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Archives pour 09/2010

Faux jumeaux

10/09/2010 Aucun commentaire

Première (et sans aucun doute dernière) fois que cela m’arrive : deux livres me sont nés la même semaine. Je double-faire-part-de-naissance et j’ai l’honneur, après une grossesse longue de trois ans, car il fallait bien ça, de vous tonitruer la venue au monde de Jean II le Bon (qui, en plus de son état civil, a reçu dans la famille le tendre sobriquet de « la Séquelle ») aux éditions Thierry-Magnier, en vente dans ce qu’il reste de bonnes librairies ; et de La Mèche (surnom affectueux : « C’est à cette heure-ci que tu reviens à la maison ? ») aux éditions le Fond du Tiroir, et en conséquence disponible presque exclusivement par correspondance ici même.

Je n’aurai aucun mal à distinguer ces faux jumeaux nés de deux lits différents, et pourtant, si je les regarde attentivement, leur air de famille me saute aux yeux. Tout deux ont le faciès taillé en clair-obscur, et arborent sur leur devant, comme un congénital grain de beauté, des personnages en pied, dont les ombres portées révèlent une personnalité alternative… Ah, c’est qu’il s’en passe, des choses, à l’ombre… Slogan possible pour le FdT.

Le coin du cinéphile

09/09/2010 un commentaire

Le 5 octobre 1969 (je me souviens, j’avais six mois), John Huston sortait sur les écrans américains Promenade avec l’amour et la mort.

Adapté d’un roman de Hans Koning, A walk with love and death constitue l’un des pires flops commerciaux de Huston, et la Fox renonça d’abord à sa distribution en Europe. Film méconnu mais magnifique, il bénéficie malgré son petit budget d’une photographie et de décors superbes, offrant la vision d’un moyen-âge humain et sans clinquant. Il n’est pas sans rapport avec l’ultime opus de Huston, Gens de Dublin, sorti près de 20 ans plus tard. Ces deux films « en costumes » forment comme les deux bornes d’une même aventure – ne serait-ce que par la présence de la fille de Huston, Angelica qui, à seize ans, faisait dans le premier ses vrais débuts à l’écran avec le rôle d’une jeune vierge à l’aube de sa vie, et dans le second embrassait celui d’une femme mûre, épanouie, riche déjà d’une forte histoire intime.

Quels thèmes saillants peut-on relever dans Promenade avec l’amour et la mort ? On n’en dénombre pas moins de huit :

1 – La traversée du royaume de France au beau milieu du XIVe siècle, en pleine Guerre de cent ans contre les Anglois ;

2 – La précarité, la fragilité de l’existence qui, une fois cruellement introduite dans la conscience des personnages, ne les quittera jamais plus, et rendra urgent, passionné, leur désir d’accomplir leurs rêves, pour cela de rêver, et de simplement vivre ;

3 – Le courage, la détermination, et enfin l’émancipation d’adolescents qui, protégés par leur candeur, refusent le chemin tracé pour eux par les générations précédentes et inventent leur propre chemin de liberté – dès lors, les seuls authentiques héros, ce sont eux ;

4 – Le voyage, le déplacement à l’étranger, comme quête, comme mise à l’épreuve des illusions, et révélation de soi ;

5 – La possibilité, et même la nécessité, malgré l’adversité, malgré les circonstances qui, ne nous leurrons pas, ne seront jamais favorables, de raconter des histoires, d’approfondir sa culture, et de pratiquer la poésie ;

6 – La mise en abyme, le telescopage des époques, l’empathie possible avec des êtres humains morts depuis plusieurs siècles, et in fine le caractère intemporel de toute révolte individuel contre l’arbitraire du pouvoir ;

7 – L’autobiographie discrète, malicieuse et grimée, puisque Huston se réserve un second rôle, celui du seigneur Robert, sceptique et pourtant enthousiaste, par la bouche duquel il assène quelques vérités pragmatiques propres à liquider les idéologies et les fanatismes, et va jusqu’à trahir sa condition de noble pour se ranger du côté des paysans ;

8 – Le tout premier baiser échangé par une jeune fille et un jeune garçon, plus fort que toute autre préoccupation alentour, seul centre d’intérêt au fond, capable de faire émerger la vie dans un monde rongé par la mort, la peste, la famine, la guerre éternelle, les injustices sociales, et la crise partout-partout, car l’amour courtois a été inventé en même temps que la guerre totale.

Ah, hélas, on me signale que ce film est rare, projeté nulle part, jamais diffusé à la télévision, et fort difficile à trouver en DVD… Zut, c’est vraiment pas de bol. Vous ne savez pas ce que vous perdez. Comment faire ? Ma foi, l’on pourra se consoler en achetant Jean II le Bon (séquelle), éditions Thierry-Magnier, roman disponible en librairie le 15 septembre et qui, coïncidence, traite grosso modo des mêmes sujets, et du cinéma en plus. Parce que, quand même, le cinéma, ça console de bien des choses, presque aussi sûrement qu’un premier baiser.

Excellente, cette purée

01/09/2010 2 commentaires

Marc-Edouard Nabe est un cas, fort édifiant pour le Fond du Tiroir – il a déjà été cité dans un article antérieur, mais à la volée. Prenons le temps de nous arrêter sur sa démarche et, surtout, de lire son livre.

« Écrivain prometteur » et emmerdeur dès les années 80, Nabe aura publié 27 livres ici et là (Le Dilettante, Gallimard, Le Rocher, Denoël) avant de se retrouver brutalement sans éditeur, faute de franc succès et d’aptitude au compromis. Il clame alors sur tous les toits qu’il arrête d’écrire… On le croit dépressif, il pète de santé. Il attend son heure… En réalité, il écrit en douce une somme colossale (694 pages), une « autofiction » d’un genre spécial, un roman où il invente ce qui lui serait advenu s’il avait réellement cessé d’écrire. Début 2010, il publie ce 28e pavé intitulé L’homme qui arrêta d’écrire en auto-édition, ou plutôt en anti-édition selon son coquet néologisme, en rupture radicale avec le milieu littéraire et ses maillons : pas d’éditeur, pas de services de presse, pas de librairies, pas de promo, pas de diffuseur, pas de bibliothèques, visibilité zéro… Le livre, courageuse aventure individuelle mais aussi symptôme de la crise (partout-partout) du monde de l’édition, court-circuite tous les réseaux et se vend directement du producteur au consommateur de viande : il est exclusivement en vente sur le site de l’auteur et dans la boucherie de son quartier. Plusieurs milliers d’exemplaires, en trois tirages successifs, se sont écoulés par ces deux filières (on ne connaît pas le chiffre, ni en gros ni en détail, des exemplaires vendus en boucherie).

Autant dire que ce livre se mérite. Pour le lire, il faut en avoir envie. J’ai eu envie. Je me suis frotté cet été à cet étrange objet. Ouf. Il y a de quoi faire. J’en sors, encore un peu étourdi.

L’incipit est un brillant paradoxe : Nabe arrête d’écrire. Que lit-on, dans ce cas ? Ce qu’il pense ? Il sort de chez lui, prêt, pour la première fois depuis des lustres, à découvrir le monde sans songer à l’écrire, gratuitement en quelque sorte. Et il nous donne à lire tout ce qu’il n’écrira pas, soit un panorama à visée exhaustive du mode de vie d’aujourd’hui, en une folle semaine, sept jours de vadrouille de Paris, et presque autant de nuits blanches. Dans le désordre : les grands magasins, les défilés de mode, l’ANPE, la sociabilité par téléphone portable, la veillée funèbre de la Cinémathèque de Langlois, la blogosphère, les greffées du visage, le Grand Louvre et ses franchises, les pèlerinages Lady-Di sur le pont de l’Alma, les boîtes à partouzes, les néo-babas en yourte et en communauté, le cinéma de Bollywood, les jeux en réseau, les arrestations policières arbitraires, le Vélib, l’art contemporain, Jack Bauer, le théâtre subventionné, les nouvelles tendances culinaires, les sites de rencontre, la téléréalité, les cinglés de la théorie du complot, l’économie parallèle, la fin de la presse payante, la sexualité 2.0, la musique électro, l’enfer de Dante, les Champs Elysées au petit matin, la virtualisation à tout bout de champ, j’en oublie forcément et des pas mûres, c’est presque trop. Nabe, en Candide vachard, bouffonne tous azimuts, souvent en laissant ses marionnettes se chamailler entre elles et en se contentant de manger ce qui se trouve dans son assiette. « Excellente, cette purée ». Mais lorsqu’on le pousse un peu, le Nabe devient volontiers bavard et déploie des idées esthétiques non conventionnelles, ma foi très stimulantes. En gros, son crédo, c’est que l’art (le vrai) est l’ennemi de la culture (le faux).

Il est, dès lors, sans pitié dans sa satire des petits mondes de la « culture ». Les noms des morts (du côté de l’art) sont intacts, ceux des vivants (du côté de la culture) sont systématiquement altérés d’une lettre, c’est dire si nous sommes dans un roman. Défilent ainsi, lorsqu’est abordé (à l’abordage ! c’est le mot exact, pas de quartier) le milieu littéraire : Houellebeckq (son ennemi intime, comme on le sait par un autre livre), Angos, Solers, Asouline, Bégaudau, Alexandre Jardain, Beigbeidé, Bernard-Henry Lévit, Olivier Adan, Jean-Philippe Blondelle, et des douzaines d’autres. Exceptionnellement, une personnalité trouve grâce à ses yeux (Julien Dorré avec qui il discute de son grand-oncle Gustave ou de Duchamp, Florence Aubenats, Alain Delons…), mais vu le statut de tricard que le bonhomme se trimbale, on se demande s’il est valorisant pour eux d’être vus en sa compagnie… Pour tous les autres, c’est le grand casse-pipe du Wouzwou.

On suit Nabe dans ses déambulations parisiennes, on profite du voyage et on choppe au vol quelques gourmandes références littéraires. Ainsi, dans la boutique d’une couturière sise près d’un lieu jadis habité et hanté par Lautréamont, Nabe admire la machine à coudre Singer et nous gratifie de cet amusant dialogue, « rencontre fortuite » :

– Que fait ce parapluie dessus ? demandè-je.
– C’est rien, c’est un client qui l’a oublié, un jeune du quartier avec un accent pas possible du Sud-Ouest.
– C’est là que tu opères ?
– Oui, c’est ma table de dissection en quelque sorte…

C’est subtil, et l’un dans l’autre, entraînant. On achoppera sur quelques longueurs cependant, un peu de lassitude est peut-être fatal lorsque le règlement de compte prend le pas sur la verve. Chaque lecteur décrochera selon ses centres d’intérêt – quant à moi j’ai fini par bâiller durant les scènes où il dézingue les pipoles de la télé, du show-biz ou du journalisme (la scène la plus lourde et la plus science-fictionesque du livre mettant en scène le dernier soubresaut du cadavre de la presse parisienne, sous la forme d’une ultime conférence de presse réunissant toutes les signatures prestigieuses de ce milieu en voie de disparition, toutes plus ridicules les unes que les autres) : ces gens de média ne me sont tellement rien que leurs parodies ne me sont pas grand chose.

Plutôt que de ces satires parfois interminables, je fais mon miel de la pâte onirique de nombreux passages où le temps se dilate et se délite, de l’étrangeté de pages qui parviendraient presque à se faire passer pour réalistes mais qui ressemblent confusément à des rêves éveillés, des états seconds tissés de fragments perdus, communs ou bien relevant de la stricte vie privée de Nabe – comme quand, vers la fin, il rencontre sa mère, puis son fils… Au fond, tout le livre est un rêve. Nabe rêve qu’il a arrêté d’écrire. Mais ne le comprendra que lorsqu’il se réveillera, c’est le principe.

L’une des premières scènes rêve ainsi le passage du précieux manuscrit de Voyage au bout de la nuit entre les mains d’un technicien qui le scanne sans le lire (la matière culturelle, dévitalisée, ne fait plus que traverser des tuyaux numériques) puis celles de quelque collectionneur fétichiste… Les références à Céline sont innombrables (la traversée de Paris par une petite bande baroque et déchaînée évoque Normance, les descentes hystériques dans les cabarets interlopes rappellent le Touit-Touit Club de Guignol’s Band, et surtout le mystérieux Jean-Phi Bouchard réapparaît périodiquement comme un double inversé du narrateur à la manière exacte de Robinson dans le Voyage), et on comprend bien que Nabe a voulu écrire ici « son » Voyage, soit une traversée du monde contemporain en transe solitaire.

Et certes, voilà une somme ample, ambitieuse, qui prend le parti de saisir toute son époque (sans le moindre passéisme : Nabe préfère les jeunes incultes aux vieux « cultivés »), mais qui n’est tout de même pas au niveau de son modèle. L’homme a du souffle, indéniablement, mais sur la durée il commet (comme la plupart des écrivains, j’imagine) certains passages superflus et redondants, qu’il édite pourtant, il est éditeur, anti-éditeur, il tourne en rond au risque de se répéter…

Exemple : p. 110 « Clémentine n’a pas l’air choquée par ce que je raconte. Tiens, j’ai une copine. Je m’en aperçois à l’instant. C’est bien la première fois depuis longtemps. Moi qui ne cultivais pas les relations sociales, c’est le moins qu’on puisse dire. » Puis, p. 151 : « Il est drôlement dur avec vous, me dit Zoé, votre ami. C’est vrai. Elle a mis le doigt dessus, pas sur sa dureté mais sur son amitié. J’ai un ami. Je m’en aperçois à l’instant. C’est bien la première fois depuis longtemps. » Si ce livre avait été édité par un éditeur plutôt que par son auteur même, celui-ci eût-il laissé passé telle redite ? Un éditeur, c’est parfois utile, finalement… (Est-ce moi qui parle ainsi ? Ah, oui, tiens, c’est moi.)

Ce qui me gène le plus dans « le Nabe« , personnage que s’est créé Nabe, son alter-ego littéraire et tête à claque, ce n’est pas tant sa potacherie de sale gosse quinquagénaire (à un moment donné, il achète un lot de farces et attrapes ineptes qu’il dilapidera sur son passage pendant le reste du roman, en terroriste du coussin péteur) ; ce ne sont pas non plus ses provocations politiques, là encore Céline a fait tellement pire et mieux (pour mémoire, on peut lire ici et là que Nabe s’est fait étiqueter anarchiste de droite suspect d’antisémitisme, puis d’extrême gauche suspect de sympathies pro-arabe… essentiellement, il aime se faire détester) ; c’est en fin de compte qu’il pose un peu trop à l’écrivain de génie, forcément maudit – les scènes finales avec la jeune fille de ses rêves, qui l’admire éperdument, en sont pénibles de complaisance, quoiqu’on les lui souhaite inspirées de faits réels. Or, il n’est pas un écrivain de génie, il est seulement un bon écrivain, ce qui doit être pour lui très humiliant. Son livre n’est pas désopilant, il est juste humoristique ; il n’est pas bouleversant, il est juste parfois touchant ; il n’est pas lyrique, il délivre juste à l’occasion une belle comparaison ; etc. S’il mérite d’être lu ? Sans doute, comme des dizaines d’autres livres platement disponibles en librairie. Rien de génial. Reste le geste. Voilà 700 pages d’émancipation, de liberté farouche, voilà un geste, d’une irréductible beauté.