout est moins grand que la partie ; faites-le déclarer par huit millions, par dix millions, par cent millions de voix, vous n’aurez point avancé d’un pas.
[Livre sixième, chap VIII, Axiomes]

(à suivre)