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Archives pour 04/2019

Matière et Couleur

22/04/2019 Aucun commentaire

De passage à Strasbourg pour presque la première fois de ma vie (si j’exclus l’époque de mon service militaire durant laquelle il m’arrivait d’attendre, mélancolique, des trains pour l’Allemagne au départ de la gare locale), je me précipite comme aimanté au Musée Tomi-Ungerer.

Je m’y baigne avec joie dans les oeuvres d’Ungerer mais aussi dans celles d’un autre strasbourgeois honoré par une expo temporaire : Blutch.

Blutch, comme nombre de mes autres dessinateurs préférés (Baudoin, Moebius, Crumb, Konture, Ungerer himself), est un « pur dessinateur » , par là je veux dire que chez lui le dessin est une fin en soi. Chaque dessin est intéressant à regarder, comme on l’imagine avoir été intéressant à composer, parce que chaque trait nouveau, à la fois très savant et très ignorant, remet instantanément tous les compteurs à zéro, avec lui une aventure à part entière commence. Chaque dessin porte sa nécessité, sa justification, et raconte sa propre histoire. Ces dessinateurs-là sont souvent des improvisateurs, qui confient au dessin le soin d’inventer la narration. Je me souviens avec émerveillement de certains dessins dans des livres de Blutch (des portraits de femmes, souvent) alors que je n’ai plus la moindre idée de ce que ces livres racontaient. Au fond, ce qu’ils racontaient, c’était l’histoire de dessins nouveaux.

La dernière fois que j’ai visité une expo consacrée à un dessinateur, c’était en février, Riad Sattouf à Beaubourg, or Sattouf appartient à une autre catégorie de dessinateurs, du reste tout aussi estimable : chez lui le dessin vient en second, au service de l’histoire qu’il a à raconter. Je range dans cette catégorie quelques autres de mes dessinateurs préférés (Tardi, Will Eisner), c’est dire si je ne discrimine en rien ces dessinateurs au style stable, sans cesse affiné quoique pas réinventé tous les quatre matins.

Je sors du Musée Ungerer la tête débordante de traits et d’images. Marchant sur le trottoir de Strasbourg sans le voir puisque nourri de mon paysage intérieur enrichi, je m’arrête au soleil, lève la tête pour faire couler, et songe que cette distinction entre les dessinateurs purs et les raconteurs d’histoires qui dessinent pourrait se transposer dans d’autres champs artistiques. On pourrait distinguer les musiciens qui composent et les musiciens qui improvisent par exemple, les comédiens qui se contentent d’être eux-mêmes (et c’est parfois gigantesque) et les caméléons de la composition. Et en littérature, ça donnerait quoi ?

Brutalement je repense, pour la première fois depuis une éternité, à l’un de mes ex-éditeurs, Philippe Castells, avec qui j’ai fait deux livres, Voulez-vous effacer-archiver ces messages ? et La Mèche. Castells s’est révélé un drôle de loustic, margoulin mégalomane, chelou charismatique, n’empêche qu’il était un éditeur de talent parce qu’il se faisait une certaine idée de la littérature : il avait conçu sa maison d’édition sur deux jambes, deux piliers, deux collections.

La collection « Matière » pour les purs écrivains, la collection « Couleurs » pour les raconteurs. Castells se passionnait pour les uns comme pour pour les autres. Il a arnaqué tout le monde, à parts égales et non sans admiration.

Ah oui au fait

17/04/2019 Aucun commentaire

Ah, oui, au fait, il m’est arrivé un truc, là. J’ai attrapé 50 ans. Je n’ai pas raté ma vie mais c’était juste.

Les travaux et les jours

14/04/2019 Aucun commentaire

1 – Les travaux

Parlons peu parlons travail. Parmi les écrivains dont le travail m’inspire et qui se battent sur ma table de chevet, Flaubert ne jure que par le travail, comme remède, discipline et accomplissement ; Debord gueule sur les murs Ne travaillez jamais ! Débrouille-toi avec ça.

Et puis Olivier Josso avec les deux tomes de son stimulant Au travail. Et puis Bretecher avec son immortelle mise en garde contre la procrastination : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » (On peut comparer ici deux gags identiques sur le « travail » de l’écrivain dessinés à 30 ans d’écart par Posy Simmonds et Bretecher).

Que travailler ? Pourquoi travailler ? Comment travailler ?

Prétexte à remettre ces questions sur le métier : « Du pain sur la planche, métiers et travail« . Ça se passe à la Maison de l’Illustration de Sarrant (32), ça dure jusqu’au 17 juin, et l’affiche est signée JP Blanpain. Sont exposées avec un à-propos magnifique les pages originales de Double Tranchant du même Blanpain et moi-même, livre qui restera pour les siècles des siècles plus un jour ou deux le plus bel objet d’art produit par Le Fond du Tiroir. Du beau travail, précisément, noble et âpre artisanat en forme d’éloge et tragédie de l’artisanat âpre et noble.

Double Tranchant est un travail né d’affres sur le sens de mon travail. On y peut lire notamment ces phrases : « Lors du déclin de notre atelier, les autres, ah, les autres peu à peu sont partis, un par un, comment les retenir, il n’y avait plus assez de travail pour tous. Certains ont trouvé un emploi, je ne dis pas un métier, je dis un emploi, l’adéquation à l’emploi est le seul critère pour juger l’excellence de l’outil. En peu d’années il n’est resté que moi. » Double Tranchant est toujours en vente au moyen de ce bon de commande à imprimer ou recopier (légèrement trompeur puisque deux références y sont épuisées telles des travailleurs ayant trop travaillé, L’échoppe enténébrée et Reconnaissances de dettes) et si nous nous débrouillons correctement il sera aussi en vente à Sarrant pour accompagner l’expo.

2 – Les jours

Pendant ce temps, tu veux tu veux pas, les jours s’écoulent déguisés en travaux. Ces derniers jours, j’étais plus souvent sur scène que devant mon ordinateur, à la faveur de performances variées et musicales. Hector Berlioz a suggéré autrefois que la musique est supérieure à l’amour parce que la musique est capable de donner une idée de l’amour, tandis que l’amour est incapable de donner une idée de la musique. (Idée réincarnée un siècle plus tard dans la fameuse litanie de Frank Zappa incluse dans Joe’s Garage : « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. »)

Le paradoxe berliozo-zappaesque est applicable, au-delà de la seule musique, à l’art en général : la poésie, le théâtre, la danse, les images de toutes sortes, surclassent l’amour parce qu’ils le porte en eux tandis que l’amour ne porte que lui-même. L’art existe afin de donner une idée de l’amour même quand il est absent, pour l’incarner, le garder un peu par-devers soi, le ressentir encore, le partager, le célébrer. Dès lors peut-être que la solution au problème initial du travail est ici : travailler d’accord mais seulement pour créer, pour donner des idées de l’amour, sinon ce n’est pas la peine.

Souvenir enchanté d’une aventure fulgurante déjà engloutie dans le puits sans fond des jours qui passent : le 11 avril dernier se donnait le spectacle de musique, de danse, de poésie, et, en gros, d’amour Cartas de amor. Christine Antoine (violon), Bernard Commandeur (piano), Pablo Neruda (poète),Laura Grosso et JuanJo Garcia (danseurs flamenco), moi (narration). Ci-dessous quelques photos prises par Jean-Claude Durand, merci à lui, série dite de la danse du châle.