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Les journaux m’écrivent, j’écris aux journaux

23/09/2020 un commentaire
« Raymond Calbuth tente un coup de force » , Didier Tronchet

0 – Scène pré-générique

Je remonte la rue Alsace-Lorraine depuis la gare. Je marche en compagnie de ma femme et de ma fille. J’ai un petit creux, je m’arrête à un stand de pizza. Je prends dans ma main la portion de pizza toute chaude, elle sent bon, elle est appétissante, et surtout j’en profite pour décrocher de mes oreilles le masque qui recouvre mon nez et à ma bouche, quel soulagement de respirer pour un instant à visage découvert, la pizza est un prétexte parfait pour oublier trente secondes ce putain d’accessoire. Soudain une flèche me traverse le poignet droit. J’ai entendu le sifflement, je baisse les yeux et je vois la flèche immobile, parfaitement horizontale. Elle reste fichée, la pointe d’un côté, l’empennage de l’autre. Le choc a fait tomber ma pizza sur le trottoir, face fromage en plus, je suis furieux. Je cherche du regard d’où vient l’agression… Tout en haut de la rue, un type encagoulé de rouge, arc en main, carquois dans le dos, tire des flèches sur tous ceux qui se promènent dans la rue avec une pizza dans la main. Je recommande à ma femme et à ma fille de tenir leurs portions cachées derrière leur dos. Avec un mouvement d’humeur, je brise la flèche de ma main gauche, je jette à terre la plume et l’empennage comme si je m’époussetais et je me rue à toutes jambes sur le gâcheur de pizza en haut de la rue, je bouscule les passants en disant « Pardon, pardon ». Il continue à canarder les mangeurs de pizzas jusqu’à ce qu’il s’avise que je me précipite dans sa direction et s’enfuie au loin. Mais il est tellement encombré par son arc et son carquois, en outre il est presque obèse, que je le rattrape sans mal, je le plaque à terre et commence à le rouer de coups. Je frappe son gros ventre mou avec mes deux poings et je lui dis « Non mais ça va pas, tu pourrais blesser quelqu’un avec tes conneries ! ». Il pleure, cependant à travers ses gémissements je finis par comprenre : « Tu ne comprends pas ! Je fais le bien, moi ! Il faut bien que quelqu’un le fasse, le monde est en danger ! Ouvre les yeux, regarde autour de toi ! La pizza est mondialisée, tout le monde bouffe des pizzas, et résultat le monde entier devient obèse ! Tiens, regarde-moi ! Il faut purifier le monde, en finir avec les pizzas maudites ! » Ce qu’il me déclare me semble tellement débile que je me sens désarmé. Je me contente de m’asseoir sur son gros ventre, les bras ballants. Je soupire, je m’apprête à prononcer cette conclusion qui me semble pertinente et définitive : « Décidément, les terroristes de nos jours sont de plus en plus débiles. » Mais le gros ajoute une phrase qui me bouleverse, et m’explique rétrospectivement tout ce qui précède, je l’entends comme une révélation de la plus haute importance : « Chaque soir je me trompe et j’enfile la mauvaise carapace de tortue. » Je me réveille en sursaut, étrangement paniqué, consterné de ne pas être capable d’écrire une aussi belle phrase lorsque je suis pleinement éveillé.

1 – Les journaux m’écrivent (inspiration).

Tandis que se poursuit le procès des attentats de janvier 2015, une centaine de médias français s’unissent, à l’initiative de Riss, pour réaffirmer le droit à la liberté d’expression. S’ils le font, c’est que ce droit promulgué en France dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789, est menacé. Je fais suivre leur manifeste (lisez-le, s’il vous plaît) parce que je me sens impliqué.

Impliqué parce que je jouis du droit à la liberté d’expression à plusieurs titres. Parce que j’en jouis en tant que lecteur et en tant qu’écrivailleur à l’échelle de mon Fond du tiroir. Parce que je trouve que c’est un bien beau et admirable principe. Parce que je suis ni plus ni moins qu’un enfant de ce droit, éduqué par et dans ce droit. Parce que je prends conscience que ce droit n’est pas une donnée de la nature (dans combien de pays n’existe-t-il pas ? lire Amnesty International) mais un privilège, un équilibre fragile et un combat permanent.

La presse est par ailleurs en ruine, ce qui évidemment complique la donne. Par suite de bouleversements technologiques, idéologiques et économiques, elle n’est plus viable tout simplement parce qu’elle ne se vend plus. No client, no business. On se demande si journaliste libre n’est pas un métier voué à disparaître, soufflé en une seule haleine du progrès en marche, comme allumeur de réverbère, marchand de charbon en charrette tirée par un âne, facteur, ou caissière de supermarché remplacée par un robot. Tandis que communicant, c’est-à-dire diffuseur de parole asservie, est un métier plein d’avenir et dont le présent est plein. (Avez-vous lu ma série d’été sur l’archéologie de la fake news ?)

Peut-être vivons-nous la fin d’une époque. Dans ce cas, merde, à nous de prolonger le combat le plus longtemps possible en lisant et en écrivant plutôt que de donner le coup de grâce en soupirant C’est le destin et la loi du marché. Lisons et défendons la presse.

2 – J’écris aux journaux (expiration).

Je suis bouleversé par le feuilleton quotidien du procès en cours qu’offre Yannick Haenel à Charlie Hebdo (et j’en fais des rêves, voir plus haut). Haenel assiste aux audiences, écrit chaque soir, met en ligne chaque matin son compte rendu et c’est parfois insoutenable.
« Comment faire ? Comment dire ? Face à la scène de crime, la pensée se trouble, la raison s’évanouit. Personne, parmi nous, ne peut trouver décemment un abri en soi-même pour se soustraire à cette horreur. À partir de quel moment la précision devient-elle obscène ? (…) Nous affrontons une chose qui est si grande qu’elle nous fait perdre la raison. Écrivant ce texte, je ne sais pas tout à fait ce que je fais, mais ma fébrilité me fait espérer que ces phrases trouvent la hauteur d’esprit qui accueille les justes pensées, qu’elles s’ouvrent comme une arche pour recueillir ce qui ne meurt pas, même quand on parle des morts. Et les morts ne meurent pas tant que nous parlons d’eux : ils vivent à l’intérieur de notre parole, ils sont là, pour toujours — pas dans un film, mais dans nos cœurs. »
Alors j’écris à Charlie qui fera suivre.

Bonjour
Merci énormément à Yannick Haenel pour son terrible feuilleton quotidien. Voilà un écrivain à sa place, dans son rôle, dans sa mission : s’efforcer de choisir et poser les mots justes sur des faits qui, sans lui, simplement énoncés, demeureraient inintelligibles. Ses compte-rendus d’audience sont bouleversants par leur sujet mais également par leur auteur.
Je relève ce paragraphe, qui souligne la singularité d’Haenel y compris au sein de l’équipe de Charlie : « Je sais bien qu’à Charlie Hebdo on se méfie du sacré — mais pas moi : ce que j’appelle « sacré » ne possède aucune autorité et ne cherche pas à en obtenir, encore moins à soumettre qui que ce soit, ce « sacré »-là n’est pas un pouvoir, et ne relève même pas de ce qu’il faudrait sacraliser : le sacré, au sens anthropologique, est ce qui reluit sur la victime qui a échappé à la mise à mort. »
Et je pense au Sacré dans la vie quotidienne de Michel Leiris que Yannick Haenel connaît forcément. Leiris parlait du « sacré » comme de l’attention aux petits faits, lieux, objets, moments, qui, banals ou non, sont miraculeux parce qu’ils sont advenus à vous tel jour à tel endroit. On croit reconnaître là l’état d’esprit d’un mystique. Leiris l’était, Haenel l’est. Il n’est pas impossible que je le sois.
Je voulais déclarer à Yannick Haenel la chose suivante depuis longtemps, mais les circonstances rendent mon message un peu plus fervent. La chronique de Yannick Haenel dans Charlie, depuis une date bien antérieure à l’ouverture du procès, est capitale parce que, en prenant le risque de se montrer mystique, elle introduit dans une revue antireligieuse une nuance fondamentale dont l’absence rend confus tous les débats contemporains : le mysticisme n’est pas la religion, le mysticisme n’est pas un degré ou une variante de la religion, le mysticisme est le contraire de la religion. Le mystique cherche, comme un scientifique ou un artiste ; le religieux ne cherche pas, il a trouvé, il sait, il s’en prévaut, il en est dangereux. Pour le dire d’autres manières, le mysticisme est une sensibilité, une ouverture, une porosité ; la religiosité est une insensibilité, une fermeture, une étanchéité. (Quand, en novembre 2017, Daesh commet un attentat dans une mosquée soufi en Egypte, faisant plus de 300 morts, on observe une réalisation assez exacte de la guerre éternelle que les religieux mènent aux mystiques.)
Les assassins qui imaginent « venger le prophète », leurs complices dans le box qui affirment prier tant de fois par jour, les abrutis qui vous insultent à longueur de réseau social au nom de leur livre saint, sont peut-être des religieux, certainement pas des mystiques.
Merci encore, quotidiennement.

Ah et puis sinon j’ai écrit aux Inrockuptibles, aussi. Mais là c’était plus anecdotique, c’était juste une lettre d’adieu et ils ne la publieront pas. Je note par ailleurs que les Inrocks ne figuraient pas dans la liste initiale des signataires du manifeste pour la liberté d’expression mais qu’ils s’y sont opportunément raccrochés ensuite.

Chers Inrocks,
Je vous lis sauf accident chaque mercredi. Parfois vous m’horripilez mais ça, ce n’est pas grave du tout, j’aime bien être horripilé par vous, car ce sont des querelles esthétiques, c’est stimulant, ça tire vers le haut, je me dis « Ah ces cons d’Inrocks ils remettent le couvert avec Booba génie du siècle, selon eux je suis obligé d’écouter Booba je n’ai pas le choix » (1) ou que sais-je et je me sens plein d’énergie.
En revanche, parfois en plus de m’horripiler vous me bassinez. Et ça, ça tire vers le bas, l’énergie se vide, c’est rédhibitoire. Je vous écris ceci parce que je réalise que je ne vous ai pas lus depuis deux mercredis déjà, et que vous ne me manquez pas. Tiens ? Quinze jours ? Comme le temps passe.
Alors je réfléchis, je me demande pourquoi vous ne me manquez pas, je me demande pourquoi vous me bassinez, et je vous délivre ma réflexion parce qu’après tout elle peut vous intéresser.
Voici ce qui me bassine en premier lieu : je ne supporte plus l’écriture inclusive systématique. Jusqu’à présent je la tolérais dans vos pages, même si à chaque fois mon oeil trébuchait et soupirait avant d’enchaîner vaillamment. La lecture était rendue un peu plus laborieuse mais, bon, j’outrepassais. Même si je la trouve un peu débile et affectée votre écriture inclusive, j’étais prêt, fût-ce à contrecoeur, à admettre qu’elle peut avoir un intérêt politique.
Sauf que là, le dernier numéro que j’ai lu il y a trois mercredis est celui sur la rentrée littéraire. Donc, un numéro sur l’écriture, un numéro sur la langue française, la langue commune. Et je n’ai plus supporté. Mon oeil n’a pas simplement trébuché, il s’est pété la gueule.
Je lis votre interview d’Eric Reinhardt, écrivain que j’admire, et si j’en crois ce qui est imprimé, il vous aurait déclaré « Les grands coupables du marasme économique seraient les travailleur.euses français.es ! (…) Cette histoire est révélatrice d’une différence fondamentale de mentalité entre les Français.es et les Américain.es dans leur relation à l’avenir (…) Les Américain.es ont ceci de génial qu’il.elles créent de nouvelles réalités, il.elles avaient compris avant tout le monde que les réseaux de communication (…) et ils.elles ont rusé (…) »
Ce que raconte Reinhardt me passionne, j’ai très envie de lire son livre, mais son entretien qu’il achève en rappelant « ce qui importe plus que jamais pour l’écrivain.e » me tombe des mains. Et c’est de votre faute, et de la faute de l’écriture inclusive qui rend illisible un écrivain. Je ne veux pas me lancer, malgré que j’en aie, dans une tentative de réquisitoire sur la vanité de cette inclusivité qui ne fera pas bouger d’un pouce les rapports de force entre hommes et femmes, parce que ce faisant je n’exprimerais que mon opinion, dont l’importance est ici relative. En revanche, ce qui me semble indiscutable, c’est que REINHARDT N’A PAS DIT CE QUI EST IMPRIMÉ ! Et si l’interview s’est faite par mail, il ne l’a pas écrit non plus ! Je mets ma main à couper qu’il a fait comme tout le monde, dans la conversation il a dit ou écrit « les Américains » en employant un masculin doté d’une valeur neutre qui englobe aussi le féminin sans que cela implique d’oublier ou de froisser un habitant des USA sur deux. Autrement dit, vous avez falsifié les propos d’un écrivain.
Et là, vous me bassinez.
Je ne vous lirai plus chaque mercredi. Tant pis. Je peux trouver ailleurs une interview de Reinhardt, recueillie par des gens moins à cheval sur les tics de l’époque qui esquintent le langage commun.
Bien à vous,
Fabrice Vigne

(1) – « C’est là toute l’impudence cynique de ce septième album inesquivable : le rappeur a atteint une radiance et un impact médiatiques tels que tout le monde va entendre parler de son nouveau disque. Ecouter Booba n’est plus un choix. » (Critique des Inrocks de l’album D.U.C de Booba, 2015. J’en ris encore, des années après.)

Le chemin plutôt que la destination (2/2 : Crédo)

20/09/2020 2 commentaires

Suite à l’article précédent, on pourrait estimer (je pourrais estimer, vous ferez comme vous voudrez) que s’en remettre absolument au hasard, ne croire qu’en lui, est tout de même un peu nihiliste sur les bords. Encore faut-il habiller le hasard d’un peu de sagesse. Où trouver, où placer la sagesse ? Comment articuler hasard et sagesse ?

À l’heure où le soleil décline et rougeoie, que l’on est assis en lotus sur son rocher, OKLM, sans souffrance, que l’on contemple la plaine, que l’été est indien, que la douceur de l’air est agréable quoiqu’un peu louche, on se pose parfois ce genre de question.

Est-il possible de ne croire en rien ?

Si ne croire en rien est possible, est-ce souhaitable ? (C’est le nihilisme.)

Si ne croire en rien est impossible et/ou non souhaitable, en quoi faut-il croire ? Choisit-on ce en quoi l’on croit comme on choisit le plat qu’on pose sur son plateau à la cantine ?

Assis en lotus et sans souffrance sur mon rocher, j’énumère tout ce en quoi je crois, qui me protège du nihilisme. Attention, largage de credo. Il était temps, à mon âge. Je ne le ferai pas trente-six fois. Une profession de foi est un gros boulot : plus j’y réfléchis plus je crois à des trucs.

Je crois au chemin davantage qu’à la destination.

Je crois à tout ce qui est susceptible de rendre meilleur le long du chemin : la connaissance, la beauté, le lien, l’attachement, la joie, le rire, les rencontres. Je crois aux vertus de la contemplation du soleil couchant sur la plaine depuis un rocher.

Je crois en la raison, et je crois aussi que l’être humain est irrationnel : ce sont là deux types de croyances, compatibles puisqu’agissant à deux étages distincts. Je crois très fort que la distinction ferme entre les deux types de croyances, entre les idéaux (se laisser guider par une aspiration) et la réalité (revenir toujours au principe de réalité, concrète comme du béton anglais) fait partie de ce qui nous rend meilleurs sur le chemin. Je crois aux Pensées pour moi-même, qui sont également des pensées pour tout le monde, de Marc Aurèle :

Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. (*)

Je crois à l’Histoire, c’est à dire à la succession des faits. Je crois à cette chronologie-ci que j’ai déjà égrainée ailleurs : l’univers a 13,7 milliards d’années ; l’espèce humaine 300 000 ans max ; les plus anciennes traces de préoccupation religieuse (des sépultures) ont 100 000 ans ; à la louche le concept de monothéisme, virtuellement totalitaire (si Dieu est unique c’est tout ou rien, soit on y croit et on est sauvé soit on n’y croit pas et on est damné) a 3000 ans, cristallisé en Perse et en Égypte.

Je crois que les religions sont intrinsèquement liées à la conscience de la mort. Creusons (c’est le cas de le dire) l’idée force énoncée dans le paragraphe précédent : les plus anciens témoignages de geste religieux sont des sépultures. Pour l’être humain individuel (il paraît que cela se passe vers l’âge de six ans ?) comme pour l’humanité (il paraît que cela s’est passé il y a 100 000 ou 200 000 ans ?), la prise de conscience de notre mortalité est une scène fondatrice et décisive, racontée dès L’épopée de Gilgamesh (texte inaugural de la littérature mondiale), lorsque celui-ci assiste à la mort de son ami Enkidu. À partir de cette révélation frustrante, absurde, soit on se laissera aller à des pulsions morbides, à la mélancolie, à la pure et simple attente angoissée que la mort vienne ; soit on accèdera à une forme de pensée tragique (=acceptation de la fin) et éventuellement à la sagesse ; soit on adhèrera à une quelconque religion qui, quelle qu’elle soit, nous dira, caressante dans le sens du poil, T’inquiète pas, la mort n’est pas la fin. Freud raconte dans L’Avenir d’une illusion que la mort est un processus naturel et, qu’en soi, elle ne suffirait pas à créer une civilisation ; en revanche, la religion, qui est un discours sur la mort et une réaction à la mort, constitue une illusion civilisatrice.

Crachons le morceau : je ne crois pas en Dieu et je crois que nous vivons une époque où il devient un peu risqué de prononcer cette phrase à haute voix, on passe pour un je-ne-sais-quoi (Je ne fais pourtant de tort à personne/En suivant les ch’mins qui n’mènent pas à Rome). Précision : je ne crois pas en Dieu mais je crois à la spiritualité – à nouveau, il n’y a pas de contradiction puisqu’il s’agit de deux formes distinctes de croyances, croyance dans la réalité d’une chose / croyance dans la justesse et dans les bienfaits d’un idéal et de ses manifestations. Je crois que seule la matière existe et que c’est suffisant puisqu’elle déborde d’esprit (attitude peut-être un peu shintoïste, pour ce que j’en sais). De même que je ne crois pas en Dieu tout en croyant à la spiritualité, je crois en la matière tout en ne croyant pas spécialement au matérialisme. Ceci est un chiasme, me semble-t-il. Je crois sans réserves aux figures de rhétorique.

Scholie (comme dit Spinoza) : c’est justement parce que, en tant que matérialiste, je crois que tout, absolument tout, est matériel (une pensée, un rêve, un souvenir, sont des connexions qui fusent dans un réseau de neurones et de synapses), que le matérialisme, au sens d’attachement aux biens matériels, m’écoeure. Ce matérialisme-là est un spectacle navrant et morbide où ce qui est de plus bas en nous (métaphore) se rabat sur ce qui nous est donné de plus évident, de plus trivial, où l’on se satisfait complaisamment de ce que l’on a déjà. Je suis matérialiste au sens ontologique, certainement pas au sens consumériste ou publicitaire. Je préfère infiniment qu’on m’entretienne de l’âme plutôt que du dernier iPhone, même si je sais que l’âme n’existe pas alors que l’iPhone existe, et même, précisément, pour cette raison. L’âme immortelle, en tant que fiction religieuse, consolation pour individus incapables de se résoudre à croire qu’ils mourront un jour tant ils aiment vivre dans un monde matérialiste-consumériste-publicitaire, me laisse froid. En revanche l’âme des poètes, quand ils parlent de ce qui les anime (au sens propre, anima = âme), et ce mouvement interne peut bien être la foi religieuse, peu importe, me bouleverse toujours. « Qu’est-ce que je fais sur la terre ? J’écoute mon âme. (…) L’âme, je la sens nettement au milieu de la poitrine. Elle est ovale comme un oeuf et quand je respire, c’est elle qui respire. » (Marina Tsvetaieva) Faut-il le préciser ? Je crois à la poésie.

Je ne crois pas en dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est naturellement acceptable en tant que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe…

Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu.

Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin. Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inchallah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc.

En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit. Au surplus, le concept si courant de dieu personnel (mon dieu me protège de même façon que mon parapluie ou mon doudou ; j’ai relevé il y a quelques jours cette bribe de conversation dans le bus : Je suis en paix avec mon dieu), s’il est en parfaite adéquation avec nos sociétés individualistes, solipsistes (tout ce qui m’entoure, y compris les concepts théologiques, n’a de valeur que rapporté à ma personne) et matérialistes (au sens publicitaires-consuméristes – j’ai choisi mon dieu en fonction de ses performances et des excellentes appréciations qu’il recueille des autres clients), me semble en totale contradiction avec la théorie relativement stimulante du monothéisme. Il serait stupéfiant que je sois le seul à avoir remarqué cette discordance.

Je crois à Raymond Queneau à la fois comme réalité et comme idéal : Si je parle des dieux c’est qu’ils sont perpétuels.

Je crois, pour redevenir sérieux deux minutes, que dans l’univers de 13,7 milliards d’années coexistent le déterminisme et le chaos et que c’est ce qui rend le spectacle formidable.

Je crois que l’univers est, en gros, une entropie, et un chaos (je reste poli), c’est-à-dire une somme fourmillante de milliards de forces contradictoires, tellement diverses par leurs natures, leurs puissances, leurs provenances et leurs directions qu’il est impossible de saisir l’univers dans son ensemble. Au mieux, en se concentrant et en plissant les yeux depuis son rocher, on peut distinguer et saisir l’une de ces forces, comprendre une cause et un effet à la fois, comme on voit une étoile filante traverser le ciel du mois d’août. Dans ce cas il faut absolument éviter de se laisser griser, se souvenir des milliards d’autres forces que l’on ne voit pas, sinon on prendrait le risque de s’imaginer que celle qu’on a vue explique tout à elle seule, on prendrait le risque de croire qu’on est arrivé, qu’on a tout compris, en somme de sombrer dans le complotisme.

Je crois au hasard, comme grand principe aveugle au sein du chaos, le hasard se manifestant par le croisement et la rencontre entre deux de ces forces, collision à laquelle on donnera, selon ses conséquences, un sens rétrospectif.

Je crois, oh pas démesurément, je crois un petit peu, à l’organisation politique, qui est le moyen du lutter contre le chaos en son versant social. Je crois en tout cas aux principes directeurs de l’action politique (croyance de type : idéaux, et non : réalité – relire la cruciale distinction plus haut). Je crois à la liberté, je crois à l’égalité, et je crois, voyez comme c’est curieux, à la fraternité. Je crois à la laïcité, quatrième terme invisible de la devise nationale. (Au fait, je ne crois pas du tout à tout ce qui touche au nationalisme, mère patrie et autres billevesées puisqu’être né ici et maintenant est le pur effet du chaos et du hasard, voir plus haut.)

Je crois en revanche beaucoup aux forces personnelles volontaires voire volontaristes qui nous permettent de contrecarrer localement le chaos pour lui arracher un fragment de sens et d’intelligibilité. Parmi ces forces : la patience, l’observation, l’éducation, la transmission, la mémoire, l’échange, l’amour, l’art, le rituel, la répétition. Et les citations. Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. (Jean Cocteau, les Mariés de la Tour Eiffel)

Je crois aussi, je crois enfin, aux contes, qui contiennent et prodiguent les forces énumérées au paragraphe précédent : patience, observation, éducation, transmission, mémoire, échange, amour, art, rituel, répétition, et citations. Je crois aux histoires en général, qui sont des moyens de faire se faufiler une idée d’un cerveau humain à un autre cerveau humain en l’habillant de péripéties. Je crois au récit lui-même en tant que force traversant le chaos, je crois au récit qui nous percute, nous transforme et nous révèle sa nature de métaphore et de métonymie de notre chemin.

Vrai ou non n’est pas la question. Je crois autant à l’imagination qu’au témoignage du moment que la parole est construite. Je crois à la parole. Je crois aux paraboles, je crois aux rêves, je crois aux mythes, récits princeps, je crois aux poèmes, aux chansons, aux chroniques, aux romans, aux bandes dessinées, aux films et à toutes les formes que prennent les histoires, y compris les stories… Mais avant tout et après tout, je crois aux contes, qui en leur temps intemporel avaient déjà quasiment tout inventé. Cf. ici pour un éloge des contes et surtout des conteurs.

Et voilà que rentre dans ma vie un livre merveilleux, un trésor. Si je jouais encore aux Reconnaissances de dettes je préciserais que je dois cette découverte au hasard, je vous prie de le remarquer, hasard qui ce jour-là prit la forme d’un séjour dans les chiottes chez un pote qui se reconnaîtra, séjour qui s’est prolongé bien plus longtemps que nécessaire aux fonctions organiques. Un livre qui mêle le hasard et les contes, soit l’essentiel des forces naturelles et surnaturelles que je reconnais et vénère : Le Livre des chemins d’Henri Gougaud.

Semblable au Yi King, livre des transformations dans le Maître du Haut Château dont je vous entretenais précédemment, Le Livre des chemins est un oracle que l’on consulte en s’en remettant au hasard, et qui vous délivre une réponse cryptée, sous la forme d’une histoire, d’un proverbe, ou d’une citation. Le mode d’emploi figure en quatrième de couve :

Les contes ont pour berceau la nuit des temps.
Combien de siècles, de pestes, de révolutions, de montagnes et de mers ont-ils traversé avant de nous parvenir ? Les contes sont dans l’âme humaine comme dans leur maison.
Ils ont vécu assez longtemps dans l’intimité des êtres pour tout savoir de nos soucis, de nos rêves, de nos désirs.
Ils savent ce que vous ignorez.
Demandez-leur une réponse aux questions qui vous préoccupent, ils vous répondront.
Posez la main gauche sur le livre et formulez votre demande secrète, les yeux fermés. Prenez un des trois signets-arbres de vie et devenez pêcheur de merveilles en tranchant dans le vif du recueil, au hasard. Il vous désignera le conte qui attendait votre lecture. Puis lisez l’aphorisme qui correspond au signet choisi ; il vous précisera la réponse donnée par le conte ou l’habillera d’une lumière inattendue…

Comme je me trouve, pour six mois, dans une situation singulière, inédite, une bizarre croisée des chemins, je me sens d’humeur à consulter un oracle. Je fais l’expérience devant vous, mesdames et messieurs, quatre fois de suite. Garanti sans trucages. (Entre temps je suis sorti des toilettes, hein.)

1) J’interroge une première fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que puis-je espérer de cette période singulière de six mois qui s’ouvre devant moi ?

Le livre me répond par le conte Marko (p. 255). Sur ses vieux jours, un vieux chevalier rentre dans son village, après ses exploits, et attend désormais, assis devant son porche, disponible pour toutes les visites. Un jeune prince vient lui demander où il puisa son courage. Le vieux chevalier évoque un souvenir de son enfance. Un jour où il vit un chien bâtard, efflanqué, pelé et solitaire tenir tête à une meute. Cette image lui a servi toute sa vie. J’aimerais dire que le conte est tombé dans le mille et que je comprends exactement ce qu’il veut me dire, mais, hormis l’image de l’homme disponible sur son seuil, qui observe la plaine au crépuscule comme depuis un rocher, je suis perplexe. Heureusement le conte s’accompagne d’une citation de Maître Eckhart : On devrait attacher moins d’importance à ce que l’on fait qu’à ce que l’on est.

2) J’interroge une deuxième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que dois-je accomplir, que dois-je viser, durant cette période singulière de six mois ?

Le livre me répond par le conte très bref Un monde au-delà de nos vies (p. 39), qui évoque à nouveau l’échange entre un maître et un élève et m’enjoint (je suppose) à me mettre au travail tout en sachant que le sens global et final me restera inconnu. Le conte s’accompagne d’un koan zen : Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, que faites-vous ? Je lève la tête, mâche, déglutis, avale.

3) J’interroge une troisième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : De quoi dois-je me défier, à quoi dois-je renoncer, durant cette période singulière de six mois ?

Le livre me répond par le conte Confiance en Dieu (p. 113) qui est en somme une plaisanterie que j’ai lue autrefois sous la forme d’une sale blague dessinée par Vuillemin. C’est la grande inondation, c’est le grand déluge. Les rues sont devenues des torrents, un prêtre est monté sur le toit de son église, et refuse tout à tour l’aide d’un canot, d’un hors-bord de pompiers, d’un hélicoptère. Les trois fois, il répond Non merci, Dieu seul viendra à mon secours. Peu après, il meurt noyé. Au paradis, il engueule Dieu : Dis donc, tu t’es bien foutu de moi, je t’ai attendu et tu n’as pas bougé le petit doigt pour moi. Dieu lui répond indigné : Comment ça ? Quelle ingratitude ! Bougre d’andouille, je t’ai envoyé un canot, puis un hors-bord de pompiers, puis un hélico ! Cette fois le message est limpide.

4) J’interroge une quatrième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : À quoi puis-je me raccrocher, à quoi puis-je faire confiance, durant cette période singulière de six mois ?

Le livre me répond par le conte La mangouste et le serpent (p. 393). L’histoire est celle d’un fonctionnaire indien scrupuleux qui, absorbé par ses fonctions, se trompe du tout au tout sur ses affaires domestiques et croyant bien faire tue son animal domestique qui lui était tout dévoué. Bien sûr ce conte serait une fin en soi puisque ma demande cette fois-ci portait sur la confiance que je peux accorder autour de moi. Mais de surcroît il est accompagné, en guise de morales, de deux citations qui, pourtant sans lien entre elles, seraient, prises individuellement, des réponses nécessaires et suffisantes. L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa propre cage. (Paul Valéry) Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été. (Albert Camus)

Je recueille et médite chacune de ces réponses (et au passage j’ajoute quatre histoires à mon répertoire). Une conclusion ? Bien sûr que non, je n’ai pas de conclusion. Da capo : le chemin vaut mieux que la destination.


(*) – Ces mots appellent plusieurs commentaires.
Ces mots appellent plusieurs commentaires et mises au point.
Primo, cette belle citation a traîné partout – reproduite notamment dans les méthodes de développement personnel, posts Facebook, dictionnaires en ligne des meilleures citations du monde, emballages de papillotes, cartes de vœux, mugs, posters, fonds d’écran… Or, comme j’aime remonter à la source (je crois à l’archéologie), j’ai lu les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle dans l’espoir de retrouver la phrase originale. Je ne l’ai pas trouvée ! Cette citation a beau se rabâcher en tout lieu, jusqu’à devenir un lieu commun galvaudé, elle n’existe pas. Pourtant, elle fait de l’effet. Par conséquent elle existe (et s’applique, je crois, universellement : en ce qui concerne mon champ d’activité et mes ambitions, je dois me concentrer sur ce qui dépend de moi, écrire un bon livre, et non sur ce qui ne dépend pas de moi, écrire un livre qui rencontre le succès). Ce qui me permet d’ajouter à mon credo deux croyances supplémentaires : je crois que les voies de la sagesse sont impénétrables ; je crois que ce qui agit existe (l’idée de Dieu existe).

Deuxio, après enquête archéologique, la formulation la plus approchante de cette idée éthique fondamentale se trouve non dans les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle mais dans l’incipit de ce qui fut notoirement son modèle et son inspiration majeure, le Manuel d’Epictète :

1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons.
2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger.
3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger -, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui soit mauvais pour toi.

Troisio : je crois en la sérendipité. La formidable lecture des Pensées pour moi-même m’a apporté, comme de juste, tout autre chose que ce que j’y cherchais. Et particulièrement, une découverte extraordinaire : Marc-Aurèle a inventé les Reconnaissances de dettes dix-neuf siècles avant moi. Le premier livre des Pensées est une énumération de « dettes reconnues » dans un esprit strictement identique à ma propre démarche : ce que je dois à mon grand-père, à ma mère, à mon père, à mon frère, à tel ami, à tel prescripteur, à tel maître, à telle lecture, aux dieux…

Le chemin plutôt que la destination (1/2)

16/09/2020 Aucun commentaire
Sharon Stone et son top rose. Paul Verhoeven est le champion olympique du bon goût au XXe siècle.

Qui l’eût dit ? L’un des effets collatéraux du confinement est le retour en grâce d’une pratique qu’on croyait désuète, les reprises en salle de vieux films. Aujourd’hui, 16 septembre 2020, ressort Total Recall (Paul Verhoeven, 1990). Je me souviens et j’en nourris l’envie de rejouer à Reconnaissances de dettes.

Le livre Reconnaissances de dettes (ne le cherchez pas, il est aussi introuvable que s’il n’avait jamais existé : soit vous le possédez, soit vous ne le possèderez jamais) témoigne d’un tortueux chemin d’écriture qui m’a tenu 18 ans, inventant au fur et à mesure sa méthode d’archéologie intime. L’intention initiale, naïve et vite abandonnée, était de dérouler l’entière pelote de ma psyché en partant d’un élément quelconque (un lieu, un livre, un film, un évènement, un objet, un souvenir qui en vaudrait un autre) et d’enchaîner les liens de cause à effet, les dettes, sans fin. Soit un élément A qui clignote dans ma mémoire… Je dois B à A, puis je dois C à B, D à C, E à D et ainsi de suite façon domino jusqu’à ce que s’épuisent les souvenirs et que s’achève un tour complet sur moi-même. Impossible, en réalité. Une fois lancée la mémoire tourne encore, comme un derviche.

Le livre achevé après 18 ans est finalement distinct de cette intention, plus erratique, avec 300 pistes engagées, certaines ouvrant sur des carrefours, d’autres fermant sur des culs-de-sac.

Mettons que je revienne à la méthode initiale, mettons que je l’applique en prenant Total Recall comme démarreur, parce que Total Recall est un souvenir qui en vaut un autre. Je pourrais aboutir à ce cheminement, à ce chapitre bonus des RdD :

1 – Je dois d’être allé voir Total Recall à sa sortie en 1990 non à sa vedette Arnold Schwarzenegger dont je me foutais absolument (pas client des gros bras qui disent des bons mots) mais à Sharon Stone, dont le regard par en-dessous, avec comme un infime strabisme vicelard, entrevu dans la bande annonce, avait fait bouillir mes hormones juvéniles.

2 – Je dois à la vision du film d’avoir porté à ébullition, au lieu de mes seules hormones comme escompté (on y voit assez peu Sharon Stone, finalement), toute mon imagination ainsi que les conceptions de vérité, d’illusion, de mémoire, de rêve, de foi dans le réel, de manipulation des sens, de paranoïa, de libre-arbitre.

3 – J’ai compris que le meilleur de ce film, son principe actif, n’était ni Verhoeven ni ses interprètes fussent-ils vêtus d’un top rose, mais l’auteur du roman originel, Philip K. Dick. Je dois à cette découverte de m’être plongé dans les oeuvres de Dick. (Blade Runner de Ridley Scott, adaptation du même, antérieure de quelques années, n’avait pas eu cet effet déclencheur, je n’avais vu sur l’écran qu’une aventure au sens plus classique, plus balisé, une enquête… une chasse à l’homme… une élucidation… certes des robots mais jamais ce doute insidieux sur ce qui est réel ou falsifié, cette vertigineuse et rétrospective mise en abyme de l’histoire qu’on nous raconte ainsi que de toutes les histoires, cette faille, cette authentique rupture de sens qui est une invitation à une initiation spirituelle vers d’autres paliers de conscience – aussi avais-je à peine relevé le nom de l’auteur initial).

4 – Je dois à ma passion instantanée pour Philip K. Dick d’avoir notamment dévoré dans un état presque second Le Maître du Haut Château. Ce roman m’a révélé ce qu’aucun livre d’histoire n’avait eu le courage d’écrire : la Seconde Guerre mondiale s’est achevée en 1947 par la victoire de l’axe germano-japonais, après que les débarquements alliés en Europe ont tous échoué et que les bombes atomiques allemandes ont rasé plusieurs villes américaines. Les USA n’existent plus, dépecés comme une vulgaire Pologne, partagés en deux zones d’occupation : le versant atlantique fait partie du Grand Reich Allemand ; le versant pacifique (dont la Californie) appartient à l’Empire Japonais. Quant au Maître du Haut château qui donne son titre au roman, c’est un personnage mythique, une légende urbaine, un écrivain qui selon certaines rumeurs aurait écrit un livre racontant que la guerre s’est en réalité achevée en 1945 par la victoire des Alliés…

5 – Je ne découvrirai les mot dystopie et uchronie que 10 ou 15 ans plus tard, comme tout le monde. Pour l’heure je devais à cette Amérique alternative des gouffres métaphysiques : ce qui existe devait-il exister ? Le réel est-il fatal ou contingent ? Échappe-t-on au déterminisme ? À quoi tient qu’une pièce qui tourbillonne tombe sur pile ou sur face ? Le résultat du jet en l’air de la pièce a-t-il un sens ? Destin ou simple destination ? Hasard ou nécessité ? (Monod) Pourquoi une chose plutôt qu’une autre ? Pourquoi d’ailleurs une chose plutôt que rien ? (Leibniz) le chat dans la boîte est-il mort ou vivant ? (Schrödinger)

6 – Je dois en outre à ce livre un autre livre dissimulé dedans : le Yi King. Les personnages du roman, vivant en Californie sous le joug de l’occupant japonais, sont imprégnés de culture asiatique, et plusieurs d’entre eux utilisent le Yi King au quotidien. Ils interrogent avec application cet oracle millénaire et portatif, leurs baguettes d’achillée entre les doigts, et avant de prendre des décisions importantes tiennent scrupuleusement compte des hexagrammes surgis pour eux seuls, même quand leur interprétation est sibylline. Le Yi King a une importance fondamentale sur l’intrigue et la construction du roman (Dick raconta à plusieurs reprises qu’il avait écrit son livre selon les instructions que lui laissait entrevoir l’oracle), et je dois à cette découverte un nouveau coup de boutoir propre à ébranler mes certitudes sur la réalité, déjà mises à mal par Philip K. Dick : est-ce donc cela, l’étape suivante ? Une fois admis le caractère globalement illusoire du monde, le voile de la Māyā selon les hindous, n’y a-t-il plus qu’à s’en remettre au hasard d’un tirage de signaux binaires, une suite de 0 et de 1, à l’aide de baguettes d’achillée ou faute de mieux d’une pièce de monnaie, pour tenter de comprendre quoi que ce soit à la vie ? Hasard est-il le nom du dieu suprême qui organise le cosmos, le réel ou la fiction, divinité dont les injonctions sont toujours à interpréter grâce à un intermédiaire, par exemple un manuel écrit en Chine il y a quelques 3000 ans ?

Démocrite : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité », cité par Jacques Monod qui ajoute « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux de l’évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. » Albert Camus (La Chute) : « J’eus même l’impression, à cette époque, qu’on me faisait des crocs-en-jambe. Deux ou trois fois, en effet, je butai, sans raison, en entrant dans des endroits publics. Une fois même, je m’étalai. Le Français cartésien que je suis eut vite fait de se reprendre et d’attribuer ces accidents à la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard. N’importe, il me restait de la défiance. » Enfin Albert Einstein, qui ne croyait pas en Dieu : « Dieu ne joue pas aux dés » mais également, un autre jour, « Le hasard c’est Dieu qui se promène incognito », débrouille-toi avec ça.

7 – Quelques mois plus tard, je dois à mon frère un fabuleux cadeau d’anniversaire : le Yi King lui-même, fort volume relié de toile jaune et d’une jaquette Rhodoïd, la fameuse édition Richard Wolhelm/Etienne Perrot dans une version de luxe complète de ses accessoires, quarante-neuf baguettes d’achillée serrées dans leur étui en plastique imitation cuir. Il faut croire que j’avais exprimé mon intérêt pour cet objet assez clairement, assez bruyamment, et assez souvent, en citant Le Maître du haut château comme source d’inspiration, pour que mon frère en déduise une idée de cadeau d’anniversaire. Merci, frangin.

8 – Je dois à ce cadeau des dizaines d’heures de jeu sérieux et solitaire, d’activité manuelle concentrée (tu parles c’est du boulot, ces baguettes, la durée du rituel fait office de garantie qu’il se passe quelque chose), de méditation à base de rationalisme pur (il ne s’agit au fond que de statistiques, de mathématiques combinatoires en base deux, yin et yang) et d’irrationalisme tout aussi pur (pourquoi diable l’ordre de ce jeu de mikado reflèterait l’ordre de l’univers, hein ?), d’introspection et de devinettes, de songes creux et de délices face aux réponses cryptées que l’oracle délivrait à mes questions vagues, je m’extasiais que l’hexagramme né sous mes doigts m’explique que l’homme noble doit agir avec sagesse et prudence, mais oui, c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, comment a-t-il deviné. J’avais développé ce talent de société et à l’occasion j’en faisais profité autrui, comme ces bonnes copines qui vous tirent les cartes et qu’on croit à demi, par jeu, en riant. Encore aujourd’hui je me souviens de la méthode, je connais les huit trigrammes par leur nom et si vous me le demandez poliment je peux ressortir pour vous les baguettes d’achillée de leur étui en plastique imitation cuir.

9 – Dick lui-même devait son intérêt pour le Yi King à Carl Gustav Jung. La préface de son Yi King comme du mien, signée Jung, glosait sur la redécouverte des puissances traditionnelles de la méditation et de l’introspection, rejoignant les conceptions modernes d’inconscient. Je dois à sa lecture de m’être entiché de Jung, qui offrait une alternative rêveuse à la psychanalyse de Freud, si déprimante, si logique et implacable. Je me déclarais par conséquent plus jungien que freudien, ce qui signifiait peut-être quelque chose à cette époque.

10 – Tout de même, au bout d’un moment, Jung, le hasard, le Yi King, les sagesses traditionnelles (dans le même ordre d’idée je dois à Moebius ma curiosité pour Carlos Castaneda, à Alejandro Jodorowsky ma passion pour le Tarot de Marseille…) ont accumulé un bric-à-brac mental dont je ne savais plus trop quoi faire ni ce que je lui devais, au juste. Moi qui me prétendais, moi qui me croyais, un esprit fort, athée, cartésien, qui décortiquais les dogmes religieux et compulsais avidement les textes sacrés en bonne part dans le but sournois de pointer leurs contradictions, lisais en m’esclaffant de joie et de rage l’abbé Meslier, moquais les superstitions, vomissais la vulgarité de l’astrologie (en ce temps-là, Michel Maffesoli, ponte de ma discipline universitaire, adoubait Elisabeth Tessier, ce qui m’indignait ; Maffesoli a fait pire depuis, s’affichant avec le FN et la sinistre Ligue du midi), quel sort devais-je réserver à toute cette part irrationnelle de l’esprit humain qui m’attirait si fortement, qui, pour le dire d’un mot très juste parce que justement ambigu, m’enchantait ? Comment concilier mes émerveillements littéraires devant le Yi King (trésor de sagesse et de spiritualité humaine !) et mon aversion pour l’opium du peuple ou mon dégoût pour la colonne horoscope de tous les magazines (quelle merde !) ? Comment résoudre mes propres incohérences, comment choisir entre l’Académie des sciences et la pensée magique ? Tiens, c’était pile une bonne question à soumettre à l’oracle.

11 – Au bout du cheminement, je dois à l’écriture de fiction, à la théorie mais surtout à la pratique de l’imaginaire, la résolution de cette épineuse dialectique intérieure. L’imaginaire est la zone grise idéale pour cultiver ce qui n’est ni tout-à-fait vrai ni tout-à-fait faux, ni science ni superstition, mais dont seul importe l’agencement narratif qui imite un peu les deux. Mon premier roman, TS, paru en 2003, mettait en scène un protagoniste utilisant un dictionnaire (objet qui est l’emblème absolu du rationalisme, de la pensée positiviste) en guise qu’oracle, l’ouvrant au hasard pour le consulter tel un objet sacré, comme un Yi King qui par un mystère insondable possèderait les réponses à toutes les questions, mais c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, c’était justement le mot dont j’avais besoin, comment a-t-il deviné. Je dois au Maître du Haut Château une certaine disposition d’esprit de TS.

12 – Et ensuite ? Et depuis ? Ces questions me traversent toujours puisque je n’ai pas de réponse. La dialectique rationnel/irrationnel, comme un yin et un yang, est plus que jamais au coeur du roman qui m’a travaillé ces trois dernières années et qui peut-être sera publié un jour. Ou pas. Le Yi King n’est pas clair du tout à ce sujet et fait la sourde oreille.

Suite et fin demain ou un autre jour, pour parler de la même chose et de tout autre chose.

Le retour de la vengeance de la résurrection du fils de la Confine forever

09/09/2020 un commentaire

Le confinement est un événement historique que nous avons tous traversé et qui nous a tous traversés, du 17 mars au 11 mai 2020.Chacun pour soi, en son for intérieur, et même en son fort intérieur, et même en sa forteresse intime, aura tiré quelque chose de cette exceptionnelle jachère d’agenda. Une angoisse, une réflexion, deux kilos, un repos forcé, un divorce, une bonne résolution, un journal intime, une remise en question existentielle, un stock de PQ pour jusqu’à 2024…

En ce qui nous concerne, nous en avons tiré une chanson.

Ça s’appelle Au premier jour de la Confine, c’est censé durer 107 couplets, mais nous en avions interrompu la diffusion après le 50e, et au bout de 11 épisodes, pour cause de déconfinement malencontreux.

La Confine, œuvre de circonstance, était-elle morte et enterrée, victime de circonstances changeantes ? Sûrement pas ! La voici qui revient d’outre-tombe pour un 12e épisode qui continue de documenter avec grâce et humour la période historique du 17 mars au 11 mai 2020, avec de la joie ! de la déprime ! l’automédication ! de la scatologie ! de la cuisine au salon et du salon à la cuisine ! des plantes d’agrément ! de la Marie Mazille ! du Franck Argentier ! du trombone ! du oud (joué à la plume d’aigle) ! de l’arabe ! de l’adultère ! du sport ! de l’harmonie à trois voix ! du suspense ! (y aura-t-il un épisode 13 ?) Et toujours les splendides, gracieuses et spirituelles illustrations de Capucine Mazille…

Comme une catastrophe n’arrive jamais seule, sachez que nous donnerons ce samedi 12 septembre dans la joie et l’allégresse le ciné-concert du même nom : Au premier jour de la Confine ! Vous y entendrez des couplets déjà diffusés, et d’autres qui ne demandent qu’à l’être, vous comprendrez enfin le sens de l’objectif des 107 couplets, et vous chanterez à tue-tête avec nous « Y’en a bientôt marre de la confine », vous allez voir comme ça fait du bien.

Marie Mazille : chant, textes, accordéon, nyckelharpa
Fabrice Vigne : textes, chant
Franck Argentier : claviers, percussions, chant, animation vidéo
Christophe Sacchettini : flûtes, psaltérion, cajón, udu, chant
Capucine Mazille : dessins
Pascal Cacouault : son façade
Avec la participation amicale de Farid Bakli : oud, ukulélé
Samedi 12 septembre à l’Espace 600 (Grenoble) à 20h45.
Entrée libre et masquée.
Pas de réservation, venez tôt parce que deux-tiers de jauge seulement pour cause de.

Malheur aux gauchers

05/09/2020 Aucun commentaire
The Left Handed Gun, Arthur Penn, 1958

Des gauchers, parmi vous ? Levez la main pour voir, que je vous compte ? Allez-y levez la main gauche ne soyez pas timides… De toute façon pour certains d’entre vous je sais déjà alors, il n’y a pas de honte. Ah voilà c’est pour le premier que c’est le plus dur et le plus courageux, les autres suivent. Un, deux, trois…

De gaucherie, il en est de tout temps, il en est en tout lieu. Si l’on cherche des statistiques précises sur les gauchers, on ne les trouve pas facilement, surtout que le cas des gauchers contrariés, qu’on a forcés ou qui se sont forcés tant bien que mal à devenir droitiers pour rentrer dans le rang, fausse un peu les chiffres (sans parler des ambidextres qui échappent aux catégories), mais disons, d’après une source facile d’accès qui commence par Wiki et se termine par pedia, que les gauchers constituent entre 8 et 15% de l’espèce humaine. 8 à 15% de l’humanité renversée, qui ne l’a pas fait exprès, qui est née comme ça.

Dès que l’on se met à chercher les gauchers et à les énumérer on ne tarde pas à les voir partout, ce qui pourrait facilement conduire à une amusante théorie du complot. Barack Obama, Oussama Ben Laden (ah ! il était temps qu’on leur trouvât un point commun à ces deux-là ! Étonnant que Trump ne s’en soit pas encore servi…), Bill Gates, Mark Zuckerberg, Steve Jobs, David Rockfeller, Benyamin Netanyahou, Hugo Chavez, Winston Churchill, Ronald Reagan, César, Napoléon, Aristote, Léonard de Vinci, Beethoven, Georges Perec, Stan Lee, Jean-Pierre Mocky, Sigmund Freud, Marilyn Monroe, Albert Einstein, Charles Darwin, Lewis Carroll, Paul Verlaine, Tignous (le procès des attentats de janvier 2015 vient de s’ouvrir, au fait), Pierre et Marie Curie (deux mains gauches irradiées), Scarlett Johansson, Charlie Chaplin, Jean Genet, David Bowie, Jack l’éventreur, Elizabeth II, Hélène Grimaud, Glenn Gould, John McEnroe, Paul McCartney, Jimi Hendrix, Laurence Menu…

Or m’est advenue l’idée d’un roman à écrire, qui se passerait dans un monde parallèle où les gauchers sont punis de mort. De quoi carburer de la racontouze. Rien qu’en imaginant ce que pourrait être un monde où l’on se serait débarrassé de Marie Curie (pas de bombe atomique), de Freud (pas d’inconscient), de Darwin (pas d’évolution), d’Einstein (pas de relativité), de Paul McCartney (pas de Beatles), de Ben Laden (pas de 11 septembre) et de Marilyn Monroe (pas de Marilyn-Monroe), on entrevoit le pain sur la planche, tout un monde alternatif, une dystopie en dix volumes ou une série Netflix en six saisons.

Au sein de cette théocratie, le pouvoir est exercé et distribué par l’Ordre Droit, caste de saints-caciques, dignitaires religieux dont la pyramide est couronnée par l’Archisatrape. Les ancêtres de l’Ordre Droit, fondateurs de la caste, sont parvenus autrefois à prouver, grâce à l’interprétation spécieuse mais incontestables de quelques versets sibyllins extraits de manuscrits vieux de mille-cinq-cents ans, que les gauchers sont des individus maléfiques, et que Dieu (droitier, cela est prouvé positivement par les Docteurs de la Foi) déteste de toute Sa force et de Sa colère ces hérétiques, ces être impurs, inversés, invertis, diaboliques comme un miroir, habités par le sheitan, qui utilisent pour de nobles gestes (compter les boules d’un chapelet à prières, par exemple) la main maudite alors que tout le monde sait que la tradition oblige à cantonner cette main retournée aux tâches ignobles comme se torcher le cul. La Gauche c’est le Mal. Les insultes les plus courantes de ce monde-ci sont gauchards, gauchones, gauchiens, ou gauchiasses (ah non zut, je ne peux pas employer cette insulte-là, elle existe réellement dans un tout autre sens), et fusent en direction non seulement de ceux que l’on surprend à utiliser devant témoin leur main gauche (dite sinistre), mais également pour invectiver quiconque l’on souhaite rabaisser selon les circonstances de la vie. Exemple : « Regarde-moi ce sale gauchien qui double par la gauche sur l’autoroute ! Va niquer par la gauche, hé pauvre sinistre ! » Les gauchers sont traqués, dénoncés, persécutés, spoliés, humiliés. Les brimades vont de la simple amende aux sévices corporels (déambulation dans les rues avec le bras gauche attaché dans le dos) et même jusqu’à la prison et aux camps de rééducation. Voire, dans certains cas de récidives ou de cumul avec d’autres crimes (résistance à la force publique, rébellion, blasphème), à la mise à mort en place publique, selon un rituel immuable intitulé La Bébête qui monte, qui consiste, tout en psalmodiant des hymnes célébrant la bonté et la miséricorde du Tout-Puissant, à trancher à la hache d’abord les premières phalanges des doigts de la main gauche, puis les suivantes, puis le poignet, le coude, le poignet, et enfin fendre la tête en deux pour en jeter la partie gauche aux ordures afin que l’âme immortelle, enfin délivrée, puisse s’envoler vers le paradis des droitiers qui sont les chouchous de Dieu.

Il y faut naturellement une intrigue sentimentale. L’héroïne de l’histoire, je la vois d’ici, est une jeune femme intrépide, amoureuse d’un garçon qui, un beau jour, après une tendre étreinte à l’abri des regards, lui a révélé sans parvenir à retenir ses larmes son terrible secret : « Je dois t’avouer une chose… Peut-être ne voudras-tu plus jamais me regarder après cela mais je ne peux plus te mentir… Voilà… Je suis gaucher. J’ai tellement honte ! Moi qui croyais que les gauchers avaient été officiellement éradiqués par le Saint Ordre Droit ! Je suis une erreur de la nature, un monstre !
– Non, tais-toi ! Ne détourne pas les yeux, regarde-moi comme je te regarde ! Peu importe la main avec laquelle tu me caresses, je t’aime tel que tu es » , a-t-elle répondu en lui embrassant chaque doigt de la main gauche (puis le poignet, le coude, l’épaule, le cou, le côté gauche de la tête, parodiant en douceur l’ignoble rituel de la Bébête qui monte). Mais voilà qu’un jour, son amoureux disparaît sans laisser de traces. Que s’est-il passé ? Où est son amant ? Est-il encore seulement en vie ? La jeune femme se lance dans une quête pleine de dangers, aventures et rebondissements qui la verront traverser moultes strates de cette société, jusqu’au sommet du pouvoir où elle découvrira bien malgré elle ce que les Grands Satrapes de l’Ordre Droit auraient voulu maintenir caché… (Alerte spoiler : l’Archisatrape en personne est un gaucher contrarié !)

Bon. Reprenons notre souffle. Des idées de roman il peut m’en venir une par jour mais j’écris un roman tous les cinq ans, donc je me rends à l’évidence, je n’écrirai jamais ce livre. Si l’idée vous inspire, je vous en prie elle est à vous, c’est cadeau, ma tournée, de rien, mettez-vous au boulot.

Quel chemin a-t-elle emprunté avant de surgir, cette idée ? Voici son déclic. Son inspiration dans le monde réel. Une autre histoire, une vraie cette fois.

La saison dernière, en compagnie de Marie Mazille, j’ai effectué dans un collège un atelier d’écriture de chansons sur le thème des insultes (cf. ici, scroller tout en bas de la page, Jour 60). Nous débattions avec ces braves ados turbulents des insultes les plus usuelles et nous nous sommes arrêtés un moment sur pédé, ainsi que sur son corollaire enculé, qui à eux deux fournissent une base extrêmement solide, et même majoritaire, au répertoire juvénile des outrages. J’ai entrepris avec eux de réfléchir au sens de ces mots et à tenter d’élucider pourquoi l’homosexualité servait à ce point de repoussoir. Peut-on accabler quelqu’un pour quelque chose qu’il n’a pas décidé ? Ah mais en fait vous croyez peut-être que ceux qui sont pédés ont choisi de l’être ? Deux ou trois secondes de silence… Puis un petit gars plus audacieux que les autres tente : Ben oui ! Okay. Tu es sûr de ça ? Toi, par exemple, tu as choisi de ne pas l’être ? Le jeune homme botte en touche et répond, du ton de l’évidence, sur un autre registre. Mais, M’sieur, c’est pas normal, être pédé ! D’accord, alors discutons de ce qui est normal. La norme, c’est le plus grand nombre. Par conséquent, certes, les hétérosexuels sont normaux puisqu’ils sont les plus nombreux. Mais des homosexuels, il en est de tout temps, il en est en tout lieu, donc il est également normal qu’il y en ai toujours quelques-uns. Si l’on cherche des statistiques précises sur les pédés, on ne les trouve pas facilement, surtout que le cas des homosexuels contrariés qu’on a forcés ou qui se sont forcés tant bien que mal à devenir hétéros pour rentrer dans le rang, fausse un peu les chiffres (sans parler des bisexuels qui échappent aux catégories), mais disons, si l’on se fie à quelques recherches croisées sur Internet, que les homosexuels constituent entre 8 et 15% de l’espèce humaine. 8 à 15% de l’humanité qui ne l’a pas fait exprès, qui est née comme ça. Par contre si on se met à les chercher et à les énumérer, on ne tarde pas à les voir partout, ce qui pourrait facilement conduire à une amusante théorie du complot (ah le fameux lobby gay !).

Une objection fuse immédiatement dans le cercle de cette classe de 5e : Ouais, mais d’après la religion…

Oh putain la religion, la pire de toutes les théories du complot, c’est reparti, c’était fatal, dès qu’on parle de préjugés la religion vient nous emmerder en moins de cinq minutes pour faire croire qu’un préjugé est une Vérité puisqu’elle a été décrétée il y a longtemps. J’ai poussé un long soupir, puis j’ai déclaré que ce qui serait vraiment génial avec les religions, c’est qu’elles se préoccupent de religion. C’est-à-dire qu’elles se consacrent à prouver l’existence de Dieu, et rien qu’avec ça elles auraient de quoi s’occuper, elles n’auraient plus suffisamment de loisirs pour nous dicter ce que nous devons faire de nos culs. Je ne suis pas sûr que le message soit bien passé.

Les religions servent de caution et de légitimation à n’importe quoi, et leur avis est indiscutable puisque c’est la définition même de sacré : on ne discute pas.

À bas le sacré. À bas la légitimation par la religion de la connerie, des préjugés, des violences verbales et physiques. À bas la religion, s’il le faut. Au fait, le procès des attentats de janvier 2015 vient de s’ouvrir, mais je l’ai déjà mentionné plus haut, je crois.